Couverture de RFEA_105

Article de revue

Le visuel et le figural dans Leaves of Grass

Pages 65 à 76

Notes

  • [1]
    L’orthographe est celle qu’emprunte Whitman à l’ouvrage d’Alexander von Humboldt, Kosmos, publié aux États-Unis en trois tomes entre 1845 et 1851, et dont la réception avait été triomphale. Voir Reynolds 244-45.
  • [2]
    Le lecteur sera ici renvoyé au fameux passage de la préface de 1855 (Leaves of Grass 728), où le poète définit le rapport au monde en termes de pénétration sexuelle.
  • [3]
    Voir Jacques Neefs, à propos du motif bleu récurrent dans Madame Bovary : « comme si le texte devait trouver une couleur qui fasse une sorte de continuité secrète ». (Constantini et al. 25)
  • [4]
    Il est fait référence ici à Democratic Vistas, publié en 1871. Voir Whitman Prose Works, Volume II. 361-426.
  • [5]
    « [L]’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains ». (Mallarmé 259, italiques dans l’original)
  • [6]
    On est, ici encore, très proche de l’univers mallarméen. Juste après l’entrée de Divagations citée plus haut, le poète français écrit : « À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure » (259).
  • [7]
    L’utilisation que fait Whitman de la figure d’Adam a été étudiée en détail dans Athenot 2005. En voici ici les grandes lignes : Adam est le double prélapsaire de Whitman, celui dont l’évocation permet au poète de sacraliser le corps et ses appétits sexuels (voir en particulier la section du recueil intitulée « Children of Adam », Leaves of Grass 90-111). Il permet à Whitman de réécrire le mythe de la chute en s’exhibant sous les traits d’un patriarche biblique dont la parole soustrait le corps de l’humanité tout entière au poids de la chute originelle. « Children of Adam » fait coexister plusieurs éléments antinomiques du mythe, tout particulièrement l’avant de la chute et la complémentarité sexuelle du couple originel, dont les poèmes de Leaves of Grass constituent les enfants évoqués dans le titre. Adam, enfin, voit sa descendance humaine peupler le monde moderne, dont l’Union américaine évoquée au fil du recueil est l’emblème métonymique. Parole et corps, sacré et sexuel, phallogocentrisme et utopie politique, Adam, tel que le chante Whitman, concentre dans sa chair sublimée les ambiguïtés qui sous-tendent la démarche du poète et que l’on retrouve dans l’évocation de la couleur telle qu’elle nous occupe ici, le corps adamique et le rougeoiement de ses passions sexuelles finissant par constituer un obstacle au monde que le chatoiement verbal du recueil ambitionne de figurer sur la page.
  • [8]
    Voir sur ce point précis Athenot 2003, 188-190.
  • [9]
    Voir également « The pulse pounding through palms and trembling encircling fingers, the young man all color’d, red, ashamed, angry ». (« Spontaneous Me » 34, Leaves of Grass 105)
  • [10]
    On trouvera la traduction complète de ce poème dans Friedrich Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos. Trad. Jean-Claude Hémery (Paris : Gallimard, 1974). Nous avons jugé souhaitable de conserver ici la version de Le Rider, moins prosaïque et plus conforme à la tonalité de l’original que celle de l’édition Gallimard.
  • [11]
    Voir Athenot 2003, 186-188, pour l’exégèse christique du sacrifice des soldats proposée dans « Drum-Taps ».

1La prétendue supériorité de la peinture sur la littérature a été posée dans ses grandes lignes par Gotthold Ephraim Lessing. Le dramaturge allemand reprochait à la littérature « [d’]utilise[r] des signes conventionnels et [de] ne [pas] dispose[r] de l’évidence matérielle et sensuelle des signes naturels que sont pour la peinture les couleurs et les formes » (Le Rider 55). Dès lors, s’il faut en croire Jacques Le Rider, « le système qui cherche à tracer des lignes de démarcation entre les arts interdit à l’écriture tout accès au monde des couleurs. Redonner des couleurs aux mots, sans retourner à la rhétorique, c’est le projet de l’écrivain dans la modernité » (44). Au siècle suivant, les poètes seront légion à se lancer à la rescousse de leur médium artistique, entreprise résumée par l’assertion baudelairienne, exaltée et ivre de son propre effet, selon laquelle : « [m]anier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. C’est alors que la couleur parle, comme une voix profonde et vibrante » (Baudelaire 118). L’opposition établie par Lessing entre signes naturels et signes conventionnels, qui fait clairement de la littérature un simulacre et de la peinture un art au service de la vérité, conduira les poètes du xixe siècle à tenter de faire parler la couleur, de lui donner un rôle constitutif dans leur art afin de replacer la poésie dans la sphère de la nature, dont, selon l’anathème de Lessing, elle serait exclue. Nul autre moyen, comme le dit si magnifiquement Le Rider à propos de Nietzsche, de « “réparer” la langue en restituant aux métaphores que les mots recèlent toute leur visualité, leur plasticité et leurs couleurs originelles » (180). Dans ce contexte, la couleur pourrait être perçue comme l’élément régénérateur du langage poétique, en ce qu’elle permettrait à celui-ci de figurer le monde en le livrant au regard du lecteur, de pallier les limites du dire par le montrer, tout en métamorphosant le signifiant en emblème.

2Il va sans dire que Whitman, barde adamique autoproclamé s’il en fut, place le visuel au centre de son entreprise de rédemption par la parole :

3

The poet is a seer […] he is individual […] he is complete in himself […] the others are as good as he, only he sees it and they do not. […] Who knows the curious mystery of the eyesight? The other senses corroborate themselves, but this is removed from any proof but its own and foreruns the identities of the spiritual world. A single glance of it mocks all the investigations of man and all the instruments and books of the earth and all reasoning.
(Leaves of Grass 715-716)

4Le visuel chez Whitman, comme l’indique ce passage tiré de la préface de 1855, est affaire de spirituel, et place l’acte de parole poétique au-dessus de tout besoin de démonstration par la seule évidence de la monstration. Cette idée émane du désir qu’a Whitman de présenter son art comme moyen d’accès au monde par les sens, le signe montrant plus qu’il ne désigne. La vue participe de la tentative de l’auteur de Leaves of Grass de revigorer le signifiant poétique par la synesthésie, en donnant au lecteur l’expérience physique du monde par le seul acte de lecture :

5

From the eyesight proceeds another eyesight and from the hearing proceeds another hearing and from the voice proceeds another voice eternally curious of the harmony of things with man.
(Leaves of Grass 717)

6La démarche, clairement métonymique, tend à replacer le lecteur au centre d’un éden originel appréhendé par la sensation. La vue, puisque le kosmos[1] whitmanien est donné à voir par le texte, y occupe une place de choix. Elle est accès au monde sensible et, à travers lui, au spirituel, intangible mais toujours accessible aux sens. La fonction du signifiant poétique ne se limiterait donc plus à la reproduction du monde par la mimesis, mais il serait le moyen indispensable pour permettre au lecteur d’entrer en contact avec celui-ci par la methexis – pour reprendre la formulation de Jean-Luc Nancy dans son analyse de la parabole chrétienne :

7

Entre l’image et la vue, ce n’est pas imitation, c’est participation et pénétration[2]. C’est participation de la vue au visible et du visible à son tour à l’invisible qui n’est autre que la vue elle-même.
(15)

L’écriture de la couleur

8L’imbrication du visuel et du poétique s’exprime chez Whitman par l’antanaclase fondatrice de son écriture poétique : « I am afoot with my vision » (« Song of Myself » 716, Leaves of Grass 61). Praxis et non stase, ce qu’il convient d’appeler la démarche créatrice du poète s’articule selon une dynamique indéniablement scopique. Le voir motive l’écriture et place le poète face au défi du dire :

9

Speech is the twin of my vision, it is unequal to measure itself,
It provokes me forever, it says sarcastically,
Walt you contain enough, why don’t you let it out then ?
(« Song of Myself » 566-568, LG 55)

10Dans la cosmogénèse whitmanienne, la parole est consubstantielle à la vue, le poète, réceptacle du monde plus que véritable agent, étant alors sommé par cette gémellité de se répandre en paroles, de donner libre cours au flot du logos par le vers libre, prétendument exempt de mesure et de contrainte métrique. La schize que révèle la dimension dialogique de ces vers, et que redouble la syllepse généralisée, provient de la pratique poétique selon Whitman, que Deleuze analyse comme la création d’une langue étrangère qui confère de nouvelles perspectives à la langue majeure minorée par l’écriture. Cette « langue étrangère », nous dit Deleuze, « n’est pas creusée dans la langue même sans que tout le langage à son tour ne bascule, ne soit porté à une limite, à un dehors ou un envers consistant en Visions et Auditions qui ne sont plus d’aucune langue. Ces visions ne sont pas des fantasmes, mais de véritables Idées que l’écrivain voit et entend dans les interstices du langage, dans les écarts de langage » (16). Pour atteindre cet effet, pour donner à voir et à entendre « dans les interstices du langage », Whitman fait usage de ce que Le Rider, analysant Proust, nomme des « mots-signes », des « mots-couleurs substantifs » (Le Rider 276). C’est par le truchement de la métonymie et de la redondance que le poète met en œuvre au fil de l’esthétique fragmentaire de Leaves of Grass une continuité secrète [3] de la couleur.

11Le titre du recueil, Leaves of Grass, est le chiffre de cette redondance métonymique. La couleur y est introduite par la double allusion végétale, tout en étant redoublée, dans le cas de l’édition originale de 1855, par la reliure verte, sur laquelle, comme on sait, n’était pas mentionné le nom de l’auteur. Cette stratégie se trouve reprise maintes fois par la poésie, produisant un effet d’alourdissement rhétorique qui tend à redoubler la charge sémantique de l’énoncé :

12

A child said What is grass ? fetching it to me with full hands;
How could I answer the child ? I do not know what it is any more than he.
I guess it must be the flag of my disposition, out of hopeful green stuff woven.
(« Song of Myself » 99-101, LG 33)

13L’effet de redondance produit par « hopeful green » sature le signifiant, comme pour en réduire l’ouverture sémique. Le poète, en surlignant le cliché qui associe le vert et l’espoir, décourage toute tentative de déchiffrement. À charge au lecteur d’aller au-delà de l’opacité du signe provoquée par la langue majeure, qui impose aux éléments naturels un excès de signification (introduit par le détail des mains pleines de l’enfant) que le poète feint de vouloir mettre à jour. Or il n’est pas anodin que ce soit cette couleur précise qui soit investie du devoir d’arracher la langue au daltonisme de l’usage. Car, comme le rappelle Manlio Brusatin, il s’agit de la couleur la plus répandue dans la nature : « Véritable couleur de la nature, [le vert] explique simplement les apparitions des deux principes qui gouvernent toute teinte : l’ombre (le bleu) et la lumière (le jaune). » (Brusatin 21-22) Le vert ne peut donc se plier tout à fait à la lecture optimiste dont il est question dans ce passage. Il introduit la gamme chromatique dont il est l’élément central et que la langue poétique selon Whitman cherche à exploiter, tout en déconstruisant par avance de façon ironique, par la subversion du cliché, une lecture trop naïvement triomphaliste du recueil whitmanien. Si d’espoir il est question, ce dernier est bien entendu de nature heuristique, puisque le poète célèbre l’ouverture du signifiant tout en introduisant sans y paraître des zones d’ombre à côté des trop éclatants soleils qui inondent le recueil.

Perspectives chromatiques

14Ce tour de force, dans un passage aussi apparemment anodin et solaire du recueil, s’appuie sur la couleur pour ouvrir de nouveaux horizons à la langue, que le poète tente d’arracher à l’apathie du sens commun :

15

This subject of language interests me—interests me: I never quite get it out of my mind. I sometimes think the Leaves is only a language experiment—that it is an attempt to give the spirit, the body, the man, new words, new potentialities of speech. […] The new world, the new times, the new peoples, the new vista, need a tongue.
(An American Primer ix ; je souligne)

16La redondance exprimée par la réduplication au début de ce passage s’accompagne d’un point de vue qui prétend ouvrir de nouvelles perspectives. Ces dernières, en conformité avec le titre de l’ouvrage polémique publié par Whitman en 1871, seraient d’ordre démocratique [4]. Et la démocratie en poésie ne peut se donner à lire que sous forme d’expérience, de construit à jamais inachevé, d’édifice pour toujours en devenir, comme l’Union si chère au poète, agitée par l’ouverture, la multiplicité et leurs corollaires, la fragilité, la tension et la dissension.

17La couleur, à travers le vert invoqué par le titre et nommé dans le poème, invite le lecteur à s’embarquer pour l’aventure d’une lecture mouvementée, agitée de soubresauts, de tempêtes et ponctuée de rares moments de calme, une lecture qui ressemble plus à une dérive qu’à une traversée paisible, eût-elle l’Inde comme but :

18

Speed on my book! spread your white sails my little bark athwart the imperious waves,
Chant on, sail on, bear o’er the boundless blue from me to every sea,
This song for mariners and all their ships.
(« In Cabin’d Ships at Seas » 22-24, LG 3)

19Ici encore la métonymie fonctionne sur la couleur – le blanc désignant la page, le bleu l’océan – mais également sur la paronomase bark/book qui signale un glissement du réel – l’arbre – au poème – le livre. En outre, le poète souligne l’ouverture – boundless blue – d’un univers pourtant circonscrit parce que bound, relié.

20Dans cette agitation fondamentale du réel, mais également de tout le langage poétique, le poète joue le rôle de l’eiron platonicien. Il parle par énigmes, détourne le signifiant de l’usage courant et donne ainsi à contempler le monde des Idées par les teintes qu’il feint d’emprunter au réel :

21

I met a seer,
Passing the hues and objects of the world,
The fields of art and learning, pleasure, sense,
To glean eidólons.
(« Eidólons » 1- 4, LG 5)

22Le monde des Idées qu’offre à voir Leaves of Grass ne se perçoit par nulle opération transcendantale. Il est le poème, en lisière du monde et de ses plaisirs sensuels. Il est page blanche, que le poète pare des teintes du monde par le signifiant : « The paving-man leans on his two-handed rammer, the reporter’s lead flies / swiftly over the note-book, the sign-painter is lettering with blue and gold » (« Song of Myself » 296, LG 42). Le signifiant, semble ici dire Whitman, donne à voir le réel en opérant une réécriture de ce dernier, par un arrachement de la langue à ce que Mallarmé nommait avec horreur « l’universel reportage[5] ». La métonymie, à travers la couleur or, qui tient son nom du métal dont elle découle, est bien près d’acquérir les pouvoirs de la métaphore, le carbone du crayon du journaliste étant transmué en métal précieux par l’alchimiste langagier. Si, pour Goethe, « la couleur est la forme sous laquelle, selon sa loi, la nature s’offre au sens visuel » (59), elle sert ici au poète à bien davantage qu’à recréer le réel dans ses vers. L’œuvre au noir que réalise le verbe whitmanien vise à faire du monde un objet de langage, un acte de parole pur, où le métal devient signe et le mot couleur.

23Emprunter au monde la palette des couleurs que perçoit l’œil humain ne vise ainsi en rien la mimesis. Le poète tend à conduire le lecteur du particulier de la physis à l’universel, parce qu’insaisissable, du logos : « Much is said of what is spiritual, and of spirituality, in this, or that, or the other. […] Bodies are all spiritual.—All words are spiritual—nothing is more spiritual than words. » (An American Primer 1) Dans l’échelle de ce qui pourrait passer, à tort, pour un mouvement transcendantal, le langage arrive au sommet. C’est donc bien du monde vers le mot, et non l’inverse, que le poète cherche à mener le lecteur : « The words of the singers are the hours or minutes of the light or dark, but the words / of the maker of poems are the general light and dark. » (« Song of the Answerer » 57, LG 169). L’hybris whitmanien atteint son apogée dans ce vers. Le poète, faiseur de mots en conformité avec l’étymologie du terme, se positionne comme source de lumière et d’obscurité. Cette assertion, qui pourrait à tort passer pour de la forfanterie, découle au contraire du pouvoir que s’arroge le poète de délier le sens premier du signifiant, de l’ouvrir à tous les possibles latents dans la langue majeure, de rendre, enfin, le logos tel qu’en lui-même en lui restituant les couleurs d’origine dont l’usage l’a privé [6].

L’impasse prismatique

24Dans cette entreprise qui vise à placer le dire au sommet de l’édifice poétique, la couleur, signe choisi de la jouissance du cosmos, est ce qui place le discours whitmanien dans une situation paradoxale. Figure centrale du recueil, Adam, double fantasmé du poète, accueille en lui toutes les contradictions de la démarche sémiotique de Leaves of Grass[7]. Comme le démontre le titre de la section du recueil dans lequel Adam apparaît en personnage principal – « Children of Adam » – les poèmes sont sa progéniture. Il est, à tous égards, la figure qui illustre le plus crûment la problématique interpénétration du poème et du monde : « To the garden the world anew ascending, […] / Existing I peer and penetrate still […]. » (« To the Garden The World », vers 1 et 8, LG 90). Le père de l’humanité, par l’étymologie de son nom, nous rappelle à quel point la couleur et la vie sont liées. « Selon la tradition juive », nous dit Brusatin, « le nom du premier homme, Adam, signifie “rouge” et “vivant” » (43). Or justement, l’incarnat de la chair du poète-Adam pose le signe non plus comme une entité supérieure au réel qu’il transmue en langage, mais comme le symbole tangible d’une dangereuse opacité sémiotique, voire d’une possible aporie herméneutique :

25

Behold me—incarnate me as I have incarnated you! […]
War, red war is my song through your streets, O city!
(« City of Ships », vers 12 et 17, LG 294)

26Le rouge de la violence et de l’exaltation guerrières, métonyme de la rébellion de la langue mineure whitmanienne contre la langue majeure américaine [8], procède de l’injonction impossible faite au monde par le poète de se plier aux exigences du logos poétique. Lyotard, citant Mallarmé, rappelle que :

27

« [l]’agonie dans laquelle on ressuscite ce qu’on a perdu pour le voir », si elle est bien le travail de mort que fait la littérature sur le monde, n’est pourtant pas l’abolition simple de celui-ci, il lui faut le représenter. […] L’opération de transposition passe par le registre de l’affect : la réminiscence de l’objet aboli, c’est la « sensation » qui la conserve. Et cette sensation n’est pas seulement connaissance, elle est plaisir.
(63)

28Or il est à noter que chez Whitman l’affect que véhicule le rouge, jusque dans la chair du locuteur, est exaltation dionysiaque, mais également douleur et honte dans la jouissance, comme dans le célèbre passage onaniste qui suit :

29

The sentries desert every other part of me,
They have left me helpless to a red marauder,
They all come to the headland to witness and assist against me[9].
(« Song of Myself » 633-635, LG 57)

30Le logos, sentinelle parce que placé en bordure du réel et du poème, dénonce le monde de Leaves of Grass comme pur objet de langage, assemblage d’encre sur une page d’un blanc aveuglant. La dénonciation est ici de dimension biblique, la main jouant le rôle de Judas, traître roux qui vendit le Christ à ses ennemis. Le signifiant s’affiche donc irrémédiablement surchargé de connotations culturelles qui réduisent à néant l’entreprise de rédemption par l’arrachement au réel, sans pour autant rendre les poèmes de ce monde. Dans cette impasse langagière, le cliché reprend force de droit :

31

From my breast, from within where I was conceal’d, press forth red drops, confession drops,
Stain every page, stain every song I sing, every word I say, bloody drops,
Let them show your scarlet heat, let them glisten,
Saturate them with yourself all ashamed and wet,
Glow upon all I have written or shall write, bleeding drops,
Let it all be seen in your light, blushing drops.
(« Trickle Drops » 6-11, LG 125)

32Les gouttes de sang de cet Adam qui se sacrifie dans un geste christique mettent au jour, à travers une véritable confession doloriste, la nature indéniablement tragique de l’ambition poétique whitmanienne. Le cliché du sang du poète dans lequel ce dernier trempe sa plume pour rédiger ses poèmes révèle la fragilité de la revitalisation sémiotique tentée par Leaves of Grass. L’anthropomorphisme outrancier de ces gouttelettes rouges est allié à la figure évoquée en première partie de ce travail, la redondance, qui, sous l’accumulation d’impératifs, substitue l’optatif au performatif. Le rouge du sang, qui donne l’incarnat à la chair du patriarche adamique, tache la page du recueil d’un excès de pathos qui menace de faire disparaître le verbe en le saturant, effet clairement revendiqué au vers 9.

33C’est justement que Whitman, dans sa tentative démesurée pour rédimer le signe, pour l’arracher à la langue commune, se trouve immanquablement écartelé entre la non-couleur – le noir de l’encre – et le prisme chromatique qui les absorbe toutes – le blanc de la page. Dans « As I Ebb’d with The Ocean of Life », le poète se dépeint sous la forme d’une charogne pourrissant sur le littoral de Long Island : « (See, from my dead lips the ooze exuding at last, / See, the prismatic colors glistening and rolling,) » (59-60, LG 256). Si l’arc-en-ciel est ici symbole de renouveau poétique, de scintillement quasi figural, c’est que le logos se trouve revitalisé par le trépas du locuteur, obstacle majeur à la jouissance du texte par le lecteur. Se trouve également évoquée dans ces vers l’idée de l’experimentum crucis newtonien, c’est-à-dire justement le mouvement qui fait s’abîmer le spectre prismatique dans la blancheur, croix sur laquelle expire le locuteur offert au lecteur en pâture christique (voir Brusatin105).

34Ce retour inéluctable à la blancheur, que le logos whitmanien tente avec bravoure de retarder, est dû, pour faire un vilain jeu de mots, à la candeur parfois excessive de l’écriture whitmanienne, qui signe son impossibilité à se soustraire tout à fait du poids de la convention et de l’usage, et qui achève d’aveugler le lecteur précédemment ébloui en assénant un coup fatal au corps adamique qui parade au fil des pages du recueil :

35

I perceive I have not really understood any thing, not a single object, and that no man ever can,
Nature here in sight of the sea taking advantage of me to dart upon me and sting me,
Because I have dared to open my mouth to sing at all.
(« As I Ebb’d with The Ocean of Life » 32-34, LG 254)

36La paronomase sur sting et sing figure les affres du doute qui résonne de part et d’autre de l’entreprise poétique whitmanienne. L’arc-en-ciel signe moins l’alliance entre l’homme et Dieu, comme dans l’ancien Testament, qu’il ne manifeste la défaite du poète, dans son ambition de recouvrir la page blanche des couleurs contradictoires d’un logos trop ambitieux. Nietzsche, qui, dans ses Dithyrambes à Dionysos, s’effrayait des limites du dire poétique, rejoint Whitman dans cette vision d’épouvante :

37

[…] Cela – le prétendant de la vérité ?…
Non ! Fou seulement ! Poète seulement !
Parlant en images colorées,
Criant sous un masque multicolore de fou,
Errant sur de mensongers ponts de paroles,
Sur des arcs-en-ciel mensongers,
Parmi de faux ciels,
Errant, planant çà et là, –
Fou seulement ! Poète seulement !
(cité dans Le Rider 184-185) [10]

Conclusion

38Jean-François Lyotard nous met clairement en garde :

39

Quand la dialectique étend sa prétention à l’objet à l’autre du concept qu’est le sensible, alors elle excède sa propre portée, et de savoir se mue en idéologie. On peut bien affirmer que tout est dicible, c’est vrai, mais ce qui ne l’est pas, c’est que la signification du discours recueille tout le sens du dicible. On peut dire que l’arbre est vert, mais on n’aura pas mis la couleur dans la phrase. Or la couleur est du sens. La négativité de signification échoue sur celle de désignation, non pas en ce qu’il y aurait une indicibilité radicale du monde et un destin de silence, mais en ceci qu’à l’effort de signifier, correspond toujours un report symétrique du désigner.
(51-52)

40Ce caveat en forme d’ultimatum, c’est justement ce contre quoi bute tout poète et ce qui menace de faire sombrer le logos sur le littoral de la désignation. Pour tenter de pallier cette insuffisance constitutive de la langue, le poète doit délivrer le signifiant de la prison du dire pour l’ériger en outil de monstration. Deleuze redéfinit la portée de cette entreprise:

41

Quand il s’agit de fouiller sous les histoires, de fendre les opinions et d’atteindre aux régions sans mémoires, quand il faut détruire le moi, il ne suffit certes pas d’être un « grand » écrivain, et les moyens doivent rester pour toujours inadéquats, le style devient non-style, la langue laisse échapper une étrangère inconnue, pour qu’on atteigne aux limites du langage et devienne autre chose qu’écrivain, conquérant des visions fragmentées qui passent par les mots d’un poète, les couleurs d’un peintre ou les sons d’un musicien.
(142)

42Ces deux visions, celle de Lyotard et celle de Deleuze, résument le travail de la couleur dans l’écriture whitmanienne. Et il n’est pas si sûr que Leaves of Grass et ses innombrables splendeurs justifieraient toujours la foi inextinguible du second dans « les mots d’un poète ». Whitman, cependant, pour sortir de l’aporie de l’affect et de la saturation sémantique, emprunte la voie de l’entre-deux, par l’utilisation d’adjectifs de couleur composés et par le recours au gris, ce dernier réalisant alors la synthèse instable du blanc et du noir, comme dans le poème « A Sight in Camp in the Daybreak Gray and Dim ». C’est, paradoxalement, dans l’écriture de la guerre de Sécession, alors que le poète tente de donner un sens au carnage qui saigne à blanc une Union américaine divisée, entre autres, sur la place à offrir à ses esclaves noirs, que la poésie prend le parti de la modération et de l’entre-deux chromatiques. L’évocation du troisième blessé que le locuteur contemple à la fin du poème motive une écriture de la rédemption par la mesure :

43

Then to the third—a face nor child nor old, very calm, as of beautiful yellow-white ivory;
Young man I think I know you—I think this face is the face of the Christ himself,
Dead and divine and brother of all, and here again he lies.
(« A Sight in Camp in the Daybreak Gray and Dim » 13-15, LG 307)

44S’il lui faut tenter de justifier la guerre, il incombe également au poète de rédimer sa propre parole par la pondération, ce que prétend réaliser le recours à l’adjectif composé yellow-white qui justifie la vision du soldat mourant comme Rédempteur. S’il fallait prendre Whitman au mot, principe fondamental de tout acte de lecture, on conclurait avec lui qu’en gisant ainsi dépeint, le soldat – et le poète avec lui – ment. La modération, le salut christique, tout cela n’est que ruse et imposture, pour la guerre de Sécession [11] comme pour le travail poétique. Si la couleur cherche à faire sens chez Whitman, si elle tente de passer de l’état de signe à celui de figure, elle butera contre l’impossibilité formulée par Yves Bonnefoy lorsqu’il affirme que « [r]ien ne transgresse les figures du val, du pré, de l’arbre » (198). La couleur mise en mots célèbre le monde, le montre, l’exhibe et, partant, le soustrait au regard du lecteur. À propos de Mallarmé, Bonnefoy commente :

45

Le grillon […] a une voix « une », non « décomposée » en matière et esprit, il est « la voix sacrée de la terre ingénue », et cela parce que son cri n’est pas pénétré du néant des mots, comme au contraire le chant, à deux pas de là, d’une jeune femme. […] Voir, penser, différencier l’univers, le pressentir dans sa vraie figure, c’est aussitôt, puisque nous parlons – quelle découverte ! – le perdre…
(202)

46La poésie, plus que tout autre art peut-être, vit de cette perte, que Whitman affirme avec bravache pouvoir réduire à néant. Les efforts chromatiques déployés au fil de Leaves of Grass figurent la douloureuse mais pourtant inévitable inadéquation de la langue au réel. Le cratylisme exacerbé du recueil, que cherche vainement à nier une impossible pondération, a pour but d’occulter la séparation substantielle d’avec le monde dont se réclament les poèmes, la seule monstration que réalisent véritablement ces derniers résidant alors dans l’acte de dire, laissant au lecteur le soin de voir plus loin selon son implication et sa sensibilité. « Il s’agit d’entendre », comme le note Nancy à propos de la foi chrétienne, « […] notre propre oreille écouter, de voir notre œil regarder cela même qui les ouvre et qui s’éclipse dans cette ouverture » (19).

47L’éclipse qui plonge Leaves of Grass dans l’obscurité passagère ne fait pas que soustraire à la vue l’Adam exhibé par le logos. Elle projette son ombre angoissante sur le signifiant lui-même, qui s’efface au regard par l’acte même d’être lu, et qui ouvre à ce prix un horizon infini de perspectives. C’est précisément sa qualité spectrale (aux deux sens du terme) qui rend l’écriture whitmanienne si apte à signifier, emblème davantage que figure. Elle se dérobe en se donnant et s’efforce ce faisant, pour reprendre Bonnefoy, de « combattre les pauvres modes de l’exister […] et […] [de] leur substituer un séjour plus authentique » (211). C’est résolument en fonction de cette évanescence constitutive que le logos de Leaves of Grass se pare sans illusion et sans vergogne des couleurs du monde, qu’il en offre au lecteur la beauté transfigurée et qu’il chante sur le mode tragique les extases crépusculaires d’un simulacre figuré en des teintes suffisamment flamboyantes pour que le lecteur s’autorise un moment à le prendre au pied de la lettre.

Bibliographie

OUVRAGES CITÉS

  • Athenot, Éric. « “With war and war’s expression’’ : l’écriture whitmanienne à l’épreuve de la guerre de Sécession». Écritures de la guerre. Dir. A. Garrait-Bourrier & P. Godi-Thatchouk. Clermont-Ferrand : PU Blaise Pascal, 2003. 181-192 ; « Licence poétique : de la Bible dans Leaves of Grass ». (R)apports textuels. Dir. É. Athenot & A. Regnauld. Tours : PU François Rabelais, 2005 (parution en cours).
  • Baudelaire, Charles. Œuvres complètes, volume II. Paris : Gallimard, 1976.
  • Bonnefoy, Yves. Le Nuage rouge. Essais sur la poétique. Paris : Mercure de France, [1977] 1992.
  • Brusatin, Manlio. Histoire des couleurs. Paris : Flammarion, [1983] 1986.
  • Constantini, Michel, Jacques Le Rider et François Soulages. La Couleur réfléchie. Paris : L’Harmattan, 2000.
  • Deleuze, Gilles. Critique et clinique. Paris : Minuit, 1993.
  • Goethe, Johann Wolfgang von. Le Traité des couleurs. Paris : Éditions Triades, [1810] 1973.
  • Le Rider, Jacques. Les Couleurs et les Mots. Paris : PUF, 2000.
  • Lyotard, Jean-François. Discours, figure. Paris : Klinsieck, 1971.
  • Mallarmé, Stéphane. Divagations. Paris : Gallimard, [1897] 2003.
  • Nancy, Jean-Luc. Noli me tangere. Paris : Bayard, 2003.
  • Reynold, David S. Walt Whitman’s America. A Cultural Biography. New York: Alfred A. Knopf, 1996.
  • Whitman, Walt. An American Primer. Stevens Point, Wisconsin: Holy Cow! Press, [1904] 1987 ; Leaves of Grass. Ed. Bradley Sculley and Harold W. Blodgett. New York: Norton, 1973 ; Prose Works, Volume II. Ed. Floyd Stoval. New York: New York UP, [1892] 1963.

Mots-clés éditeurs : langage, Adam, simulacre, sens, W. Whitman, vue

https://doi.org/10.3917/rfea.105.76

Notes

  • [1]
    L’orthographe est celle qu’emprunte Whitman à l’ouvrage d’Alexander von Humboldt, Kosmos, publié aux États-Unis en trois tomes entre 1845 et 1851, et dont la réception avait été triomphale. Voir Reynolds 244-45.
  • [2]
    Le lecteur sera ici renvoyé au fameux passage de la préface de 1855 (Leaves of Grass 728), où le poète définit le rapport au monde en termes de pénétration sexuelle.
  • [3]
    Voir Jacques Neefs, à propos du motif bleu récurrent dans Madame Bovary : « comme si le texte devait trouver une couleur qui fasse une sorte de continuité secrète ». (Constantini et al. 25)
  • [4]
    Il est fait référence ici à Democratic Vistas, publié en 1871. Voir Whitman Prose Works, Volume II. 361-426.
  • [5]
    « [L]’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains ». (Mallarmé 259, italiques dans l’original)
  • [6]
    On est, ici encore, très proche de l’univers mallarméen. Juste après l’entrée de Divagations citée plus haut, le poète français écrit : « À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure » (259).
  • [7]
    L’utilisation que fait Whitman de la figure d’Adam a été étudiée en détail dans Athenot 2005. En voici ici les grandes lignes : Adam est le double prélapsaire de Whitman, celui dont l’évocation permet au poète de sacraliser le corps et ses appétits sexuels (voir en particulier la section du recueil intitulée « Children of Adam », Leaves of Grass 90-111). Il permet à Whitman de réécrire le mythe de la chute en s’exhibant sous les traits d’un patriarche biblique dont la parole soustrait le corps de l’humanité tout entière au poids de la chute originelle. « Children of Adam » fait coexister plusieurs éléments antinomiques du mythe, tout particulièrement l’avant de la chute et la complémentarité sexuelle du couple originel, dont les poèmes de Leaves of Grass constituent les enfants évoqués dans le titre. Adam, enfin, voit sa descendance humaine peupler le monde moderne, dont l’Union américaine évoquée au fil du recueil est l’emblème métonymique. Parole et corps, sacré et sexuel, phallogocentrisme et utopie politique, Adam, tel que le chante Whitman, concentre dans sa chair sublimée les ambiguïtés qui sous-tendent la démarche du poète et que l’on retrouve dans l’évocation de la couleur telle qu’elle nous occupe ici, le corps adamique et le rougeoiement de ses passions sexuelles finissant par constituer un obstacle au monde que le chatoiement verbal du recueil ambitionne de figurer sur la page.
  • [8]
    Voir sur ce point précis Athenot 2003, 188-190.
  • [9]
    Voir également « The pulse pounding through palms and trembling encircling fingers, the young man all color’d, red, ashamed, angry ». (« Spontaneous Me » 34, Leaves of Grass 105)
  • [10]
    On trouvera la traduction complète de ce poème dans Friedrich Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos. Trad. Jean-Claude Hémery (Paris : Gallimard, 1974). Nous avons jugé souhaitable de conserver ici la version de Le Rider, moins prosaïque et plus conforme à la tonalité de l’original que celle de l’édition Gallimard.
  • [11]
    Voir Athenot 2003, 186-188, pour l’exégèse christique du sacrifice des soldats proposée dans « Drum-Taps ».
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