Notes
-
[1]
« [Le roman de voix est] un pays dépaysé, heureusement déraciné […], et sans résidence – profondément métissé, cosmopolite, sans papiers, sans possessions, clandestin, ouvert à tous les vents […] ». (Martin 80)
-
[2]
Ce sont cette fois les membres de la communauté, les alliés et non plus les ennemis, qui se trouvent rejetés aux extrémités de la phrase.
-
[3]
Notons également que la phrase « It was among us », citée plus haut et sur laquelle se clôt la première partie du roman, constitue à elle seule un paragraphe, isolé par un saut de ligne, là encore comme si le texte cherchait à prévenir une possible contamination.
-
[4]
Ce sont les titres des trois parties du roman.
-
[5]
Le texte précise ailleurs qu’il s’agit d’une table ronde, « a roundtable » (285) ; l’absence d’espace entre les deux mots semble lui aussi signifiant.
-
[6]
La comparaison de deux passages suffit à illustrer cette ouverture : alors qu’il attend avec les parents de Robert que le corps de ce dernier soit débarqué de l’avion qui l’a ramené chez lui, Hartley remarque : « [Robert’s mother] was trying to straighten my jacket collar, which I think did not strictly need straightening » (329) ; le constat est attendri, et ne porte plus l’amertume d’une autre remarque, 250 pages plus tôt : « I yet heard from friends in Falls […] They were other guys named their fathers’ names or, worse, locked within the straitjacket of their great-great-great-grandads’ » (61) – l’image de la camisole de force, straitjacket en anglais, renvoie bien sûr à l’adjectif straight.
-
[7]
L’étirement de la forme verbale we’d been being signale par exemple efficacement le sentiment de complétude décrit.
-
[8]
Le fait que l’adverbe literally se retrouve entre parenthèses vient confirmer que le plus important se dit dans les chemins de traverse.
-
[9]
Par-delà l’opposition entre Post et new, peut-être faut-il décoder un autre jeu, où Post-it dirait l’Après-SIDA, puisque, on l’a vu, l’évocation du virus se réduit souvent dans le roman au pronom It.
-
[10]
« S’il est vrai, comme le dit Barthes, que le néologisme est un acte érotique, alors la ponctuation littéraire en est un autre […] » (Martin 135). Tous les jeux avec la langue semblent relever chez Gurganus de cette démarche.
-
[11]
Il est par ailleurs significatif qu’avec chaque publication, Gurganus expérimente une nouvelle forme, comme s’il refusait de se laisser enfermer dans un genre donné : roman-fleuve (Oldest Living Confederate Widow Tells All, 1989), nouvelles (White People, 1990), novellas (The Practical Heart, 2001)…
-
[12]
Les pages 18 ou 21-26 en donnent un bon exemple.
-
[13]
Ce dessin surprenant ne se comprend qu’une fois le roman lu ; Gurganus en est en fait l’auteur.
-
[14]
Hemingway (« She’d made ours seem a clean well-lighted place. It was not » –135), Melville (« ‘I’d prefer not’ »), Fitzgerald (influence latente de The Great Gatsby)…
-
[15]
Certains des artistes cités renvoient certes à une culture queer (la Callas, Donna Summer…), mais l’ensemble de la démarche de Gurganus ne permet pas de voir là une volonté de sa part d’inscrire Plays Well with Others dans cet espace. L’extraordinaire profusion des références contribue d’ailleurs à déconstruire ces allusions entendues, qui marquent moins ici un territoire gay qu’une volonté réelle de décloisonnement.
-
[16]
Le narrateur fait ici référence aux marques qui apparaissent sur la peau des malades, premier signe de leur infection.
-
[17]
L’hommage répété au carnet d’adresses, tout au long du roman, est d’ailleurs en partie détourné : ce qui importe est le nombre de gens qui « habitent » ce carnet, et non leur adresse.
1 Tout, dans l’espace diégétique de Plays Well with Others, est affaire de territoire : le no man’s land séparant deux communautés se comble lorsqu’un virus envahit le territoire de la vie et le transforme en wasteland. En effet, loin de décrire des comportements de repli, ce roman sur l’épidémie de SIDA qui décima la communauté homosexuelle et artistique new-yorkaise dans les années 1980 est tout entier porté par un message d’ouverture. Le virus, tout en rendant plus palpable encore la ligne de démarcation qui sépare un groupe marginal du reste de la société, fait paradoxalement voler en éclats réflexes sectaires et frontières communautaires, et permet à l’auteur de dessiner une nouvelle carte des hommes. Le livre s’ouvre sur ces mots : « There are just two kinds of people in the world : those who will help you and those who won’t. » (3) Territoire ouvert à tous… ou presque, n’excluant justement que ceux qui refusent la relation à l’autre.
2 Plays Well with Others : le titre nous dit déjà tout du combat textuel que livre le roman ; l’ellipse du sujet grammatical renvoie, entre autres, à la stratégie d’évitement mise en place par le récit pour évoquer le virus du SIDA. Mais plus encore, par les multiples interprétations auxquelles il donne lieu, et parce qu’il forme un espace syntaxique non clos, ce titre est à l’image du territoire narratif du roman, champ esthétique « ouvert à tous les vents [1] » (Martin 80), terrain de jeu infini plus que terrain de bataille. Le texte, nous le verrons, ne cesse de se laisser envahir, façon comme une autre de marquer son territoire.
3 Entrons donc dans cette œuvre ouverte. Mais avant d’analyser sa démarche formelle qui invite tout le monde à jouer, et afin d’en comprendre les enjeux, partons de l’histoire.
L’espace diégétique
4 La thématique du territoire sous-tend toute l’intrigue du roman. De jeunes provinciaux, qui se sentent étrangers dans l’espace étriqué et tautologique de leur ville natale, partent à la conquête de New York, ville cosmopolite. Le roman relate plus particulièrement les aventures dans cette ville de trois jeunes artistes formant un triangle amoureux peu familier : le narrateur du récit Hartley Mims Jr, écrivain homosexuel, et sa meilleure amie, Angie Barnes, jeune peintre hétérosexuelle très libérée, sont tous deux amoureux de Robert Gustafson, séduisant compositeur bisexuel. On le voit déjà, les deux espaces géographiques (petites villes de province / New York) sont avant tout des territoires culturels et sociaux (petite bourgeoisie blanche / communauté « underground »), et leur opposition va se dire par des métaphores militaires. Les parents vivent à l’abri, « within the safety of their walled suburbs […] » (12), alors que leurs enfants, « former small-town camouflagers [now] blazing all the primary colors of Broadway Boogie Woogie » (37), se sont en effet engagés sous les drapeaux séduisants de cette ville mythique : « Manhattan had drafted us » (30), Manhattan qui devient leur « stiff island battlement » (58).
5 Entre ces deux mondes s’étend un véritable no man’s land que mime parfois le texte : « In Manhattan, a truly straight, findable, unmarried man is rare as… well… a guy who’s openly queer in the little towns we’d fled » (183), ou quand la mère du narrateur s’adresse à lui : « “—Yours, it’s a world whose forms I…” » (244) : on note dans ces deux exemples les points de suspension qui disent l’impossible traversée, mais aussi le même rejet aux deux extrémités de la phrase des « ennemis », dans le second exemple cette fracture étant également signalée par la rupture syntaxique. Ailleurs, des tirets semblent symboliser la mise en isolement, dans leur ville natale, de ceux qui ont une identité sexuelle marginale : « Today, with Christmas Eve dead ahead, only I—the queer one—am here [at my parents’] » (258), ou « Robert’s music now seemed our very anthem […] The knowledge that we, our group, had finally wound up—the dispossessed kids and outland losers, girls unmarried and boys subject to arrest for simply making love—where we’d all always belonged. […] And me. Me, here, alive, amid, among them [my friends] » (208 ; je souligne).
6
Toutefois ce dernier exemple suggère déjà autre chose : la
victoire, le « coming out » réussi, l’appropriation du territoire new-yorkais
sont niés par l’incise qui brise la dynamique de la phrase (had finally wound up … where) ; puis la
succession des virgules casse l’assertion d’appartenance et l’élan de la vie,
et Me, malgré ses efforts pour
rebondir après la frontière du point, se retrouve séparé de
them [2]. La phrase, proleptique, mime l’éclatement du groupe
qui s’apprête à livrer un nouveau combat, totalement inégal, contre un autre
ennemi. C’est bien d’une véritable guerre qu’il s’agit (« The coming pandemic
[…] gave us a war’s casualties […] It created a warfare’s frontline, very
isolated and quite pure » [193-194]), et le vocabulaire se fait donc une
nouvelle fois militaire :
Finally, one accurate battery of blood samplings existed.
[…] we are talking of say, thirty-odd close friends and ex-lovers [dying.] Doesn’t that smack of war veteran braggadocio ?
Now the roundtable at Ossorio’s became the site of staging operations.
L’ennemi est inconnu et invisible, intangible « It » auquel la communauté cède un terrain de plus en plus précieux :Dead soldiers in a war get tallied as one daily impersonal digit ; and this disease unified, then flattened individual difference among my address book’s most determined, memorable individualists. 2 dead, becomes 15, becomes…
It was among us
Disease itself was already “in” some of us.
Guillemets et italiques semblent de piètres barricades contre cette invasion de l’ultime territoire, le corps humain, attaqué de l’intérieur : « The mark seemed to have befallen our darling from his inside out, not the usual outside in » (209). Si le texte semble lui-même s’employer à contenir la menace, usant par exemple de parenthèses lors de certaines évocations du virus (voir 153, 164 ou 210) [3], la victoire territoriale revient à ce dernier : c’est en effet au tour de Robert, centre du groupe et point focal du récit, d’être symboliquement repoussé entre parenthèses ou entre tirets ; de lui mourant, Hartley écrit : « I’d say [to his parents], “It’s still him.” (Or is it “he,” it’s still “he ?” […] ) » (11) – rien ne saurait rendre à Robert son identité de sujet, repoussée entre parenthèses et remise en question dans l’élan même qui la pose, le point d’interrogation portant avant tout sur la partie de la phrase en mode affirmatif) ; le procédé est similaire pour évoquer Robert mort : « During the long flight to bury him […] I had felt myself stirring with posture intentionally as good as his—him, a horizontal now—below me » (324). Les hôpitaux, devenus le vrai foyer du narrateur (« I knew St. Vincent’s Hospital as intimately as my childhood home » [13]), offrent des scènes de désolation :“You actually feel it in you, very Alien.”
L’ironie est terrible, qui transforme ces malades en souverains d’un wasteland dont ils sont les principaux sujets. Mais le roman ne se replie pas sur ce constat, et explore d’autres espaces : « Now we have floated to smoother waters, a continental divide, the “After After” of this plague » (24) – eaux plus calmes, ou plus exactement terres plus fertiles, germées d’un paysage désolé. Le SIDA a tracé une frontière, avant tout temporelle : il y a l’Avant (« Before ») et l’Après (« After »), et même « l’Après Après » (« After After ») [4] ; mais cette frontière temporelle ouvre surtout sur un au-delà : au-delà des frontières communautaires, sociales, s’étend le territoire de l’homme, de tous les hommes.We rolled off the elevator into a mealtime traffic jam of thirty other rolling Giacometti men. The age of mechanical reproduction seemed to have Xeroxed one skeletal spectre into these many identical chairs. […]
The patients themselves sat stern, hair gone wiry thanks to lethal medicine and the disease’s own ferocious coarsening. Each sick boy, yellowgray-whitegraphite-colored, feeling himself uniquely beloved, being so sick it felt gravitational, ignored—with queens’ unlearnable grandeur—the sight of any others, similarly ending. Thirty Elizabeth I’s on wheels “cut each other dead”.
7 Mais revenons un peu en arrière. Avant… New York s’affichait comme microcosme (« Given how New York was all the earth’s distant orange groves made into so local a concentrate, we had all we needed on our block » [191]), mais les replis sectaires s’y révèlent aussi stériles que dans les petites villes de province (block dit plus qu’il n’y paraît). L’apologie de la différence masque mal la quête du même : « Instantly, on the street, Robert and I recognized others like us. Leashed urban dogs scout only at ankle height only for leashed urban dogs of a certain scent, size, and use » (34 ; je souligne) ; circularité syntaxique et piétinement allitératif suggèrent ici une impasse. Ailleurs, le narrateur se demande : « Could I call myself grounded in Manhattan […] ? » (148) : l’ambiguïté du verbe grounded dit bien que l’enracinement peut être synonyme de paralysie. Les héros se sont évadés, mais pour une autre prison : New York se réduit au petit cercle d’amis qui, symboliquement, a élu domicile dans un café dont le nom « Ossorio », avec ses trois O disposés en miroir, dit déjà l’enfermement (« By then other males were joining our small circle at Ossorio’s » [114]). Plus encore, le narrateur précise : « At Ossorio, we’d long since claimed a table called Ours » (63 ; je souligne) ; la table isole le groupe, encerclé [5] dans une identité plurielle qui pourtant exclut l’autre, comme semble venir le confirmer visuellement la majuscule du pronom possessif, bouclant par ailleurs la boucle avec « Ossorio ».
8
Après… Deux
territoires bornés, dans tous les sens du terme, s’ouvrent l’un à l’autre. Le
narrateur tisse à nouveau des liens avec ses parents et ceux de ses amis, et
retourne vivre dans sa Caroline du Nord natale [6]. Plus globalement, Plays Well with Others montre comment
l’expérience de la maladie appelle le don désintéressé de soi à l’autre, et
rend caduques toutes les frontières entre les hommes. Deux passages, situés à
la fin du roman, invitent à une lecture symbolique.
Le deuxième exemple est une description d’un tableau d’Angie :Yesterday morning, years after most of the funerals, […] I wandered downstairs to make the necessary coffee. I’ve long since learned to drink mine black. Why? Ossorio […] could never keep his cream quite fresh. Daily, you would pay for the black addicting brew, […] you’d pour white into the dark disc and see a sudden irregular world map evolve. Here was the separation of the land from the sea and you saw it and you saw that it was not good. The cream.
Une main masculine et une main féminine symbolisent l’ouverture à l’autre, et l’appartenance à la communauté des Hommes. De la bague (un autre cercle) au cœur du tableau rayonnent les flèches de la boussole qui irradient, sur le mode des cartes, mais sans en dessiner une, tout l’espace du tableau…Finally, in the [huge] picture’s lower center, two human hands are outlined, then painted to appear dimensional. They exist side by side […] A His, a Hers. Her hand wears a ring.
From its stone, a compass radiates. Elaborate directional arrows reach the picture’s farthest edges. The arrows are rendered in many fine lines as from some antique engraved map.
9 … Tableau qui, avec d’autres, s’est donc insinué dans l’espace du roman. C’est d’ailleurs presque sur lui que se ferme ce dernier. Enfin, pas tout à fait : la dernière page est une longue citation du Journal of the Plague Year de Defoe. Et il reste encore au lecteur une annexe : le texte, reproduit dans une typographie de machine à écrire, d’une nouvelle censément écrite par le narrateur du roman, Hartley Mims Jr, lui-même écrivain. On le voit, le territoire textuel de Plays Well with Others est profondément métissé, et sans possessions. Gurganus n’en est pas le gardien jaloux, mais l’hôte accueillant, nous invitant sur d’innombrables chemins d’ex-territorialisation. Tout comme la diégèse, l’écriture va dans le sens d’un refus des frontières, des limites, des espaces cadastrés.
Le territoire des mots
10
Allan Gurganus trouve difficilement sa place dans la patrie des
écrivains gay. Cet auteur homosexuel
qui s’est fait connaître par des œuvres ne relevant pas d’un particularisme
sexuel (notamment Oldest Living Confederate Widow
Tells All) refuse de se laisser enfermer dans le ghetto d’une
littérature étiquetée. Il ne s’y sent pas chez lui : « [the] belief that one
minority group can only write about itself, for itself […] is not where I’d
ever want to be » (The Salon Interview
1), déclare Gurganus. Même s’il accepte de s’engager pour certaines de ces
causes, il ne cultive pas son appartenance à la communauté homosexuelle, rêvant
pour elle de nouveaux espaces : « Though we still advance in centimeters, we
now dream the dreams not of ghettos but of continents, of new worlds »
(The Advocate 2). S’il attend 1997,
soit plusieurs années après la période décrite, pour écrire
Plays Well with Others, peut-être
est-ce justement parce que la littérature gay est en train de trouver son vrai territoire
: « In 1997 our literature has come of age. […] After years of in-jokes, of
bashing most straight people, we’ve sobered, noticing a bigger world
parenthesizing the West Village » (The
Advocate 1). Et malgré cette plus grande ouverture de la littérature
gay, il lui faut encore prendre ses
distances avec ce qui s’apparenterait à une ligne officielle :
L’énergie comique du roman apparaît bien sûr comme l’arme du dernier recours contre le SIDA : l’humour est une forme de débordement, combattant ainsi le virus qui entame les corps et infiltre le texte en creux. Mais l’humour est aussi ce qui donne une certaine candeur au roman, et qui fait que les scènes les plus érotiques ne tombent jamais dans la provocation militante qui caractérise bon nombre de romans gay. Jamais Gurganus n’aliène le lecteur non initié ; heurter ce dernier, ce serait l’exclure d’un espace récupéré par une sorte d’académisme « underground ». « So I ventured something international, I winked » (124), s’exclame à un moment le narrateur ; le choix de l’humour relève de ce même élan. Avec Plays Well with Others, Gurganus refuse de céder au sectarisme littéraire et se démarque volontairement du terroir habituel sur lequel ont germé bon nombre d’œuvres traitant du SIDA.There was some joy in writing […] what I think of as a comic novel about HIV, which is I think the thing that’s most original and useful in the book. There’s been so much solemnity, and understandably, about that moment. And there have been so many books that begin with the hero diagnosed on Page 1 and dying on Page 350 and frequently you thought he’d never get there.
11
Plus largement, Gurganus cherche à ouvrir l’espace de
l’écriture en y introduisant du jeu,
et ce à plusieurs niveaux. Il joue tout d’abord de l’espace linguistique,
tiraillant les mots pour décoller la langue de ce qui serait son territoire
assigné. Ainsi, le récit du narrateur cède parfois à la spontanéité d’une
langue orale, décrochements soudains – Jean-Pierre Martin parle de « [moments]
de transhumance » (80) – qui détournent le texte des normes de l’écrit
:
It seemed important, we were both down on all fours like babies previous to needing to actually, like, walk yet.
Then how, in our own forms, might we try preserving, say, him, say this, now ?
It’s not quite what I’d hoped for, our tie. […] There’s a way a son who loves his Mom as much as I love mine can never quite forgive her choosing him [her husband], her choosing that. Which means, in the end, her having me. Go figure.
Gurganus casse parfois les règles de rédaction, laissant plusieurs chemins ouverts au lecteur :Surely goodness and mercy would follow us all the days of our lives and our paintings’d wind up in the house of MOMA, like, forever. Right?
[…] you heard who’d done what to/with whom the night before.
[…] letting aural energy course into/through my invented figures awaiting me on good white paper.
Il va parfois jusqu’à faire le choix de l’erreur grammaticale :Rote breaths, one at a time, decided provisionally to, maybe/yes/no, continue.
Now I saw that this artist was a definitely girl.
I would rise, bend into her lastest explanation.
We’d been being fully who we were.
For betterer or worser, I’d adapted.
If my health was betterer than friends’, my looks were often even worserer.
Notons dans le dernier exemple l’emploi de lettres majuscules, ou capitales, qui tendent à légitimer ces incartades sur des terres non balisées. Mais ces déviances linguistiques ne sont de toute façon jamais gratuites, et le détournement de la langue est chaque fois ce qui permet d’aller au plus près de ce qui cherche à se dire [7].Is it going to have to get… Betterer, or Worserer?
12
Pour cerner la réalité au plus près, l’écriture se fait souvent
sinueuse. Les phrases s’étendent au fil de noms ou d’adjectifs composés qui,
tout en resserrant l’axe descriptif, tracent une ligne vagabonde :
How could I compare the mellowness of such old-world bourbon-colored Southerners to the modern junk-clear pioneer-intensity of a Robert or an Angie?
We try not engaging our usual literary-critical match-set follow-up after-glance.
L’écriture se fait résolument nomade lorsqu’elle s’aventure sur des terres inexplorées. L’auteur invente de nouvelles expressions, tout d’abord en arrachant certains mots à leur port d’attache grammatical ; les substantifs notamment s’animent en verbe :[…] an accent that persisted like my own stage-motherly ambition for front-page rave-review happiness.
[…] we, the sick and not and not-sick-yet, we meetinged ourselves sicker.
[…] a grown man’s apron origamied to diaper size.
If richfolks order too much catered food, you […] get to haul away as much of it as you might camel home discretely.
Gurganus crée des néologismes, souvent sous forme de mots composés dont le trait d’union se fait lien, marque de circulation du sens, et non plus barrière :Here I was scrapbooking for a (literally) [8] perfect stranger.
I grew practical-nursish.
Her hair […] pulled back toward spinster bun-dom, fell short.
[Robert’s] beauty fiction-proofed all entrances […]
Peut-être justement parce que le monde décrit dans Plays Well with Others n’est pas un jouet, le langage, lui, en devient un sous la plume de Gurganus. L’une des principales caractéristiques du texte est en effet un jeu constant avec les mots. Ce jeu est parfois ouvertement affiché :Maybe some need to prepare me for our very un-toy of a world?
It never occurred to my mildly prosperous folks to underwrite my overwriting. […] I fled their teahouse of a penthouse twenty dollars richer but completely spent.
We […] scanned each other from the knees—to the telltale groin—(two groin boys) and up […]
Les jeux de mots restent parfois plus allusifs :It was our blooming underground notoriety that these distant, prospering friends would never understand. […] The cover of Time and nothing less would do. […]
—[My artist friends who died were] Denied the cover of Time, indeed.
He had taken her metaphor […] he had just squashed it like some cigar, puffed once, found lacking, stomped out.
I felt like the true butt of his joke.
But surely, at this hour [before dawn], some joy must seep in too.
Certains sont filés sur l’ensemble du roman ; relevons notamment la manipulation incessante du verbe à particule « come out » décliné sous toutes formes de variantes, démarche d’autant plus intéressante que le jeu sur la particule adverbiale fait bouger l’espace plus figé du verbe lui-même. Tous ces jeux de mots témoignent de la volonté de Gurganus de ne pas laisser la langue se dessécher, se refermer sur des territoires cloisonnés. Le sens doit circuler ; il doit y avoir du jeu, vital : « Were there fellows who saw language as a playground, not a minefield ? » (84-85). Plays Well with Others serait donc une sorte de « Faites l’amour pas la guerre » langagier [10], appel formel doublant le message d’ouverture du roman.[…] she showed him a few yellow Post-it reminders (those were new then). [9]
13
Mais, par-delà le jeu avec l’espace linguistique, Gurganus
refuse la clôture à deux autres niveaux. Il ne se plie tout d’abord pas à ce
qui serait une loi des genres. Si Plays Well with
Others est un roman, il en distend en quelque sorte les
normes [11]. Le
découpage du texte tout d’abord ne semble respecter aucune règle précise :
division en trois parties de longueurs très inégales, elles-mêmes subdivisées
ou non en sous-parties, donnant alors lieu à des blocs narratifs qui
ressemblent à des chapitres, portent ou non un titre (souvent cryptique), se
morcellent ou pas (avec présence d’astérisques)… Gurganus n’offre pas de
balisage facilement repérable au lecteur, qui doit être prêt à s’égarer, sans
jamais cependant risquer de se perdre. Plus important peut-être, l’auteur lui
propose des incursions dans d’autres genres littéraires. Genre dramatique tout
d’abord, avec la présence d’un Prologue, le titre de certains « chapitres » («
Enter : Stage Center » [47] ou « Puppet Theatre » [124], chapitre qui se
présente d’ailleurs comme une scène de farce, voire de vaudeville), et
l’allusion indirecte dans le titre du roman lui-même. Invitation également sur
d’autres terres, celles de la poésie cette fois, notamment par le jeu sur la
mise en espace du texte : blancs entre des morceaux de récit donnant parfois
l’impression de strophes, décalages de paragraphes, changements typographiques,
paragraphes réduits à quelques mots et ressemblant parfois à des vers,
notamment lorsque des effets de rythme s’en mêlent :
The time, the time that, the time that I found time to, found time… all that matters in the end are the memories of the unstandoffish merging flood, of droplets, ours, the times…
Imagine how titanic an echo chamber this great city would seem without the noise of even one of mine.
A huge bronze bell deprived of one hidden small iron clapper, its sole reason for being, its single means of song.
I could not conceive of this—and so I surrendered to the music, vowing I’d learn instead from that.
De tels effets ne sont pas systématiques [12], mais guettent le lecteur au détour de chaque page, lui promettant chaque fois le dépaysement.Only a few of us yet remain alive, holding flashlights […] Our voyagers lost. Lost. But still in us, listed.
14 À cette extravagance formelle s’ajoute le refus d’un cadre narratif rigide. Gurganus étire ce cadre en faisant figurer en annexe, comme nous l’avons signalé plus haut, le texte d’une nouvelle du narrateur citée plusieurs fois dans le corps du récit. L’espace du livre semble vouloir s’ouvrir toujours davantage, ce qu’il fait également en intégrant, avant même la page intérieure de titre, un dessin qui reste anonyme [13]. On note enfin la présence de ce qui s’apparente à des enluminures au début de chaque chapitre. L’important ici est que la page se laisse investir par une autre forme artistique : ex-territorialisation extrême de la littérature.
15
En effet, avec Plays Well with
Others, l’auteur questionne la notion même de territoire littéraire.
Tout d’abord, parce que les trois héros du roman sont respectivement écrivain,
compositeur et peintre, Gurganus brouille les frontières entre ces trois formes
d’expression esthétique. De nombreuses descriptions des tableaux d’Angie ou des
compositions musicales de Robert nous invitent à visiter d’autres espaces que
celui immédiat de la page. Et lorsque ces évocations résonnent de manière
méta-textuelle, nous ramenant donc à la maison, au texte du narrateur, c’est le
plus souvent justement pour en souligner le caractère foisonnant, métissé,
ouvert donc :
“It is this ply, conjoining impossible versions of a single world that marks the young painter’s almost folkloric frontality, that signals her gender-leaping ingenuity of imagery.”
Aucune rigidité territoriale dans le roman de Gurganus, mais un voyage incessant vers les autres, qui s’exprime également dans les multiples échos intertextuels, mais aussi inter-artistiques (Riffaterre parle d’intertextualité hétérosémiotique) qui valorisent la notion de contact, d’échange. Au-delà des références à des dizaines d’écrivains (noms mentionnés, citations plus ou moins longues de Defoe et Whitman entre autres, allusions indirectes [14]) s’accumulent d’innombrables et hétéroclites références à toutes sortes d’artistes : Mahler, Benjamin Britten et Peter Pears, Bach, Aaron Copland, la Callas, Donna Summer, Brahms, Balthus, Francis Bacon, Vermeer, Van Gogh, Jackson Pollock, Georgia O’Keefe, Henry Moore, Gaudi… Musiciens, peintres, sculpteurs et architectes, homosexuels ou non, contemporains ou classiques, américains ou autres. Plays Well with Others est bien le lieu d’une « incessante circulation » entre les arts (Genette 559) – un peu comme on parle de libre circulation des biens et des personnes –, un territoire résolument apatride [15]. Gurganus a soif de globalité esthétique, et n’est prêt à revendiquer d’appartenance qu’à un vaste univers artistique.“In this single piece, [the composer] has used everything that happened to him and to the USA generally. […] No doubt the crowdedness simply indicates how great a fertility will serve him ahead. Though he has been a feature of New York’s music scene for nearly a decade, his piece seems written elsewhere. Under the Midwest’s landbound rectitude maybe this opulent will for voyaging has always burned.”
16 L’écriture foisonnante de Gurganus est sa réponse au SIDA. « [E]arly in Robert’s sickness, […] before any of it really showed (beyond the spots [16], two periods, full-stops) » (278) : le SIDA, ponctuation létale, met la vie entre parenthèses, en interrompt l’élan ; du coup, le texte déborde de toutes parts et se fait échappée belle. Mais plus largement, par ses jeux sur la syntaxe, le lexique et la ponctuation, l’écrivain repousse les limites de la langue, et dit ainsi formellement, littéralement, son refus des frontières et de la logique des territoires. Gurganus aimerait sans doute que puisse lui être retournée cette remarque : « Whistler, a painter we […] never knew quite well where to “place” » (143) ; en effet, son écriture, chatoyante et chantante, est une incessante quête de nouveaux espaces, comme le résume cette description à la résonance métatextuelle : « Thirty prisms’ rainbows seemed whole notes trying—then rejecting—various locations » (106). Si Plays Well with Others est un no man’s land, c’est au sens figuré de ce mot : espace d’incertitude, donc ouvert et, on l’a vu, surpeuplé, homeland de tout un chacun. Gurganus, via Hartley Mims Jr., s’exclame « I do believe in Address Books » (308), mais il rejette pourtant tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à un enracinement territorial [17]. Peut-être faut-il alors voir là un nouveau jeu de mots : Gurganus ne croit qu’aux livres qui s’adressent au lecteur, à tous les lecteurs, aux livres qui, en jouant avec les autres, font éclater tous les clivages.
Bibliographie
OUVRAGES CITÉS
- Genette, Gérard. Palimpsestes. Paris : Seuil, 1982.
- Gurganus, Allan. Plays Well with Others. London : Faber and Faber, [1997] 1998.
- Martin, Jean-Pierre. La Bande sonore. Paris : José Corti, 1998.
SITES WEB
- The Salon Interview, hhttp:// www. salon. com/ books/ int/ 1997/ 12/ cov_si_08gurganus2.html.
- The Advocate, hhttp:// www. findarticles. com/ cf_0/ m1589/ n750-1/ 20225515/print.jhtml.
Mots-clés éditeurs : Jeu, SIDA, A. Gurganus, Territoire, Homosexuel
Notes
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[1]
« [Le roman de voix est] un pays dépaysé, heureusement déraciné […], et sans résidence – profondément métissé, cosmopolite, sans papiers, sans possessions, clandestin, ouvert à tous les vents […] ». (Martin 80)
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[2]
Ce sont cette fois les membres de la communauté, les alliés et non plus les ennemis, qui se trouvent rejetés aux extrémités de la phrase.
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[3]
Notons également que la phrase « It was among us », citée plus haut et sur laquelle se clôt la première partie du roman, constitue à elle seule un paragraphe, isolé par un saut de ligne, là encore comme si le texte cherchait à prévenir une possible contamination.
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[4]
Ce sont les titres des trois parties du roman.
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[5]
Le texte précise ailleurs qu’il s’agit d’une table ronde, « a roundtable » (285) ; l’absence d’espace entre les deux mots semble lui aussi signifiant.
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[6]
La comparaison de deux passages suffit à illustrer cette ouverture : alors qu’il attend avec les parents de Robert que le corps de ce dernier soit débarqué de l’avion qui l’a ramené chez lui, Hartley remarque : « [Robert’s mother] was trying to straighten my jacket collar, which I think did not strictly need straightening » (329) ; le constat est attendri, et ne porte plus l’amertume d’une autre remarque, 250 pages plus tôt : « I yet heard from friends in Falls […] They were other guys named their fathers’ names or, worse, locked within the straitjacket of their great-great-great-grandads’ » (61) – l’image de la camisole de force, straitjacket en anglais, renvoie bien sûr à l’adjectif straight.
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[7]
L’étirement de la forme verbale we’d been being signale par exemple efficacement le sentiment de complétude décrit.
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[8]
Le fait que l’adverbe literally se retrouve entre parenthèses vient confirmer que le plus important se dit dans les chemins de traverse.
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[9]
Par-delà l’opposition entre Post et new, peut-être faut-il décoder un autre jeu, où Post-it dirait l’Après-SIDA, puisque, on l’a vu, l’évocation du virus se réduit souvent dans le roman au pronom It.
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[10]
« S’il est vrai, comme le dit Barthes, que le néologisme est un acte érotique, alors la ponctuation littéraire en est un autre […] » (Martin 135). Tous les jeux avec la langue semblent relever chez Gurganus de cette démarche.
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[11]
Il est par ailleurs significatif qu’avec chaque publication, Gurganus expérimente une nouvelle forme, comme s’il refusait de se laisser enfermer dans un genre donné : roman-fleuve (Oldest Living Confederate Widow Tells All, 1989), nouvelles (White People, 1990), novellas (The Practical Heart, 2001)…
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[12]
Les pages 18 ou 21-26 en donnent un bon exemple.
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[13]
Ce dessin surprenant ne se comprend qu’une fois le roman lu ; Gurganus en est en fait l’auteur.
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[14]
Hemingway (« She’d made ours seem a clean well-lighted place. It was not » –135), Melville (« ‘I’d prefer not’ »), Fitzgerald (influence latente de The Great Gatsby)…
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[15]
Certains des artistes cités renvoient certes à une culture queer (la Callas, Donna Summer…), mais l’ensemble de la démarche de Gurganus ne permet pas de voir là une volonté de sa part d’inscrire Plays Well with Others dans cet espace. L’extraordinaire profusion des références contribue d’ailleurs à déconstruire ces allusions entendues, qui marquent moins ici un territoire gay qu’une volonté réelle de décloisonnement.
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[16]
Le narrateur fait ici référence aux marques qui apparaissent sur la peau des malades, premier signe de leur infection.
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[17]
L’hommage répété au carnet d’adresses, tout au long du roman, est d’ailleurs en partie détourné : ce qui importe est le nombre de gens qui « habitent » ce carnet, et non leur adresse.