Notes
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[1]
Après Kant, Lyotard définit cet « échafaudage nommé “hypotypose”, “subjectio ad aspectum”, une soumission à la vue, l’opération de placer en vue, quand même, quelque chose qui corresponde (analogiquement) à un objet invisible. » (« L’intérêt du sublime », Du Sublime, 154).
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[2]
Pour reprendre Kant, le sublime exprime « ce qui est absolument grand » ou « ce qui est grand au-delà de toute comparaison » (Critique de la faculté de juger 87-88).
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[3]
Concernant cette distinction comme le développement qui s’ensuit, je renvoie au chapitre « La situation fondamentale de l’angoisse comme ouverture caractéristique de l’Être » dans Être et Temps (144-146).
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[4]
Jean-François Lyotard précise sur ce point que « devant cette Idée [la synthèse mathématique], le vertige de la pensée présentante se transforme en angoisse mortelle. L’imagination sombre dans le zéro de la présentation qui est la corrélation de l’infini absolu » (Leçons sur l’analytique du sublime 143).
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[5]
Entretien avec Adam Begley, « Don DeLillo – The Art of Fiction CXXXV », The Paris Review 128, 1993. (« […] there was the Warren Report, which is the Oxford English Dictionary of the assassination and also the Joycean novel. This is one document that captures the full richness and madness and meaning of the event. »)
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[6]
Deleuze et Guattari disent ainsi que « l’œuvre la plus résolument parcellaire peut être aussi bien présentée comme l’Œuvre totale ou le grand Opus » (Rhizome 15). Et si « le monde est devenu chaos […], le livre reste image du monde, chaosmos-radicelle, au lieu de cosmos-racine. » (17).
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[7]
Au sens large, Mao II peut s’apparenter à un réquisitoire contre tout ce qui porte atteinte à l’intégrité de la personne (psychologique à travers l’expérience aliénante des foules, sociale par le biais des « réfugiés » de Tompkins Square, physique et morale à partir du sort de l’otage suisse, personne privée par opposition à la figure publique à travers la réclusion et la fuite en avant de l’écrivain Bill Gray).
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[8]
Joseph Tabbi propose une lecture de ce passage de Mao II (et de l’enjeu croisé qu’il représente) à la lumière des catégories du sublime établies par Thomas Weiskel (The Romantic Sublime, 1976) : « The mind that alternately empties the world of meaning and consumes meanings outside itself repeats a familiar pattern in the discourse of the sublime – specifically, the alternation between metaphorical and metonymical poles in Weiskel’s analytic. In the first, metaphorical mode, “the absence of determinate meaning becomes significant” and the mind “resolves the breakdown of discourse by substitution,” in effect setting up a separate mental state of its own. “The other mode of the sublime may be called metonymical. Overwhelmed by meaning, the mind recovers by displacing its excess of signified into a dimension of contiguity which may be spatial or temporal” (Weiskel 28, 29) » (« From the Sublime to the Beautiful to the Political : Don DeLillo at Midcareer », in Postmodern Sublime. Technology and American Writing from Mailer to Cyberpunk, 205).
1 L’événement du sublime chez Don DeLillo naît avant tout de la fascination d’une œuvre pour ses propres limites et se pose régulièrement en termes de ce qu’il est possible au roman de représenter. Par quoi, cette œuvre cherche toujours à pointer sa propre extériorité dans un impossible débord d’elle-même – ce qui la borne, l’expérience même de la butée, l’ouvrant simultanément à une réflexion esthétique sur les enjeux de la représentation. En cela, elle épouse la pensée contemporaine du sublime qui marque que l’œuvre fait limite : à la fois comme principe limitant (désignant ce qui hors d’elle est infini, indéterminé, intégrant ou induisant par là-même, comme en creux, une figure de cet infini) et comme une manière de liminologie romanesque, d’interrogation des modalités d’inscription du texte dans le monde. Aussi ce n’est pas tant dans l’inintelligibilité postulée du réel que s’origine le sublime chez DeLillo, que dans l’agrammaticalité potentielle, toujours menaçante, de la représentation. De la portion du monde qu’embrasse Libra, il est ainsi marqué qu’elle est littéralement « perdue pour la syntaxe » (« lost to syntax and other arrangement » [181]). Si on croise ici la problématique générale du sublime qui s’éprouve mais défie toute mise en mots, on recoupe plus exactement cette proposition de Jean-François Lyotard selon laquelle « [l]e sentiment du sublime se manifeste quand la présentation de formes libres fait défaut » (L’Inhumain 124). Les romans de DeLillo consignent bien ce déficit formel (forme introuvable pour l’imagination ou indisponible à la représentation) avant d’articuler une écriture analogique de l’informe qui, dans le jeu d’instances dédoublées, cherche à montrer ce qu’elle ne peut effectivement présenter. En ce sens, le sublime est d’abord le miroir tendu au désarroi d’une conscience en prise avec un monde contemporain, complexe et systémique, qu’elle n’arrive plus à saisir dans sa multiplicité. Comme l’a fait remarquer DeLillo dans un entretien : « It is just my sense that we live in a kind of circular or near-circular system. […] The secrets within systems, I suppose, are things that have informed my work. But they’re almost secrets of consciousness, or ways in which consciousness is replicated in the natural world. » (DeCurtis 61). Les formes qu’emprunte le sublime renvoient à cette faillibilité et à cette labilité des consciences (personnages, narrateurs) auxquelles elles ne cessent d’être coextensives. Marques d’un scepticisme à l’égard du jeu de la représentation, elles sont aussi ouvertement frappées d’incertitude. Elles affichent quelque chose de forcé, de fabriqué ou de controuvé, se signalant toujours à la lecture comme autant de scandales ou hiatus de la diégèse, et partant, de commentaires sur l’instabilité même du texte. Qu’il s’agisse du célèbre nuage toxique dans White Noise (événement de la nébulosité même du représenté), du matriciel Rapport Warren sur l’assassinat de John Kennedy dans Libra (codage d’un infini du monde rétif à la présentation) ou encore du double virtuel de l’otage dans Mao II (ouverture à l’espace-temps de la simulation), ces formes tracent les figures d’un événement foncièrement problématique, inassignable ou éventuel.
Événements du sublime
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Si la relation des romans de DeLillo au sublime semble aller de soi, c’est que l’œuvre se prête, du moins donne prise, à la réactivation des catégories classiques du sublime autant qu’elle justifie, aux yeux de la critique, l’avatar d’un sublime dit technologique ou postmoderne. Qu’on la soumette, par exemple, à la théorie sociale de Fredric Jameson (capacité de l’œuvre à résister au pouvoir, en intégrant dans sa représentation l’infini du social, imprésentable en soi) ou au scepticisme de Stanley Cavell (l’esprit outrepasse l’imperfection de l’instrument linguistique, l’expérience d’un infondé originaire du langage libérant paradoxalement ses pouvoirs), elle présente une certaine et trompeuse disponibilité. À ce titre, l’abord d’un roman comme White Noise peut être périlleux, tant son nuage radioactif, ses couchers de soleil tout aussi toxiques et nommément postmodernes (« Another postmodern sunset, rich in romantic imagery. Why try to describe it ? » [227]) ont immédiatement fourni – commentaires compris, serait-on tenté de dire – les modèles tout trouvés d’une réévaluation contemporaine du sublime. Tel qu’il nous est livré, l’événement qui vient brusquement interrompre la vie routinière de la famille Gladney (un nuage chimique, provoqué par le déraillement d’un train, menace d’irradier la population de Blacksmith) se présente d’emblée comme une « vision » spectaculaire, soigneusement dramatisée par la narration :
La question demeure au premier chef de l’intérêt de cette réécriture de la sublimité selon les canons de la théorie classique, romantique, dont la prégnance conduit ici jusqu’à la reformulation à peine modulée des tours « oxymoroniques » de la Philosophical Enquiry de Burke ou de la Critique de la faculté de juger de Kant (« outlandish wonderment », « our fear was accompanied by a sense of awe » [127] ; ou encore, plus loin, « we don’t know whether we are watching in wonder or dread » [324]). Le héros-narrateur, Jack Gladney, décrit jusque dans la modulation d’affects contradictoires, soudés dans un temps infinitésimal, cette syncope du sentiment sublime dans le conflit ou hiatus entre imagination et entendement : « We weren’t sure how to react » (127), « It is hard to know how we should feel about this » (324). Comme chez Burke, l’émotion sublime est ici concaténation du ravissement et de l’effroi (« delightful horror »), par laquelle l’esprit ravi vit dans le suspens ou la privation de l’objet. Les couchers de soleil d’une insoutenable beauté (« the sunsets had become almost unbearably beautiful » [170]), à la fois traces sensibles du phénomène toxique et rémanence de son insaisissable événement, prolongent ici la jouissance du contact sublime. Ils tendent un prisme coloré à la vision de l’événement comme ils continuent de vérifier son aura centrifuge (« everything in our field of vision seemed to exist in order to gather the light of this event » [227]). Dans le prolongement du texte, ils sont l’occasion renouvelée d’interroger la nature ambiguë du sublime éprouvé dans son moment princeps : « What else do we feel ? Certainly there is awe, it is all awe, it transcends previous categories of awe. » (324). La faillite de l’expression dont est comptable cette scission du sujet entre ce qu’il conçoit et ce qu’il peut imaginer, n’autorise ici l’identification (reprise bégayante de « awe ») que pour l’annuler aussitôt dans le dépassement. Ailleurs, la narration se borne de même à indiquer le saut qualitatif de la sublimité comme passage d’un infra-beau à un ultra-beau : « […] this aesthetic leap from already brilliant sunsets to broad towering ruddled visionary skyscapes, tinged with dread » (170).The enormous dark mass moved like some death ship in a Norse legend, escorted across the night by armoured creatures with spiral wings. We weren’t sure how to react. It was a terrible thing to see […] But it was also spectacular, part of the grandness of a sweeping event […]. Our fear was accompanied by a sense of awe that bordered on the religious. It is surely possible to be awed by the thing that threatens your life, to see it as a cosmic force, so much larger than yourself, more powerful, created by elemental and wilful rhythms. This was death made in the laboratory, defined and measurable, but we thought of it at the time in a simple and primitive way, as some seasonal perversity of the earth like a flood or tornado, something not subject to control. Our helplessness did not seem compatible with the idea of a man-made event.
3 Ce spectacle de la nature déchaînée (dûment répertorié par Kant à partir de l’image canonique de la tempête océanique) n’est paradoxalement sublime que parce qu’il n’est pas naturel mais artificiel (« This was death made in the laboratory ») – c’est par l’artifice (mince valeur ajoutée du postmodernisme ?) que Jack Gladney retrouve ce saisissement nullement frelaté mais bien immémorial devant le déchaînement des météores (« we thought of it at the time in a simple and primitive way, as some seasonal perversity of the earth »). Faire, pour autant, de cette seule artificialité le signe d’une nouvelle catégorie sublime n’aurait que peu de sens, sinon celui d’un simple transfert esthétique. En quoi, le roman ne fait jamais que jouer sur ce registre rebattu de la beauté terrible issue de la technologie (beauté terrible du champignon atomique, des reflets mordorés du smog en baie de San Francisco, etc.). De façon plus pertinente, l’événement se lira dans une posture ironique comme artifice et apparentement forcé, jouant ouvertement sur les tropes du sublime. L’effroi qu’inspire la technologie n’est, en d’autres termes, « sublimé » (« Our helplessness did not seem compatible with the idea of a man-made event ») que parce qu’il est rabattu, faute de mieux, sur une rhétorique du sublime – dans l’écart se peuvent toujours lire la posture dérisoire du narrateur, son impuissance et son inconscience. Enfin, on relèvera de l’objet sublime qu’il est avant tout artificiel en regard de la logique événementielle jusque-là développée par la diégèse (transformant une simple chronique provinciale en un improbable « roman catastrophe »). Le degré d’improbabilité et d’invraisemblance dont est frappée cette péripétie déborde alors le cadre du récit pour marquer l’irruption d’un commentaire sur l’instabilité générique de la représentation. On recoupe ici l’Ereignis allemand qui signifie la rupture événementielle, l’incident inattendu ou le « coup de théâtre » – un événement dont la portée, la pertinence, est précisément d’échapper à la stricte nécessité du récit, de lui être consubstantiellement étranger.
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D’autre part, la mise en scène de cet événement tient autant de l’action elle-même (« They seemed to be spotlighting the cloud for us as if it were part of a sound-and-light show » [157]) que de la vision propre au narrateur, objet d’incessants déports sous l’effet répété de comparaisons (« The enormous dark mass moved like some death ship in a Norse legend », ou encore : « the cloud resembled a national promotion for death, a multimillion-dollar campaign backed by radio spots, heavy print and billboard, TV saturation » [157-158]). Nul moyen de faire le départ entre l’objet et l’expérience du sublime, d’apprécier la participation du sujet dans la réception de l’événement. Celui-ci est irréductiblement double. Le nuage est d’abord « ce qui arrive » absolument – pour Lyotard, c’est le propre du sublime de n’être que ce « qu’il arrive (quelque chose) au lieu de rien » (L’Inhumain 112). Son événement, s’il se conçoit comme supplément (arraché au vide : ex-venire, c’est « venir hors de »), s’accomplit et s’épuise entièrement dans l’espace de son apparition. Ensuite le nuage est « ce qui arrive » au héros-narrateur : il est ce contenu affectuel auquel le sublime est toujours réductible dès qu’il se laisse appréhender par la conscience narratrice et qu’il investit la représentation. Cette idée se renforce de l’inscription (impression et trace) de la masse nébuleuse (« nebulous mass » [280]) dans le corps irradié de Jack (« bearing the death impression of the Nyodene cloud » [154]) qui, par voie d’analogie et de métonymie, signifie la levée critique des frontières devant l’événement. Sous cet angle, le nuage donne également forme, en la justifiant, à cette angoisse de la mort omniprésente et obsessionnelle qui sature l’ensemble de la narration – mort jusque-là intangible ou abstraite (exemple des catastrophes télévisées dont se repaît régulièrement la famille Gladney). Ce phénomène de la cristallisation autoriserait plus avant l’inversion suivante : ce n’est pas tant le nuage en soi qui engendre l’effroi que la peur obsessive de la mort qui trouve soudain à investir une manifestation ad hoc sous les espèces terribles du nuage, prêtant à ce dernier des qualités ou des dimensions sublimes qu’il ne possède pas en propre. Dans la logique du récit, l’événement toxique vient d’ailleurs se substituer à cet autre « informe », la figure monstrueuse de Hitler (décrit avec pertinence comme « the whole huge nameless thing », « the massive darkness » [288]) qui fournit à cet universitaire, fondateur d’un « Department of Hitler studies », une étrange manière de protection. Comme l’explique DeLillo lui-même :
L’événement du nuage chimique (« airborne toxic event » [117]) est un événement de la multiplicité. Il se définit physiquement par des contours mouvants (« a shapeless growing thing » [111]), une instabilité foncière que dénote la labilité des formes qu’il revêt. C’est aussi, à la faveur des bulletins d’informations successifs diffusés par la radio, sous l’effet d’un ébruitement du sens, un événement avant tout linguistique qui mute graduellement tout en croissant en menace, se métamorphosant insensiblement à mesure qu’il défie la nomination. De volutes légères (« feathery plumes » [111]), il devient un épais nuage noir (« a black billowing cloud » [113]), puis finalement ce nuage hautement toxique (« a cloud of deadly chemicals » [119]). À chaque qualification ou attribution qu’il reçoit des médias, le texte sanctionne une nouvelle anamorphose. Enfin, l’événement que sa nébulosité formelle frappe d’incertitude ou d’inauthenticité, est un événement métaphorique qui ne cesse de se retourner réflexivement contre lui-même sous la forme d’une question : est-ce davantage qu’un effet du texte ? Parce qu’il est foncièrement indéterminé, le nuage apparaît aussi textuellement comme une forme d’hypotypose, cette figure qui consiste à livrer à la vue un objet qui corresponde analogiquement à un objet invisible [1]. Un analogon, un contrepoint imaginaire à une réalité absente – Lyotard parle ainsi de « présenter un analogue intuitif » (« L’Intérêt du sublime » [154]). Si de tels objets textuels ne disent pas le sublime (le sublime est hors du jeu de la représentation, il est plutôt ce par quoi la représentation s’enraye et défaille), ils sont, pour reprendre les termes de Jean-Luc Nancy, des « occasions pour penser le sublime » (Nancy 55).Gladney finds a perverse form of protection. The damage caused by Hitler was so enormous that Gladney feels he can disappear inside it and that his own puny dread will be overwhelmed by the vastness, the monstrosity of Hitler himself. He feels that Hitler is not only bigger than life, as we say of many famous figures, but bigger than death.
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Dans le sublime, la démesure est absolue [2]. Le sublime est par essence ce qui ne lie pas et n’ouvre sur rien (l’absolu n’est pas en relation). Celui qui l’éprouve ne dispose d’aucun comparant ni index sur lequel rabattre son émotion. Pourtant, comme le marque Derrida, « [est] sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit. Kant laisse s’introduire ainsi une comparaison, une Vergleichung, lieu de toutes les figures, analogies, métaphores, etc., entre deux ordres absolument irréductibles entre eux, absolument hétérogènes et dépareillés. Il jette un pont par-dessus le gouffre, entre l’imprésentable et la présentation » (Derrida 158). Ce que fait jouer DeLillo dans l’économie sémantique de White Noise, c’est essentiellement cette comparaison induite par le sublime dès qu’il est saisi par la conscience. En vertu de ce principe, il est tentant de mesurer le sublime en regard de ce qui a priori ne l’est pas, renvoyant par ce biais à une division rétrospective des « événements » du texte entre trivial et sublime, familier et étrange. Une phrase de Jack trace d’ailleurs une telle ligne de partage à l’aune même de l’événement toxique : « It’s an event all right. It marks the end of uneventful things. » (151) Pour Heidegger, l’épreuve du sublime est une « dé-familiarisation ». Comme le précise à ce propos Philippe Lacoue-Labarthe dans « La Vérité sublime » : « Dé-familiarité, dépaysement et dérangement, choc, simplicité, soustraction ou retrait : […] c’est le lexique même du sublime ou sa transcription dans l’idiome heideggérien. » (130) En faisant saillie, en cristallisant une étrangeté diffuse, le nuage apparaît comme l’événement central d’un récit jusque-là entièrement voué à l’enregistrement discontinu du trivial. Règne de l’anecdotique, du flottant, du mondain que la conscience narrative de Jack consigne adéquatement au fil d’une notation largement décousue et elliptique. L’épisode du nuage permet alors de convoquer le reste du récit, engageant une réévaluation du trivial, révélant aussi la sublimité cachée que renfermerait le familier. Dans le sillage proprement apocalyptique du nuage, Jack développe d’ailleurs une hypersensibilité aux phénomènes qui l’entourent. La revisitation du familier tiendrait au regard angoissé, source de métamorphose et d’événement (terreur mais aussi émerveillement), que Jack pose sur le monde (« A feeling of desperate piety swept over me. It was cosmic in nature, full of yearnings and reachings. It spoke of vast distances, awesome but subtle forces » [154]). On pense à cette circonstance où il entend sa plus jeune fille murmurer dans un demi-sommeil le nom d’un modèle de voiture « Toyota Celica » : « Two clearly audible words, familiar and elusive at the same time, words that seemed to have a ritual meaning, part of a verbal spell or ecstatic chant. » (155) L’occurrence de ce « bruit poétique », moment éloquent d’un « trivial sublime », détermine une resémantisation de cette pollution sonore à laquelle les consciences sont d’abord en butte. Frappé par la grâce d’une telle transformation, Jack peut alors évoquer « a moment of splendid transcendence » (155). Le commentaire de DeLillo va d’ailleurs dans ce sens, qui pointe l’idée d’une révélation infra-liminale, un « presque là » de la transcendance sublime :
Il est judicieux de reprendre ici la distinction établie par Heidegger entre peur et angoisse [3]. À la différence de la peur, l’angoisse n’a pas d’objet (elle ne se rapporte pas à un « étant intramondain »). Cette distinction reproduit d’ailleurs la fracture entre milieu familier (où règnent, comme dans White Noise, l’uniformité du quotidien, le cycle des saisons) et monde indéterminé – l’angoisse marquant ce passage dans le monde-contexte informe, à une réalité qu’on ne peut circonscrire, sans cause isolable, qui inspire un sentiment sourd et continu. Ce passage n’est possible qu’à la faveur de deux événements qui seuls contraignent le Dasein à se retirer : l’angoisse et l’anticipation de la mort. Chez Kant, le sublime dynamique n’inspire que la peur et l’idée consécutive du refuge – notion que le roman exploite à des degrés divers à travers l’intimité du couple (« I’ve gotten so used to her that I would feel miserably incomplete. We are two views of the same person » [100]), la famille (décrite par Jack comme un rempart contre l’hostilité du monde extérieur : « The family process works toward sealing off the world » [82]) ou l’idée du nombre (l’être provisoire de la foule forme un bouclier contre la mort : « Crowds came to form a shield against their own dying. To become a crowd is to keep out death » [73]). Pour reprendre la terminologie de Heidegger, l’épisode du nuage marque pour Jack Gladney la sortie hors de la quotidienneté déchéante et du mouvement de l’aliénation rassurante. À cette occasion, le rien révélé de l’angoisse (révélation du « sans-fond ») fait apparaître l’étrangeté du monde et engendre la rupture de la familiarité quotidienne, le sentiment soudain de ne plus être chez soi (« Un-zuhause »). Symptomatiquement, le nuage est le Devant-Quoi de l’angoisse, indéterminé et informe, la révélation du monde éprouvé justement dans toute son étrangeté, déclenchant chez Jack des affects ambigus (« un recul devant » ou bien « un repos sous une fascination » selon les formules de Heidegger), à la fois traumatisme et dépossession fascinée du sujet (« It was some secret festering thing, some dreamed emotion that accompanies the dreamer out of sleep » [128]).I think it is something we all feel, something we almost never talk about, something that is almost there. I tried to relate it in White Noise to this other sense of transcendence that lies just beyond our touch. This extraordinary wonder of things is somehow related to the extraordinary dread, to the death fear we try to keep beneath the surface of our perceptions.
6 En dehors même de cet événement problématique, la dynamique du regard angoissé, en tant qu’elle est un principe de métamorphose du monde dans le récit, ne laisse de nous renvoyer à la multiplicité des notations cursives de « l’étrange dans le familier même » qui interrompent si fréquemment la lecture, à ces lignes de fuite, véritables « Holzwege » du sens, qui offrent les contrepoints de résistance à une interprétation systématique ou monolithique – l’ultime péripétie du roman qui voit le jeune Wilder s’élancer en tricycle sur l’autoroute est, à ce titre, exemplaire du mystère inépuisable de ce texte.
Un sublime de la connexion
7 La structure narrative de Libra se déploie selon deux axes. On suit premièrement les vicissitudes biographiques de Lee Oswald (un chapitre sur deux), sorte d’électron libre dont la course folle de « running dog » défie l’exercice strict de la logique – il est comme le marque Frank Lentricchia : « an undecidable intention waiting to be decided » (201). Sa trajectoire aléatoire, par laquelle la petite histoire va faire bégayer la grande, en fait un principe d’incertitude pour le récit (« Lee Oswald existed independent of the plot » [178]). Une seconde chaîne de narration embrasse, en les alternant sur deux plans distincts, les développements du complot contre Kennedy et, en aval, quelque vingt-cinq ans plus tard, la recherche d’un analyste (Nicholas Branch) recruté par la CIA pour écrire l’histoire secrète de l’assassinat. Tout le roman se tient critiquement dans la collision de ces deux « plots », fictions concurrentes et anachroniques (l’une proleptique, l’autre analeptique) : le complot qui se trame en projetant son incidence historique, et le récit rétrospectif, pourvu d’une visée anamnestique, qui s’efforce de rétablir un ordre perdu de l’événement. D’une part, on brouille les pistes, on préfabrique constamment les ambiguïtés futures, en organisant soigneusement la polysémie de ce qui sera appelé à devenir archive – moment saisissant où, depuis une telle perspective, le comploteur de l’événement est à même d’envisager la figure à venir de l’historien, d’imaginer son travail de conjectures et d’infinis recoupements (« He envisioned teams of linguists, photo analysts […] Investigators building up chronologies » [78]). D’autre part, à l’autre extrémité temporelle du roman, alors que certains potentiels se sont actualisés dans l’;;intervalle, l’événement est devenu une trace partiellement indéchiffrable, une masse de documents lacunaires ou illisibles. Au point de jonction de ces deux récits, l’événement élusif de l’assassinat fait béance, il est un mystère de la connexion manquante et un vide à combler.
8 Constamment reclus dans ce qu’il nomme sa « room of theories and dreams » (14), l’analyste-historien Nicholas Branch apparaît au fil du récit de plus en plus solitaire et désespéré, submergé par la somme des documents qui ne cessent de s’amonceler autour de lui. En termes d’information, il a atteint une masse critique : « It is impossible to stop assembling the data. The stuff keeps coming. » (59) « The data are still flowing in […] The stuff keeps coming. » (377-378) Son incapacité à endiguer le flot des archives reflète l’affolement de l’Histoire comme il vérifie la faillite d’un certain paradigme historiographique. Sa position nous engage alors à une réflexion sur le cadre, sur la mesure du démesuré. Nicholas Branch (que son patronyme donne pour cette poussée en tous sens d’une arborescence) figure la mesure et la taille même (pour reprendre Derrida) de cet imprésentable de l’événement. Dans sa réflexion sur le colossal, Derrida rabat le sublime sur l’expérience du sujet qui l’éprouve dans sa petitesse même et qui en donne seul toute la mesure (Derrida 160-162). L’imagination, nous dit-il, a toujours deux tailles, « la taille de ce qu’elle délimite et la taille de ce qu’elle “dé-limite” […], de ce qui s’y libère de sa limite » (162). À travers le cadre, dans l’empan perceptif qui taille et détaille, se joue ainsi un retour en pouvoir du sujet sensible qui seul peut réfléchir en lui-même, en son dedans, la frontière extérieure. Branch dans Libra, coincé dans sa pièce des théories où s’accumule l’archive proliférante, est à la fois le cadre et le miroir de l’illimité. La question que le roman relance dès lors régulièrement est celle de la portion de l’événement que sa conscience (sa taille propre) encadre encore. À cet égard, Jean-François Chassay décrit très justement son tiraillement entre ce qu’il sait et ce qui excède son entendement : « Plongé dans un univers instable, l’individu voit son rapport au réel modifié à la fois par la relativité des choses et par la masse phénoménale d’informations reçues, la conviction d’un savoir local suscitant inévitablement le soupçon d’une ignorance globale. » (Chassay 105).
9 Le sublime mathématique a son origine dans l’impulsion vaine à représenter toute l’immensité du monde dans le monde, ou la totalité du langage dans le langage. À la différence du sublime dynamique, il repose, selon Kant, sur la catégorie de la quantité, et se définit comme le sentiment que provoque l’immensité du monde (magnitudo) qui n’est égale qu’à elle-même, portant en elle la seule mesure qui permette son évaluation (ce que Kant appelle sa « position absolue »). Devant l’immensité de la nature, c’est-à-dire le sensible pris dans son ensemble, l’esprit fait l’expérience des limites de l’ensemble de ses calculs [4]. Il ne s’agit pas tant du nombre des objets ou faits sensibles que du contexte dans lequel ils s’inscrivent. Ainsi entendue, l’extension infinie du monde sensible ou l’étendue infinie du langage, sont mathématiquement sublimes. Le monde que Branch essaie d’étreindre et de représenter apparaît bien à sa conscience comme un multiple, une forme interconnectée dans laquelle les faits sensibles sont pris, englobés et englués, dans un continuum compact et serré. Il éprouve ce chiasme entre langage et monde, ce sentiment d’une régression à l’infini (en l’occurrence, dans Libra, l’image dérivée de la régression métalinguistique) qui, selon Kant, offre l’image du caractère lacunaire de toute image possible, l’occasion de représenter le caractère inadéquat de la représentation. Par quoi, dans l’impossible synthèse, le roman s’éprouve d’abord lui-même, commence par se mesurer au monde et sonder ses propres limites.
10 Contrairement aux premiers récits de DeLillo qui tendent à s’articuler autour d’un centre menacé, doté de frontières fragiles que gagne une irrésistible érosion (on songe au terrain de jeu de End Zone, figure d’un ordre central que ronge, avant de l’envahir tout à fait, le désert alentour, ou encore au système central de Wall Street en perte de référentialité dans Players), Libra effectue un passage à une organisation excentrée, de type réticulaire ou rhizomorphique (modèle qui sera repris en partie dans Underworld où prévaut une même vision de l’Histoire comme tissu connectif). Pour combler les « blanks » de l’événement de Dallas, Libra se développe en une structure de l’informe et du tentaculaire, par annexions successives du réel (apport régulier d’archives à Nicholas Branch), faisant de la forme-réseau la modélisation de l’infini du monde et de ses possibles. Ce réseau du texte, qui se déploie en une multitude de flux d’informations, voit sans cesse ses limites se dissoudre, devenir caduques, et se remodeler suivant une expansion anarchique. Il possède en propre « ces principes de connexion, d’hétérogénéité, de multiplicité » que Deleuze et Guattari reconnaissent à « l’antimémoire » décentrée du rhizome (Deleuze et Guattari 19-21).
11 Dans Le Postmoderne expliqué aux enfants (25-26), Lyotard résume le différend qui oppose deux esthétiques du sublime. L’esthétique moderne, essentiellement nostalgique, fait de l’imprésentable du sublime un contenu absent, tout en préservant l’intégrité des formes de la représentation. L’esthétique postmoderne, à l’inverse, entreprend de mêler cet imprésentable à la présentation elle-même et cherche des formes nouvelles pour exprimer qu’il y a de l’imprésentable : « De là que l’œuvre et le texte aient les propriétés de l’événement » (26). Libra, tout en œuvrant dans une forme de narration stable, revendique une hypotextualité vertigineuse et instable : l’archive et, plus particulièrement, le célèbre rapport de la commission Warren (888 pages et vingt-six volumes d’annexes sur l’affaire Kennedy) dont il se donne problématiquement pour une émanation, une extension ou une excroissance, ou en termes deleuzo-guattariens, un plateau. Tel quel, le Rapport Warren est déjà, outre un défi permanent à la saisie interprétative, une « mise en plis » complexe non seulement de l’événement de Dallas mais aussi, suivant les principes de l’hypertexte, de proche en proche, par un constant processus d’infinies digressions dans le temps et l’espace, de glissements et de décentrages, de l’Amérique dans un contexte régulièrement étendu : « Everything belongs, everything adheres […] It is all one thing, a ruined city of trivia » (182). La source matricielle de Branch fuit effectivement de toutes parts, se révèle incapable de contenir le flux de données qui la traverse et l’ouvre irrésistiblement. Le document rhizomorphe s’étend ainsi insensiblement en tous sens et le débord permanent de données renvoie finalement à la complexité première du monde comme à son imprésentable (« Powerful events breed their own network of inconsistencies » [300]). On y perd constamment de vue l’objectif premier d’une structure signifiante. Les connexions entre les données sont lâches, de plus en plus ténues, noyées dans l’entropie hypertextuelle d’une « fiction » qui tend irrésistiblement à rivaliser avec le monde, tant par son ouverture temporelle que dans son extension géographique. À travers le Rapport Warren (que Libra cite d’ailleurs en ses pages, dans un geste éminemment critique d’incorporation directe, d’assimilation à son propre régime de fiction [182]), le monde continue de se déployer à l’infini et aucune image n’en permet l’accès. C’est là d’ailleurs le tour paradoxal de la proposition kantienne sur le sublime : ce qui fonde l’exposition est identique à ce qui est exposé. On retrouve, dans ce vertige de la coïncidence si cher à DeLillo, la problématique de la carte qui recouvre le territoire (pour exemple, cette variation dans Underworld : « Is cyberspace a thing within the world or is it the other way around ? Which contains the other, and how can you tell for sure ? » [826]).
12 Plus loin, le Rapport Warren a valeur, selon les mots de DeLillo, d’un dictionnaire de l’assassinat (« the Oxford English Dictionary of the assassination [5] ») qui comprendrait toutes les entrées de l’événement et qui devrait permettre à l’analyste de rétablir toutes les connexions. C’est à la fois un monde en soi (« a world within the world » : la formule est le leitmotiv de ce texte) et un métalangage. À deux reprises, il est aussi défini comme un roman joycien : « This is the Joycean Book of America, remember – the novel in which nothing is left out » (182). Cette assimilation, Libra l’étaie et la justifie indirectement (181-182) sur la base de critères tels que l’envergure ou le volume (« its millions of words »), la dimension polyphonique (« thousands of pages of testimony, of voices droning […] an incredible haul of human utterance »), la totalité systémique (« Everything belongs, everything adheres » ; « It is all one thing »), l’illisibilité partielle (« illegible documents »), les ruptures grammaticales, la mise en crise de la syntaxe (« lost to syntax and other arrangements »), l’interprétation problématique (« it resembles a kind of mind-spatter »), la forme poétique (« a poetry of lives muddied and dripping in language »). Ce document aurait ainsi un caractère infini d’œuvre-monde, avec ses zones de lumière et ses zones d’ombre, son ordre multiple et caché. C’est, pour reprendre la formule de Joyce, un « Chaosmos and Microchasm ». Donner ici le Rapport Warren pour un improbable roman joycien revient à dire que la représentation des faits se mêle d’imprésentable. C’est aussi entériner un nouvel apparentement, un autre codage : l’Amérique est tout entière contenue dans la figure du Rapport Warren dont Libra se donne, à travers le prisme de la composition joycienne (image en creux de Finnegan’s Wake), pour un agencement et une lecture impossibles.
13 Si le sublime est agrammatical, le réseau du monde représenté tient, quant à lui, au réseau de la phrase, autre tissu réticulaire. Le moment sublime marque alors ce point-limite où les phrases se défont (« lost to syntax »), où la représentation s’effondrant sur elle-même laisse simultanément pressentir le sens de la connexion et la totalité du monde premier qu’elle ne parvient pas à rendre lisible (« Everything belongs, everything adheres ») [6]. Selon Jean-Luc Nancy : « [L]e mode singulier de la présentation d’une limite, c’est que cette limite vienne à être touchée. Tel est en fait le sens du mot sublimitas : ce qui se tient juste sous la limite, ce qui la touche […]. L’imagination sublime touche la limite, et ce toucher lui fait sentir “sa propre impuissance” » (62). Présentation négative, évocation ou « présentation de l’imprésentable », suivant la formule de Lyotard, Libra pointe ce moment ou mouvement de l’enlèvement de la forme ou figure, décrit par Nancy (51-52), par lequel « l’informe aussi bien s’y découpe, sans prendre forme lui-même ». Le défaut même d’une forme mimétique ouvre ici à un sens supplémentaire : Libra fait fond (ou figure) de cette absence même de forme adéquate et joue de l’infini du réseau (une manière d’inscrire en creux l’infini de l’événement, son imprésentable en soi) afin de maintenir, à la marge, une continuité avec le monde.
Sublimité et simulation
14 Roman de la masse et de l’individu [7], de la multitude et de la solitude, Mao II explore les états limites de la conscience contemporaine, poussant celle-ci dans ses ultimes retranchements, éprouvant son degré de résistance aux systèmes qui ont barre sur elle. Dès l’ouverture du prologue, dans la présence à la foule (à la fois leitmotiv et emblème, figure répétée de l’indécidable présence-absence du sujet à ce qui l’abîme ou le dépasse), le roman articule une première proposition sur le sublime : le spectacle de la foule, de la masse surnuméraire, serait une épreuve de l’illimité et de la démesure dès lors qu’elle implique la disparition du visage, c’est-à-dire la défiguration des éléments uniques et singuliers qui la composent (en l’occurrence, un père cherche en vain à repérer sa fille lors d’un mariage de masse de la secte Moon au Yankee Stadium). Cette masse sans attribut ni prédicat recoupe ces traits que la tradition kantienne prête au spectacle sublime : absence de forme, illimitation, chaos ou indétermination. Avec l’éclipse du visage, dans cet horizon qui n’est jamais qu’illusion de la limite, l’entité sensible qui agglomère et confond prend l’apparence d’un être informe, nébuleux (la masse est une « nébuleuse opaque » selon les termes de Baudrillard) et monstrueux dans le fait même qu’il ne montre plus ses propres frontières, qu’elles soient internes ou externes (« They are one body now. An undifferentiated mass » [3]).
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Contrepoint à cette dissolution de la conscience dans le neutre du nombre (et variation sur le thème de l’aliénation), le roman trace jusqu’à leur point d’extinction les trajectoires solitaires, unies par une singulière solidarité sémantique, de deux écrivains. S’inscrivant dans cette logique éventuelle du « sans-destin » évoquée par Lyotard (L’Inhumain 125), ces trajectoires parallèles n’exploitent plus que ce drame du « il ne reste rien » d’après l’événement. À la fuite en avant désespérée du romancier Bill Gray répond en écho la régression immobile, l’inexorable chute dans l’oubli du jeune poète suisse, détenu en otage au Liban par un groupe terroriste. Le premier ne parvient plus à mettre en mots la terreur que lui inspire le monde, le second est empêché d’écrire, condamné à voir ses mots en esprit. De fait, c’est dans cette posture otage que le roman institue au mieux ce sans-destin, hors de l’événement, dans une sorte d’épilogue avant terme. Séquestré dans une cave obscure, recouvert d’une cagoule aveugle, coupé pour partie du monde sensible, l’otage se réduit à une conscience élémentaire. Son devenir éventuel s’enchaîne sur cette idée d’une imperceptibilité graduelle au monde et à soi-même. On pense à ce que Deleuze a écrit à propos de Film de Beckett, qu’à l’extinction des trois images élémentaires (action, perception, affection), quand le personnage meurt, il « commence à se mouvoir en esprit. […] Même le présent a disparu à son tour, dans un vide qui ne comporte plus d’obscurité, dans un devenir qui ne comporte plus de changement concevable » (Critique et clinique 39). Ce « devenir imperceptible », point d’orgue de nombre des romans de DeLillo, revêt en l’espèce la forme d’un « devenir simulacre » :
Cette image relayée par les satellites en étoiles est d’abord sublime dans l’ubiquité comme dans la terrible éternité (« an immortality ») que promet le simulacre et qui n’advient jamais que par l’éclipse du référent de chair – pas plus les médias que les terroristes n’ont encore besoin de l’otage quand, dans l’économie de ce récit, l’image est devenue la seule véritable monnaie d’échange. Réduit à quelques données numériques (« a digital mosaic »), simple flux de micro-impulsions électroniques (« lost in the wavebands, one more code for the computer mesh »), le sujet effectue mutatis mutandis ce passage de l’ordre du réel à un ordre du virtuel. Processus de disparition avancée : au lieu soustrait du monde (la cave) se substitue plus avant l’espace inassigné, sans topos ni chronos, de la simulation, avènement sublime d’une troisième sphère supra-sensible, entre conscience et monde. Comme l’écrit Edmond Couchot de l’image numérique :He had tumbled into the new culture, the system of world terror, and they’d given him a second self, an immortality, the spirit of Jean-Claude Julien. He was a digital mosaic in the processing grid, lines of ghostly type on microfilm. They were putting him together, storing his data in starfish satellites, bouncing his image off the moon. He saw himself floating to the far shores of space, past his own death and back again. But he sensed they’d forgotten his body by now. He was lost in the wavebands, one more code for the computer mesh, for the memory of crimes too pointless to be solved. Who knew him now ?
Décollée de son référent, l’image cybernétique est ici libérée, dispensée de ce devoir de signifier encore l’identité sensible de l’otage. Elle s’autonomise irrésistiblement du sujet, sanctionne plus avant son éjection du réel, comme elle « s’anonymise » dans le réseau qui la démultiplie. Elle ne renvoie plus à un événement mais à une simple éventualité du sujet réticulé. Comment celui-ci peut-il faire événement, manifester encore sa présence dans le dispositif simulacral qui relaie ce qu’il demeure de son identité ? Joseph Tabbi relève très justement à ce propos : « The terrorist power of DeLillo’s narrative comes from those moments when human bodies erupt into the placeless, selfless sphere of electronic transcendence. » (Tabbi 206) Ce nouveau soi (« a second self »), support numérique dont l’ont doté les médias, ajoute au monde la menace terrible d’une identité concurrentielle, négation à terme du support physique, qui nourrit cette crainte de l’otage que le monde ait finalement oublié son corps (« he sensed they’d forgotten his body by now »). Comme dans le reste du roman, l’image fait ici mortellement écran au corps. Dans cette non-coïncidence à soi qu’elle détermine, elle présente toujours cet avantage économique de se substituer à sa mortalité (« He saw himself floating to the far shores of space, past his own death and back again »). Cette image numérique, affranchie de toute adhérence au réel, n’est plus une trace analogique du sujet mais une synthèse hybride, un agencement ou un couplage. Le simulacre détermine un espace de dilution de la subjectivité et de participation à un tout où prévaut l’indistinction du sujet et de l’objet technique. « [Les] objets numériques sont par définition diamorphiques (entre deux formes), utopiques (sans lieu propre), uchroniques (sans temps propre, et donc imprésentables), sans identité fixe ni permanente. » (Couchot 224) À travers la promotion de ce simulacre, nouvelle image de l’informe et de l’instable dont l’événement n’est jamais que virtuel, Mao II pointe la limite sublime d’une représentation hors du temps et de l’espace.À la logique figurative de la représentation optique succède celle de la simulation. Dans la simulation, l’espace n’est ni l’espace physique où baignent nos corps et circule notre regard, ni l’espace mental produit par notre cerveau. C’est un espace sans lieu déterminé, sans substrat matériel – hors le brouillard électronique, bien réel lui.
16 Dans le saisissant contraste du hors-champ (sa figure majeure), le roman déserte la scène événementielle pour n’investir plus qu’un enjeu de l’éventuel et du contingent, se coulant dans une autre temporalité, celle de la conscience inquiète, en proie au doute et à la conjecture infinie. Par quoi, il organise cette confrontation nue et directe « du sujet et de l’abîme » dont Harold Bloom (reprenant Emerson : « for every seeing soul there are two absorbing facts, I and the Abyss ») nous dit, dans Poetry and Repression, qu’elle fonde le sublime américain. Par cette projection de soi (et hors de soi), la conscience otage se présente sub limine, au bord extrême d’un imprésentable. Cette image du double fantasmé est également une hypotypose, un contrepoint à une réalité invisible que l’otage ne pourrait envisager que dans la seule camera oscura de sa conscience. La différence majeure avec l’événement nébuleux de White Noise réside dans la perte du lien analogique. On l’a vu, le sentiment syncopé du sublime, résultant de ce que Kant appelle « l’hétérogénéité des facultés », signale l’achoppement et la rupture – ce que le sensible perçoit ne peut être rendu intelligiblement [8]. Lyotard parle aussi, en ce sens, de « la défaillance du réglage stable entre le sensible et l’intelligible » (L’Inhumain 138). L’épreuve de l’image simulacrale détermine ici une situation strictement inverse : ce que l’entendement de l’otage conçoit ne peut être rendu sensiblement par l’imagination, la terreur procédant justement de ce que l’otage ne peut à aucun moment fonder ni prolonger ce qu’il imagine dans un monde analogique de l’inscription sensible (« some way to sustain a thought, place it in the world » [110]). À l’opposé, son imagination ne peut pas davantage s’alimenter à une réalité qui n’existe pas, qui ne saurait lui être préalable et dont elle pourrait s’inspirer (« consuming what’s outside itself » [200]), la simulation n’offrant aucune prise ni support au travail de l’esprit. En d’autres termes, le « monde » vient ici doublement à manquer. L’image flottante, quant à elle, est un événement strictement impossible que le texte ne peut attribuer.
17 En un sens plus général, dans ce roman de l’absence (et plus précisément de cette modalité singulière qu’est l’absence au regard et son pendant, la visibilité ou l’exposition à outrance), DeLillo conduit une interrogation sur les différents processus d’échange et de circulation entre l’imagination et le monde. Un énoncé (valant aussi bien pour la situation de l’otage que pour le rôle de ses ravisseurs, la fonction des médias ou encore l’activité de l’écrivain) permet ici d’en dégager l’enjeu problématique : « the mind consum[es] what’s outside itself, replacing real things with plots and fiction » (200). Condamnée à épuiser la réalité, à remplacer le réel par la fiction, l’imagination demeure un questionnement de la présence de l’image au monde – comme prescription d’un déjà-vu ou reproduction à peine modifiée de ce qui est déjà (on rejoint le thème warholien du titre). Elle marque aussi une tentative de (re)penser le monde dans un sens radical : sans image extérieure, à partir du vide premier et de la ténèbre. La comparution s’effectue dans le passage répété de la vision à la visualisation, au fil d’un continuum d’images coalescentes (« slowly building chains of thoughts » [160]) – le texte tentant de se construire à partir de la perspective exclusive de l’otage dont la cécité est compensée à la faveur de contrepoints imaginaires. À défaut de voir, l’otage cagoulé est voué à deviner les regards posés sur lui, à pressentir la présence sensible de ce qui l’entoure. C’est en ce sens qu’il nous faudrait interpréter l’abus apparemment paradoxal de l’expression « to see » (« He had to see his thoughts to keep them coming » [202]). Visualiser, c’est en l’espèce créer un espace mental où inscrire et déployer réflexivement ses propres pensées. Ailleurs, pour « voir » son ravisseur, l’otage supplée au déficit de champ extérieur en donnant chair à la lettre, en tentant d’atteindre à cette image dénotative ou noétique du mot, gage d’ouverture sur le monde sensible perdu. En ce sens, la figure visée par l’écriture tiendrait à cette force de mobilisation ou de convocation du mot, sa puissance à actualiser, à donner éventuellement une consistance à l’éther de la langue (« [make it] shine with immanence » [154]). Cette condition de disponibilité (« a separate mental space » [200]) informe, ailleurs dans le récit, l’invention littérale de l’otage par Bill Gray, l’autre écrivain : « He tried to see his face in words, imagine what he looked like, skin and eyes and features, every aspect of that surface called a face, if we can say he has a face, if we believe there is actually something under the hood. » (204-205)
18 Comme chez Thomas Pynchon ou Richard Powers, la conscience du héros cherche inlassablement à construire une intelligibilité, un système de pensée alternatif, hors du mouvement chaotique de l’histoire. En butte à l’indéterminé du monde (le surnuméraire, l’indistinct ou l’informe, le virtuel), elle s’ouvre à une expérience terrible de la fusion avec un ordre plus grand qu’elle. Chez DeLillo, le vertige qui la saisit alors définit ce moment sublime de l’écart ou de la coïncidence à partir duquel la représentation abolit également ses limites, abdique et cède pour s’ouvrir, dans un geste ostensif, au monde qu’elle ne peut présenter. Selon Paul De Man, la référence pointée à ce sublime dans le monde suffit à ouvrir le langage au monde et à ne pas l’enfermer dans un tour solipsiste. Littéralement, la référence au sublime devient ici pour l’œuvre le moyen dialectique de coder et d’informer ses limites. Parce qu’elle renferme une figure opératoire de l’infini du monde, celle-ci s’assure cette propriété éversive qui potentiellement l’ouvre au dehors d’elle-même, lui permet de passer ce qu’elle représente à strictement parler pour atteindre et présenter ce qui l’illimite – dans Libra, par exemple, l’Amérique des années soixante identifiée à la totalité fragmentée et déliée du Rapport Warren. Ces trois « in-formes » (Lyotard) exemplaires qu’on a isolés (la masse nébuleuse, le rhizome, le simulacre) hypostasient ainsi trois moments du sublime à la faveur d’une représentation négative, par défaut, dans la défaillance même de toute comparution.
Bibliographie
Ouvrages cités
- Bloom, Harold. Poetry and Repression : Revisionism from Blake to Stevens. New Haven & London : Yale UP, 1976.
- Chassay, Jean-François. Fils, lignes, réseaux : Essai sur la littérature américaine. Montréal : Liber, 1999.
- Couchot, Edmond. La Technologie dans l’art : De la photographie à la réalité virtuelle. Paris : Jacqueline Chambon, 2002.
- DeCurtis, Anthony. “‘An Outsider in This Society’: An Interview with Don DeLillo”. Introducing Don DeLillo. Ed. F. Lentricchia. Durham & London: Duke UP, 1991. 43-66.
- Deleuze, Gilles. Critique et clinique. Paris : Minuit, 1993.
- Deleuze, Gilles & Félix Guattari. Rhizome. Paris : Minuit, 1976.
- DeLillo, Don. White Noise. London & New York: Viking Penguin, 1985; Libra. New York: Viking Penguin, 1988 ; Mao II. London & New York: Viking Penguin, 1991 ; Underworld. New York: Scribner, 1997.
- Derrida, Jacques. La Vérité en peinture. Paris : Flammarion, coll. « Champs », 1978.
- Heidegger, Martin. Être et temps. Trad. Emmanuel Martineau. Paris : Authentica, 1985.
- Kant, Emmanuel. Critique de la faculté de juger. Paris : Vrin, 1984.
- Lacoue-Labarthe, Philippe. « La Vérité sublime ». Du Sublime (ouvrage collectif). Paris : Belin, coll. « L’Extrême contemporain », 1988. 97-147.
- Lentricchia, Franck. “Libra as Postmodern Critique.” Introducing Don DeLillo. Ed. F. Lentricchia. Durham & London: Duke UP, 1991. 193-215.
- Lyotard, Jean-François. L’Inhumain. Causerie sur le temps. Paris : Galilée, coll. « Débats », 1988 ; « L’intérêt du sublime ». Du Sublime (ouvrage collectif). Paris : Belin, coll. « L’Extrême contemporain », 1988. 149-177 ; Le Postmoderne expliqué aux enfants : Correspondance 1982-1985. Paris : Galilée, 1988 ; Leçons sur l’analytique du sublime. Paris : Galilée, 1991.
- Nancy, Jean-Luc. « L’Offrande sublime ». Du Sublime (ouvrage collectif). Paris : Belin, coll. « L’Extrême contemporain », 1988. 37-75.
- Tabbi, Joseph. “From the Sublime to the Beautiful to the Political : Don DeLillo at Midcareer.” Postmodern Sublime : Technology and American Writing from Mailer to Cyberpunk. Ithaca & London: Cornell UP, 1995. 169-207.
Mots-clés éditeurs : D. DeLillo, Limite, Simulation, Sublime, Événement, éseau
Mise en ligne 01/10/2005
https://doi.org/10.3917/rfea.099.0054Notes
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[1]
Après Kant, Lyotard définit cet « échafaudage nommé “hypotypose”, “subjectio ad aspectum”, une soumission à la vue, l’opération de placer en vue, quand même, quelque chose qui corresponde (analogiquement) à un objet invisible. » (« L’intérêt du sublime », Du Sublime, 154).
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[2]
Pour reprendre Kant, le sublime exprime « ce qui est absolument grand » ou « ce qui est grand au-delà de toute comparaison » (Critique de la faculté de juger 87-88).
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[3]
Concernant cette distinction comme le développement qui s’ensuit, je renvoie au chapitre « La situation fondamentale de l’angoisse comme ouverture caractéristique de l’Être » dans Être et Temps (144-146).
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[4]
Jean-François Lyotard précise sur ce point que « devant cette Idée [la synthèse mathématique], le vertige de la pensée présentante se transforme en angoisse mortelle. L’imagination sombre dans le zéro de la présentation qui est la corrélation de l’infini absolu » (Leçons sur l’analytique du sublime 143).
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[5]
Entretien avec Adam Begley, « Don DeLillo – The Art of Fiction CXXXV », The Paris Review 128, 1993. (« […] there was the Warren Report, which is the Oxford English Dictionary of the assassination and also the Joycean novel. This is one document that captures the full richness and madness and meaning of the event. »)
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[6]
Deleuze et Guattari disent ainsi que « l’œuvre la plus résolument parcellaire peut être aussi bien présentée comme l’Œuvre totale ou le grand Opus » (Rhizome 15). Et si « le monde est devenu chaos […], le livre reste image du monde, chaosmos-radicelle, au lieu de cosmos-racine. » (17).
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[7]
Au sens large, Mao II peut s’apparenter à un réquisitoire contre tout ce qui porte atteinte à l’intégrité de la personne (psychologique à travers l’expérience aliénante des foules, sociale par le biais des « réfugiés » de Tompkins Square, physique et morale à partir du sort de l’otage suisse, personne privée par opposition à la figure publique à travers la réclusion et la fuite en avant de l’écrivain Bill Gray).
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[8]
Joseph Tabbi propose une lecture de ce passage de Mao II (et de l’enjeu croisé qu’il représente) à la lumière des catégories du sublime établies par Thomas Weiskel (The Romantic Sublime, 1976) : « The mind that alternately empties the world of meaning and consumes meanings outside itself repeats a familiar pattern in the discourse of the sublime – specifically, the alternation between metaphorical and metonymical poles in Weiskel’s analytic. In the first, metaphorical mode, “the absence of determinate meaning becomes significant” and the mind “resolves the breakdown of discourse by substitution,” in effect setting up a separate mental state of its own. “The other mode of the sublime may be called metonymical. Overwhelmed by meaning, the mind recovers by displacing its excess of signified into a dimension of contiguity which may be spatial or temporal” (Weiskel 28, 29) » (« From the Sublime to the Beautiful to the Political : Don DeLillo at Midcareer », in Postmodern Sublime. Technology and American Writing from Mailer to Cyberpunk, 205).