Couverture de RFEA_096

Article de revue

De la nécessité du désordre, ou les enjeux de l'informe dans The Land of Look Behind de Michelle Cliff

Pages 47 à 59

Notes

  • [1]
    Une partie de ce travail a été présentée le 16 mars 2002 à l’université Paris 8 dans le cadre du groupe de recherches Texte étranger (dir. Claire Joubert & Jean-Pierre Audigier). Les abréviations suivantes seront utilisées pour désigner les ouvrages de Cliff : LL (The Land of Look Behind), NTTH (No Telephone to Heaven), FE (Free Enterprise), HF (« History as Fiction, Fiction as History »), SMI (The Store of a Million Items).
    Je remercie Hélène Le Dantec-Lowry et Noël Dika pour leurs relectures et suggestions ; mes remerciements vont également à Benoît Aquereburu et J. Claude Dika pour leur assistance technique.
  • [2]
    Cité en épigraphe dans Drown de Diaz.
  • [3]
    J’emploie le terme « sauvage » à dessein ; il renvoie en effet aussi à Clare Savage, personnage central dans Abeng et No Telephone to Heaven, qui rappelle aussi la figure de l’auteur.
  • [4]
    J’emprunte ici le titre de l’essai de Chamoiseau.
  • [5]
    Voir, dans Rutherford, l’article d’Homi Bhabha intitulé « The Third Space » (207-212), ainsi que celui de Frances Angela, « Confinement » (71-73).
  • [6]
    Les propos de Dürrenmatt concernant la pratique de Stendhal pourraient convenir ici : « Cette remarque inscrite au début de l’exemplaire Chaper de La Chartreuse de Parme pose clairement le projet d’écriture stendhalien, qui tient d’abord dans une lutte de tous les instants contre l’irruption de la “phrase noble” […] » (Dürrenmatt 29).
  • [7]
    Lecture de Robert Antoni au Village Voice (Paris), le 1er mars 2001. Voir aussi Jamaica Kincaid qui, dans ses textes de 1995 et 1996, exprime de manière catégorique son refus d’allégeance à la belle langue.
  • [8]
    Voir Jean-Jacques Lapacherie (19) : « De quoi les “signes de ponctuation” sont-ils les signes ? » dans Dürrenmatt (9-22).
  • [9]
    J’emploie ce mot au sens où l’entend de Certeau : La tactique c’est « […] l’art de vivre dans le champ de l’autre » (1990, 43) ; « La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère » (1990, 59-60).
  • [10]
    Cliff est ce qu’on appelle une « white creole » ; elle évoque souvent dans ses entretiens les paroles familiales et son dilemme lorsque, petite fille, aux États-Unis, ses parents qui se définissaient d’ordinaire comme des blancs affichaient une identité de « noirs » en présence de Jamaïcains. C’est ce à quoi fait écho l’un des narrateurs anonymes de LL : « […] We are after all British […]. Cultivate normalcy. Street sameness. Blend in. For God’s sake don’t pile difference upon difference. It isn’t safe » (23).
  • [11]
    Le titre dit aussi l’intérêt pour la terre et établit une correspondance entre texte et lieu. Sur la thématique du regard en arrière et du texte comme territoire, le livre de Cliff n’est pas sans rappeler l’autobiographie d’Edith Wharton, A Backward Glance (notamment le chapitre « The Land of Letters ») et les propos d’Adrienne Rich : « Re-vision—the act of looking back, of seeing with fresh eyes, of entering an old text from a new critical direction—is for women more than a chapter in cultural history : it is an act of survival » (Rich 167).
  • [12]
    Voir aussi, dans le même ouvrage, le texte de Martin Winckler, notamment son analyse de la ponctuation comme manifestation de la voix singulière de l’auteur : « […] l’usage que j’ai fait de la ponctuation et de la typographie dans ce roman […] résulte peut-être de cela même qui m’a poussé à écrire : faire entendre ma voix au milieu d’un concert d’autres voix, dissonantes, concurrentes, cacophoniques » (177).
  • [13]
    Nous employons le terme « entreprise » à dessein, pour faire écho au dernier roman de Cliff, Free Enterprise, qui propose toute une variation autour de ce concept et en interroge les différents sens dans le contexte de l’histoire du continent américain.
  • [14]
    Les propos d’Éric Bordas sur la valeur du tiret chez Baudelaire sont éclairants et pourraient s’appliquer ici : « Le tiret a précisé son refus de la linéarité transitive, pour marquer iconiquement la brisure du discours à partir de laquelle tout reste à inventer, ordre et conduite. Le tiret s’élève ainsi contre l’arbitraire de toute énonciation, qui prétend imposer la durée d’une intelligence à des phénomènes plus subtils. » (« Fantaisie ponctuante de tirets ponctuels dans les “Essais & Nouvelles” de 1846-1847 de Baudelaire », dans Dürrenmatt, Ponctuation 152).
  • [15]
    Auteur de la préface à l’ouvrage de Joël Des Rosiers (XVII-XXX).
  • [16]
    Clare Savage, le personnage principal de No Telephone to Heaven, est, elle aussi, un être du fragment : « There are many bits and pieces to her, for she is composed of fragments » (NTTH 87). Pour une analyse historique du fragment dans le monde caraïbe, voir Lionnet (355).
  • [17]
    Cliff fait allusion à Keats, V. Woolf, Milton, Charlotte Brontë, Peter Botha, Winnie Mandela, etc, mais aussi à de nombreuses autres figures moins connues : Augusta Savage, Madame C. J Walker, Edmonia Lewis…
  • [18]
    Sur la fonction de la citation comme outil perturbateur, voir Samoyault (184) : « Écrire avec la bibliothèque, en la faisant apparaître, c’est une manière de rappeler l’extérieur à soi, de coller quelque chose de la vie dans l’art. La citation, diverses formes de collages et de bricolages ont ainsi pour but, non seulement de s’accompagner d’une mémoire de la littérature, mais encore de brouiller les frontières entre fiction, art et réalité. » ; voir aussi l’ouvrage de Compagnon.
  • [19]
    On songe ici au texte de Dillard, Pilgrim at Tinker Creek, où la figure de l’auteur se donne parfois à voir comme celle d’un parasite : « These parasites are our companions at life, wending their dim, unfathomable ways into the tender issues of their living hosts, searching as we are simply for food, for energy to grow and breed, […] Parasitism : this itch, […] is a sort of rent, paid by all creatures who live in the real world with us now […] Outright predators, of course, I understand. I am among them […] that the new is always present simultaneously with the old, however hidden […] I am aging and eaten and have done my share of eating too. » (Dillard 234-242)
  • [20]
    Voir l’article de Bhabha cité ci-dessus (212), ou celui de Tiphaine Samoyault.
  • [21]
    S’agit-il ici aussi de résister à l’ordre tyrannique de la mère en refusant de respecter les frontières ? Le terme « boundaries » revient fréquemment dans les propos des figures maternelles de LL : « Don’t overstep your boundaries/Act like you have a little sense /No, don’t overstep your boundaries, girl/Act like you have a little sense /Was the lesson my mama taught me / To live surrounded by a whiteman’s fence » (« Within the Veil » [LL 90]).
  • [22]
    Voir Ugo Dionne : « Points de chute, points de fuite. Rupture chapitrale et ponctuation » dans Dürrenmatt (261-286).
Parole d’eau salée, étrangère à la langue et comme incantatoire, qui ne cesse de la rendre plus profonde, à mi-chemin de l’origine et du monde.
Joël Des Rosiers XVI
The fact that I / am writing to you / in English / already falsifies what I / wanted to tell you. / My subject: / how to explain to you that I / don’t belong to English / though I belong nowhere else.
Gustavo Pérez Firmat [2]

1 Installée aux États-Unis depuis un certain nombre d’années après y avoir étudié ainsi qu’en Grande-Bretagne, Michelle Cliff, originaire de la Jamaïque, est un écrivain de « l’entre », auteur d’ouvrages appartenant à un genre intermédiaire entre la prose, la poésie, l’essai politique et l’autobiographie. Dans « A Journey into Speech », la préface de The Land of Look Behind, Cliff se définit, pour reprendre les termes qu’utilise l’une des voix narratives, comme une enfant du mélange (« child[ren] of mixture », [LL 109]), toujours entre deux mondes, deux espaces, deux couleurs : « halfway between poetry and prose, as I am halfway between Africa and England, patriot and expatriate, white and black » (LL 16). Posture acrobatique et inconfortable à laquelle le narrateur de la nouvelle « Monster » semble faire écho : « We live in America, as we will always call it, but are children of the Empire. St. George is our patron, his cross our standard. We are triangular people, our feet on three islands » (SMI 22). Naviguant entre le politique et le poétique (pour elle, l’un ne va pas sans l’autre), Michelle Cliff est, depuis ses débuts, à la recherche d’une forme autre, hybride, qui puisse traduire sa position ambiguë, voire schizophrène, au sein de la langue et de la culture impériales (Raiskin ; Cliff HF). C’est par le recours au désordre, à ce qu’elle nomme aussi « turbulence » (LL 14) ou « disturbance » (LL 62), que l’auteur va tenter de mettre en mots son étrangeté et créer une langue de « l’en-dehors » : les stratégies consistant à casser la forme et les genres, à bousculer la langue du royaume, de cet empire que le père de « Contagious Melancholia » nomme « the Untidy Kingdom » (SMI 31), deviennent alors essentielles ; en effet, l’anglais (« King’s English » [LL 13]) est certes le lieu d’autrui mais aussi celui que l’écrivain tente de faire sien. Une expropriation qui ne peut se faire que par le biais de l’indiscipline puisque, si l’on en croit l’un des personnages de Free Enterprise, il faut résister coûte que coûte à l’ordre tyrannique du pouvoir : « They [the Englishmen] had no respect for wildness ; they wanted to bring everything to order » (FE 48). À ce titre, The Land of Look Behind est tout à fait exemplaire dans sa forme (ou plutôt son absence de forme), sa langue et son contenu, des préoccupations esthétiques et identitaires de l’auteur. À maints égards, il semble être ce texte « sauvage [3] » (LL 13), indomptable, chaotique, expression de ses multiples « moi », qu’évoque l’écrivain dans la préface.

« Écrire en pays [autrefois] dominé [4] » ou la difficulté d(e s)’écrire

2 La préface de The Land of Look Behind, intitulée « A Journey Into Speech », aborde de front les difficultés de s’écrire, ou simplement d’écrire, que peuvent rencontrer les écrivains des ex-colonies. Leur cheminement s’y donne à voir comme un parcours rocailleux à la recherche d’une langue propre. L’écrit se doit d’être indocile, voire incorrect : lieu de résistance aux servitudes de la forme canonique. Il s’agit d’engendrer le texte insoumis d’un moi resté trop longtemps aphasique et sous tutelle. L’image de la « camisole » (LL 33) peut ainsi se lire comme étant la métaphore du carcan du langage de la norme. Dans l’un des fragments du recueil, « A History of Costume », le narrateur qui raconte et conteste les contraintes du costume féminin (« ornamental bondage » [LL 38]) rappelle l’auteur, figure rebelle qui s’insurge contre la « prison du langage » (cf. Jameson) et prône la nécessité d’effectuer le « voyage dans la langue » pour forger une langue de la rupture. Dans la préface, Cliff annonce sans détours que sa venue à l’écriture est aussi un départ : départ d’une prose de l’ordre, de la logique, de l’harmonie et de la fluidité.

3 Étrangère dans la langue-mère, c’est par le dérèglement imposé à l’anglais que Cliff choisit de rendre celui-ci atypique tout en demeurant à l’intérieur de ses frontières. En effet, l’auteur n’a pas recours à ce que l’écrivain Kamau Brathwaite choisit d’appeler « nation language » (plutôt que le créole), comme mode d’altération de l’anglais (Brathwaite History). Cliff se tourne vers le créole dans deux de ses romans, Abeng et No Telephone to Heaven, mais ici, dans cet ouvrage liminal, l’écrivain prend le parti de subvertir la langue du dedans pour créer ce que Homi Bhabha nomme le « troisième espace [5] », nouveau lieu hybride qui permet d’échapper au poids de l’ancien. Son recueil composite où résonnent des voix multiples témoigne d’une recherche inlassable de la dissonance et de la discordance. La défiance de l’auteur par rapport à la « belle langue » et au beau prend alors tout son sens [6] ; la beauté formelle peut être leurre et masque et il convient de s’en méfier. Les phrases répétitives, informes, ou tronquées qui foisonnent dans le recueil sont autant d’expressions du désir de l’auteur de mettre à mal la langue élégante et les us de la grammaire :

I felt my use of language and imagery had sometimes masked what I wanted to convey. It seemed sometimes that the reader was able to ignore what I was saying while admiring the way in which it was said.
(LL 16)
It is a beauty which can mask a great deal and which has been used in that way.
(LL 75)
S’ériger contre les exigences de la « belle langue » apparaît ainsi comme une pratique identitaire et non pas comme une démarche purement formelle ou expérimentale ; l’objectif est de rendre l’anglais étranger à lui-même. L’écrivain Robert Antoni (Trinidad) ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme : « I always resist the use of good English […] My purpose is to open up the language [7] ». Il y a en effet urgence pour nombre d’écrivains caraïbes contemporains à écrire l’écart et à créer un texte libéré, peu « convenable [8] », mais néanmoins expression de soi (Kincaid 1996). Pour Cliff, refuser les conventions de la « belle langue » c’est également dire non au culte du même et à la tactique [9] du passing, celle qui consiste à masquer ses origines, afficher une normalité rassurante et nier tout ce qui peut signifier différence, déviation voire déviance [10].

Le texte « sauvage »

4 The Land of Look Behind : d’entrée, le titre a-grammatical du recueil affiche une volonté de s’affranchir de l’ordre de la grammaire, des « légalités de la syntaxe » (de Certeau, I : 64). Or l’incomplétude du titre n’est pas qu’un écart par rapport à la syntaxe ; le titre inachevé renvoie aussi à des sens manquants ou tus et qui sont à restaurer, à un passé qui demeure souvent indéchiffrable : « Our lives are written in disappearing ink » (« Monster », [SMI 22]). L’irrévérence grammaticale ne concerne pas uniquement l’ordre linguistique ; elle signifie, fait signe, notamment à ce que Cliff appelle les « détails du passé non écrit » (« details of the unwritten past » [LL 33]). Le passé travaille l’œuvre de Cliff et ses personnages : « She is dwelling on the past ; she has no choice » (SMI 40). L’intrusion incessante, voire intempestive, des prépositions « behind » et « under » figure bien la prégnance du temps passé. Le titre lacunaire du recueil peut donc être aussi invitation au voyage : « voyage dans la langue » comme l’annonce le titre de la préface, mais également voyage de l’œil [11], celui d’un écrivain-voyageur qui a pour charge d’excaver, de réimaginer le passé et d’inverser ou de brouiller l’ordre du temps :

Traveling through my own time I often look back.
(LL 54)
How do we capture history that remains only to be imagined. That which has gone to bush, lies under the sea, is buried in the vacant lot of big cities […] It is through fiction that some of us rescue the American past […] our job is to imagine the unimaginable.
(Cliff, FE 199)
L’usage que fait Cliff de la ponctuation manifeste aussi son souci de perturber l’ordonnance de la phrase, de désarticuler l’anglais et de défaire l’étau du langage. La ponctuation devient enjeu primordial et lieu où s’inscrit la répudiation de l’ordre comme le suggère Jacques Dürrenmatt :
Labiles, fuyants, les « signes » jouent avec les lignes, échangent leurs emplois, naissent sans qu’on sache comment, se combinent, défient les normes qu’on veut leur imposer […] Instrument ou agent du rythme, du pouvoir, du silence dans toutes leurs dimensions, la ponctuation résiste, réclame qu’on écrive son histoire, qu’on en précise les enjeux, qu’on montre comment ses flottements sont constitutifs de toute interrogation sur la langue, de toute réflexion sur la création littéraire.
(La Ponctuation, avant-propos [12])
L’utilisation erratique de la ponctuation chez Cliff produit à la fois sens et non-sens. Les signes sèment le désordre et interpellent l’orthodoxie de la syntaxe. Entraves au sens, ils rendent The Land of Look Behind trouble, voire illisible. Ponctuer devient alors une entreprise [13] de sape. Les guillemets s’ouvrent et ne se referment pas ; le recueil passe d’ailleurs constamment de la phrase écrite à la phrase parlée sans qu’aucun marqueur n’indique le glissement d’un mode à l’autre. Les points d’interrogation ponctuent des énoncés affirmatifs ou manquent dans les phrases interrogatives. Les multiples tirets laissent le lecteur au bord du sens. Signe ambigu, le tiret contribue grandement à rendre le texte instable. Lien, il est aussi indice de rupture, d’absence voire de béance, marque qui perturbe l’ordre de la syntaxe, déplace ou usurpe les fonctions d’autres outils grammaticaux [14]. Les intrusions fréquentes des barres obliques (slashes), véritables entailles textuelles, violentent et hachent le texte et semblent être là pour figurer l’outrance et la turbulence : celles que fait subir l’auteur à la langue « maîtresse », mais également celles infligées par les tenants du pouvoir. Fréquemment utilisée pour séparer des phrases courtes, nominales, la barre oblique est marque double : elle signale le manque à dire, le silence imposé par les autorités de toutes sortes, mais elle est de surcroît le signe ostentatoire d’un refus de toute forme de hiérarchie au sein de la phrase ou l’arme défensive contre la langue institutionnelle, comme le suggère le poème emprunté à John Agard :
Around the periphery are those who would
enforce silence :
slicers/suturers/invaders/abusers/sterilizers/infibulators/
castrators/dividers/enclosers
(LL 33)
Dem accuse me of assault on de Oxford dictionary /
imagine a concise peaceful man like me/
dem want me serve time for inciting rhyme to riot
so mek dem send one big word after me
i ent serving no jail sentence
I slashing suffix in self-defence
i bashing future with present tense
and if necessary
I making de Queen’s English accessory/ to my offence
(Agard, cité dans Dabydeen 411)
Déroger à l’ordre de la grammaire consiste à rendre le texte toujours et encore incertain en brouillant les catégories. Comme le laisse entrevoir le titre, les mots ne respectent plus leur statut grammatical : les pronoms personnels ne désignent pas clairement ou sont évacués, les verbes sont absents ou font irruption sans sujets propres, et les prépositions sont rarement suivies de substantifs. L’un des passages de The Land of Look Behind donne à voir l’ambiguïté des pronoms qui règne dans tout le recueil et la nécessité de ne pas respecter l’ordre des choses : « I and Jamaica is who I am […] And Jamaica is a place in which we/they/I connect and disconnect—change place » (LL 76). Le lecteur est lui aussi contraint de réajuster sa position et ses pratiques, confronté qu’il est, pour reprendre les termes de Michel de Certeau (I, xiv), à des « phrases imprévisibles », expressions insignifiantes de prime abord mais qui minent l’ordre linguistique.

Digression/énumération/inventaire

5 Point de respect pour l’ordre de la phrase, point de respect non plus pour celui du récit. The Land of Look Behind est un livre du discontinu où la linéarité est constamment défiée. La disjonction est reine : lambeaux de phrases, paragraphes orphelins, parties dépareillées se côtoient. Dans un espace textuel où tout jure et s’entrechoque, Cliff fait fi de la logique et de la composition : juxtaposition et énumération remplacent le principe de causalité et évincent la phrase et le récit ordonnés. La juxtaposition digressive est le mode privilégié d’assemblage, et ce, même dans les sections qui affichent une ambition narrative. Pour l’essentiel cependant, le recueil de Cliff s’abstient de raconter une histoire : alignant des listes (de noms, d’objets, d’aliments), il devient souvent catalogue, inventaire-invention qui conteste la notion de « fabula » (Eco 130), anti-récit singulier qui parfois commémore, rappelle ou interpelle l’autre texte et projette le lecteur dans un espace (finalement ?) devenu peu familier (LL 24). Surgissent ainsi, au détour des sections, maintes listes de fruits, de légumes ou d’objets, balises parfois insolites pour le lecteur non averti. L’inventaire peut alors se lire comme étant une forme de témoignage ; il recense les restes d’une histoire en miettes, les bribes de souvenirs et des choses ordinaires. Dans l’œuvre de Cliff, l’objet ou l’aliment importe autant que le personnage car lui aussi retient et dit l’histoire informelle et invisible :

Something used by someone else carries a history with it. A piece of cloth, a platter, a cut-glass pitcher, a recipe.
(LL 21-22)
[…] Our historical moment was lost, so our tapestry is dissembled. Oh, it exists piece by piece. Some pieces have been buried with those who have passed on. Some are forgotten, misplaced.
(FE 192)
Il est aussi une autre façon de voir l’inventaire : la figure de l’auteur, à travers cette pratique, affiche son pouvoir de nommer et rivalise avec le personnage du colonisateur, notamment le botaniste tout puissant, qui a pu coloniser l’espace et les choses par l’imposition du nom (Kincaid, IH 153-166). L’inventaire se donne à lire comme un processus artistique et identitaire de réappropriation voire de réhabilitation. Pièce maîtresse du dispositif textuel, l’inventaire permettrait alors, pour reprendre les termes de Kathleen Gyssels [15], « d’investir la page, au sens de la créoliser » (Des Rosiers xxix), comme s’il fallait saturer le texte littéraire de termes jugés jusque-là peu dignes de paraître sur la page blanche. C’est ainsi que les ouvrages de Cliff font entrer massivement sur la scène textuelle les noms, récits, pratiques, objets, aliments ou plantes de la vulgate du « nouveau monde ».

Le texte en morceaux

6 Le recueil de Cliff n’est pas segmenté en chapitres : il assemble des sections disparates qui ne paraissent pas avoir de lien les unes avec les autres. L’une des parties, intitulée « Travel Notes », sorte de carnet de voyage, se présente sous la forme d’un ensemble de paragraphes extrêmement brefs (une à quatre lignes) et est emblématique de la forme morcelée du livre. L’aspect fragmentaire du recueil rappelle le « je » clivé qu’évoque l’auteur au seuil de l’ouvrage, et son travail d’écriture pour traduire ses « moi » dans la langue.

We are a fragmented people. My experience as a writer coming from a culture of colonialism, a culture of Black people riven from each other, my struggle to get wholeness from fragmentation while working within fragmentation, producing work which may find its strength in its depiction of fragmentation, through form as well as content, is similar to the experience of other writers whose origins are in countries defined by colonialism.
(LL 14)
La pratique d’écriture de Cliff ne doit nier aucune part de son être : « […] not to deny any piece of who I am » (Cliff, FE 276). L’omniprésence du fragment traduirait donc la difficulté de s’écrire et d’aller au-delà de ce que l’auteur nomme « speechlessness » (LL 12) [16]. Il en résulte ce « texte fou » (Plaza 9), désordonné, informe qui demeure par nécessité incomplet dans la forme et dans la langue :
Shorthand—almost—as memory and dream emerge; fast, at once keen, at once incomplete […]
(LL 16)
[…] It is like trying to remember a dream in which the images slip and slide. The words connect and disconnect and you wake feeling senseless.
(LL 23)
[…] I am trying to write this as clearly as possible, but as I write I realize that what I say may sound fabulous, or even mythic. It is. It is insane.
(LL 73)
Le sentiment de discontinuité qu’exprime ici la voix narrative est reflété dans la mise en page. Cliff a fréquemment recours à une présentation tabulaire dans le recueil, et la page se présente souvent sous la forme d’une liste de bribes de phrases ou de mots qui ébranle l’ordre horizontal de la lecture. Les alinéas et les espaces blancs utilisés sans modération aucune contribuent, eux aussi, à perturber une lecture linéaire. Ainsi le texte lacunaire et torturé de The Land of Look Behind désorganise l’espace de la page et celui du lecteur.

De l’usage du nom propre

7 The Land of Look Behind déroute et échappe aussi à l’ordre de la lecture parce qu’il est un texte du multiple. Noms propres ou génériques y abondent et n’ont aucunement pour vocation d’illuminer ou d’expliciter le recueil. Cliff nomme peu les lieux ou les « personnages » et laisse plutôt la primauté au générique. Elle se situe sans conteste dans la lignée des écrivains contemporains qui souhaitent évincer le personnage, mais ceci manifeste aussi son intérêt pour ceux qu’elle appelle les « gens inconnu[s] » (FE 6), les anonymes auxquels elle souhaite donner espace et voix. Raison pour laquelle il est difficile, voire inutile, d’essayer d’identifier le « je ». On songe à cet égard au « je » multiple, ouvert, libéré qu’évoque Kamau Brathwaite, un « je » divers qui, ayant perdu tout sens narcissique, peut être en empathie avec le monde (Brathwaite 119). Certaines sections du recueil de Cliff ont des résonances autobiographiques (« If I could write this ») ; dans d’autres, l’instance narrative demeure totalement indéterminée (LL 75-76). Au lecteur de tracer l’origine de cette voix narrative mystérieuse qui se confond avec d’autres voix. Le narrateur (auteur ?) de « Passing » nous indique d’ailleurs, en passant, qu’il avance masqué et sous « camouflage » (LL 19) : « It was never a question of passing. It was a question of hiding […] I know who I am but you will never know who I am » (LL 71).

8 Au refus de la nomination s’oppose une prolifération de noms propres. Étrangement, le nom propre n’est pas plus éclairant que le terme générique : l’auteur cite pêle-mêle des noms d’auteurs ou des textes connus ou inconnus [17]. Dans un espace textuel incertain, la présence du nom propre peut au prime abord rassurer le lecteur : l’érudit se sent à l’aise en côtoyant des références aux auteurs classiques, mais cette assurance est soudain perturbée par une irruption de noms, voire de prénoms sibyllins (ainsi la « Zora » que le lecteur rencontre au détour du texte est peut-être Zora Neale Hurston, et « Sister Lorraine » est peut-être Lorraine Hansberry). L’incertitude n’est jamais levée cependant et cela contribue à rendre le texte de Cliff mouvant, dérangeant, étrange(r).

Le texte de la « tique »

9 The Land of Look Behind regorge de citations ; emprunts qui ne sont nullement là pour faire l’éloge mais plutôt pour déloger. L’auteur cite textes ou paroles d’écrivains, définitions du dictionnaire, slogans, chants, titres de tableaux. La citation n’est pas utilisée comme un moyen de légitimation, mais plutôt comme un outil textuel qui sert à faire sortir la parole d’autrui de l’ordre où elle était ancrée et à la transformer en corps autre [18]. Cliff rend la citation étrangère en indiquant parfois ostensiblement qu’elle emprunte, mais en effaçant la source auctoriale : « (This was written about another garden) » (LL 50). La mise entre parenthèses de cet emprunt non référencé révèle le désir de l’auteur de déplacer l’original, voire de s’en affranchir. Camille Laurens définit la parenthèse comme étant un outil de liberté et ce signe semble bien avoir une fonction similaire dans le recueil de Cliff (Laurens 232). Si la citation chez Cliff peut être envisagée comme une pratique perturbatrice et libératrice, elle est aussi, sans nul doute, réflexion sur l’activité créatrice, déni de l’ordre de l’original, réappropriation et recyclage subversif du matériau littéraire [19]. En effet, par son usage outrancier, voire déplacé, de la citation le recueil de Cliff contrevient aux normes de bienséance du récit et malmène les lois des genres :

In Jamaica we are as common as ticks.
We graft the Bombay onto the common mango. The Valencia onto the Seville. We mix tangerines and oranges. We create mules.
(LL 22)
L’image de la greffe à laquelle fait allusion le narrateur de la section intitulée « Passing » rappelle le travail de Cliff, son propre « bricolage poétique » et sa prédilection pour l’hybride [20] : « To write as a Caribbean woman, (or man) […] means also, I think, mixing in the forms taught us by the oppressor, undermining his language and co-opting his style, and turning it to our purpose » (LL 14). L’étrangeté du recueil émane en effet de la nature hétéroclite du matériau utilisé. Comment ordonner ou lire un recueil qui assemble des bribes d’autobiographie, de poésie, d’essais politico-historiques, des fragments de rêve, des extraits de lettres, de chansons populaires, de réclames, d’inscriptions funéraires, un texte où se courtisent le « vrai », l’imaginé et le factice ? The Land of Look Behind est pluriel, lieu d’une collision entre le prosaïque (slogans, brochures touristiques) et un matériau plus « noble », plus lettré (poésie, lettres d’auteurs, citations d’ouvrages ou de dictionnaires). Devant cet espace composite, le lecteur s’interroge inlassablement sur la provenance et sur la pertinence des matériaux convoqués et rassemblés. Le titre de The Store of a Million Items, le dernier recueil de Cliff, paraît d’ailleurs refléter cette prédilection pour le multiple. La nouvelle éponyme semble suggérer que l’entrepôt est peut-être aussi métaphore des États-Unis, ce lieu immense qui regorge d’objets, matériaux et personnages de toutes origines et qui nourrit d’innombrables fictions. The Land of Look Behind pourrait également figurer cet espace hétérogène rempli d’articles divers, de r?its ordinaires ou célèbres qu 19;il convient de réhabiliter ou d’interroger. Dans cette optique, ne pourrait-on pas voir le recours à l’hybride comme une ultime tactique pour éroder, déborder les frontières entre les genres, entre la réalité et la fiction, le passé et le présent, je et les autres, pour rendre le recueil insaisissable, résistant à toute taxinomie littéraire [21] ?

Le texte inviolable

10 Dans ses entretiens, Cliff mentionne à plusieurs reprises un événement qui a censuré et retardé sa venue à l’écriture : la découverte de son journal par ses parents et la lecture publique qu’ils en firent ensuite devant tout le cercle familial (cf. Adisa et Schwartz). Ce n’est qu’à l’âge de trente ans que Cliff a pu se remettre à l’écrit. Les pratiques/tactiques de l’auteur trouvent peut-être leur origine dans ce vol premier du livre : l’auteur se doit d’écrire un livre intime mais aussi public, un texte qui demeure néanmoins secret, inviolable, encore et toujours énigmatique. De nombreuses voix critiques font référence au « moi caché » de l’écrivain caraïbe (Rohlehr 110) et à la nécessité historique qui le pousse à s’emmailloter et se cacher dans les couches de la langue (Lionnet 335). La prégnance de la thématique du camouflage (NTTH 100), l’opacité de The Land of Look Behind relèvent peut-être de la même urgence : se lover dans les creux et recoins d’une langue-refuge, d’une langue à soi, imprenable. The Land of Look Behind semble être cet espace de l’être, jardin secret semblable au jardin de la section « The Garden » (LL 48), abri du « je », mais également nid à défendre contre les assauts de l’extérieur :

Not a walled place—in fact, open on all sides./ Not secret—but private./A private open space […] so the plants become a metaphor of my own life and the powerful weeds (which seem to be able to endure anything) my mother’s and sister’s demands.
(LL 48)
L’espace blanc [22] saute fréquemment aux yeux du lecteur de Cliff, signe ostentatoire du manque et de la difficulté de la parole. Dans l’esprit de ce qu’écrit le poète Joël Des Rosiers, on pourrait lire ce signe comme étant le symptôme de la difficulté de l’écrivain caraïbe face à la langue : « il y eut un blanc à l’origine/cela relève du malheur/toutes en nous jusqu’à la langue maternelle sont étrangères […] nous séjournons dans ce blanc impossible/à éprouver/nous portons la langue ennemie » (Des Rosiers xxi). C’est sur cet espace blanc et sur le thème de la disparition que se clôt The Land of Look Behind, tout comme d’ailleurs No Telephone to Heaven (208). La fin du recueil ne révèle rien en effet ; l’excipit ne restaure aucune forme d’ordre, de logique ou de « vérité ». Le lecteur, à l’instar du narrateur, y demeure seul face à une figure masculine anonyme qui vient de disparaître, face à un silence et à une béance textuelle :
Stillness.
I can see by his eyes that he knows me.
That he has come all this way to tell me.
The street sounds he is gone.
(LL 119)

Bibliographie

OUVRAGES CITÉS

  • Adisa, Palmer Opal. “Journey into Speech—A Writer Between Two Worlds : An Interview with Michelle Cliff.” African American Review 28.2 (Summer 1994) : 273-281.
  • Brathwaite, Edward Kamau. History of the Voice: The Development of National Language in Anglophone Caribbean Poetry. New York : New Beacon, 1984 – Timehri (excerpt). in Hinterland : Caribbean Poetry from the West Indies and Britain. Ed. E.A. Markham. Highgreen : Bloodaxe, 1989. 117-120.
  • Certeau (de), Michel. L’Invention du quotidien : arts de faire. T.1. Paris : Gallimard, 1990 – L’Invention du quotidien : habiter, cuisiner. T. 2. Paris : Gallimard, 1994.
  • Chamoiseau, Patrick. Écrire en pays dominé. Paris : Gallimard, 1997.
  • Cliff, Michelle. Claiming an Identity They Taught me to Despise. New York : Persephone Press, 1980 – Abeng. New York : Crossing Press, 1984 – The Land of Look Behind. Ithaca, NY : Firebrand, 1985 – No Telephone to Heaven. [1987]. New York : Plume, 1996 – Bodies of Water. [1990]. New York : Plume, 1995 – Free Enterprise. [1993]. New York : Plume, 1994 – “History as Fiction, Fiction as History.” Ploughshare 20.2 (Fall 1994) : 196-202 – The Store of a Million Items. Boston : Houghton Mifflin, 1998.
  • Compagnon, Antoine. La seconde main ou le travail de la citation. Paris : Seuil, 1979.
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  • Des Rosiers, Joël. Théories caraïbes : poétique du déracinement. Montréal : Triptyque, 1996.
  • Diaz, Junot. Drown. New York : Riverhead, 1996.
  • Dillard, Annie. Pilgrim at Tinker Creek. [1974]. New York : Harper, 1998.
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  • Jameson, Fredric. The Prison House of Language : A Critical Account of Structuralism and Russian Formalism. Princeton, N. J : Princeton UP, 1972.
  • Kincaid, Jamaica. “Introduction.” Best American Essays. Ed. Jamaica Kincaid. New York : Houghton Mifflin, 1995. xii-xv – “Jamaica Kincaid : From Antigua to America.” Frontiers of Caribbean Literature in English. Ed. Frank Birbalsingh. London : MacMillan, 1996. 138-151 – “In History.” My Garden (Book) : New York : Farrar, Straus & Giroux, 1999. 153-166.
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  • Lionnet, Françoise. “Of Mangoes and Maroons : Language, History, and the Multicultural Subject of Michelle Cliff’s Abeng.De-Colonizing the Subject : The Politics of Gender in Women’s Autobiography. Ed. Sidonie Smith & Julia Watson. Minneapolis : Minnesota UP, 1992. 321-345.
  • Plaza Monique. Écriture et folie. Paris : PUF, 1986.
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  • Rich, Adrienne. “When We Dead Awaken : Writing as Re-Vision.” Adrienne Rich’s Poetry and Prose. Ed. Barbara Charlesworth Gelpi & Albert Gelpi. New York : Norton, 1993. 166-177.
  • Rutherford, Jonathan, ed. Identity : Community, Culture, Difference. London : Lawrence & Wishart, 1990.
  • Samoyault, Tiphaine. « L’hybride et l’hétérogène ». L’art et l’hybride. Collectif. Saint-Denis : PUV, 2001. 175-187.
  • Schwartz, Meryl F. “An Interview with Michelle Cliff.” Contemporary Literature 34.4 (Winter 1993) : 595-619.
  • Walcott, Derek. “The Muse of History”. [1974]. The Routledge Reader in Caribbean Literature. Ed. Donnel Alison & Sarah Lawson Welsh. London : Routledge, 1996. 354-358.
  • Wharton, Edith. A Backward Glance. [1934]. New York : Library of America, 1993.
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Mots-clés éditeurs : Hybride, Bricolage, Inventaire, Greffe, M. Cliff, ésordre, Fragmentation

https://doi.org/10.3917/rfea.096.0047

Notes

  • [1]
    Une partie de ce travail a été présentée le 16 mars 2002 à l’université Paris 8 dans le cadre du groupe de recherches Texte étranger (dir. Claire Joubert & Jean-Pierre Audigier). Les abréviations suivantes seront utilisées pour désigner les ouvrages de Cliff : LL (The Land of Look Behind), NTTH (No Telephone to Heaven), FE (Free Enterprise), HF (« History as Fiction, Fiction as History »), SMI (The Store of a Million Items).
    Je remercie Hélène Le Dantec-Lowry et Noël Dika pour leurs relectures et suggestions ; mes remerciements vont également à Benoît Aquereburu et J. Claude Dika pour leur assistance technique.
  • [2]
    Cité en épigraphe dans Drown de Diaz.
  • [3]
    J’emploie le terme « sauvage » à dessein ; il renvoie en effet aussi à Clare Savage, personnage central dans Abeng et No Telephone to Heaven, qui rappelle aussi la figure de l’auteur.
  • [4]
    J’emprunte ici le titre de l’essai de Chamoiseau.
  • [5]
    Voir, dans Rutherford, l’article d’Homi Bhabha intitulé « The Third Space » (207-212), ainsi que celui de Frances Angela, « Confinement » (71-73).
  • [6]
    Les propos de Dürrenmatt concernant la pratique de Stendhal pourraient convenir ici : « Cette remarque inscrite au début de l’exemplaire Chaper de La Chartreuse de Parme pose clairement le projet d’écriture stendhalien, qui tient d’abord dans une lutte de tous les instants contre l’irruption de la “phrase noble” […] » (Dürrenmatt 29).
  • [7]
    Lecture de Robert Antoni au Village Voice (Paris), le 1er mars 2001. Voir aussi Jamaica Kincaid qui, dans ses textes de 1995 et 1996, exprime de manière catégorique son refus d’allégeance à la belle langue.
  • [8]
    Voir Jean-Jacques Lapacherie (19) : « De quoi les “signes de ponctuation” sont-ils les signes ? » dans Dürrenmatt (9-22).
  • [9]
    J’emploie ce mot au sens où l’entend de Certeau : La tactique c’est « […] l’art de vivre dans le champ de l’autre » (1990, 43) ; « La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère » (1990, 59-60).
  • [10]
    Cliff est ce qu’on appelle une « white creole » ; elle évoque souvent dans ses entretiens les paroles familiales et son dilemme lorsque, petite fille, aux États-Unis, ses parents qui se définissaient d’ordinaire comme des blancs affichaient une identité de « noirs » en présence de Jamaïcains. C’est ce à quoi fait écho l’un des narrateurs anonymes de LL : « […] We are after all British […]. Cultivate normalcy. Street sameness. Blend in. For God’s sake don’t pile difference upon difference. It isn’t safe » (23).
  • [11]
    Le titre dit aussi l’intérêt pour la terre et établit une correspondance entre texte et lieu. Sur la thématique du regard en arrière et du texte comme territoire, le livre de Cliff n’est pas sans rappeler l’autobiographie d’Edith Wharton, A Backward Glance (notamment le chapitre « The Land of Letters ») et les propos d’Adrienne Rich : « Re-vision—the act of looking back, of seeing with fresh eyes, of entering an old text from a new critical direction—is for women more than a chapter in cultural history : it is an act of survival » (Rich 167).
  • [12]
    Voir aussi, dans le même ouvrage, le texte de Martin Winckler, notamment son analyse de la ponctuation comme manifestation de la voix singulière de l’auteur : « […] l’usage que j’ai fait de la ponctuation et de la typographie dans ce roman […] résulte peut-être de cela même qui m’a poussé à écrire : faire entendre ma voix au milieu d’un concert d’autres voix, dissonantes, concurrentes, cacophoniques » (177).
  • [13]
    Nous employons le terme « entreprise » à dessein, pour faire écho au dernier roman de Cliff, Free Enterprise, qui propose toute une variation autour de ce concept et en interroge les différents sens dans le contexte de l’histoire du continent américain.
  • [14]
    Les propos d’Éric Bordas sur la valeur du tiret chez Baudelaire sont éclairants et pourraient s’appliquer ici : « Le tiret a précisé son refus de la linéarité transitive, pour marquer iconiquement la brisure du discours à partir de laquelle tout reste à inventer, ordre et conduite. Le tiret s’élève ainsi contre l’arbitraire de toute énonciation, qui prétend imposer la durée d’une intelligence à des phénomènes plus subtils. » (« Fantaisie ponctuante de tirets ponctuels dans les “Essais & Nouvelles” de 1846-1847 de Baudelaire », dans Dürrenmatt, Ponctuation 152).
  • [15]
    Auteur de la préface à l’ouvrage de Joël Des Rosiers (XVII-XXX).
  • [16]
    Clare Savage, le personnage principal de No Telephone to Heaven, est, elle aussi, un être du fragment : « There are many bits and pieces to her, for she is composed of fragments » (NTTH 87). Pour une analyse historique du fragment dans le monde caraïbe, voir Lionnet (355).
  • [17]
    Cliff fait allusion à Keats, V. Woolf, Milton, Charlotte Brontë, Peter Botha, Winnie Mandela, etc, mais aussi à de nombreuses autres figures moins connues : Augusta Savage, Madame C. J Walker, Edmonia Lewis…
  • [18]
    Sur la fonction de la citation comme outil perturbateur, voir Samoyault (184) : « Écrire avec la bibliothèque, en la faisant apparaître, c’est une manière de rappeler l’extérieur à soi, de coller quelque chose de la vie dans l’art. La citation, diverses formes de collages et de bricolages ont ainsi pour but, non seulement de s’accompagner d’une mémoire de la littérature, mais encore de brouiller les frontières entre fiction, art et réalité. » ; voir aussi l’ouvrage de Compagnon.
  • [19]
    On songe ici au texte de Dillard, Pilgrim at Tinker Creek, où la figure de l’auteur se donne parfois à voir comme celle d’un parasite : « These parasites are our companions at life, wending their dim, unfathomable ways into the tender issues of their living hosts, searching as we are simply for food, for energy to grow and breed, […] Parasitism : this itch, […] is a sort of rent, paid by all creatures who live in the real world with us now […] Outright predators, of course, I understand. I am among them […] that the new is always present simultaneously with the old, however hidden […] I am aging and eaten and have done my share of eating too. » (Dillard 234-242)
  • [20]
    Voir l’article de Bhabha cité ci-dessus (212), ou celui de Tiphaine Samoyault.
  • [21]
    S’agit-il ici aussi de résister à l’ordre tyrannique de la mère en refusant de respecter les frontières ? Le terme « boundaries » revient fréquemment dans les propos des figures maternelles de LL : « Don’t overstep your boundaries/Act like you have a little sense /No, don’t overstep your boundaries, girl/Act like you have a little sense /Was the lesson my mama taught me / To live surrounded by a whiteman’s fence » (« Within the Veil » [LL 90]).
  • [22]
    Voir Ugo Dionne : « Points de chute, points de fuite. Rupture chapitrale et ponctuation » dans Dürrenmatt (261-286).
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