Notes
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[1]
L’évangélisme (Evangelicalism) est un courant théologique et social conservateur dont les origines sont la Réforme du xvie siècle et les Réveils des xviiie, xixe et xxe siècles. En suivant l’historien David W. Bebbington, on peut définir l’évangélisme par quatre traits distinctifs : la conversion (changement de vie sous l’effet de l’expérience religieuse), l’activisme (engagement militant), le biblicisme (la Bible est reçue comme « Parole de Dieu ») et le crucicentrisme (thème central de la Croix). Voir Bebbington 1989 -17.
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[2]
Le fondamentalisme est né à la fin du xixe siècle en réaction aux tendances modernistes au sein du protestantisme américain. Il représente une protestation sociale et théologique contre les valeurs de la modernité, perçues comme un danger pour la foi chrétienne. Les fondamentalistes partagent des convictions communes avec les évangéliques mais en diffèrent par la manière plus radicale dont ils expriment ces convictions. Si tous les fondamentalistes sont des évangéliques, tous les évangéliques ne sont pas des fondamentalistes. Pour une approche comparative, voir Marsden 1991.
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[3]
En voici quelques exemples : Colorado Christian University, Kentucky Christian College, Oklahoma Christian College, Pensacola Christian College, Trinity Christian College. Notons qu’une telle appellation est source de confusions, en ce qu’elle rend particulièrement difficile la distinction entre les institutions fondamentalistes et les institutions évangéliques.
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[4]
L’Old Deluder Act, loi votée par le Massachusetts et le Connecticut en 1647, obligeait les villes à prévoir des établissements d’enseignement. Les puritains considéraient le salut comme l’aboutissement d’une quête individuelle pour laquelle chaque personne devait être en mesure de lire et de comprendre la Bible.
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[5]
Voir également Montagutelli 2000 17-38.
-
[6]
De 1878 à 1898, cent quarante millions de dollars furent versés aux établissements d’enseignement supérieur par des hommes d’affaires, tels que Johns Hopkins, Leland Stanford, Ezra Cornell, James Duke.
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[7]
On ne saurait omettre de souligner le rôle de la réforme pédagogique initiée par John Dewey dans la révolution de l’enseignement supérieur.
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[8]
Apparu au xixe siècle en Allemagne, le libéralisme théologique s’appuyait sur les acquis apportés par l’histoire, l’archéologie et la philologie, afin de distinguer les dimensions littéraires et philosophiques des textes sacrés. Cette approche exégétique est généralement appelée « haute critique ».
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[9]
Les Missionary Training Schools avaient la particularité de dispenser une formation rapide organisée en deux ans.
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[10]
Les fondamentalistes estimaient que l’ouverture d’esprit, la tolérance et l’adaptation au modernisme, qui caractérisaient le « néo-évangélisme », portaient préjudice à l’orthodoxie chrétienne. Pour ses défenseurs, le « néo-évangélisme » est tout simplement la réaffirmation, moins sectaire et donc plus œcuménique, des fondements de la foi chrétienne. En 1942, fut créée la National Association of Evangelicals, qui marqua la rupture entre fondamentalistes et « néo-évangéliques ». Mais c’est à partir des années cinquante que la situation de schisme définitif devint évidente.
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[11]
Le 3 mars 2000, l’actuel président de la Bob Jones University – Bob Jones troisième du nom – annonce sur CNN la suspension du règlement interdisant les rendez-vous galants entre étudiants de races différentes. Pour justifier sa décision, il évoque des raisons théologiques. Mais on peut également penser que des raisons financières étaient pour beaucoup dans cette décision.
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[12]
Après avoir été prédicateur itinérant, Oral Roberts débute à la radio en 1947, et en 1954 à la télévision, avec une émission qui s’appelle Oral Roberts and You. En 1956, Jerry Falwell fonde à Lynchburg, sa ville natale, la Thomas Road Baptist Church. C’est à partir de 1967, après l’installation d’un équipement de télévision dans l’église, que le culte dominical devient le fondement de l’émission, désormais intitulée The Old Time Gospel Hour. En 1960, Pat Robertson achète une station de télévision, située à Portsmouth dans le Sud de la Virginie. Baptisée Christian Broadcasting Network, la station démarrera l’année suivante avec un programme religieux quotidien, le 700 Club.
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[13]
En 1989, la moitié des diplômés sortis de Liberty étaient spécialisés dans le commerce et les sciences de l’éducation, alors que le nombre de diplômés en études religieuses ne représentait guère que 10 % (Schultze 512).
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[14]
Rappelons que dans cet ouvrage, Pat Robertson fait de la haute finance juive, incarnée par Nathan Mayer Rothschild, Paul Warburg, Jacob Schiff, le centre de gravité de la conspiration judéo-maçonnico-communiste (123-125).
1 Actuellement, il y a aux États-Unis près de neuf cents universités et colleges d’obédience évangélique [1] et fondamentaliste [2], qui, dans certains cas, s’identifient tout simplement comme étant « chrétiens » [3]. Les premiers établissements de ce genre remontent au xixe siècle, alors que les plus récents datent des années soixante et soixante-dix. Au cours de ces deux décennies, furent créées une cinquantaine d’universités fondamentalistes, au rang desquelles figuraient Liberty University, Regent University, Oral Roberts University. Se situant au point de rencontre de deux logiques opposées – celle de la tradition et celle de la modernité –, ces « nouvelles » universités s’évertuent à concilier les revendications pluralistes de la modernité et les impératifs moraux et doctrinaux de la foi fondamentaliste. Plus généralement, elles reflètent la manière dont les fondamentalistes cherchent à s’adapter aux exigences de la société moderne.
2 Pour comprendre la spécificité de ces universités – les fruits d’une continuité typiquement américaine – ainsi que les principes qui les sous-tendent, il faut, dans un premier temps, restituer le contexte historique dans lequel elles s’enracinent, à savoir la période allant des origines coloniales de l’enseignement supérieur américain jusqu’aux années soixante et soixante-dix, en passant par la révolution universitaire et le Bible School Movement. En prenant Liberty et Regent comme exemples, on s’interrogera ensuite sur les motifs de l’adaptation des fondamentalistes à la modernité. Il conviendra enfin d’en évaluer l’impact.
Des origines à la création du Bible School Movement
L’hégémonie du religieux
3 L’enseignement supérieur américain est consubstantiel à l’établissement des colonies anglaises en Amérique du Nord. Les premiers colons calvinistes avaient à peine commencé à s’installer autour de Boston qu’ils fondèrent Harvard College (1636). Quelques années plus tard, ils votèrent des lois instaurant un système rudimentaire de scolarité obligatoire [4]. En 1693, fut créé le second college, William and Mary College, en Virginie. En 1701, la Yale Collegiate School fut fondée dans le Connecticut. Vinrent ensuite Princeton (1746), Columbia (1754), l’université de Pennsylvanie (1755), Brown (1765), Rutgers (1766) et Dartmouth (1769). De ces neuf colleges créés avant 1776, seule l’université de Pennsylvanie n’avait pas des origines religieuses, encore qu’elle passât, peu avant la Révolution, sous contrôle anglican. Jusqu’à la fin de la guerre de Sécession, les communautés religieuses exerçaient un pouvoir hégémonique sur l’enseignement supérieur américain.
4 Pendant la période coloniale, les groupes religieux les plus actifs furent les Presbytériens et les Congrégationalistes, suivis des Méthodistes et des Baptistes. D’autres dénominations d’inspiration protestante – Luthériens, Épiscopaliens, Quakers et Universalistes – créèrent ensuite leurs propres établissements. Les Catholiques ne devinrent vraiment actifs que vers le milieu du xixe siècle lorsque les immigrants catholiques venus d’Europe, en particulier d’Irlande, commencèrent à affluer. La très célèbre University of Notre Dame dans l’Indiana fut fondée en 1842.
5 Les premières institutions d’enseignement supérieur avaient vocation à préparer les jeunes habitants des colonies à assumer leurs devoirs civiques et à être des citoyens droits et honnêtes. Elles étaient également destinées à former les ministres du Culte qui allaient pouvoir prendre la relève de la première génération venue d’Angleterre. Ces objectifs continuèrent à être poursuivis longtemps après l’indépendance de la jeune nation américaine. Malgré la prépondérance de l’impératif civique, le college était, jusqu’à la veille de la guerre de Sécession, moins un lieu d’enseignement qu’un lieu de culte. Le caractère religieux y était très marqué : enseignement religieux dominant et assiduité aux offices obligatoire.
6 La gestion des établissements était assurée par des instances religieuses : enseignants et administrateurs étaient pendant longtemps membres du clergé. Dans les établissements protestants, les laïcs furent rapidement majoritaires bien que la tradition d’élire un clerc comme président subsistât longtemps. Ce ne fut qu’en 1899 que l’université de Yale élut un laïc et le président de Princeton fut un religieux jusqu’en 1902 (Cohen-Steiner 1993 123) [5].
7 Souvent pauvres et mal encadrés, les colleges souffraient de manque de moyens et vivaient d’expédients pour ne pas péricliter. Les quatre-cinquièmes des établissements fondés avant la guerre de Sécession avaient cessé d’exister à partir de 1900. La situation commença à changer dès 1862, date à laquelle le président Abraham Lincoln signa la loi Morrill (Land-Grant College Act) attribuant à chaque État 12 000 hectares de terres fédérales pour chaque parlementaire siégeant au Congrès. La vente de ces terres devait permettre la création de colleges spécialisés dans l’enseignement de l’agriculture et de la mécanique. C’est ainsi que naquirent les « Agriculture and Mechanics Colleges », chargés de former des techniciens de l’agriculture, des ingénieurs et le personnel enseignant des écoles secondaires.
La révolution de l’enseignement supérieur américain
8 En 1869, Charles William Eliot devient président de Harvard. Il est communément admis que cette date marque le début de la révolution de l’enseignement supérieur américain, qui s’étendra jusqu’au début du xxe siècle. La révolution est financée non pas par les Églises, qui sont jusqu’ici les principaux bailleurs de fonds, mais par les subventions prévues par les lois Morrill (1862 et 1890) et surtout par l’aide généreuse de ceux qu’on appelait les « barons de l’industrie » [6]. Par le pragmatisme, la spécialisation, la professionnalisation et la sécularisation dont elle est porteuse, la révolution universitaire provoque la restructuration institutionnelle et pédagogique de l’université américaine, qui s’accompagnera du recul de l’instruction religieuse et de la perte de l’emprise des clergymen.
9 L’une des conséquences majeures de la révolution universitaire fut la création, dans la première moitié du xxe siècle, d’un grand nombre d’établissements comprenant des universités d’État, des universités privées, des écoles à vocation agricole, des instituts de technologie, des fondations privées et publiques, qui répondaient aux objectifs commerciaux et militaires du pays. En outre, certains anciens colleges privés, tels que Yale, Princeton et Columbia, furent transformés en universités. Un réseau de chercheurs se développa et les relations entre scientifiques et techniciens s’intensifièrent. Chaque université voulait avoir pour elle les meilleurs chercheurs et attirer le plus grand nombre d’étudiants. L’enjeu n’était plus la propagation de la foi, mais l’obtention de diplômes menant au succès matériel ici-bas.
10 S’inspirant du modèle allemand, les universités américaines favorisèrent la recherche, devenue « the jewel in the university’s crown » selon l’expression de Mark A. Noll (1979 10). Ainsi les expériences scientifiques en laboratoires commencèrent-elles dès les premières années d’études. On fit également appel aux nouveaux diplômés des écoles européennes, et en particulier des écoles allemandes. À la fin du xixe siècle, on estimait à 10 000 le nombre d’Américains ayant suivi des études de haut niveau en Allemagne. Ces nouveaux diplômés remplacèrent progressivement les universitaires héritiers de l’époque coloniale. Une plus grande liberté fut accordée tant aux enseignants qu’aux étudiants qui pouvaient désormais suivre les formations de leur choix. En vertu du principe de la liberté de l’enseignement (academic freedom), la responsabilité pédagogique incombait entièrement aux enseignants, qui se devaient dans le même temps de faire de la recherche, devenue un important critère de recrutement et d’avancement. Enfin, la direction des établissements fut soumise, à partir des années 1870, à un conseil d’administration qui déléguait ses pouvoirs à un président [7].
La réaction des anti-modernistes : le Bible School Movement
11 Indéniablement, l’enseignement supérieur américain s’éloigna de la religion pour se rapprocher de la science et de la rationalité technico-scientifique. Cette évolution résolument moderniste ne manqua pas de susciter l’indignation des fondamentalistes qui y virent une menace à la fois pour leur identité et pour la foi chrétienne. En réaction à la progression du libéralisme théologique [8] au sein du protestantisme évangélique – progression symbolisée par l’infiltration du libéralisme dans les séminaires de tendance conservatrice –, les fondamentalistes entreprirent d’établir un réseau d’établissements, ayant pour objectif de former aussi bien des pasteurs, des évangélistes, des missionnaires que des laïcs engagés. Outre les anciens colleges qui restèrent fidèles à leurs origines fondamentalistes, tels que Wheaton College, Westmont College, Geneva College et Taylor University, on vit apparaître de nouvelles institutions, les Bible Schools (appelées aussi Bible Institutes), ainsi que les Missionary Training Schools, parmi lesquelles se trouvaient le Nyack Missionary Training Institute (1882), le Moody Bible Institute (1886), la Boston Missionary Training School (1889) et le Bible Institute of Los Angeles (1908) [9]. Le tout formait le Bible School Movement, un mouvement inter-dénominationnel à dominante fondamentaliste regroupant des Baptistes du Sud, des Méthodistes, des membres des Assemblées de Dieu et des Églises du Christ. Dans les années vingt et trente, les écoles bibliques devinrent les hauts lieux du fondamentalisme. « Thus », conclut Virginia Lieson Brereton, « Bible schools helped fundamentalism adapt to urban America, and thereby contributed to the movement’s effectiveness » (Brereton 1984 122).
12 En toute logique, les programmes des Bible Schools s’articulaient autour de l’étude de la Bible. Ainsi certains cours étaient-ils obligatoires : étude de la Bible, études pastorales, éducation chrétienne, « missiologie ». Méfiants à l’égard des études approfondies de l’Écriture et de la théologie dogmatique qui occupaient une place de choix dans les séminaires théologiques de tendance libérale, les Bible Schools abordaient la Bible en toute simplicité de manière à ce qu’elle soit à la portée de tous. Pour ce qui est de l’enseignement des sciences sociales, rigueur et circonspection étaient en revanche exigées, afin d’éviter toute remise en cause de la véracité et de l’inspiration divine de la Bible. En plus des cours, tous les étudiants devaient assister au service dominical et faire de l’évangélisation de rue.
13 En augmentation constante depuis 1880, le nombre d’écoles et d’instituts bibliques est passé de 32 en 1920 à 120 en 1948 (Schultze 1991 495). Cette expansion s’est poursuivie dans les années d’après-guerre. Dans le même temps, certaines écoles bibliques sont devenues des Bible Colleges, alors que d’autres se sont transformées en Christian Liberal Arts Colleges. Compte tenu de la diversité de ces établissements, il est difficile d’en connaître le nombre exact. Mais on estime que le Bible School Movement compte environ neuf cents établissements dont plus de la moitié sont des Bible Colleges. En suscitant l’attention des journalistes et des spécialistes des sciences sociales, la participation active, dans les années quatre-vingts, des protestants conservateurs à la vie politique a donné à l’enseignement supérieur évangélique et fondamentaliste une plus grande visibilité.
Wheaton College et Bob Jones University
14 Le Bible School Movement s’efforce en permanence de préserver sa crédibilité et sa respectabilité, notamment en veillant à ce que ses normes d’excellence soient respectées. C’est dans cette optique que fut fondée en 1947 l’Accrediting (devenu American) Association of Bible Colleges (AABC). D’autres associations du même type furent créées, telles que le Christian College Consortium (1971) et la Christian College Coalition (1976). Dès lors que la poursuite de l’excellence requiert souplesse et adaptabilité, il s’ensuit qu’au fil du temps, l’hostilité à la modernité finit par s’atténuer. C’est notamment le cas de Wheaton College – fondé en 1850 à Wheaton dans l’Illinois – qui, pour sauvegarder sa respectabilité intellectuelle, théologique et sociale, fit preuve de tolérance, de modération et d’adaptabilité. En se plaçant dans une logique, qualifiée de « moderniste » par les fondamentalistes les plus radicaux, Wheaton College, qui fut pourtant longtemps considéré comme « the foremost fundamentalist college in the nation » (Carpenter 1997 22) aurait fait œuvre d’apostasie. Un tel jugement n’est compréhensible que s’il est mis en relation avec les divisions internes qui déchirèrent la communauté évangélique et qui se soldèrent dans les années quarante par un schisme entre fondamentalistes et évangéliques modérés, désormais appelés « néo-évangéliques » [10]. Pour Carl McIntire, le porte-drapeau des forces dures du fondamentalisme, ce changement d’attitude était un signe indubitable du ralliement de Wheaton College aux néo-évangéliques, d’autant plus que les principaux chefs de file du courant néo-évangélique, à savoir Carl F. H. Henry, Edward J. Carnell et Billy Graham, étaient diplômés de Wheaton. La création au sein de cet établissement de l’Institute for the Study of American Evangelicals et surtout du Billy Graham Center ne fit rien pour rapprocher les points de vue fondamentaliste et néo-évangélique ; au contraire, elle constituait, aux yeux des fondamentalistes, une preuve supplémentaire de l’existence d’une connivence entre Wheaton College et les néo-évangéliques.
15 Contrairement à Wheaton, Bob Jones University (fondée en 1927), parmi bien d’autres établissements ultra-fondamentalistes, est aujourd’hui encore connue pour son sectarisme et son séparatisme théologique, d’où son auto-définition de « world’s most unusual university » (Dalhouse 1996 2), qui reste d’actualité, en dépit de quelques signes d’assouplissement, tels que la récente suspension du règlement interdisant aux étudiants de races différentes de se courtiser, au sein de l’université [11]. Tout comme son grand-père et ensuite son père, l’actuel président – Bob Jones, troisième du nom – persiste à rejeter l’accréditation par des organismes séculiers qu’il assimile à une compromission avec la modernité.
Conciliation de la tradition et de la modernité
16 Pour virulente que fût la réaction des fondamentalistes à l’encontre de l’accommodement de Wheaton College au modernisme, cela n’a pas empêché certaines universités fondamentalistes, créées dans les années soixante et soixante-dix, d’être en parfaite adéquation avec la société moderne. Les plus célèbres d’entre elles sont Liberty University, créée par Jerry Falwell et située à Lynchburg en Virginie ; Oral Roberts University (ORU), mise en place par le pasteur Oral Roberts et située à Tulsa dans l’Oklahoma et Regent University, fondée par Pat Robertson à Virginia Beach en Virginie. Il s’agit d’universités indépendantes, c’est-à-dire qu’elles ne se rattachent à aucune dénomination particulière. Elles sont l’œuvre de pasteurs qui se sont, le plus souvent, fait connaître par leur activisme politique. Figure de proue de la nouvelle droite chrétienne, Jerry Falwell est le fondateur de l’ex-Moral Majority (1979-1989), un lobby politico-religieux qui a soutenu le candidat républicain Ronald Reagan aux élections de 1980 et de 1984. Pat Robertson, candidat malheureux aux élections primaires du Parti républicain pour la présidence des États-Unis de 1988, est l’inspirateur de la Christian Coalition, un puissant groupe de pression. Outre la politique, ces pasteurs sont des télévangélistes, qui, pour produire leurs émissions, se servent des moyens audiovisuels les plus sophistiqués [12]. Il n’est donc pas surprenant que pour financer la construction de leurs universités et en assurer le fonctionnement, ils n’hésitent pas à lancer des appels de fonds, d’autant plus que l’auditoire auquel ils s’adressent est largement supérieur au nombre de fidèles de la plus grande des églises conventionnelles. En mettant les moyens de communication de masse au service de l’éducation, les télévangélistes se situent d’emblée dans une logique foncièrement moderniste, en s’appropriant les produits de la modernité. Ajoutons enfin que Jerry Falwell et ses confrères sont des entrepreneurs à la tête de véritables empires comprenant des lieux de culte, des bureaux, des hôtels, des studios de télévision, des hôpitaux et des résidences de luxe.
17 Mais la singularité essentielle des « nouvelles » universités tient à l’effort qu’elles déploient afin de concilier les exigences des temps modernes en matière de formation de haut niveau avec les impératifs de la foi chrétienne. Sans renoncer à leurs convictions théologiques anti-modernistes, Falwell, Robertson et Roberts acceptent volontiers d’adapter leurs institutions aux besoins de la société contemporaine en formations spécialisées et orientées vers des carrières professionnelles.
18 Pourquoi acceptent-ils de s’adapter aux nouveaux besoins ? Une première explication tient à la cadence toujours plus rapide du changement social et culturel qui appelle l’adoption de méthodes pédagogiques nouvelles. La deuxième raison, c’est qu’il y a de plus en plus de parents qui veulent la meilleure éducation possible pour leurs enfants, une éducation pratique qui les prépare à l’entrée dans la vie professionnelle. Mais ils exigent aussi que cette formation se déroule dans un environnement religieux, de façon à ce que leurs enfants ne perdent pas leur âme. Le plus souvent, il s’agit de parents conservateurs qui rejettent l’enseignement public, sans être pour autant sectaires. Ce double souci est perceptible à travers les devises choisies par les nouvelles universités fondamentalistes. Ainsi Liberty University a-t-elle pour devise : « Challenge Your Mind… Build Your Faith » (http:// www. liberty.edu). C’est donc pour donner satisfaction à ces parents et conquérir un public le plus large possible que ces universités proposent des formations professionnelles, telles que la médecine, la comptabilité, le journalisme, le droit, la gestion des entreprises, le commerce, tout en promouvant une théologie fondamentaliste. Ce faisant, elles apportent la preuve qu’une bonne formation, efficace et utile n’est pas incompatible avec la morale chrétienne traditionnelle. Enfin, en répondant aux attentes du public, Liberty, Regent et les autres cherchent à gagner de l’argent. Comme les autres entreprises commerciales, ces universités dépendent des lois économiques de l’offre et de la demande et doivent conquérir des parts de marché pour survivre. Il importe donc qu’elles soient reconnues et accréditées par des organismes séculiers, sachant que l’accréditation est une garantie officielle de qualification.
Liberty University
19 Liberty University, sans conteste l’entreprise universitaire fondamentaliste la plus performante, illustre bien la rencontre de la tradition et de la modernité, de la foi et du savoir. Avant de se vouloir université, l’établissement avait commencé plus modestement avec le lancement en 1971 du Liberty Baptist College. Pour réaliser ce projet, Falwell avait fait appel aux compétences d’Elmer Towns, ancien président du Winnipeg Bible College et membre de la commission d’accréditation de l’American Association of Bible Colleges. Mais les ambitions du pasteur Falwell ne s’arrêtèrent pas là : en 1972, il créa Liberty Baptist Seminary ; en 1976, il mit en place l’enseignement par correspondance. En 1981, cet ensemble fut transformé en université, aujourd’hui nommée Liberty University.
20 Lors de l’inauguration du Liberty Baptist College, Jerry Falwell déclara : « We’re trying to build a Fundamentalist Harvard here » (Lee 1983 10). Les premiers cours furent donnés dans l’Église de Thomas Road. Après avoir acheté successivement quelques maisons – situées aux alentours de son église –, puis le Virginian Hotel – sis en plein centre ville – pour y loger ses étudiants, Jerry Falwell choisit, en 1985, la Candler’s Mountain (devenue Liberty Mountain) comme site définitif pour son université, qui compte aujourd’hui une bonne trentaine de bâtiments (Schultze 506). Au début de l’année 1988, Falwell se retire de la Moral Majority, qui sera dissoute l’année suivante, pour se consacrer entièrement à son église, à son université et à ses émissions de télévision.
21 Pour financer la construction de l’université et en assurer le fonctionnement, il fallait des dizaines de millions de dollars. Falwell réussit à les obtenir grâce à son programme télévisé, Old Time Gospel Hour, mais aussi grâce à la générosité de donateurs fondamentalistes, tels que Tom Phillips, Wayne Booth, Bill Burrus. En signe de reconnaissance, Falwell fit graver le nom de tous les mécènes sur un monument, Liberty Bell Monument, érigé au centre du campus universitaire (Falwell 1987 306-11 & 375-78).
22 Comme Regent et ORU, Liberty fait partie des principales associations universitaires régionales. En visitant le site Internet de Liberty University, on apprend que l’université et ses diplômes sont reconnus par la Commission on Colleges of the Southern Association of Colleges and Schools. Fort de cette accréditation, le chancelier Falwell se donne pour tâche d’attirer les milliers de jeunes issus de familles aussi bien évangéliques que fondamentalistes, sans oublier le million d’homeschoolers, ces jeunes enfants qui, au lieu d’aller à l’école, reçoivent une éducation à domicile, sous la responsabilité de leurs parents.
23 Au fil des années, Liberty University s’est développée considérablement : de 154 étudiants en 1971, elle est passée à 5 000 (dont 30 % étaient baptistes du Sud) en 1989 (Schultze 507). Mais on est bien loin des 50 000 prévus par Falwell (Lee 1983 10-11). Liberty possède un complexe sportif comportant un stade d’une capacité de 12 000 places. Source de fierté et de revenus aussi bien pour Liberty que pour les autorités locales, ce complexe vise essentiellement à attirer le plus possible d’étudiants. C’est d’ailleurs dans cette perspective que Falwell décide de recruter le célèbre entraîneur de football américain, Sam Rutigliano. Pour mettre fin à la polémique suscitée par cette décision, Falwell dira que ce recrutement a pour seul objectif de faire de Liberty University une « université qui gagne » (Schultz 509).
24 Liberty est bien plus qu’une simple école de formation pour futurs pasteurs ; elle compte sept instituts : un institut d’études générales, une faculté de sciences religieuses, un institut de commerce et de sciences politiques, un institut de communications, un institut d’informatique, une école normale et un institut des arts et sciences [13]. C’est dans ce dernier que sont enseignées – à côté de disciplines « profanes » comme la chimie et les mathématiques – l’histoire, la philosophie et la biologie, qui reflètent nettement les convictions théologiques de Falwell et sa volonté de rupture avec les valeurs dominantes de la modernité et de « l’humanisme laïc ». Tous les étudiants doivent avoir suivi le cours obligatoire intitulé « Histoire de la vie » qui présente la théorie de la création divine de l’homme comme l’expression de la vérité. Par ailleurs, le centre d’études créationnistes et le musée d’histoire de la terre et de la vie œuvrent vigoureusement à la promotion de cette vision de l’origine de l’homme.
25 Avant d’être engagés, les futurs enseignants doivent attester non seulement de leurs compétences à enseigner mais aussi et surtout de leur foi en Jésus-Christ en tant que Fils de Dieu, Seigneur de l’humanité et Sauveur personnel. En plus, ils doivent faire serment que leurs opinions religieuses sont conformes aux doctrines de l’Église de Falwell. Enfin, celui-ci exige que tous les enseignants en poste à Liberty versent la dîme à la Thomas Road Baptist Church (Schultze 509).
26 Il en va de même des étudiants qui, une fois admis, doivent signer sur l’honneur leur croyance en Jésus-Christ comme Seigneur et Sauveur, ainsi qu’un code de conduite, valable aussi bien sur le campus qu’à l’extérieur. Ce code exige, entre autres, que les étudiants assistent aux cours en habits du dimanche. On ne saurait tolérer la moindre expression de concupiscence à Liberty : les dortoirs ne sont pas mixtes et une stricte surveillance y est exercée ; le French kiss est prohibé et toute relation sexuelle entre étudiants non mariés sanctionnée par l’exclusion. Le baiser sur la joue est cependant toléré et les couples sont autorisés à se tenir par la main.
27 Le projet de Jerry Falwell ne s’inscrit pas dans une logique de couvent : on ne se coupe pas du monde, on le transforme ; on ne rejette pas la modernité, on essaie de la dominer et la « christianiser ». À Liberty, le cinéma, la télévision et la radio sont couramment utilisés comme outils pédagogiques. Les étudiants publient un hebdomadaire, The Liberty Champion, et produisent des émissions pour le circuit interne de télévision. Jerry Falwell pense que c’est dans le domaine de la culture de masse que la bataille contre la sécularisation sera gagnée.
28 Pour son fondateur, Liberty doit constituer une tête de pont pour hisser la bannière du Christ. Tout en formant les étudiants à des professions « laïques » – médecins, journalistes, hommes et femmes d’affaires –, on les imprègne de l’idéologie et des valeurs fondamentalistes. En quittant l’université, ces cadres fondamentalistes partiront à la conquête de la société pour la « rechristianiser ». Ils constitueront une « contre-élite » qui produira les valeurs dominantes et les normes éthiques de l’Establishment. On retrouve là encore le refus d’une modernité dont les logiques sont senties comme étrangères, aliénantes et destructrices de l’identité individuelle et familiale.
29 Liberty encourage ses enseignants à faire de la recherche, notamment en augmentant les fonds destinés à cet effet et en leur accordant des congés sabbatiques. Elle invite aussi des conférenciers de grand renom, tel que le théologien néo-évangélique Carl F. H. Henry. Malgré tous ces efforts, Liberty n’a rien de comparable avec les grandes universités américaines, telles que l’université de Chicago, ou encore l’université de Georgetown, sans parler d’Harvard ou de Yale. À cela plusieurs raisons. D’abord, Liberty n’a pas les moyens pour recruter des universitaires de grande renommée. En 1989, seulement la moitié des enseignants de Liberty étaient titulaires d’un doctorat (Schultze 509). D’autre part, il lui manque une grande bibliothèque qui puisse répondre aux besoins des étudiants de troisième cycle et les équipements nécessaires pour la recherche scientifique de haut niveau. Enfin, il semblerait que la personnalité très controversée de Falwell « made it difficult for the university to establish its academic integrity in American higher education » (Schultze 510) Les liens entre Jerry Falwell et la Moral Majority étaient fort dommageables à l’image de Liberty : « Both the public and the wider academic community associated Liberty with Falwell and the Moral Majority » (Schultze 510). En définitive, l’accès de Liberty au club très fermé des universités de pointe est pratiquement impossible.
Regent University
30 Fondée en 1978 à Virginia Beach en Virginie, la Christian Broadcasting Network University (CBNU) – rebaptisée Regent University en 1990 – est installée sur des espaces jouxtant les studios de la chaîne de télévision religieuse, Christian Broadcasting Network, qui devient plus tard The Family Channel. Les bâtiments abritant les facultés sont de construction traditionnelle en briques, de style « colonial » de Virginie. Le cadre boisé et les pelouses rappellent les campus des grandes universités de Nouvelle-Angleterre.
31 La construction de Regent University était, pour une grande partie, financée par le Christian Broadcasting Network ; le reste des fonds provenait de donateurs aussi célèbres que la famille Coors, connue pour son soutien à la nouvelle droite politique et religieuse. C’est ce qui explique qu’Holly Coors, la veuve de Joe Coors, siège au conseil d’administration de cette université. Ces largesses sont d’autant plus récurrentes que les comptes de Regent sont souvent dans le rouge. En 1988, la fondation Aldolph Coors lui versa la somme de 50 000 dollars. Quatre ans plus tard, le Christian Broadcasting Network se vit obligé d’injecter 117 millions de dollars pour sauver l’université du dépôt de bilan (Boston 1996 230).
32 Reconnue dès 1985 par la Southern Association of Colleges and Schools, Regent compte plusieurs facultés spécialisées en arts et communication, commerce et gestion des affaires, droit, sciences de l’éducation, sciences politiques, théologie et psychologie. Depuis sa création, Regent University a progressé numériquement : le nombre des inscrits est passé de 77 en 1978 à 1 400 en 1995. Selon Quentin Schultze, 20 % des étudiants inscrits en 1988 étaient membres des Assemblées de Dieu et 10 % étaient baptistes, contre 7 % de presbytériens et seulement 3 % de catholiques (Schultze 517). Quant au mode de recrutement des enseignants, on procède à Regent de la même façon qu’à Liberty : pour être recruté, tout enseignant doit préalablement faire sa « profession de foi ».
33 Comme le laisse penser le choix du mot « Regent », qui désigne celui qui gouverne en l’absence du souverain, Pat Robertson entend infiltrer la société globale de cadres chrétiens, qui, en tant que « représentants de Dieu sur la terre », se doivent de conquérir le pouvoir et de gouverner jusqu’au retour de Jésus, le souverain absent. Ceci apparaît clairement dans la devise affichée sur le site Web de Regent : « Christian Leadership to Change the World » (http:// www. regent. edu). À ce propos, Pat Robertson eut déjà l’occasion de s’en expliquer : « There will never be world peace until God’s house and God’s people are given their rightful place of leadership at the top of the world » (Robertson 1991 227).
34 Mais Regent se veut également conciliante, tolérante, voire œcuménique. Ainsi en visitant le site Web de l’université, apprend-on que « Regent University admits students without discrimination as to race, religion, gender, disability or national or ethnic origin ». D’autre part, en 1993, Pat Robertson démit de ses fonctions le doyen de la faculté de droit, Herbert W. Titus, au motif que ses enseignements s’appuyaient fortement sur la Bible, interprétée d’une manière littérale : « No fan of church state separation, Titus attempts to fully integrate his interpretation of the Bible into the law » (Boston 1996 231). Pour ce fondamentaliste pur et dur, le contrôle des naissances, l’enseignement public et l’Affirmative Action vont à l’encontre des préceptes bibliques et doivent, de ce fait, être abolis. Faire de son université le haut lieu du pluralisme, de la tolérance et de la modération, tel semble être le principal désir de Robertson. Harvey Cox, qui a visité Regent University, reconnaît que celle-ci « is not so much a boot camp for rightist cadres as a microcosm of the theological and intellectual turbulence within what is often mistakingly seen as a monolithic “religious right” in America » (Cox 1995 61).
35 « Despite the attempt to clean house », fait remarquer Robert Boston, « Regent continues to have credibility problems » (Boston 233). En mars 1994, la presse de l’État de Virginie a révélé que Regent était abonnée à une revue révisionniste, Journal of Historical Review. Sans oublier la forte controverse suscitée par The New World Order, et plus particulièrement par l’antisémitisme que Pat Robertson y exprimait d’une manière à peine voilée [14].
Impact et réactions
36 La création des nouvelles universités « chrétiennes » atteste que les fondamentalistes font preuve d’une vitalité étonnante en cette période d’inflation des frais de scolarité. On peut penser qu’en proposant des enseignements résolument modernes, ces établissements favorisent l’intégration de l’adulte et jouent un rôle indispensable dans l’amélioration et/ou la réorientation professionnelle. Leur démarche révèle une prise de conscience que l’ancien système éducatif fondamentaliste est dépassé. De nouvelles voies, susceptibles de renouveler l’université fondamentaliste et évangélique, étaient donc nécessaires, car il en allait de la survie de l’identité et de la culture évangéliques.
37 Falwell, Robertson, Roberts et les autres ont insufflé un nouvel élan à l’enseignement fondamentaliste. Mieux financé et mieux organisé qu’autrefois, celui-ci jouit à présent d’une plus grande visibilité. D’autre part, Liberty et les autres universités jouent un rôle important dans l’instruction des jeunes adultes fondamentalistes, qui sont de plus en plus nombreux à faire des études supérieures. Selon les sociologues Jeffrey K. Hadden et Anson Shupe, la proportion des évangéliques américains qui ont fréquenté l’université est passée de 7 % en 1960 à 23 % au milieu des années 1970 (Hadden & Shupe 1988 82-83). Parallèlement, les enquêtes effectuées à la fin des années 1970 et au début des années 1980 montrent que, parmi tous les protestants américains, ce sont les évangéliques et les fondamentalistes qui comptent les plus fortes proportions de jeunes adultes, et ce, en raison d’une forte natalité d’inspiration religieuse. En 1978-1979, à l’échelle nationale, 54 % des évangéliques interrogés ont entre 18 et 50 ans, et en 1984, 17 % d’entre eux seulement sont âgés de plus de 65 ans (Hadden & Shupe 1988 83-84). Par leur accès à l’éducation, les jeunes fondamentalistes et évangéliques vont pouvoir quitter la marginalité dans laquelle étaient confinés leurs parents et s’intégrer à l’univers urbain de la société post-industrielle. La formation d’un nombre croissant de fondamentalistes et d’évangéliques permettra, à long terme, d’assurer la pérennité du protestantisme conservateur.
38 En même temps qu’elle reflète l’esprit combatif des fondamentalistes, la création de ces universités montre que l’enseignement, tant laïque que « chrétien », est un système largement concurrentiel, régi par les lois du marché. C’est un domaine où la performance d’un établissement se traduit en termes de pourcentages de réussite aux examens et d’augmentation d’effectifs. Dans cette logique, un établissement qui « marche » est un établissement qui satisfait une clientèle de plus en plus nombreuse et qui, par conséquent, s’agrandit. À vrai dire, il en a été ainsi depuis le milieu du xixe siècle. Cependant, la concurrence est devenue encore plus vive ; elle oppose désormais les universités « chrétiennes » aux universités « séculières », d’une part et les universités « chrétiennes » les unes aux autres, d’autre part. Pour faire face et recruter davantage d’étudiants, évangéliques et fondamentalistes doivent faire preuve d’adaptabilité, d’innovation et d’esprit d’ouverture. De même, les chercheurs évangéliques et fondamentalistes sont appelés à publier leurs travaux dans les revues « séculières » de renommée nationale, voire internationale. Cela implique inexorablement une modération des positions et des jugements. Pour que leurs colleges, instituts et universités soient accrédités, les responsables fondamentalistes doivent se soumettre à des critères « non-chrétiens ».
39 Autre changement significatif : le séparatisme, l’anti-intellectualisme, le dogmatisme et l’intolérance caractéristiques du fondamentalisme des années vingt ont cédé la place à une attitude ouverte à l’égard de l’enseignement, de l’acquisition du savoir et de la discipline. Ce recentrage du fondamentalisme s’est traduit par un style plus modéré et une rhétorique tolérante et moins agressive. Quentin Schultze le confirme : « Much fundamentalist higher education is no longer so anti-intellectual or anti-academic […]. At the fundamentalist schools such as Liberty and especially Regent, academic dialogue and debate are alive, well, and even cherished » (Schultze 493).
40 Les universités fondamentalistes n’exercent pourtant aucune influence significative sur la vie intellectuelle américaine. Numériquement, elles n’ont qu’une importance marginale dans la formation des masses. « Overall », souligne Quentin Schultze, « fundamentalist higher education has not greatly influenced American intellectual life or society » (Schultze 491). Les fondamentalistes, pourront-ils dans l’avenir étendre leur influence aux protestants libéraux ? Rien n’est moins sûr.
41 Les nouvelles universités fondamentalistes sont souvent l’objet de nombreuses critiques, dont les plus vives concernent les sérieux problèmes financiers dus aux ambitions démesurées de leurs fondateurs et à leur goût du luxe. L’engagement politique de certains pasteurs a le plus souvent des incidences majeures sur l’image de marque de leurs établissements. C’est dire que l’image d’un établissement est indissociable de celle de son fondateur.
42 Pour les fondamentalistes purs et durs, ces universités pluridisciplinaires représentent une grave compromission qu’illustre la priorité accordée aux formations professionnelles au détriment des études religieuses. Ils s’opposent même à ce que ces établissements soient accrédités par des autorités laïques. Par ailleurs, on reproche à Falwell, Roberts, Robertson et aux autres d’avoir minimisé, voire ignoré les effets sécularisants de l’enseignement supérieur, tant il est vrai, à en croire le sociologue James D. Hunter, que « higher education tends to liberalize the way in which people view the world and live their lives » (Hunter 1987 14). Toujours selon le même sociologue, l’enseignement supérieur érode les « symbolic boundaries of conservative Protestantism » (Hunter 206). Douglas Frank semble approuver cette thèse, estimant que la « duperie » et l’« aveuglement » dont parents et enseignants sont victimes les amènent à croire que « their children will remain respectable evangelicals and will make it in the consumer society ». Ce ne sont là, dit-il, que des illusions. La réalité, ajoute-t-il, est que « [t]he Christian college […] joins the biggest game in town, the compulsive but unconscious and unremarked genuflection before the idol of consumerism » (Frank 1984 262).
43 Enfin, beaucoup déplorent le cycle infernal dont ces universités sont prisonnières : pour avoir de plus en plus d’étudiants, il faut soigner son « image de marque », il faut en d’autres termes soigner sa réputation et donc afficher des résultats significatifs aux examens. Cette logique commerciale n’est pas, au gré de certains, compatible avec la vocation évangélique. Pour d’autres, la compétence d’un établissement ne se détermine pas en fonction de ses taux de réussite.
Bibliographie
OUVRAGES CITÉS
- Bebbington, David W. Evangelicalism in Modern Britain : A History from the 1730s to the 1980. London : Unwin Hyman, 1989.
- Boston, Robert. The Most Dangerous Man in America ? Pat Robertson and the Rise of the Christian Coalition. Amherst, NY : Prometheus, 1996.
- Brereton, Virginia Lieson. “The Bible Schools and Conservative Evangelical Higher Education, 1880-1940,” Eds. Joel A. Carpenter & Kenneth W. Shipps. Making Higher Education Christian. Grand Rapids, MI : Eerdmans, 1984.
- Carpenter, Joel A. & Kenneth W. Shipps, Eds. Making Higher Education Christian. The History and Mission of Evangelical Colleges in America. Grand Rapids, MI : Eerdmans, 1984.
- Carpenter, Joel A. Revive Us Again. The Reawakening of American Fundamnetalism. New York : OUP, 1997.
- Cohen-Steiner, Olivier. L’enseignement aux États-Unis. Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 1993.
- Cox, Harvey. “The Warring Visions of the Religious Right.” The Atlantic Monthly 59-69 (1995).
- Dalhouse, Mark Taylor. An Island in the Lake of Fire. Bob Jones University, Fundamentalism & the Separatist Movement. Athens and London : The U of Georgia P, 1996.
- Falwell, Jerry. Strength for the Journey. An Autobiography. New York : Simon & Schuster, 1987.
- Frank, Douglas. “Consumerism and the Christian College : A Call to Life in the Age of Death.” Joel A. Carpenter & Kenneth W. Shipps, Eds. Making Higher Education Christian. Grand Rapids, MI : Eerdmans, 1984.
- Hadden, Jeffrey K. & Anson SHUPE. Televangelism, Religion and Politics on God’s Frontier. New York : Henry Holt, 1988.
- Hunter, James Davison. Evangelicalism : The Coming Generation. Chicago : The U of Chicago P, 1987.
- Lee, Ron. “Falwell’s College Strives to Become a Fundamentalist University Serving 50,000.” Christianity Today, Nov. 25 1983, 10-11.
- Marsden, George M. Understanding Fundamentalism and Evangelicalism. Grand Rapids, MI : Eerdmans, 1991.
- Marty, Martin E. and R. Scott Appleby, Eds. Fundamentalisms and Society. Reclaiming the Sciences, the Family, and Education. Chicago : The U of Chicago P, 1991.
- Montagutelli, Malie. Histoire de l’enseignement aux États-Unis. Paris : Belin, 2000.
- Noll, Mark A. “Christian Thinking and the Rise of the American University,” Christian Scholar’s Review 9 1 (1979) : 3-16.
- Ringenberg, William C. The Christian College. A History of Protestant Higher Education in America. Grand Rapids, MI : Eerdmans, 1984.
- Robertson, Pat. The New World Order. Dallas : Word Publishing, 1991.
- Schultze, Quentin. “The Two Faces of Fundamentalist Higher Education.” Martin E. Marty and R. Scott Appleby, Eds. Fundamentalisms and Society. 1991.
SITES INTERNET
Mots-clés éditeurs : Robertson, é, Fondamentalisme, Modernisation, Falwell
Notes
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[1]
L’évangélisme (Evangelicalism) est un courant théologique et social conservateur dont les origines sont la Réforme du xvie siècle et les Réveils des xviiie, xixe et xxe siècles. En suivant l’historien David W. Bebbington, on peut définir l’évangélisme par quatre traits distinctifs : la conversion (changement de vie sous l’effet de l’expérience religieuse), l’activisme (engagement militant), le biblicisme (la Bible est reçue comme « Parole de Dieu ») et le crucicentrisme (thème central de la Croix). Voir Bebbington 1989 -17.
-
[2]
Le fondamentalisme est né à la fin du xixe siècle en réaction aux tendances modernistes au sein du protestantisme américain. Il représente une protestation sociale et théologique contre les valeurs de la modernité, perçues comme un danger pour la foi chrétienne. Les fondamentalistes partagent des convictions communes avec les évangéliques mais en diffèrent par la manière plus radicale dont ils expriment ces convictions. Si tous les fondamentalistes sont des évangéliques, tous les évangéliques ne sont pas des fondamentalistes. Pour une approche comparative, voir Marsden 1991.
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[3]
En voici quelques exemples : Colorado Christian University, Kentucky Christian College, Oklahoma Christian College, Pensacola Christian College, Trinity Christian College. Notons qu’une telle appellation est source de confusions, en ce qu’elle rend particulièrement difficile la distinction entre les institutions fondamentalistes et les institutions évangéliques.
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[4]
L’Old Deluder Act, loi votée par le Massachusetts et le Connecticut en 1647, obligeait les villes à prévoir des établissements d’enseignement. Les puritains considéraient le salut comme l’aboutissement d’une quête individuelle pour laquelle chaque personne devait être en mesure de lire et de comprendre la Bible.
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[5]
Voir également Montagutelli 2000 17-38.
-
[6]
De 1878 à 1898, cent quarante millions de dollars furent versés aux établissements d’enseignement supérieur par des hommes d’affaires, tels que Johns Hopkins, Leland Stanford, Ezra Cornell, James Duke.
-
[7]
On ne saurait omettre de souligner le rôle de la réforme pédagogique initiée par John Dewey dans la révolution de l’enseignement supérieur.
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[8]
Apparu au xixe siècle en Allemagne, le libéralisme théologique s’appuyait sur les acquis apportés par l’histoire, l’archéologie et la philologie, afin de distinguer les dimensions littéraires et philosophiques des textes sacrés. Cette approche exégétique est généralement appelée « haute critique ».
-
[9]
Les Missionary Training Schools avaient la particularité de dispenser une formation rapide organisée en deux ans.
-
[10]
Les fondamentalistes estimaient que l’ouverture d’esprit, la tolérance et l’adaptation au modernisme, qui caractérisaient le « néo-évangélisme », portaient préjudice à l’orthodoxie chrétienne. Pour ses défenseurs, le « néo-évangélisme » est tout simplement la réaffirmation, moins sectaire et donc plus œcuménique, des fondements de la foi chrétienne. En 1942, fut créée la National Association of Evangelicals, qui marqua la rupture entre fondamentalistes et « néo-évangéliques ». Mais c’est à partir des années cinquante que la situation de schisme définitif devint évidente.
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[11]
Le 3 mars 2000, l’actuel président de la Bob Jones University – Bob Jones troisième du nom – annonce sur CNN la suspension du règlement interdisant les rendez-vous galants entre étudiants de races différentes. Pour justifier sa décision, il évoque des raisons théologiques. Mais on peut également penser que des raisons financières étaient pour beaucoup dans cette décision.
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[12]
Après avoir été prédicateur itinérant, Oral Roberts débute à la radio en 1947, et en 1954 à la télévision, avec une émission qui s’appelle Oral Roberts and You. En 1956, Jerry Falwell fonde à Lynchburg, sa ville natale, la Thomas Road Baptist Church. C’est à partir de 1967, après l’installation d’un équipement de télévision dans l’église, que le culte dominical devient le fondement de l’émission, désormais intitulée The Old Time Gospel Hour. En 1960, Pat Robertson achète une station de télévision, située à Portsmouth dans le Sud de la Virginie. Baptisée Christian Broadcasting Network, la station démarrera l’année suivante avec un programme religieux quotidien, le 700 Club.
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[13]
En 1989, la moitié des diplômés sortis de Liberty étaient spécialisés dans le commerce et les sciences de l’éducation, alors que le nombre de diplômés en études religieuses ne représentait guère que 10 % (Schultze 512).
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[14]
Rappelons que dans cet ouvrage, Pat Robertson fait de la haute finance juive, incarnée par Nathan Mayer Rothschild, Paul Warburg, Jacob Schiff, le centre de gravité de la conspiration judéo-maçonnico-communiste (123-125).