Notes
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[1]
« What They Had to Contend with… », in Death Scenes. A Homicide Detective’s Scrapbook, 30.
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[2]
Depuis le début des années 80, d’ailleurs, Dunn écrit sur la boxe comme journaliste à Portland, Oregon. Il y a là, semble-t-il, une expérience essentielle, celle d’une violence canalisée et exploitée à son paroxysme.
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[3]
J’emprunte l’expression à André Siganos qui, dans Le Minotaure et son mythe (Paris, PUF, 1993), parle d’une animalité-transit.
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[4]
On retrouve une même écriture axée sur le flux de conscience et les dérives narratives dans Truck, le second roman de Dunn (New York, Warner Books, 1971). Récit d’une fugue, Truck exploite à sa façon la violence et la marginalité, l’ambiguïté sexuelle, la petite délinquance. Le titre ne renvoie à aucun véhicule en particulier, mais au vagabondage, dans une référence à peine voilée à On the Road de Kerouac, revu et corrigé selon la contre-culture du moment (« Keep on trucking ! », disait Crumb dans ses bédés underground).
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[5]
Apocalypse Culture, Venice, Feral House, 1990 [1987] et Apocalypse Culture II, Venice, Feral House, 2000. Dunn a d’ailleurs travaillé pour cet éditeur, signant l’introduction de Death Scenes.
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[6]
Apocalypse Culture, 8.
This thing of darkness I acknowledge mine.
1 La fascination pour la violence est un trait de notre époque. Désordres et désastres nourrissent un imaginaire de la fin qui semble insatiable. C’est une perspective dépravée sûrement, pour citer Annie Lebrun, un regard qui se nourrit d’une expérience des limites, d’un chaos plus souvent imaginaire que réel. Mais, comme elle le souligne, « le sentiment de la catastrophe est sans doute la première figuration au plus profond de nous de la faille de l’imaginaire » (Lebrun 21).
2 Les écrits de Katherine Dunn cherchent à exploiter cette faille. Ils font de la catastrophe et de la violence – violence sociale, mais aussi violence faite au corps, violence personnelle – leur sujet premier, unique pourrait-on dire. « Remarkably few of us », écrit-elle dans Death Scenes, « have real contact with the violence that fascinates us [1]. » Or, une telle fascination est une des prémisses de la poétique de Dunn. La violence occupe en effet une place prépondérante dans ses fictions et reportages. Malgré son côté spectaculaire, elle est traitée comme une expérience intime, subjective. Elle est approchée du point de vue de la victime et non du bourreau. La violence n’est pas celle qu’on inflige à l’autre, mais celle qu’on subit – ou alors qu’on s’inflige à soi-même, jouant tous les rôles – et avec laquelle on doit apprendre à survivre et à vivre. C’est une violence traitée de l’intérieur et dans ses effets immédiats ; en ce sens, elle est toujours focalisée, toujours incarnée, comme si elle était le fruit d’une expérience intime. Nous sommes, à bien des niveaux, aux antipodes de l’esthétique de Bret Easton Ellis dans American Psycho, où la violence est avant tout un spectacle pour un public fin-de-siècle blasé, où tout est mis à plat, comme dans la pornographie. La violence, chez Dunn, n’a rien du divertissement, c’est un lieu d’apprentissage : « Violent death makes visible that which was never meant to be seen—the glistening innards, the secret appa-ratus beneath the skin. These unfamiliar sights are not easily comprehended. » (DS, 11). La mort et les outrages subis par les corps sont le révélateur par excellence, parce qu’ils nous ramènent de force à notre propre mortalité.
3 Death Scenes, qu’on vient de citer, en est un bel exemple. Le livre est composé de véritables photographies rassemblées, dans les années 30 et 40, par un policier de Los Angeles, Jack Huddleston. Ce détective avait réuni, dans un album, des centaines de photographies d’enquête, représentant des hommes et des femmes tués au couteau, des prostituées étranglées, des enfants battus par leur mère, des hommes décapités, des corps lacérés, des suicidés le visage arraché par la force d’une explosion, des scènes morbides auxquelles se mêlent des photos d’hermaphrodites et de travestis, d’hommes souffrant d’éléphantiasis ou d’obésité pathologique. Le tout semble tiré d’un catalogue d’exposition de Andres Serrano ou de Joel-Peter Witkin. Katherine Dunn signe le texte introductif du livre. Elle y décrit avec minutie l’album et certaines de ses photos. Elle nous en explique la valeur comme si la violence, dont les effets sont exhibés de façon presque insupportable, pouvait nous être inoculée en guise de vaccin. C’est une expérience vraie et non imaginaire de la violence qu’elle dit avoir trouvée : « This is the reality as opposed to the fantasy image of violence provided by cinematic fictions. » (DS, 30). Une expérience qui nous renvoie à notre condition humaine, faite de chairs et de sang, et essentiellement fragile. Aux fausses agonies du cinéma ou aux combats chorégraphiés, de purs simulacres, elle préfère de loin le cru et le sans fard, les corps meurtris et laids, mis à nu par la douleur et la violence qui leur a été faite [2]. Des corps en pleine déraison.
Au ras des corps
4 Le premier roman de Katherine Dunn tentait déjà de capter sur le vif cette expérience de la violence. Publié en 1969, Attic relate le passage en prison d’une certaine Kay Dunn, incarcérée pour avoir tenté d’encaisser un faux chèque (le récit s’inspire d’événements autobiographiques, apprend-on en quatrième de couverture). Il est composé du monologue intérieur de Kay, qui entremêle les divers épisodes de son passage en prison avec des souvenirs de jeunesse et des scènes de sa vie de vendeuse itinérante d’abonnements à des magazines. L’écriture y est débridée, qui enfile les situations fantasmées et les descriptions impressionnistes. C’est un roman expérimental, de facture moderniste, avec ses zones d’indétermination et ses ellipses.
5 On assiste en direct au délire d’une jeune femme que les événements dépassent et qui tente malgré tout de résister au chaos. Kay a une amie imaginaire, un double qui répond au nom de Dogsbody, avec laquelle elle est en symbiose. En fait, cette Dogsbody est une seconde peau. C’est une interface, une altérité-transit [3]. « I was wearing Dogsbody », apprend-on dès l’incipit, quand elle raconte s’être fait pincer avec un faux chèque. Le terme, hérité de la marine britannique, désigne une personne affectée aux travaux routiniers et aux tâches subalternes. Mais la fonction est ici transformée en une entité qui est, tour à tour, un parasite et une enveloppe : « […] I try to slip out of Dogsbody the back way but it’s a close fit and they’re too fast for me. […] I can feel Dogsboby sinking down over me in a puddle and the Kresge air is blooming in through the holes onto bare me. » (A, 2-3). L’entité se rétracte et se distend, elle devient une peau trop lâche qui s’affaisse comme un pudding. L’arrestation de Kay entraîne son dépérissement : « If Dogsbody were in shape she’d rub her titties on his arm and roll her eyes and get us to a john pretty quick. If I could slip out of her she’d get a better rest. It’s like being a Siamese twin joined at the crotch and trying to recover from pneumonia while your other half does the Watusi. » (A, 18).
6 Dogsbody est une image de soi, une figure fantasmée et protéiforme qui sert de mécanisme de défense, de masque atténuant une situation dont la violence paraît insupportable. Or, une telle fiction n’est pas faite pour durer (comme toute altérité-transit). Incarcérée, confrontée à une réalité qu’elle ne peut plus fuir, Kay doit changer de peau, littéralement, et Dogsbody meurt sans autre cérémonie.
7 La violence est omniprésente dans Attic et ses effets entraînent un sentiment d’aliénation. Ils isolent la narratrice et la transforment en être d’exception, un peu comme le voile noir du ministre Hooper, chez Hawthorne. Kay porte ainsi une étrange culotte métallique qui lui entrave les cuisses, des « thigh-links » à travers lesquels elle doit uriner et qui lui irritent la peau. Rien ne justifie la présence de ces entraves, rien sinon leur dimension symbolique : ils sont un motif sadien et une figure, devenue littérale, de l’incarcération.
8 Maintenue à coups de perceptions distordues et de sentiments brouillés, l’opacité s’impose sur tous les aspects de ce texte. Attic est un monde de pensées, un flux de conscience instable et chaotique (un musement, dira-t-on, à la suite de C. S. Peirce). Sans ses lunettes, qui lui ont été retirées à son arrivée en prison, Kay n’a de son monde qu’une vision floue et incertaine. Son regard se porte alors sur son propre corps et sur ses fonctions intimes. Il est question d’urine, d’excréments, de cycle menstruel, d’odeurs, d’apparence physique. Dans ce paysage restreint, les waters occupent une place prépondérante. C’est qu’ils se trouvent dans les cellules et qu’il faut y aller au vu et au su de toutes, ce que Kay refuse de faire. Les premiers jours de son incarcération, elle résiste à l’envie d’y aller, même si sa vessie est sur le point d’éclater. Elle ne veut pas montrer son sexe, encore moins son intrigante ceinture de chasteté ; elle ne veut pas mêler ses excréments à ceux d’une autre détenue : « I could piss over her piss, but I can’t piss over her shit, much less shit over it and have them mix. It would be terrible if mine came out lighter or darker than hers—you could tell whose they were » (A, 25). Ce dégoût disparaîtra bien assez tôt, nécessité physiologique oblige, mais cette précision de détails indique bien sûr quel registre joue la narration : celui du corps et de ses fonctions, exploités sans pudeur. Et c’est avec la même désinvolture que la grosseur de son corps est décrite à la fin de son emprisonnement. Un corps devenu laid et puant, alourdi par la nourriture riche et le manque d’exercice. Un corps monstrueux : « I don’t recognize myself anymore. » (A, 130). Ce corps n’est pas celui d’une autre, c’est le sien propre. Malgré sa différence.
9 Au corps incertain du début, incarné par cette Dogsbody aux formes floues, répond un corps insupportable, deux fois trop lourd, un corps devenu sa propre prison. Même libérée, Kay restera emprisonnée. Or, cette aliénation, qu’elle se décline sur le mode de l’exclusion, de l’incarcération ou de la monstruosité et du bannissement, apparaît comme une expérience fondamentale. À la fois comme retrait et ouverture. Refus d’un monde bien-pensant, empêtré dans ses normes, et appel à l’imaginaire, cette scène où la violence refoulée peut enfin s’exprimer, voire se déchaîner, et où les différences, à force d’être exacerbées, en viennent à s’estomper [4].
Le corps forain
10 Geek Love, qui paraît en 1983, se démarque de Attic par son style résolument sarcastique et ses allures postmodernes. Les phrases sont maintenant plutôt sobres, le style est presque journalistique et l’univers de pensées de Kay a laissé la place à un monde de faits. Mais l’imagination est toujours aussi débridée, les excès ont simplement été déplacés du côté de la structure générale du roman et du contenu de l’histoire, où le grotesque et le difforme sont au cœur de la mise en récit. Geek Love met tout sens dessus dessous, dans un carnavalesque tout à fait rabelaisien et, par le fait même, bakhtinien. La monstruosité y acquiert ses lettres de noblesse et la normalité se voit rabaissée au rang de handicap. L’aliénation n’est plus une expérience, elle est devenue un mode de vie, un monde en soi. Sa violence a été complètement intériorisée et, par la force des choses, somatisée.
11 Le roman met en scène une famille atypique, les Binewski. Le père est propriétaire d’un cirque ambulant, dont les principales attractions sont des monstres, des aberrations de la nature. Or, ces êtres difformes sont ses propres enfants. Afin de sauver son affaire de la faillite, Al Binewski a cette idée bizarre, mais rentable, de provoquer des mutations génétiques chez ses enfants. Au moment des grossesses de Crystal Lil, sa femme, il lui fait prendre des drogues qui affectent le développement utérin de leur progéniture : cocaïne, amphétamines, insecticides, arsenic, etc.
12 Les résultats sont spectaculaires : Arturo a des nageoires au lieu de membres ; il donne ses spectacles dans une piscine, son corps ressemble à celui d’un phoque. Electra et Iphigenia sont des sœurs siamoises, réunies au bassin (on ne peut que penser à Dogsbody…) ; elles présentent des spectacles musicaux, grandes interprètes de partitions à quatre mains pour piano. Olympia est une naine albinos chauve et bossue… une véritable déception : « My situation was far too humdrum to be marketable on the same scale as my brothers’ and sisters’. » (GL, 8) Comme elle n’a aucun talent particulier, sauf une bonne voix, elle devient le porte-parole et la rabatteuse du cirque (elle est aussi, évidemment, la narratrice). Elle s’occupe en plus du bien-être d’Arturo, qu’elle aime plus que tout, au point de porter son enfant. Le petit dernier de Crystal Lil, Fortunato, est d’apparence normale, mais il a des pouvoirs psychokinétiques phénoménaux. Il peut déplacer des objets à distance, anesthésier des gens, jouer avec les molécules de l’univers.
13 Ces cinq enfants sont les expériences réussies du couple. Les autres, les enfants mort-nés et les cas d’avortements spontanés (enfant à deux têtes, corps sans os, femme-lézard, etc.) sont conservés dans du formol et exhibés dans une roulotte. Autour de cette famille à géométrie on ne peut plus insolite gravitent d’autres êtres à la constitution inhabituelle : McGurk, homme à tout faire, mais surtout cul-de-jatte ; le Dr Phyllis, spécialisée dans les amputations, expulsée de l’école de médecine pour n’avoir pas réussi à compléter une opération… sur son propre foie ; Vern Bogner, dont il ne reste du visage qu’un œil, le reste ayant été réduit en bouillie lors d’une tentative de suicide, etc.
14 Le roman fait de l’assaut subi par les corps son principe fondateur. Tous les personnages participent d’une tératologie romanesque, où les aberrations chromosomiques se multiplient, jusqu’à devenir la norme. Cette monstruosité, le roman ne cesse de la mettre en évidence, dans un renversement carnavalesque. Et le chaos qui s’ensuit n’est qu’une manifestation de sa force d’attraction et de la re-catégorisation fondamentale qu’elle entraîne. Rikki Ducornet, qui n’est pas étrangère au monstrueux, décrit bien le phénomène : « The monstrous is unsettling because it appears to belong nowhere but its own boundless category » (Ducornet 28), et elle continue en disant : « it could be argued that the Monstrous and the Marvelous are all that give the things of the world, and our capacity to receive them, their original keenness, their primary fire » (69).
15 Le monstrueux n’est pas une tare, mais un atout ; il entraîne une défamiliarisation qui renouvelle le regard. Tout comme le merveilleux, il possède la capacité de déconstruire les stéréotypes et les préjugés. Il redonne vie à des scènes et à des situations par ailleurs éculées. Kafka, dans La Métamorphose, en avait bien saisi l’efficacité.
16 Cette leçon, Katherine Dunn l’a comprise aussi, qui fait dire à un personnage : « What fools might consider a handicap is actually an enormous gift. » (GL, 162) Son roman repose sur cette plus-value de la singularité et de l’écart à la norme. Le cirque des Binewski fait de ses monstres des vedettes. Le laid et le difforme sont transformés en signes de beauté. Et, au fur et à mesure que le récit progresse, le répugnant devient familier et on s’identifie à cette ribambelle de monstres, adoptant leur regard, leur rapport au monde.
17 Pour enfoncer le clou de la subversion carnavalesque, le roman fait même d’Arturo le ministre d’un culte et d’une secte voués à l’élimination de la normalité. C’est l’arturisme. Ceux qui sont admis dans cette secte, poussés par un désir d’émulation, se font retirer petit à petit des morceaux de leur corps. Les doigts et les orteils, un à un, puis ce qui reste des pieds et des mains, des avant-bras et des jambes, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que le tronc, totalement inutile, mais semblable à celui d’Arturo. C’est un corps sans aucun organe de préhension, un corps infantilisé, puisque totalement dépendant, un parasite. Les initiés qui ont atteint le stade suprême du dénuement sont envoyés d’ailleurs dans des maisons de repos, où ils peuvent vivre dans la paix, l’isolement et la pureté, ce qui est la devise de la secte. L’amputation est un mécanisme d’élection et le handicap, un état de grâce.
La déraison
18 Le corps, dans Geek Love, est avant tout capté dans sa laideur et ses dysfonctionnements, dans sa déraison. Il est gros, il est difforme, ou alors il est normal et on veut le transformer. Quoi qu’il en soit, il est cette réalité dont on ne peut jamais se débarrasser.
19 Le roman s’amuse à pervertir les canons de beauté occidentaux et les attentes qui leur sont liées. Il valorise, comme l’a fait à sa façon Diane Arbus avec ses photographies, la marginalité et l’étrange. Il se déploie dans les marges et près des failles, là où les corps échappent aux conventions sociales et où la violence s’impose comme mode d’expression. C’est un univers où notre réalité physique ne se laisse pas oublier, mais surgit, obscène, dans ses excès et ses aberrations. Mais il lie cette monstruosité à un imaginaire de la fin, où les catastrophes se multiplient, où la catastrophe apparaît, en fait, comme l’horizon d’attente par excellence et la conséquence logique de toute entreprise. Ainsi, le cirque des Binewski connaît une fin tragique. Une explosion détruit ses installations et presque tous ses membres. Les seules survivantes sont Olympia, la narratrice, Miranda, la fille qu’elle a eue d’Arturo, et Crystal Lil, sa propre mère. Trois femmes, laissées à elles-mêmes et incapables de reconstruire une quelconque communauté. Quant à la secte des arturiens, elle s’était, de toute façon, érigée sur des bases apocalyptiques et son parcours ne pouvait se terminer qu’avec l’annihilation de ses membres. Le spectre de Jonestown n’est pas très loin.
20 Mais encore, à même la monstruosité de ses personnages, le roman de Dunn préfigure certains des symptômes d’une culture apocalyptique. Adam Parfrey a débusqué les formes les plus saillantes de cette tendance culturelle [5]. Les attaques sur le corps (tatouages, piercing, scarifications, etc.) et les conduites marginales en sont des signes explicites ; elles sont emblématiques d’une culture qui cherche par tous les moyens à exacerber la crise, seule façon peut-être d’en accélérer le dénouement. Une telle culture est une perspective dépravée, vouée à son propre anéantissement. La logique de l’écart et de la différence, seule façon d’affirmer son identité, s’y emballe facilement, ce qui mène à tous les excès. À toutes les dérives. Mais parfois la catastrophe est la seule façon de comprendre exactement les limites de la subjectivité. J.G. Ballard, cité par Parfrey, explique bien les enjeux des récits qui font de la catastrophe leur sujet : « the catastrophe story, whoever may tell it, represents a constructive and a positive act by the imagination rather than a negative one, an attempt to confront the terrifying void of a patently meaningless universe by challenging it at its own game [6]. » Il ne faut pas fuir la violence, mais l’attaquer de front, afin de s’en prémunir. Comme si la fiction pouvait servir à exorciser les démons…
21 La déraison, comprend-on, a pour fonction première de tracer, en accentuant ses contours, les limites de tout imaginaire. Elle permet de le ceinturer par la négative, en exploitant ce qui le dépasse. Les corps en déraison des textes de Katherine Dunn jouent ce même rôle. Que ce soient les corps mutilés des photographies de Death Scenes, ceux transformés par l’enfermement dans Attic, ou encore soumis à des manipulations génétiques et à des amputations dans Geek Love, ils nous forcent à regarder de près ce qu’on préfère trop souvent tenir à distance. Projetés aux limites de l’irreprésentable et de l’irrationnel, ils viennent en fait, par leur excentricité et la violence qui lui est inhérente, révéler la fragilité de notre propre normalité. Ou de ce qui en tient lieu. L’expérience de l’aliénation que ces corps en déraison nous forcent à partager, le temps d’une lecture, se révèle être une source indispensable de lucidité.
Bibliographie
OUVRAGES CITÉS
- Ducornet, Rikki. The Monstrous and the Marvelous. San Francisco : City Lights, 1999.
- Dunn, Katherine. Attic. New York : Warner Books, 1969 ; Truck. New York : Warner Books, 1971 ; Geek Love. New York : Warner Books, 1989 [1983] ; trad. fr. Michèle Garene, Un amour de monstres, Paris : First, 1990 ; 2e trad. Simone Hilling, Paris : Pocket, 1994 ; « Introduction », Death Scenes. A Homicide Detective’s Scrapbook. Los Angeles : Feral House, 1996, 11-32.
- Lebrun, Annie. Perspective dépravée entre catastrophe réelle et catastrophe imaginaire. Bruxelles : La Lettre volée, 1991.
Notes
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[1]
« What They Had to Contend with… », in Death Scenes. A Homicide Detective’s Scrapbook, 30.
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[2]
Depuis le début des années 80, d’ailleurs, Dunn écrit sur la boxe comme journaliste à Portland, Oregon. Il y a là, semble-t-il, une expérience essentielle, celle d’une violence canalisée et exploitée à son paroxysme.
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[3]
J’emprunte l’expression à André Siganos qui, dans Le Minotaure et son mythe (Paris, PUF, 1993), parle d’une animalité-transit.
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[4]
On retrouve une même écriture axée sur le flux de conscience et les dérives narratives dans Truck, le second roman de Dunn (New York, Warner Books, 1971). Récit d’une fugue, Truck exploite à sa façon la violence et la marginalité, l’ambiguïté sexuelle, la petite délinquance. Le titre ne renvoie à aucun véhicule en particulier, mais au vagabondage, dans une référence à peine voilée à On the Road de Kerouac, revu et corrigé selon la contre-culture du moment (« Keep on trucking ! », disait Crumb dans ses bédés underground).
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[5]
Apocalypse Culture, Venice, Feral House, 1990 [1987] et Apocalypse Culture II, Venice, Feral House, 2000. Dunn a d’ailleurs travaillé pour cet éditeur, signant l’introduction de Death Scenes.
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[6]
Apocalypse Culture, 8.