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Article de revue

Les organisations noires modérées et le débat sur la guerre du Vietnam, 1961-1973

Pages 72 à 86

Notes

  • [1]
    Les soldats noirs, souvent affectés dans des unités de combat de l’armée de terre, étaient particulièrement exposés et subirent des pertes proportionnellement plus élevées que leurs frères d’armes. Voir Claude Julien, « Les Noirs et le Vietnam, ou la voix de la conscience rejetée », Jean-Michel Lacroix et Jean Cazemajou, eds. La Guerre du Vietnam et l’opinion publique américaine, 1961-1973, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 1991, 123 ; John S. Butler, Inequality in the Military : The Black Experience, Saratoga, CA, Century Twenty-One Publishing, 1980 ; Charles C. Moskos, Jr., The American Enlisted Man, New York, Russell Sage Foundation, 1970, 116.
  • [2]
    Il convient de noter cependant que M. L. King avait exprimé publiquement son opposition à la guerre dès le mois de mars 1965, lors d’un discours à l’Université Howard.
  • [3]
    Voir, par exemple, les éditoriaux du New York Times, 7 avril 1967, et de Life, 21 avril 1967, ainsi que la réaction de la NAACP dans « Civil Rights in War and Peace : Statement of NAACP Board of Directors », The Crisis, avril 1967, 126-127.
  • [4]
    Voir, par exemple, Thomas Powers, The War at Home. Vietnam and the American People, 1964-1968, New York, Grossman Pub., 1973, 138-163 ; Stephen Oates, Martin Luther King, Paris, Le Centurion, 1985, 479-486 ; David Garrow, Bearing the Cross. Martin L. King, Jr., and the Southern Christian Leadership Conference, New York, William Morrow and Co, 1986, 552-556 ; Claude Julien, op. cit., 121-132.
  • [5]
    Sidney Verba, Richard Brody et al., « Public Opinion and the War in Vietnam », The American Political Science Review, juin 1967, 317-333 ; William Lunch et Peter Sperlich, « American Public Opinions and the War in Vietnam », Western Political Quarterly, mars 1979, 21-44 ; Philip Converse, Jean Dotson et al., American Social Attitudes Data Sourcebook, 1947-1978, Cambridge, MA : Harvard University P, 1980, 416-417 ; Hélène Christol, « Les Noirs et la guerre du Vietnam », Frontières. L’Opinion américaine devant la guerre du Vietnam, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1991, 88.
  • [6]
    The Autobiography of Malcolm X, New York, Grove Press, Inc., 1966, 389.
  • [7]
    « Letter to the National Liberation Front of South Vietnam », Clyde Taylor, ed., Vietnam and Black America : an Anthology of Protest and Resistance, Garden City, NY : Anchor Press/Doubleday, 1973, 290-293.
  • [8]
    La position de Rustin était, cependant, ambiguë : en tant que pacifiste, il rejetait la guerre, mais il était profondément anticommuniste et souhaitait travailler à un « réalignement » à gauche du Parti démocrate ; pour ces dernières raisons, il semblait, parfois, soutenir la politique de Johnson.
  • [9]
    Herbert Shapiro, « The Vietnam War and the American Civil Rights Movement », The Journal of Ethnic Studies, hiver 1989, 119 ; voir également Fred Halstead, Out Now, New York, Pathfinder, 1991, 67.
  • [10]
    A. Philip Randolph était à la tête du Syndicat des porteurs des wagons-lits (The Brotherhood of Sleeping Car Porters) qu’il avait créé. Il était président du Negro American Labor Council, qui se prononça contre la guerre en 1965, et membre du conseil d’administration de l’AFL-CIO.
  • [11]
    In Struggle, SNCC and the Black Awakening of the 1960s, Cambridge, MA, Harvard University P, 1981, 183.
  • [12]
    Le MFDP était une émanation du mouvement pour les droits civiques dont l’objectif était de réformer le Parti démocrate dans l’État du Mississippi.
  • [13]
    H. Shapiro, op. cit., 118-119.
  • [14]
    Déclaration du 6 janvier 1966.
  • [15]
    J. Bond avait été élu dans le 136e district à Atlanta, à majorité noire, avec 82 % des voix.
  • [16]
    August Meier, Elliot Rudwick, Francis Broderick, eds, Black Protest Thought in the Twentieth Century, New York, Bobbs-Merrill, 1965, 461.
  • [17]
    H. Shapiro, op. cit. 121.
  • [18]
    9e convention annuelle de la SCLC, Atlanta, août 1965.
  • [19]
    « An Experiment in Power », discours prononcé devant la Convention de la SCLC, le 11 août 1965, cité par Adam Fairclough, « Martin Luther King, Jr. and the War in Vietnam », Phylon, mars l984, 24.
  • [20]
    A. Fairclough, op. cit., 28.
  • [21]
    En janvier 1967, James Bevel se mit en congé de la SCLC pour diriger le Spring Mobilization Committee to End the War in Vietnam.
  • [22]
    Cité par A. Fairclough, op. cit., (note) 28.
  • [23]
    The Militant, 15 mars 1965, cité par F. Halstead, op. cit., 256-257.
  • [24]
    Cité par A. Fairclough op. cit., 24-25.
  • [25]
    H. Shapiro, op. cit., 134.
  • [26]
    NAACP Annual Convention, 1969, Resolution VII, 1. Cette résolution était précédée d’une remarque de prudence dans laquelle il était rappelé que la NAACP était avant tout une organisation de défense des droits civiques. Cette remarque liminaire disparut en 1971 bien que la NAACP continuât à condamner la guerre.
  • [27]
    Idem.
  • [28]
    « Whitney Young, Ending Silence, Condemns War », New York Times, 14 oct. 1969.
  • [29]
    Sur les distinctions existant entre « l’ancienne classe moyenne » et la « nouvelle classe moyenne » qui apparut dans les années soixante, voir Bart Landry, The New Black Middle Class, Berkeley, CA, University of California P, 1987.
  • [30]
    Thomas Johnson, « NAACP is Seeking Foreign Policy Role », New York Times, 10 sept. 1979, A13.
  • [31]
    Cité par H. Shapiro, op. cit., 125.
  • [32]
    Entretien avec B. Rustin, New York, 29 août 1984.
  • [33]
    Black Politics. A Theoretical and Structural Analysis, New York, Lippincott, 1972, 140-160.
  • [34]
    Voir Monique Lecomte, « Modalités et limites de la coopération inter-ethnique : Noirs et Juifs aux États-Unis de 1935 à 1965 », Monique Lecomte et Claudine Thomas, eds, Le Facteur ethnique aux États-Unis et au Canada, Lille, Université de Lille III, 1983, 113-124.
  • [35]
    William L. Lunch et Peter W. Sperlich, « American Public Opinion and the War in Vietnam », Western Political Quarterly, mars 1979, 21-44.
  • [36]
    « Les Églises et la guerre », Le Semeur, Paris, 1967-1968, 50-51.
  • [37]
    Ibid. Parmi ces objectifs, on peut noter : un retrait des troupes américaines « progressif et planifié » et l’ouverture des négociations, tout en assurant le maintien de l’indépendance du Sud-Vietnam.
  • [38]
    Voir Philip Taft, Defending Freedom : American Labor and Foreign Affairs, Los Angeles, Nash Pub., 1973 ; « Labor and the World », Report of the Executive Council to the AFL-CIO Convention, nov. 1981, 182-201.
  • [39]
    Cité par Robert C. Smith, Black Elite and Black Groups in the Federal Policy Process : A Study in Interest Articulation, Washington, D.C., Howard University, janv. 1976, 122, thèse de doctorat non publiée.
  • [40]
    Francine Bensusan, « Modalités et limites de la coopération inter-ethnique : Juifs et Noirs aux États-Unis depuis 1965 », M. Lecomte et C. Thomas, eds, op. cit., 125-135.
  • [41]
    Le Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM), créé en mai 1968, fut l’initiateur de ces mouvements qui, en 1972, établirent une coalition de syndicalistes noirs.
  • [42]
    Sophie Body-Gendrot, Laura Maslow-Armand et Danièle Stewart, Les Noirs Américains aujourd’hui, Paris, A. Colin, 1984, 87.
  • [43]
    Notons, par exemple, la création du Congressional Black Caucus en 1971. Ce comité condamna fermement l’action américaine au Vietnam.
  • [44]
    En 1964, seuls deux représentants, dont Powell, élu noir de New York, refusèrent de voter en faveur de la déclaration sur le Golfe du Tonkin lors de son examen à la Chambre.
  • [45]
    Voir Martin Kilson, « Black Politics : A New Power », Dissent, New York, août 1971, 333-345.
  • [46]
    On peut noter, en particulier : Terence Todman, chef du Bureau des Affaires inter-américaines au Département d’État de 1977 à 1978, Andrew Young, représentant permanent des États-Unis à l’ONU de 1977 à 1979, Donald McHenry, le successeur de Young jusqu’en 1981, Jesse Jackson, candidat aux élections présidentielles en 1984 et en 1988, qui effectua plusieurs missions au Moyen-Orient, et le général Colin Powell, conseiller du président Georges Bush pour les affaires de sécurité nationale de 1987 à 1988 et chef d’État-major des forces armées de 1989 à 1993.

1 La guerre du Vietnam fut pour les États-Unis une expérience traumatisante, d’autant plus qu’elle coïncida avec le développement de plusieurs mouvements de contestation qui puisèrent, en partie, vigueur et inspiration dans leur opposition à la guerre. Pour le mouvement de contestation noir, dont l’objectif principal était l’émancipation sociale et politique de la population noire américaine, la guerre du Vietnam ne fut à ses débuts qu’un événement de second ordre. Certes, la réalité de la guerre s’imposa vite à la communauté noire qui lui paya un lourd tribut [1], mais les dirigeants noirs américains, souvent peu informés des questions de politique étrangère et soucieux de ne pas faire de déclarations qui pussent être perçues comme anti-américaines, hésitaient à prendre position publiquement. Pourtant, dès que l’effort de guerre leur parut remettre en question les progrès réalisés dans le domaine social, les voix opposées au conflit vietnamien se firent entendre avec plus de force et devinrent plus nombreuses, particulièrement après que Martin L. King eut déclaré de façon solennelle son opposition à la guerre lors du discours de Riverside, le 4 avril 1967 [2].

2 La prise de position de King déclencha un vif débat au sein de la communauté noire auquel les médias firent largement écho [3]. La plupart des analystes crurent déceler dans cette polémique l’illustration d’une division profonde des Noirs sur la question du Vietnam [4]. Pourtant, avant la fin des années soixante, l’opposition à la guerre dans la communauté noire devint quasi unanime et les organisations noires se prononcèrent, les unes après les autres, contre la guerre. Cette unanimité reflétait un sentiment à la fois plus prononcé et plus précoce que parmi les Blancs [5].

3 E n fait, ce n’est pas tant l’hostilité déclarée à la guerre qui peut surprendre que les réticences de certains dirigeants noirs à se prononcer contre un conflit qui desservait fortement les intérêts des leurs. En effet, s’il n’existait pas de désaccord fondamental sur les dangers que la guerre du Vietnam faisait courir à leur communauté, comme le démontrent l’évolution des organisations noires et les déclarations, tant privées que publiques, de leurs dirigeants, il convient de se demander pourquoi les organisations modérées ont mis tant de temps à emboîter le pas à M. L. King et pourquoi leurs dirigeants ont risqué de remettre en cause l’unité de leur mouvement en adressant des critiques aussi vives à l’encontre du plus prestigieux d’entre eux. Certes, la résolution de cette querelle fut facilitée par l’évolution de l’environnement politique, mais le débat qui agita alors les milieux noirs était le signe d’un intérêt grandissant pour les questions internationales dont les effets ne sont pas encore appréciés à leur juste mesure.

La marche vers l’unanimité

4 La déception causée par l’effondrement des espoirs que le mouvement pour les droits civiques avait engendrés alimenta, en partie, l’opposition à la guerre parmi les Noirs. Une analyse « tiers-mondiste », souvent teintée de marxisme, fournit à certaines organisations une base idéologique à la condamnation d’une guerre impérialiste et raciste. Pour les Musulmans Noirs (Black Muslims), l’une des toutes premières organisations à s’opposer à la guerre, le conflit vietnamien ne fut jamais autre chose qu’une guerre raciste destinée à asservir un peuple de couleur. Ainsi, Malcolm X s’étonnait de voir « l’homme jaune tué par l’homme noir se battant pour l’homme blanc [6] ». Pour le Parti des Panthères Noires (Black Panthers Party), la guerre du Vietnam était également une guerre raciste et impérialiste. Elridge Cleaver, dirigeant des Panthères Noires, rencontra des représentants de Hanoï à plusieurs reprises et il promit même, en 1970, d’envoyer des troupes pour aider le Front National de Libération [7].

5 Mais, parmi les premiers opposants à la guerre, on trouve aussi des hommes plus modérés, tels Bayard Rustin et A. Philip Randolph, qui rejetaient les idéologies révolutionnaires. Dès 1963, Rustin avait exprimé son opposition personnelle à la guerre lors d’une manifestation pour la paix devant le siège de l’ONU et, en 1964, il fut l’un des auteurs de la Déclaration de Conscience qui défendait le droit des objecteurs de refuser toute participation à l’effort de guerre [8]. Les signataires de cette Déclaration encourageaient toute action susceptible d’arrêter l’engagement américain en Asie du Sud-Est, y compris « la désobéissance civile » et « d’autres actions non-violentes [9] ».

6 Quant au syndicaliste A. Philip Randolph, également signataire de la Déclaration, il prit la parole le 19 décembre 1964 au cours d’une manifestation new-yorkaise contre la guerre et fut l’un des premiers dirigeants de l’American Federation of Labor-Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO) à condamner la politique américaine au Vietnam [10]. Par ailleurs, le « District 65 », qui fut l’une des premières branches locales d’un syndicat à s’opposer à la guerre, était en grande partie composé d’ouvriers noirs. Cependant, l’opposition des syndicalistes noirs fut souvent diffuse. Ils n’étaient pas en position de force pour influer de façon significative sur les prises de position de leurs dirigeants.

7 C’est surtout au cours de la lutte pour les droits civiques dans le Sud que l’opposition à la guerre se développa au sein des organisations noires. Clayborne Carson rapporte que la conscription, en touchant les jeunes militants du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), « menaçait de priver l’organisation d’un grand nombre de ses membres masculins », car ils n’avaient que peu de chances d’obtenir un sursis [11].

8 L’amertume des militants du mouvement pour les droits civiques ne cessa de croître au cours de l’été 1964. Alors que plusieurs des leurs tombaient sous les balles des racistes du Sud, ils ne comprenaient pas pourquoi le gouvernement fédéral ne faisait rien pour les protéger et défendre les droits des Noirs au Mississippi, tout en prétendant défendre la démocratie et protéger les Vietnamiens contre le communisme en Asie du Sud-Est. En juillet 1965, le Mississippi Freedom Democratic Party[12] releva cette contradiction et demanda aux Noirs de refuser de se battre dans une guerre qui, à leurs yeux, était raciste et destinée à perpétuer l’exploitation économique des peuples du Tiers-Monde [13].

9 Très vite, la contestation s’étendit à toutes les organisations noires. En janvier 1966, le SNCC, qui avait été l’une des organisations phares du mouvement pour les droits civiques durant la première moitié des années soixante, prit officiellement position contre la guerre non sans avoir longtemps hésité, de peur de perdre le soutien des libéraux. Les militants du SNCC commençaient à douter de la capacité de la société américaine à se réformer et plusieurs de ses dirigeants s’étaient déjà prononcés contre la guerre. L’assassinat de l’un des leurs, le 3 janvier 1966, les poussa à condamner la guerre [14]. Le SNCC apporta également son soutien à ceux qui refusaient de répondre à l’appel sous les drapeaux. En outre, l’arrivée de Stokely Carmichael à sa tête, en mai 1966, l’ancra définitivement dans une démarche révolutionnaire qui rejetait la société blanche capitaliste et souhaitait voir s’instaurer le « pouvoir noir ».

10 La déclaration du SNCC fut une étape importante à plus d’un titre. D’une part, c’était la première fois qu’une organisation noire de dimension nationale s’opposait à la guerre, d’autre part, elle annonçait une radicalisation politique du SNCC et marquait ainsi un tournant dans le mouvement pour les droits civiques. En rejetant l’intégration dans la société américaine et en lançant le slogan du « pouvoir noir », le SNCC ouvrait une autre voie de contestation dont l’objectif était de donner à la communauté noire un pouvoir politique plus autonome au sein de la société américaine.

11 Cette démarche, qui effrayait de nombreux modérés, ouvrit un débat très vif au sein du mouvement pour les droits civiques quant à la stratégie qu’il convenait de suivre. Elle fut également à l’origine d’une vive polémique, déclenchée par le soutien apporté par Julian Bond à l’organisation dans laquelle il avait milité.

12 Julian Bond avait été élu à la Chambre des Représentants de Géorgie en novembre 1965. Lorsqu’il approuva la déclaration du SNCC, la Chambre ne l’autorisa pas à occuper son siège. Cette décision déclencha une longue bataille juridique et politique dont les enjeux étaient la liberté d’expression des législateurs et le respect de la volonté populaire librement exprimée par le vote [15]. Martin L. King fut l’un des plus ardents défenseurs du jeune législateur noir, qui fut réinstallé dans ses droits par une décision de la Cour suprême fédérale, le 5 décembre 1966. Cet épisode démontrait que les hommes politiques noirs pouvaient s’exprimer en toute indépendance dès lors qu’ils s’appuyaient sur une légitimité électorale incontestable, ce qui faisait alors cruellement défaut aux dirigeants noirs.

13 Suivant l’exemple du SNCC, d’autres organisations noires portèrent un intérêt croissant à la guerre. Lors de la convention nationale du Congress On Racial Equality (CORE) en 1965, son président, James Farmer, déclara : « Il est impossible au gouvernement de mener une guerre décisive contre la pauvreté et le racisme aux États-Unis pendant qu’il gaspille des milliards de dollars dans une guerre contre des Vietnamiens [16]. » James Farmer obtint cependant le retrait d’une résolution qui condamnait la politique étrangère de l’Administration, bien qu’elle ait été préalablement adoptée par la convention. Il estimait, en effet, qu’il était plus prudent que son organisation se tînt à l’écart de ce débat, mais, à titre personnel, l’opposition à la guerre lui semblait justifiée [17]. Le Vietnam resta un sujet de division au sein du CORE jusqu’en mars 1966, lorsque Farmer quitta l’organisation pour prendre de nouvelles fonctions dans l’Administration Johnson. Il fut remplacé par Floyd McKissick ; le CORE adopta alors une position résolument hostile à la guerre.

14 Le débat était tout aussi vif à la Southern Christian Leadership Conference (SCLC) où Martin L. King avait des difficultés à convaincre certains de ses amis. Bayard Rustin craignait que des déclarations hostiles à la guerre ne provoquent une division du Parti démocrate et du mouvement pour les droits civiques, entraînant ainsi l’échec des réformes sociales. À la convention nationale de 1965, Rustin fit adopter une résolution déclarant que l’objectif principal de la SCLC était d’assurer une plus grande intégration des Noirs dans la société américaine et que la SCLC n’avait pas les « ressources suffisantes pour assumer le poids de deux questions fondamentales [18] ». De même, Andrew Young pensait que seule une stratégie politique à long terme basée sur le pouvoir électoral des Noirs pouvait faire pression sur le Congrès et l’exécutif et, ainsi, modifier la politique des États-Unis [19].

15 Mais, en 1966, plusieurs membres importants de la SCLC, dont Hosea Williams et Ralph Abernathy, se prononcèrent contre la guerre [20]. D’autres, tels James Lawson ou James Bevel, participèrent activement au Mouvement pour la Paix [21]. L’épouse de M. L. King, Coretta Scott, militait également dans plusieurs organisations opposées à la guerre. En avril 1966, le bureau exécutif de la SCLC demanda au gouvernement « d’examiner avec le plus grand sérieux si un retrait rapide [du Vietnam] ne serait pas une solution de sagesse [22] ». Il semblait alors clair aux membres du bureau que les réformes sociales attendues ne pouvaient être menées à bien tant que la guerre continuerait. Et pourtant, King ne put obtenir l’approbation du bureau exécutif de son organisation avant son discours de Riverside.

16 L’attitude de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) et celle de la National Urban League (NUL) furent similaires à bien des égards. Toutes deux travaillaient à l’intégration des Noirs dans la société américaine en étroite collaboration avec l’administration, mais elles n’en percevaient pas moins les contradictions inacceptables de la politique américaine au Vietnam. Quelques jours après l’arrivée des premiers « marines » au Vietnam, le 8 mars 1965, Roy Wilkins, directeur de la NAACP, lançait, en faisant référence à cet événement : « Bon sang, ils pourraient envoyer quelqu’un en Alabama et défendre le gouvernement ici ! [23] ». Néanmoins, les dirigeants des deux organisations modérées ne souhaitaient pas rompre les ponts avec le président. Ainsi, Whitney Young, de la NUL, confia à James Forman, du SNCC : « Si on ne soutient pas [Johnson] au Vietnam, alors il ne nous soutiendra pas sur les droits civiques [24]. ».

17 La NAACP et la NUL adressèrent des critiques particulièrement vives à Martin L. King après son discours de Riverside. Les deux organisations refusaient de s’associer au Mouvement pour la Paix. Elles craignaient de perdre le soutien de leurs alliés – comme cela avait été en partie le cas pour le SNCC, le CORE et la SCLC – et elles souhaitaient consacrer toutes leurs énergies à la lutte pour les droits civiques, seul domaine dans lequel elles se reconnaissaient une quelconque compétence.

18 Pourtant, dès 1967, suite au discours de Riverside, la convention nationale de la NAACP demanda également au gouvernement « d’explorer avec détermination toutes les voies qui pourraient mener à une paix juste et honorable [25] ». Plusieurs résolutions contre la guerre furent proposées, mais pas adoptées. La NAACP ne se prononça officiellement contre la guerre qu’en 1969 lorsqu’elle adopta, lors de son congrès national, une résolution qui qualifiait la guerre du Vietnam de « cruelle, inhumaine et injuste [26] ». La NAACP demandait aussi au gouvernement de prendre des mesures urgentes afin « de retirer les troupes américaines du Vietnam et de consacrer notre richesse et nos capacités à l’élaboration de mesures pacifiques pour poursuivre notre guerre intérieure contre la pauvreté [27] ». Au cours des années qui suivirent, des résolutions identiques furent adoptées par les congrès nationaux de la NAACP. De même, Whitney Young, de la NUL, ne prit position publiquement contre la guerre qu’en octobre 1969, en utilisant les mêmes arguments que King [28]. Enfin, en 1971, la NAACP et la NUL participèrent pour la première fois officiellement à des manifestations contre la guerre.

19 Il avait donc fallu trois ans – de 1966 à 1969 – pour que l’ensemble des organisations noires suivent l’exemple du SNCC et se prononcent contre la guerre. Si l’exemple de King fut déterminant, la pression de la population noire, très largement opposée à la guerre, ne laissait guère le choix à ses dirigeants, d’autant que les idéologies séparatistes et révolutionnaires attiraient un nombre grandissant de jeunes ainsi que de nombreux militants du mouvement pour les droits civiques qui, face aux résistances de la société américaine, cherchaient dans les idéologies révolutionnaires les moyens de donner corps à leurs espoirs. Les premières organisations concernées par cette évolution furent le SNCC et le CORE. Il n’est donc pas surprenant qu’elles aient été les premières composantes du mouvement pour les droits civiques à se radicaliser et à se prononcer contre l’intervention américaine au Vietnam.

20 En revanche, les organisations, telles la SCLC, la NUL ou la NAACP, qui ne s’appuyaient pas sur un militantisme jeune et populaire en contact direct et permanent avec les couches de la population les plus défavorisées mais sur des réseaux de notables noirs et blancs partiellement intégrés dans la vie politique et sociale de la Cité, hésitaient à se lancer dans des stratégies d’opposition. Leurs adhérents noirs appartenaient souvent à une « bourgeoisie » ancienne, qui s’était accommodée, bon gré mal gré, à vivre dans une société raciste [29].

21 En fait, la question n’est pas de savoir si les dirigeants noirs soutenaient ou non l’effort de guerre au Vietnam. En effet, aucun d’entre eux ne se prononça clairement en faveur d’une politique d’intervention. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les dirigeants modérés qui refusaient de prendre position publiquement contre la guerre n’hésitaient pas, en privé, à tenir des propos très durs envers la politique de Johnson en Asie. Ils n’ignoraient pas le coût humain du conflit payé par leur communauté, ils voyaient avec amertume s’engloutir des millions de dollars dans un déchaînement de violence à l’efficacité contestée, qui portait un rude coup, tant au niveau politique qu’économique, aux grands projets de réforme qu’ils soutenaient. Mais leurs dérobades et les décalages existant entre la communauté noire et les organisations noires, ainsi qu’entre les différentes organisations, posent fondamentalement le problème de la représentativité de ces organisations et du rôle des dirigeants noirs dans le domaine des relations internationales et de la politique étrangère.

Faiblesses structurelles

22 Historiquement, les Noirs Américains n’ont jamais pu jouer un rôle important dans le domaine des relations internationales. De plus, chaque fois qu’ils tentèrent de s’exprimer, comme ce fut le cas pour Marcus Garvey ou William E.B. DuBois, ils furent l’objet de pressions multiples visant à les écarter d’un domaine hautement symbolique relevant de la souveraineté de l’État. Cependant, l’émergence des pays du Tiers-Monde et son corollaire, la renaissance des nationalismes, dont le Vietnam était un exemple, puis l’indépendance des pays africains, au début des années soixante, firent naître un nouvel intérêt dans la communauté noire pour les relations internationales. L’importante présence noire dans les forces armées américaines renforça cet intérêt.

23 Néanmoins, les organisations engagées dans la défense des droits civiques ont tendance à négliger la politique étrangère qu’elles situent, bien souvent, à l’extérieur de leur champ d’action. Ainsi, durant la guerre du Vietnam, les organisations noires ne disposaient d’aucune structure administrative chargée de suivre les événements internationaux et de transmettre les impulsions de la base dans ce domaine. Il est significatif que la NAACP, la plus ancienne et l’une des plus influentes organisations noires, ait attendu la fin 1979 pour créer un bureau des affaires internationales [30], malgré l’intérêt pour ces questions manifesté par W.E.B. DuBois, l’un de ses fondateurs et son principal animateur jusqu’en 1950.

24 En conséquence, les dirigeants noirs se trouvaient souvent isolés et exposés aux critiques de ceux qui, comme le sénateur Thomas Dodd, estimaient que M. L. King ou les autres dirigeants noirs n’avaient « absolument aucune compétence » en politique étrangère [31] et devaient donc éviter de prendre position en ce domaine. Certes, les dirigeants noirs ne pouvaient ignorer les sentiments des membres de leur organisation, mais ils ne disposaient d’aucun mandat précis de leur base. C’était donc à eux seuls que revenait la tâche de conceptualiser et d’énoncer la position de leur organisation. Leurs analyses personnelles, leurs orientations intellectuelles et politiques respectives et même leur personnalité servaient de fondement à leurs déclarations au point que, pour Bayard Rustin, ils prenaient alors position seulement « en tant qu’individus [32] ».

25 Néanmoins, la communauté noire, souvent peu et mal informée de ces questions-là, attendait de ses dirigeants qu’ils fassent preuve d’initiative pour les représenter chaque fois que se déroulaient des événements internationaux qui les concernaient. Pour cette raison, chaque fois qu’ils étaient interpellés par les médias, interrogés par leurs interlocuteurs gouvernementaux ou pressés de réagir par leurs amis politiques, leurs positions personnelles devenaient alors, bien souvent, et quoiqu’en dise Bayard Rustin, la position de l’organisation qu’ils dirigeaient. Ce fut le cas avec W.E.B. DuBois qui entraîna la NAACP dans son combat contre le colonialisme dès la Première Guerre mondiale, puis avec King lorsqu’il s’opposa à la guerre du Vietnam malgré les réticences d’un grand nombre de ses collaborateurs au sein de la SCLC et encore, plus récemment, de Jesse Jackson, de l’Organisation People United to Serve Humanity (PUSH), concernant les problèmes du Moyen-Orient. Dans tous les cas, ces prises de position déclenchèrent des polémiques parfois violentes qui soulignaient combien la personnalisation du pouvoir et l’absence de toute réflexion politique commune risquaient, dans ce domaine, d’opposer les dirigeants noirs les uns aux autres, voire les dirigeants à leur base.

26 La fragilité de la position des dirigeants noirs modérés dans le domaine des relations internationales était également aggravée par la stratégie d’alliances suivie par leurs organisations, particulièrement attachées au développement de programmes d’intégration dans les domaines de l’habitat, de l’emploi et de la formation, ce qui les amenait à rechercher des alliances avec les syndicats, le Parti démocrate ou des organisations religieuses. De plus, la plupart de leurs projets dépendaient, pour leur bonne réalisation, de l’aide financière des agences fédérales. Ces organisations modérées étaient donc obligées de prendre en compte les priorités exprimées par leurs alliés sous peine de perdre leur soutien.

Alliances et conflits d’intérêt

27 Hanes Walton Jr. a démontré combien le succès des organisations intégrationnistes dépendait de l’aide politique qu’elles recevaient de leurs alliés blancs et plus particulièrement des organisations, juives d’une part, syndicales de l’autre [33].

28 Les relations entre les Noirs et les Juifs sont anciennes. L’histoire des deux peuples a contribué à les rapprocher [34] et, au début des années soixante, de nombreux militants juifs rejoignirent les organisations noires en lutte contre la ségrégation dans les États du Sud. Ils furent particulièrement actifs au SNCC et au CORE. Cependant, la conversion de ces deux organisations à l’idéologie nationaliste entraîna l’exclusion des militants blancs et l’arrêt du soutien provenant des organisations juives. Cette évolution contribua fortement au déclin du SNCC et du CORE et fit, sans aucun doute, hésiter les dirigeants de la NAACP et de la SCLC à s’engager à leur tour dans une politique de rupture d’alliance.

29 Pour ce qui concerne la guerre du Vietnam, la communauté juive a toujours été fortement hostile à l’intervention américaine [35]. Néanmoins, tout au long du conflit, les organisations juives ont fait preuve de la plus grande prudence et ont toujours hésité à condamner la politique américaine. Ainsi, en janvier 1966, le Synagogue Council of America a publié une Position politique sur le Vietnam affirmant que c’était à chaque individu de « prendre ses responsabilités morales » et de se prononcer sur la guerre du Vietnam [36]. Le Conseil ajoutait, néanmoins, une série de déclarations énonçant les objectifs que les États-Unis devaient s’efforcer d’atteindre [37]. Mais ces déclarations restaient relativement modérées et prudentes. En effet, les organisations juives craignaient d’affaiblir la position diplomatique et militaire des États-Unis alors même que la politique nationale et internationale de l’URSS portait gravement atteinte aux intérêts des Juifs soviétiques et à la sécurité d’Israël. La guerre des Six Jours en 1967 leur fit prendre conscience de façon plus aiguë encore de la fragilité de l’État hébreu et de la nécessité de renforcer l’alliance entre Israël et les États-Unis. Dès lors, les organisations juives ne purent adopter une position commune et elles se montrèrent encore plus hésitantes à critiquer l’intervention américaine au Vietnam.

30 Il est intéressant de noter que l’attitude des organisations juives était en bien des points similaire à celle des organisations noires modérées. Malgré une opposition à la guerre importante dans chacune des deux communautés, leur anticommunisme et des conflits d’intérêt expliquaient leurs prises de position prudentes et nourrissaient des querelles internes.

31 La grande fédération syndicale américaine, l’AFL-CIO, a eu tout au long de la guerre froide une conception du monde très proche de celle des organisations juives. Au nom de la défense des Droits de l’Homme et de la démocratie, l’AFL-CIO a toujours manifesté un anticommunisme virulent et le souci d’assurer aux États-Unis une forte capacité d’intervention militaire [38].

32 Pendant longtemps, les Noirs furent tenus à l’écart du mouvement syndical américain. Mais l’anticommunisme de la NAACP et de la NUL d’une part, et de l’AFL-CIO d’autre part, contribua à les rapprocher. De plus, les syndicats ne pouvaient ignorer la masse des ouvriers noirs alors même que les organisations noires soulignaient la solidarité de classe qui devait unir ouvriers noirs et blancs. Martin L. King était convaincu que les Noirs et les ouvriers blancs partageaient la même communauté d’intérêts. Son action et celle, inlassable, de A. Philip Randolph au sein de l’AFL-CIO, avaient fini par vaincre les résistances et par entraîner la puissante fédération dans la lutte pour les droits civiques. Sur le terrain, les opérations communes se multiplièrent entre 1965 et 1968 et l’AFL-CIO apporta aux organisations noires modérées un soutien politique et financier si important que, d’après Simeon Booker, correspondant à Washington des magazines noirs Jet et Ebony, les intérêts noirs étaient plus efficacement représentés par l’AFL-CIO que par n’importe quelle organisation noire [39].

33 De surcroît, Noirs, Juifs et syndicalistes se retrouvaient au sein du Parti démocrate dont ils étaient les plus solides piliers. En se désolidarisant de leurs puissants alliés sur les questions internationales, les organisations noires risquaient de perdre leur appui dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, d’autant plus que ces alliances étaient parfois soumises à de fortes tensions.

34 Ainsi, dès le milieu des années soixante, les intérêts des communautés noire et juive commencèrent à diverger [40]. Le déplacement de la lutte pour les droits civiques vers les grandes villes du Nord et le développement de la bourgeoisie noire menaçaient les intérêts économiques et la position sociale des Juifs, particulièrement hostiles aux mesures préférentielles en faveur des Noirs. Le nationalisme noir remettait en question la politique d’intégration de toutes les minorités, qui avait la faveur de la communauté juive, et aggravait l’isolement de l’État d’Israël.

35 En ce qui concerne l’alliance entre les Noirs et les syndicats, il faut préciser que l’adhésion de ces derniers aux idéaux intégrationnistes restait souvent superficielle. Les résistances étaient nombreuses et les pratiques discriminatoires n’avaient pas toutes disparu. En outre, des mouvements syndicaux révolutionnaires, composés de Noirs mécontents de l’immobilisme de l’AFL-CIO, firent leur apparition [41].

36 Les tensions entre les Noirs et leurs alliés marquaient donc les limites à la fois de leur coopération et de la stratégie d’intégration, mais il n’était pas facile pour les dirigeants noirs d’abandonner leur politique d’alliances. Ils choisirent donc de garder le silence sur la question du Vietnam aussi longtemps qu’ils le purent afin de ne pas compromettre leurs objectifs au niveau national. Pourtant, les événements qui survinrent au cours des années 1967-1968 aboutirent à un bouleversement des données politiques fondamentales et à une redéfinition des intérêts de la communauté noire et donc du contenu des alliances que les Noirs Américains étaient prêts à établir.

Mutations

37 Au niveau international, l’offensive du Têt, lancée par les forces communistes au Sud-Vietnam à la fin du mois de janvier 1968, eut un effet psychologique désastreux pour les États-Unis malgré sa portée militaire limitée. Elle fit prendre conscience à ceux qui pensaient « voir la lumière au bout du tunnel », comme aimait le répéter l’administration Johnson, que la guerre serait encore longue et coûteuse et que ses effets négatifs sur la société américaine ne pouvaient que s’aggraver.

38 Au niveau interne, la candidature d’Eugène McCarthy à l’élection présidentielle de 1968 puis celle de Robert Kennedy donnèrent vigueur et légitimité à ceux qui combattaient la politique de Johnson au Vietnam. L’opposition à la guerre ne passait plus pour un acte de trahison, comme cela était encore le cas quelques mois plus tôt, lors de la prise de position de M. L. King. En outre, l’arrivée au pouvoir du républicain Richard Nixon, en janvier 1969, rendit plus faciles les critiques émanant des sympathisants démocrates.

39 Dans la communauté noire, l’assassinat de King, le 4 avril 1968, provoqua consternation et colère. Le mouvement pour les droits civiques, privé de son chef emblématique, s’essoufflait, les organisations modérées, dont la stratégie d’alliances semblait sans issue, étaient affaiblies et les organisations extrémistes n’offraient pas d’alternative viable, malgré un regain de popularité auprès de la jeunesse urbaine en colère. Mais de nouvelles forces apparaissaient, portées par la revendication pour plus de « pouvoir noir ». En fait, ce concept restait relativement imprécis. Repris par plusieurs organisations révolutionnaires il ne fut pas pour autant renié par des organisations plus modérées [42]. Il se nourrissait d’une réflexion menée tant par des militants que par des dirigeants et des intellectuels noirs.

40 Il connut un prolongement concret dans la vie politique de la nation suite à l’adoption du Voting Rights Act de 1965 et aux campagnes d’inscription sur les listes électorales des électeurs noirs, qui permirent l’élection d’un nombre croissant d’hommes politiques noirs et l’émergence de nouvelles forces et de nouvelles structures politiques, tant au niveau local qu’au niveau national [43]. Forts de leur légitimité démocratique, ces élus, tel Julian Bond ou Adam C. Powell [44], échappaient à la fois aux contraintes qui pesaient sur les organisations modérées et à la marginalisation dont étaient victimes les organisations révolutionnaires. Or, la guerre du Vietnam, plus que tout autre événement, leur permettait d’affirmer leur légitimité politique puisqu’il s’agissait pour eux de défendre les intérêts de leur communauté dans un domaine jusqu’alors réservé aux Blancs.

41 Cette évolution de l’environnement politique rendit à la fois possible et nécessaire une condamnation de la guerre par les organisations modérées. En partie affranchies des contraintes qui les avaient réduites au silence, elles se devaient d’exprimer, avec d’autres, les sentiments de la communauté noire afin d’éviter l’isolement. Ainsi, en joignant leur voix à celles des organisations révolutionnaires, de Martin L. King et des élus, les organisations modérées affirmaient tout à la fois l’unanimité des Noirs sur la question du Vietnam et le droit de la communauté noire à s’exprimer sur les questions de politique étrangère.

Conclusion

42 L’échec de la politique américaine au Vietnam ne fut pas, pour la communauté noire, une expérience traumatisante. Elle y perdit, certes, un grand nombre de ses fils et la politique de réformes sociales souhaitée par Johnson en souffrit. Mais les Noirs n’ayant pratiquement jamais participé aux prises de décision dans le domaine de la politique étrangère, la guerre ne pouvait être « leur » guerre. La défaite – ou l’absence de victoire – ne fut pas non plus la leur. En outre, les accusations portées contre la classe politique ou contre les médias pour expliquer l’échec américain en Asie du Sud-Est ne pouvaient atteindre les Noirs puisqu’ils étaient pratiquement exclus de ces milieux.

43 La position des Noirs Américains n’était cependant pas politiquement aussi confortable qu’il pourrait paraître. Leur désir d’intégration semblait les obliger à accepter les décisions de l’Amérique blanche et à assumer toutes leurs responsabilités, y compris militaires, dans une société qui les marginalisait, alors que toute expression d’opposition à l’engagement américain au Vietnam pouvait laisser penser que les Noirs n’étaient pas prêts à assumer ces mêmes responsabilités et qu’ils ne méritaient donc pas un statut de citoyens à part entière. Ce dilemme pesa lourdement sur le débat tant au sein de la communauté noire, où il provoqua réserves et querelles, que dans la communauté blanche où il nourrissait les craintes et le racisme latents.

44 La guerre du Vietnam fut présentée au peuple américain comme une croisade entreprise pour protéger la démocratie et la liberté contre l’agression communiste dans un pays allié. Martin L. King, qui, de par sa stature morale, bénéficiait d’une grande liberté d’expression, tenta de recentrer le débat sur les problèmes internes de la société américaine : la guerre était, selon lui, le produit d’une société violente et peu attentive aux besoins des pauvres et des gens de couleur. Mais l’Amérique blanche n’était pas encore mûre pour entendre ses arguments et les dirigeants noirs modérés furent soumis à de fortes pressions qui les obligèrent à se démarquer de la position de King.

45 Cependant, les querelles qui explosèrent alors sur la place publique n’étaient pas le signe de divisions profondes et durables sur la question du Vietnam, car le débat ne portait pas sur le bien-fondé de l’intervention américaine au Vietnam, mais sur la stratégie la plus adaptée pour faire progresser l’intégration raciale et pour acquérir davantage de pouvoir au sein de la société américaine. Ces querelles furent donc, avant tout, l’expression d’une redistribution des compétences, des rôles et des pouvoirs au bénéfice des organisations et des individus les plus représentatifs et les moins soumis aux contraintes nées d’une stratégie dépassée, trop centrée sur les objectifs nationaux. Les organisations modérées se trouvaient au cœur de ces évolutions, elles en subirent donc les tiraillements plus que d’autres et furent contraintes de modifier leur stratégie afin de représenter plus fidèlement les intérêts de leur communauté.

46 En revanche, la guerre du Vietnam révéla plusieurs points de fracture entre ces organisations et leurs alliés politiques dans le domaine des relations internationales. Ces tensions et d’autres points de désaccord d’ordre interne, aboutirent, dans les années qui suivirent, à une redéfinition des alliances, à une autonomie politique plus grande des organisations noires et, en fin de compte, à une consolidation de l’influence de la communauté noire [45].

47 Ainsi, les progrès réalisés par les Noirs au niveau politique et leur forte participation à l’effort de guerre sous forme de contingents militaires leur permirent de s’exprimer et d’affirmer leurs revendications dans un domaine d’où ils avaient toujours été soigneusement exclus. Le gouvernement américain ne pouvait plus complètement ignorer leurs intérêts et leurs revendications dans le domaine des relations internationales.

48 De nos jours, le contingent noir dans les forces armées est encore plus important qu’il n’était dans les années 60 et la réflexion engagée alors par les organisations noires a débouché sur une meilleure prise en compte des questions internationales. La guerre du Vietnam fut donc une étape importante dans la lutte des Noirs Américains. Elle s’inscrit dans une évolution historique plus large qui a permis à d’autres Noirs, hommes politiques, diplomates ou militaires [46], d’apporter une contribution originale à l’élaboration de la politique étrangère américaine au cours des années qui suivirent, dans des aires géographiques aussi stratégiques pour les États-Unis que l’Amérique latine et le Moyen-Orient – ce qui eut été impensable avant la guerre du Vietnam.

Notes

  • [1]
    Les soldats noirs, souvent affectés dans des unités de combat de l’armée de terre, étaient particulièrement exposés et subirent des pertes proportionnellement plus élevées que leurs frères d’armes. Voir Claude Julien, « Les Noirs et le Vietnam, ou la voix de la conscience rejetée », Jean-Michel Lacroix et Jean Cazemajou, eds. La Guerre du Vietnam et l’opinion publique américaine, 1961-1973, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 1991, 123 ; John S. Butler, Inequality in the Military : The Black Experience, Saratoga, CA, Century Twenty-One Publishing, 1980 ; Charles C. Moskos, Jr., The American Enlisted Man, New York, Russell Sage Foundation, 1970, 116.
  • [2]
    Il convient de noter cependant que M. L. King avait exprimé publiquement son opposition à la guerre dès le mois de mars 1965, lors d’un discours à l’Université Howard.
  • [3]
    Voir, par exemple, les éditoriaux du New York Times, 7 avril 1967, et de Life, 21 avril 1967, ainsi que la réaction de la NAACP dans « Civil Rights in War and Peace : Statement of NAACP Board of Directors », The Crisis, avril 1967, 126-127.
  • [4]
    Voir, par exemple, Thomas Powers, The War at Home. Vietnam and the American People, 1964-1968, New York, Grossman Pub., 1973, 138-163 ; Stephen Oates, Martin Luther King, Paris, Le Centurion, 1985, 479-486 ; David Garrow, Bearing the Cross. Martin L. King, Jr., and the Southern Christian Leadership Conference, New York, William Morrow and Co, 1986, 552-556 ; Claude Julien, op. cit., 121-132.
  • [5]
    Sidney Verba, Richard Brody et al., « Public Opinion and the War in Vietnam », The American Political Science Review, juin 1967, 317-333 ; William Lunch et Peter Sperlich, « American Public Opinions and the War in Vietnam », Western Political Quarterly, mars 1979, 21-44 ; Philip Converse, Jean Dotson et al., American Social Attitudes Data Sourcebook, 1947-1978, Cambridge, MA : Harvard University P, 1980, 416-417 ; Hélène Christol, « Les Noirs et la guerre du Vietnam », Frontières. L’Opinion américaine devant la guerre du Vietnam, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1991, 88.
  • [6]
    The Autobiography of Malcolm X, New York, Grove Press, Inc., 1966, 389.
  • [7]
    « Letter to the National Liberation Front of South Vietnam », Clyde Taylor, ed., Vietnam and Black America : an Anthology of Protest and Resistance, Garden City, NY : Anchor Press/Doubleday, 1973, 290-293.
  • [8]
    La position de Rustin était, cependant, ambiguë : en tant que pacifiste, il rejetait la guerre, mais il était profondément anticommuniste et souhaitait travailler à un « réalignement » à gauche du Parti démocrate ; pour ces dernières raisons, il semblait, parfois, soutenir la politique de Johnson.
  • [9]
    Herbert Shapiro, « The Vietnam War and the American Civil Rights Movement », The Journal of Ethnic Studies, hiver 1989, 119 ; voir également Fred Halstead, Out Now, New York, Pathfinder, 1991, 67.
  • [10]
    A. Philip Randolph était à la tête du Syndicat des porteurs des wagons-lits (The Brotherhood of Sleeping Car Porters) qu’il avait créé. Il était président du Negro American Labor Council, qui se prononça contre la guerre en 1965, et membre du conseil d’administration de l’AFL-CIO.
  • [11]
    In Struggle, SNCC and the Black Awakening of the 1960s, Cambridge, MA, Harvard University P, 1981, 183.
  • [12]
    Le MFDP était une émanation du mouvement pour les droits civiques dont l’objectif était de réformer le Parti démocrate dans l’État du Mississippi.
  • [13]
    H. Shapiro, op. cit., 118-119.
  • [14]
    Déclaration du 6 janvier 1966.
  • [15]
    J. Bond avait été élu dans le 136e district à Atlanta, à majorité noire, avec 82 % des voix.
  • [16]
    August Meier, Elliot Rudwick, Francis Broderick, eds, Black Protest Thought in the Twentieth Century, New York, Bobbs-Merrill, 1965, 461.
  • [17]
    H. Shapiro, op. cit. 121.
  • [18]
    9e convention annuelle de la SCLC, Atlanta, août 1965.
  • [19]
    « An Experiment in Power », discours prononcé devant la Convention de la SCLC, le 11 août 1965, cité par Adam Fairclough, « Martin Luther King, Jr. and the War in Vietnam », Phylon, mars l984, 24.
  • [20]
    A. Fairclough, op. cit., 28.
  • [21]
    En janvier 1967, James Bevel se mit en congé de la SCLC pour diriger le Spring Mobilization Committee to End the War in Vietnam.
  • [22]
    Cité par A. Fairclough, op. cit., (note) 28.
  • [23]
    The Militant, 15 mars 1965, cité par F. Halstead, op. cit., 256-257.
  • [24]
    Cité par A. Fairclough op. cit., 24-25.
  • [25]
    H. Shapiro, op. cit., 134.
  • [26]
    NAACP Annual Convention, 1969, Resolution VII, 1. Cette résolution était précédée d’une remarque de prudence dans laquelle il était rappelé que la NAACP était avant tout une organisation de défense des droits civiques. Cette remarque liminaire disparut en 1971 bien que la NAACP continuât à condamner la guerre.
  • [27]
    Idem.
  • [28]
    « Whitney Young, Ending Silence, Condemns War », New York Times, 14 oct. 1969.
  • [29]
    Sur les distinctions existant entre « l’ancienne classe moyenne » et la « nouvelle classe moyenne » qui apparut dans les années soixante, voir Bart Landry, The New Black Middle Class, Berkeley, CA, University of California P, 1987.
  • [30]
    Thomas Johnson, « NAACP is Seeking Foreign Policy Role », New York Times, 10 sept. 1979, A13.
  • [31]
    Cité par H. Shapiro, op. cit., 125.
  • [32]
    Entretien avec B. Rustin, New York, 29 août 1984.
  • [33]
    Black Politics. A Theoretical and Structural Analysis, New York, Lippincott, 1972, 140-160.
  • [34]
    Voir Monique Lecomte, « Modalités et limites de la coopération inter-ethnique : Noirs et Juifs aux États-Unis de 1935 à 1965 », Monique Lecomte et Claudine Thomas, eds, Le Facteur ethnique aux États-Unis et au Canada, Lille, Université de Lille III, 1983, 113-124.
  • [35]
    William L. Lunch et Peter W. Sperlich, « American Public Opinion and the War in Vietnam », Western Political Quarterly, mars 1979, 21-44.
  • [36]
    « Les Églises et la guerre », Le Semeur, Paris, 1967-1968, 50-51.
  • [37]
    Ibid. Parmi ces objectifs, on peut noter : un retrait des troupes américaines « progressif et planifié » et l’ouverture des négociations, tout en assurant le maintien de l’indépendance du Sud-Vietnam.
  • [38]
    Voir Philip Taft, Defending Freedom : American Labor and Foreign Affairs, Los Angeles, Nash Pub., 1973 ; « Labor and the World », Report of the Executive Council to the AFL-CIO Convention, nov. 1981, 182-201.
  • [39]
    Cité par Robert C. Smith, Black Elite and Black Groups in the Federal Policy Process : A Study in Interest Articulation, Washington, D.C., Howard University, janv. 1976, 122, thèse de doctorat non publiée.
  • [40]
    Francine Bensusan, « Modalités et limites de la coopération inter-ethnique : Juifs et Noirs aux États-Unis depuis 1965 », M. Lecomte et C. Thomas, eds, op. cit., 125-135.
  • [41]
    Le Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM), créé en mai 1968, fut l’initiateur de ces mouvements qui, en 1972, établirent une coalition de syndicalistes noirs.
  • [42]
    Sophie Body-Gendrot, Laura Maslow-Armand et Danièle Stewart, Les Noirs Américains aujourd’hui, Paris, A. Colin, 1984, 87.
  • [43]
    Notons, par exemple, la création du Congressional Black Caucus en 1971. Ce comité condamna fermement l’action américaine au Vietnam.
  • [44]
    En 1964, seuls deux représentants, dont Powell, élu noir de New York, refusèrent de voter en faveur de la déclaration sur le Golfe du Tonkin lors de son examen à la Chambre.
  • [45]
    Voir Martin Kilson, « Black Politics : A New Power », Dissent, New York, août 1971, 333-345.
  • [46]
    On peut noter, en particulier : Terence Todman, chef du Bureau des Affaires inter-américaines au Département d’État de 1977 à 1978, Andrew Young, représentant permanent des États-Unis à l’ONU de 1977 à 1979, Donald McHenry, le successeur de Young jusqu’en 1981, Jesse Jackson, candidat aux élections présidentielles en 1984 et en 1988, qui effectua plusieurs missions au Moyen-Orient, et le général Colin Powell, conseiller du président Georges Bush pour les affaires de sécurité nationale de 1987 à 1988 et chef d’État-major des forces armées de 1989 à 1993.

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