1 Le cas de la fabrication des villes et de l’architecture de verre
2 « Pour vivre heureux vivons cachés », dit un adage populaire forgé dans le bon sens qu’on attribue toujours aux « gens de peu » dont la simplicité ignorerait la ruse, l’alambiqué, le prétentieux. Le « bon sens » populaire serait « clair » comme de l’eau de roche, sans aucun artifice, « naturel » en quelque sorte ou d’une façon plus savante « transparent ». Ce qui relève ici du paradoxe. En effet, cette affirmation que le bonheur exige l’ombre, la dissimulation, la discrétion correspondrait à une vérité par définition « limpide » ! Le latin limpidus ne signifie pas seulement « transparent » mais aussi « pur, propre ». Le « bon sens » populaire se trouve exempt de tout sous-entendu et affiche sa « pureté », du latin purus, « sans tache, sans souillure ». Ce mot d’ordre, « Pour vivre heureux vivons cachés », n’est-il pas appliqué par les personnages d’Émile Zola dans La faute de l’abbé Mouret (1875), qui se réfugient au Paradou, un jardin édénique à l’abri des regards ?
3 Il est présent dans d’innombrables fictions tant romanesques que cinématographiques et associe l’« opacité » à une protection. Le sens premier d’« opaque » (latin opacus) signifie « ce qui est à l’ombre », le contraire de ce qui « s’expose en plein soleil » (latin apricus). Un second sens, que fait sien Montaigne, considère ce qui est opaque comme étant « obscur », ce qui échappe à toute compréhension. L’opacité (opacitas en latin médiéval veut dire « ombre ») s’affirme progressivement comme l’opposé à la « transparence », à ce qui ne cache rien, se donne à voir directement. Pour certains, la transparence possède une dimension éthique, celle vertueuse d’être explicite, sans détour, vraie. Dorénavant, « la transparence », dans pratiquement tous les domaines, s’impose comme preuve de toute absence de manipulation, tricherie, corruption, bref de possibilité de contrôle collectif des agissements personnels.
4 Pour mettre l’idée à l’épreuve que la transparence est un gage de l’honnêteté, je vais m’appuyer sur des exemples issus du champ de l’urbanisme. D’un côté, j’interrogerai le principe de la transparence dans le secteur du bâtiment et travaux publics (btp) car il est revendiqué par la loi. Le deuxième exemple est celui de l’architecture transparente qui s’apparente à la modernité et vise à la dématérialisation et à la légèreté. Enfin, je discuterai les exemples de la vidéosurveillance et l’architecture défendable.
La ville « floutée »
5 Comme le photographe ne peut plus saisir le visage d’une personne sans son accord (le fameux « droit à l’image »), on publie de plus en plus fréquemment dans la presse des portraits « floutés ». Je reprendrais volontiers ce qualificatif pour les opérations urbaines, elles sont toutes « floutées » et même celles qui se présentent « en clair » sont cryptées. Pourquoi ? Parce que leur transparence n’est que de façade. Les législations semblent incorruptibles, intransigeantes, définitives ; pourtant les dérogations et les exceptions sont légion et à chaque niveau de la chaîne allant de l’élaboration du projet à l’inauguration du bâtiment ou du quartier, en passant par le choix des entreprises, il est aisé de pointer au moins un manquement, une information incomplète, une incongruité témoignant d’une transparence imparfaite, baroque, dans le sens que ce terme possède en joaillerie. Les exemples sont innombrables. Qui n’a pas lu dans la presse que tel bâtiment budgété 80 millions d’euros en a coûté le triple au final ? Qui n’a pas été étonné que le lauréat d’un concours ne construise pas son projet laissant la place au second ? Qui n’a pas découvert, avec stupéfaction, qu’un avis administratif s’opposant à tel ou tel élément du programme a curieusement été occulté ? Quant à la participation des habitants, qui sérieusement peut en démontrer la prise en considération ? La population manifeste une réelle indifférence à ces dysfonctionnements qu’elle perçoit comme faisant partie du processus « normal ». N’entendons-nous pas des formules du genre « ce sont les habituelles magouilles » ? Curieusement nulle colère, une sorte de fatalisme ou plutôt de résignation à l’égard de ces pratiques opaques qui s’affichent comme transparentes.
6 Dans certains pays, tout branchement à un réseau urbain (eau, gaz, électricité, tout-à-l’égout, etc.) impose le paiement d’un bakchich en plus du coût officiel d’installation que tout futur « usager » intègre à sa dépense sans rechigner. Ce surcoût n’étonne personne, c’est la norme. Il y a toujours une part d’informel dans le formel que les économistes ne comptabilisent pas, fragilisant ainsi l’interprétation de leurs statistiques. Tout comme l’importance de la corruption que facilitent les multinationales du btp pour obtenir des marchés. Certains de leurs dirigeants ne le nient aucunement, prétextant que ce sont les mœurs du régime en place et qu’il faut bien faire avec. Ce qu’ils taisent c’est que la corruption se fait toujours à deux : le corrompu et le corrupteur. Une ong (organisation non gouvernementale) allemande, Transparency International, fondée en 1993, publie chaque année un rapport qui classe les pays et les secteurs d’activités selon l’ampleur de la corruption. Ainsi, en 2016, sur 133 États, l’Indice de perceptions de la corruption (ipc) attribue la première place à la Finlande (9,7 sur 10), le plus vertueux, et la dernière au Bangladesh (1,3 sur 10), le plus voyou. À dire vrai, il s’agit d’une estimation car les données ne sont pas également fiables, faciles à recueillir et à évaluer. « Tous les illégalismes liés, d’une manière ou d’une autre, à l’exercice d’un pouvoir ne se réalisent pas dans les mêmes contextes et ne prennent pas les mêmes voies », note Guillaume Louis (2007, p. 62). Ce classement indique « en gros » la place de la corruption dans la vie sociale et économique d’un pays ou d’un secteur. Le btp est régulièrement épinglé comme étant un champion ès corruptions. Et il va de soi que les sommes mentionnées sous-évaluent la réalité des transactions, qui ne sont pas toujours en monnaie et par conséquent plus délicates à quantifier. Là aussi, la presse regorge d’histoires concernant un élu dont la construction de la maison avec piscine a été « prise en charge » par un cimentier ou un entrepreneur qui, comme c’est curieux, a un gros chantier dans sa commune. Et cela vise tous les pays et toutes les villes du monde. Certains moins que d’autres, aussi doit-on dire que la Finlande est certes moins corrompue que le Bangladesh sans pour autant avoir pu éradiquer toute possibilité de tricherie organisée.
7 La corruption, de fait, se doit d’être discrète et si possible invisible. Certains « secteurs » masquent mieux ce type de « compensations » comme le trafic de drogue ou les réseaux prostitutionnels. C’est parfois, par hasard, qu’une pratique illicite apparaît au grand jour, comme dans le cas de la société Lafarge-Holcim « payant » Daech pour maintenir ouverte sa cimenterie de Jalabiya au nord de la Syrie. L’ong Sherpa, créée en 2001, l’accuse de « complicité terroriste » et en appelle à la justice. Seule à présent l’entreprise a fourni une explication (« on ne peut pas faire autrement, mettez-vous à notre place, nous devons garantir la sécurité de nos employés », etc.), l’État islamiste demeure silencieux. Qui est dupe ? Quelles sont les conséquences des malversations commises par des entreprises ? Elles diffèrent selon la gravité des faits (blanchir de l’argent sale n’équivaut pas à un soutien à un mouvement terroriste qui n’est pas égal au fait de travailler avec son beau-frère, etc.), le secteur d’activité (le dopage chez les sportifs n’étonne guère, alors qu’une firme automobile qui triche sur l’impact environnemental de ses voitures paraît sans morale…), la taille de la société, la fonction du « corrupteur » (dirigeant ou élu), le pays d’origine du délit, etc. N’oublions pas que les juristes s’accordent pour définir la corruption comme une sorte de détournement d’un pouvoir public à son profit personnel, c’est donc l’enrichissement d’un élu qui profite de sa fonction qui semble scandaleux aux « gens » (ensemble hétérogène qui ne réagit pas unanimement). Hyungsik Park et John Blenkinsop (2011) ont observé, ce qui ne nous surprend pas vraiment, que moins la corruption est active, plus la confiance est élevée, à l’image des vases communicants, l’un se vide en remplissant l’autre. Faut-il en déduire pour autant que la démocratie garantit les citoyens d’une corruption exubérante, ne tolérant qu’un tout petit peu de malversation ? Et que la dictature n’en tolère aucun pourcentage ? Des « affaires » viennent régulièrement souiller l’image d’un membre éminent du Parti communiste chinois ou d’un collaborateur de la Maison-Blanche, comme si la corruption touchait tout le monde et n’épargnait personne quel que soit le système politique en place.
8 Bien sûr il existe tout un éventail corruptionnel, depuis celui qui ferme les yeux sans rien empocher jusqu’à celui qui organise, avec talent, les conditions de la corruption, en falsifiant les données, bloquant l’information, disqualifiant une entreprise ou un architecte lors d’un concours, trichant sur les dossiers, contrôlant un service, attribuant les logements selon ses critères, compromettant des collègues, etc. Aussi est-il facile de corrompre en laissant croire que tout s’avère régulier. Dans telle municipalité française, l’entrepreneur généreux avec le parti au pouvoir sera gratifié d’une attention particulière. Dans telle autre, un architecte à qui je demandais pourquoi il n’y construisait pas me répondit qu’il n’avait aucun lien avec la loge maçonnique locale. L’appartenance avouée ou non à un système de relations particulières peut jouer ou non en votre faveur et personne n’y trouvera rien à redire. Après tout, qu’un élu favorise une connaissance familiale en qui il a confiance ou sur qui il peut exercer un contrôle au nom de la collectivité paraîtra à de nombreux collaborateurs et électeurs comme une sorte de garantie de sérieux, peu importe qu’il reçoive, de manière différée, une sorte de cadeau. Une telle familiarité échappe ainsi naturellement au débat sur la transparence. On le voit, tout processus décisionnel a sa part d’ombre. Comment éviter tout favoritisme ? Au nom de quelle morale interdirait-on à un proche de participer à un concours et au président du jury de faire pression sur les membres hésitants ? Là aussi, les anecdotes pleuvent sans qu’il soit possible d’en expliquer la cause et s’opposer au choix final. Il faudrait prouver la véracité d’une confidence. Untel m’a confié que lors du concours du parc de La Villette, alors que Rem Koolhaas semblait l’emporter, le président du jury a stoppé les échanges le vendredi soir pour convoquer le jury le lundi matin profitant du week-end pour téléphoner à certains membres, si bien que lors du vote ce fut son candidat, Bernard Tschumi, qui fut déclarer vainqueur. Je ne peux dire qui est cette personne et encore moins assurer que sans cette manœuvre, le résultat eût été autre. Il ne s’agit aucunement d’une corruption (le président n’a pas été payé pour cela), mais d’un jeu d’influence effectué de façon indirecte, donc sans transparence. Des différents jurys d’urbanisme et d’architecture auxquels j’ai été mêlé, j’ai toujours eu le sentiment que quelque chose s’y déroulait et intervenait sur le résultat. Le devoir de réserve m’interdit de relater certaines de mes impressions lors de délibérations que j’ai véritablement considérées comme manipulées. Le latin manipulare, « conduire par la main » possède aussi un sens figuré qui signifie « arranger par des moyens occultes et suspects », ce qu’on appelle aussi une « manœuvre », terme militaire qu’on retrouve dans les expressions « grandes manœuvres » et « champ de manœuvres » et plus récemment dans « manœuvres électorales ». Certains présidents de jury retournent une situation grâce à une rhétorique implacable et un charme certain, le tout sous couvert de transparence.
9 La ville floutée n’est pas nécessairement flouée. Toutes les apparences de la transparence sont mobilisées, mais qui a constitué les jurys ? Sur quels critères sont choisis les membres ? Comment se déroulent les présentations ? Comment le débat est-il mené ? Je me souviens d’un concours d’urbanisme où les schémas, plans, cartes et photographies ont été projetés dans une pièce éclairée sur un mur au blanc douteux. Personne n’y voyait rien. Il fallait aller vite et éliminer 90 % des candidats afin de pouvoir bien discuter des éventuels lauréats. Je me suis opposé à plusieurs reprises à l’élimination à la hussarde de projets que je trouvais intéressants à conserver, j’irritais le président et aussi de nombreux membres qui savaient déjà qui serait le gagnant. Au moment de la délibération, un membre a demandé une suspension de séance pour une brève récréation. Elle fut accordée. Il sortit accompagné d’une douzaine de personnes. Au retour, je m’aperçus que ces douze membres avaient voté comme un seul homme ! C’étaient les représentants de l’administration centrale. Une autre fois, lors d’un concours privé (organisé par l’entreprise d’urbanisme commercial Unibail) pour un gratte-ciel à La Défense, parmi les candidats venus des quatre coins du monde et tous prestigieux, je compris qu’un architecte français avait les préférences du président du jury et de quelques membres influents. Son projet n’était pas bon. À dire vrai aucun ne me plaisait. Je le dis et demandai l’organisation d’un nouveau concours afin d’avoir à choisir parmi des propositions de plus grande qualité. On ne tint pas compte de mon objection et après de longues discussions et suspensions de séance, les votes furent éparpillés et le gagnant, qui l’emporta d’une ou de deux voix, ne satisfaisait personne, au point où dix ans plus tard, le gratte-ciel lauréat n’est toujours pas édifié ! Point de corruption, mais aucune transparence. Si l’opacité avait été explicitée, reconnue, avouée, peut-être que le débat eût été plus riche et n’aurait déçu personne. Au contraire, ceux qui agissaient dans l’ombre se prétendaient blancs comme des colombes. Au Conseil de Paris le vote favorable pour les six tours de Bercy, en juillet 2018, fut obtenu par bulletin secret, manœuvre permettant d’échapper au vote « groupé » par appartenance politique. Ainsi, par un décompte tout bête des membres de ce Conseil, apparaît-il que des voix de droite traditionnellement opposées aux projets de la maire, et plus encore aux gratte-ciel, se sont retrouvées du côté de la municipalité, alimentant une rumeur d’achat de vote. Qu’est-ce que la maire a pu promettre à celles et ceux qui ont voté pour ce projet insensé par ailleurs, énergivore et inurbain (Paquot, 2017) ? Un poste de sénateur ? Pas de candidat opposé aux prochaines élections ? Nous le saurons bien un jour par Le Canard enchaîné ou par une indiscrétion.
10 Il est toujours commode de constituer un jury aux ordres ou de neutraliser une éventuelle opposition par un subtil dosage au sein d’une commission. Pas besoin d’être stalinien en faisant avouer au « coupable » ce qu’on lui reproche et qu’il n’a pas commis (comme le relate Artur London dans L’Aveu) ou tortionnaire et d’extorquer par la violence, la soumission et l’humiliation une quelconque autocritique ou confession « spontanée » ! Là, tout se veut clean, la parodie repose sur des bases vraisemblables, c’est le déroulé qui modifie la donne dans le sens voulu par l’autorité, sans violence ou menace. En attendant, la justice américaine porte plainte contre des firmes françaises (Total, Technip, Alcatel, Alstom…) et les condamne à de fortes amendes. En France, des juges courageux dénoncent la corruption de décideurs territoriaux dans l’attribution de certains marchés, comme celui de l’eau. Ni Veolia, Bouygues, Vinci ou Eiffage ne s’en sortent indemnes, qu’il s’agisse d’une route (comme à La Réunion), d’un stade (comme à Lille), d’un tronçon de voie ferrée ou de la construction d’un musée ou même d’un palais de justice. La France est classée au 26e rang mondial par Transparency International, avec l’Estonie, pour son niveau de corruption, en 2017. Pourtant en 2013 voient le jour la Haute autorité pour la transparence de la vie politique et l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, en 2014 s’ouvrent le Parquet national financier et en 2017 l’Agence française anticorruption. La ville est tranquille. Mais floutée.
Architecture de verre pour quelle transparence ?
11 En 2007 le nouveau siège social du New York Times est inauguré à Manhattan et son architecte, Renzo Piano, déclare au Corriere della Sera que lors d’un dîner avec le staff du journal, le 14 septembre 2001, « nous avons parlé de ce qui venait de se passer [il s’agit des attentats du 11 septembre 2001, note de l’auteur] et de comment cela influencerait le projet. Et nous sommes tombés d’accord pour persévérer dans l’idée de transparence, qui est la clé poétique et expressive de ce bâtiment. Ils ont finalement accepté ma théorie : en termes de sécurité, la transparence est plus fiable que l’opacité. En somme, ce bâtiment a été conçu dans un moment de passage crucial, alors que l’air du temps était plutôt au bunker » (Valentino, 2007). En effet, ces attentats n’ont pas vraiment ralenti le rythme d’édification des gratte-ciel dans le monde et encore moins dévalorisé le verre, bien au contraire. Je constate que le même Renzo Piano plombe le skyline de Paris avec un palais de justice lourdingue, massif, plus proche du bunker que de la poétique lumineuse liée à la transparence. Il faut reconnaître que le verre, et son usage en architecture, est le signe de la modernité conquérante. On date généralement son entrée en scène en 1851 à Londres lors de l’Exposition universelle avec le Crystal Palace qu’imagine un fabricant de serres de jardin, Joseph Paxton (1803-1865). Cet impressionnant bâtiment correspondant à peu près à quatre fois Saint-Pierre de Rome est un assemblage de poutres métalliques et de châssis en bois enserrant des vitres de 1,25m de largeur. Sa longueur est de 1 851 pieds. Il est démonté en 1854 et installé à Sydenham où un incendie va le ravager en 1937. Le Crystal Palace devient l’emblème du capitalisme triomphant, celui de l’industrie avec ses machines aux innovations ininterrompues, celui de la conquête avec la colonisation (« Le soleil ne se couche jamais sur l’empire britannique », assure-t-on durant le règne de la reine Victoria), celui de l’illusion d’un marché « transparent » qui ignore les monopoles et autres ententes entre firmes et dépend d’une « main invisible ». Il exprime la pureté du progrès, son désintéressement supposé, la légèreté du procédé constructif (l’abandon de la lourde pierre qui convient à des bâtiments patauds et ténébreux au profit d’une ossature d’acier et de façades vitrées qui apportent la lumière au cœur de l’usine, de la gare, du grand magasin, qui vont tous s’emparer de ces deux matériaux dorénavant fétiches), l’immatérialité de la matière (si j’ose cette expression) et surtout des énergies, des informations, des capitaux.
12 Le capitalisme de cette période s’affirme comme celui des flux : tout circule, les marchandises, les nouvelles, la main-d’œuvre, les matières premières, les désirs et les peurs, les croyances et les idéologies, etc. Tout se veut accessible, direct, pour tous, à l’image des manuels scolaires, des encyclopédies populaires et des guides touristiques qui s’entassent dans les librairies et de la presse de plus en plus lue qui procure à chaque lecteur la jouissance de tout posséder. Il va de soi que la transparence représente alors cette démocratisation de la connaissance, tout comme la possibilité d’accéder à toutes les « nouveautés ». Le vitrage devient un élément constructif synonyme de ce capitalisme vigoureux et se substitue progressivement aux autres matériaux, comme je l’ai raconté naguère (Paquot, 1999). Les passages ne sont pas seulement des voies piétonnes protégées par une verrière, ils abritent les vitrines des boutiques où sont exposées les marchandises et encouragent la flânerie, cette « gastronomie de l’œil », comme dira subtilement Honoré de Balzac. Le regard devient le sens le plus sollicité dans la vie citadine. Tout ce qui est visible se pare d’une vérité indiscutable, bien que trompeuse. Par la fenêtre, et plus encore la baie vitrée, le dehors et le dedans s’interpénètrent, apparemment sans hiérarchisation et sans rien à cacher ! Nikolaï Tchernychevski, dans son roman utopique Que faire ? Les hommes nouveaux (1863), s’inspire du Crystal Palace pour loger ses personnages dans une maison transparente puisqu’ils n’ont aucun secret entre eux.
13 La renommée sans frontière du Crystal Palace — Victor Segalen en voit une reproduction dans la masure d’un paysan chinois — repose sur le matériau utilisé à cette échelle. Le verre et la transparence qu’il assure correspondent à l’idéal de la dématérialisation des objets, preuve de la totale maîtrise des humains sur leurs créatures. Personne n’insiste sur son étanchéité calamiteuse : la pluie traverse les verrières, les visiteurs doivent contourner les flaques et s’abriter avec un parapluie, la nouveauté du bâtiment l’emporte sur sa commodité : tout nouveau, tout beau ! La modernité réclame des parois en verre, des boîtes en verre, des bouteilles en verre, des marquises en verre avec du verre transparent, surtout pas coloré, car la couleur masque (le mot color dérive du verbe celare, « cacher »). Mireille Buydens, qui rappelle cette origine étymologique, observe que :
« Ce choix de la transparence du matériau véhicule en premier lieu un message de technicité […]. Quand la matière ne peut plus se faire légère physiquement, elle se fait légère symboliquement en se retirant derrière la transparence du matériau. […] Le second message de la transparence sera de signifier la vertu ou l’honnêteté du produit : le produit transparent est un produit qui s’ouvre et se révèle, contre l’artifice de l’enveloppe qui dissimule » (Buydens, 2004, p. 54).
15 Les thuriféraires de la modernité pratiquent le culte de la transparence : Jules Henrivaux vante les qualités d’« Une maison de verre » (Revue des deux Mondes, 1898), Paul Scheerbart défend la Glasarchitektur (1914), Bruno Taut la construit (Pavillon du Werkbund à Cologne en 1914) de même que Pierre Chareau (« Maison de verre », Paris, 1928-1932), Mies van der Rohe (Pavillon allemand à l’Exposition universelle de Barcelone de 1929), Le Corbusier (Pavillon suisse à la Cité universitaire de Paris, 1933), Philip Johnson (Glass House à New Canaan, 1949), Peter Zumthor (Musée de Bregenz, 1991), Takashi Yamagushi (Temple du verre à Kyoto, 2000), etc. Ces constructions transparentes concordent-elles avec une quelconque authenticité ? C’est Bruno Taut qui écrivait, non sans naïveté :
« Nous espérons que l’architecture de verre amènera également une amélioration de l’homme sur le plan moral. Je vois là pour ma part un des principaux avantages de ces grandioses parois de verre, étincelantes, multicolores et mystiques. Et cet avantage ne me paraît pas seulement être une illusion, mais une authentique vérité : un homme qui voit tous les jours autour de lui des splendeurs de verre ne peut plus avoir des mains sacrilèges » (cité dans Scheerbart, 1995, p. 106).
17 Comme si une forme architecturale ou un matériau suffisait pour doter un bâtiment d’une qualité qui irradierait tous les occupants. Et le faudrait-il ? Hop, j’entre dans une construction plate, je deviens plat à mon tour ! Hop, je m’installe dans une maison ronde et mon corps s’arrondit ? J’entre dans un gratte-ciel et mon ambition croît d’autant, je n’ai qu’un rêve ascensionniste qui me taraude au point de gravir tous les échelons de la société qui m’emploie ! Non, il n’existe aucune similitude immédiate entre une forme architecturale et un état d’esprit. La symbolique d’une architecture ne traverse pas les siècles, son sens ne « parle » pas à toutes les générations. Ainsi une « architecture totalitaire » propre à un régime autoritaire (Mussolini, Hitler, Staline, Ceausescu, etc.) impressionnait une population, la soumettait, lui faisait baisser l’échine et tendre les yeux vers le sol. Cinquante ans plus tard, voisinant d’autres constructions, elle se banalisait et se fondait dans un nouvel ensemble nourrissant une autre signification. Que ressent le chaland au milieu des gratte-ciel, sans grâce, du quartier d’affaires de La Défense ? Une admiration pour le capitalisme financiarisé globalisé capable d’un chiffre d’affaires énorme et d’impôts minuscules grâce à une domiciliation dans une île bienveillante ? Une indifférence à des constructions semblables à d’autres à Hong Kong, Dubaï, New York, Londres ou Francfort ? L’architecture ne nous parlerait-elle plus ?
18 C’est Léon Vaudoyer (1803-1872) dans le n°49 du Magasin pittoresque publié en 1852 qui écrit :
« Ledoux était partisan de ce qu’on a appelé depuis l’architecture parlante ; il croyait avoir trouvé une merveille en faisant la maison d’un vigneron en forme de tonneau ; il eût sans doute fait celle d’un buveur en bouteille, etc. » (cité dans Molok, 1996, p. 47).
20 Cet architecte et critique d’art ridiculise Claude-Nicolas Ledoux (qu’il appelle Charles-Nicolas !) à qui l’on doit des théâtres, des hôtels particuliers, la ville-manufacture inachevée d’Arc-et-Senans (où se trouve les salines royales, dans le Doubs) et les octrois de la barrière des Fermiers généraux décidés peu avant la Révolution française. Ce « mur murant Paris rend Paris murmurant », dit-on à l’époque. Le piéton d’aujourd’hui peut encore admirer la rotonde de La Villette, les octrois de la place de la Nation ou ceux de la place Denfert-Rochereau et des Batignolles, ils sont imposants, majestueux. Pour Vaudoyer :
« Ledoux s’imagina de faire ici des temples, là des rotondes, partout des colonnades sans motif ni utilité. Toutes ces constructions, fort luxueuses à l’extérieur, sont pour la plupart très incommodes audedans ; et leur ordonnance des plus bizarres choque toutes les règles du goût » (ibid.).
22 Claude-Nicolas Ledoux dans L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation (1804) explique que « [l]a forme d’un cube est le symbole de la Justice, on la représente assisse sur une pierre carrée, prescrivant des peines pour le vice et des récompenses pour la vertu ». Il n’est guère éloigné des conceptions de Nicolas Le Camus de Mézières, de Étienne-Louis Boullée ou de Charles-François Viel de Saint-Maux. Ce dernier évoque le « poème parlant » de l’architecture et dénonce Ledoux incapable, selon lui, de produire une œuvre qui « parle » à chacun, ce qui n’est pas le cas quelques décennies plus tard où les architectes « romantiques » adhèrent à ses « bizarreries ». Le xviiie siècle se veut didactique, la forme architecturale doit exprimer directement sa fonction. Encore faut-il inventer une langue « parlée » par tous. N’est-ce pas justement l’ambition des adeptes de la transparence et de l’architecture de verre ?
23 Le verre transparent — je laisse de côté volontairement le verre translucide — montre-t-il tout ? Il y a besoin d’une structure porteuse qui demeure matérielle, solide, pleine et opaque. Bien sûr en la coloriant on la révèle, comme pour le Centre Pompidou à Paris. Mais le regardant découvre-t-il les intentions de la direction de cette institution culturelle ? A-t-il connaissance des entrailles de la bête ? Sait-il comment la machine tourne ? Avec combien de travailleurs dans les soutes ? Pour quel coût ? Et dans quelles conditions ? Non. Il a l’illusion que ce bâtiment lui offre une sorte d’« écorché » car de l’extérieur il entrevoit des éléments de son intérieur sans jamais en avoir une vue d’ensemble complète. D’une certaine manière ce bâtiment traduit l’air du temps de son époque que Jean Baudrillard apparentait au « simulacre » : faire passer le faux pour plus vrai que le vrai. Jamais une tour en verre où siège une multinationale ne révélera ses secrets ! La transparence de façade ne sert qu’à mieux camoufler les agissements illicites que la plupart des constructions recèlent.
À la recherche d’une transparence maximale
24 L’urbanisation planétaire à l’œuvre prétend à une transparence indiscutable en valorisant deux modalités allant dans ce sens : la vidéosurveillance et l’architecture défendable. Attardons-nous un instant sur chacune. La vidéosurveillance est installée dans les espaces publics pour rassurer les piétons et déstabiliser les délinquants. Les premières caméras ont été placées, il y a une quarantaine d’années, près des guichets automatiques des banques afin de permettre un retrait en toute tranquillité. Puis, elles ont été installées dans les grandes voies de circulation pour décourager les pickpockets et dans quelques points sensibles où les dealers effectuaient leur commerce. Parallèlement à leur multiplication, les caméras de vidéosurveillance ont amélioré leur efficacité, la caméra thermique, par exemple, capte la température corporelle des passants qui révèle leur expression qu’un algorithme analyse instantanément. Elle est surtout utilisée lors de l’embarquement des passagers d’un avion et se focalise sur l’expression faciale des émotions. On en trouve dorénavant un peu partout où « du » public se masse (stade, gare, grand magasin, rues fréquentées…). Le piéton habitué à cette indiscrétion n’y prête guère attention. On dit qu’à Londres tout passant est vidéoscopé trois cents fois dans la journée ! C’est la petite ville américaine d’Olean (dans l’État de New York) qui s’équipe dès 1968 d’un réseau de télésurveillance, suivie en 1973 par Times Square. Depuis, toutes les mégalopoles se sont dotées de vidéosurveillances privées et publiques et les « experts » demeurent en désaccord sur leurs effets dissuasifs quant à l’insécurité. Seules les entreprises qui les vendent sont convaincues que les délits baissent avec la pose de ces caméras. Pour de nombreux citadins, il s’agit là d’un acte liberticide, aussi en appellent-ils à la justice pour établir le droit en la matière. On le voit, cette transparence de la vie citadine par caméra interposée entraîne le déplacement de certaines activités illicites, sans pour autant pacifier les interrelations urbaines. Pas étonnant que plus d’un passant évoque ironiquement big brother en souriant à la caméra !
25 La notion d’« architecture défendable » est forgée par l’architecte américain Oscar Newmann dans son ouvrage éponyme publié en 1972. Lecteur de Jane Jacobs et fin observateur des grands ensembles d’habitat social, il constate que le sentiment d’insécurité et également les actes d’incivilité ont à voir avec la typo-morphologie des bâtiments, la qualité des constructions, l’éclairage public et la place de la végétation. Dans The Death and Life of Great American Cities (1961), Jane Jacobs constate que plus une rue est fréquentée, plus elle est sûre. Elle doit accueillir toute la diversité propre à la ville à « taille humaine » : les enfants jouent sur le trottoir, les commerçants jettent un œil sur la rue, les concierges papotent sur le pas de la porte, des étals offrent des fruits de saison ou de vieux livres, bref c’est la vie ordinaire qui assure à chacun la tranquillité sous le contrôle de tous. Oscar Newmann sait qu’il n’est pas possible d’exporter l’esprit du Village dans des quartiers ségrégués, aussi propose-t-il de rendre certains espaces sans danger et sans crainte. Comment ? En supprimant les obstacles qui cachent à la vue des passants celui qui s’y dissimule préparant un mauvais coup. Du hall d’entrée d’un immeuble à la rue, rien ne doit empêcher de tout contrôler. Pas de mobilier urbain opaque, pas d’arbres sur le chemin, pas de poubelle : un plan dégagé. Il préconise également, selon les cas, l’édification d’un muret ou la pose d’un grillage. Tout comme il conseille de veiller à la propreté du lieu et à ne pas laisser dans l’ombre, la nuit, un pan du trottoir. Cette « architecture défendable » paraît clinique, propre, nette. Elle est bien éloignée de toute fantaisie qu’un habitant peut attendre de son territoire. La transparence protège mais appauvrit considérablement le « monde » de chacun.
Qui fait quoi ?
26 Les villes semblent se faire et se défaire selon le poids des lobbies économico-politiques, en cela, elles sont fragiles et la chute d’une firme ou le changement d’un maire peuvent leur être fatals. La logique qui prime n’attribue aux citadins que peu de marge de manœuvre. L’advocacy planning — cette contre-proposition des habitants au projet de la municipalité, par exemple, qu’imaginait Paul Davidoff au début des années 1960 aux États-Unis — n’appartient pas à la culture des décideurs. La participation des citadins est contrariée, ici, par le fonctionnement même des marchés publics, là, par les « habitudes » qui découragent toute velléité d’établir de nouvelles règles plus démocratiques et partagées. Ce n’est pas parce que toutes les données (data) seraient accessibles sur le site de la ville que la démocratie locale resplendirait de tous ses feux ! Ce n’est pas la méconnaissance qui crée l’opacité, mais la procédure et la standardisation. Quel citoyen lambda a les moyens de tout lire, analyser, comprendre au point d’y opposer une alternative ? C’est de la démarche que naît non pas la transparence mais une orientation collective. Le citadin réclame non seulement le droit de savoir mais celui de proposer. C’est donc une nouvelle culture politique, décentralisée, locale, incrémentale qu’il s’agit d’expérimenter, d’adapter, d’ajuster avant de la normaliser. Quant à l’architecture de verre, si coûteuse en énergie, n’est-elle pas déraisonnable à l’heure de l’anthropocène ? En reflétant les passants au rez-de-chaussée et les nuages aux étages supérieurs l’immeuble vitré ne s’avère pas si transparent que cela, il brouille les reflets et ses miroitements le rendent illisible. Toute architecture, y compris par le choix de ses matériaux, se doit d’honorer l’activité qu’elle accueille. On en est loin : une bibliothèque ressemble à un hôtel qui est la réplique d’un aéroport ou d’un musée ! Son gigantisme, sa haute technicité, sa débauche technologique correspondent davantage à de l’arrogance qu’à la juste mesure qu’il nous faut ménager pour le rendre habitable. L’habitabilité repose sur la bonne proportion du bâtiment, du quartier, de la ville eu égard au corps de chaque citadin.
27 Le mot « transparence » si abondant dans les discours officiels des dirigeants d’entreprise comme des élu-e-s leur sert de gage vertueux : « Nous sommes transparents, nous confient-ils ainsi, vous pouvez donc compter sur nous. » Pourquoi faudrait-il être transparent pour être honnête ? Et si chacun voulait protéger son intimité viendrait-il étaler à la vue de tous ses désirs, ses intentions, ses convictions, ses rêves ? Georg Simmel n’attribue pas à la transparence cette valeur démocratique que quelques esprits lui confèrent. Dans son étude sur le secret (1908, p. 347-384), il explique qu’entre partenaires commerciaux, professionnels, intellectuels, chacun sait ce que l’autre attend, peu ou prou, et peu importe les propos tenus. L’acheteur cherche à obtenir un bien au meilleur prix à un vendeur qui se refuse à le céder à perte. La transparence de cette transaction est inutile. Ce qui importe c’est la capacité à dissimuler ou à révéler ses intentions pour obtenir satisfaction. Dans le jeu spécifique aux interactions des individus le secret intervient comme un régulateur. Ce n’est pas ce secret qui compte c’est le secret. Il en va de même dans les actions collectives et individuelles qui concernent la ville et l’architecture : le mensonge et la sincérité participent à la socialisation-en-acte, les éliminer (comment ?) reviendrait à déshumaniser les relations qui se nouent et se dénouent sur fond d’incommunication et de malentendus. Je pourrais reprendre la confidence de Jean Cocteau, « je suis un mensonge qui dit la vérité » et considérer la transparence comme une opacité incolore.
Bibliographie
Bibliographie
- Buydens, M. 2004. « La transparence : obsession et métamorphose », Intermédialités, 3, p. 51-77.
- Louis, G. 2007. « De l’opacité à la transparence : les limites de l’indice de perceptions de la corruption de Transparency International », Déviance et société, vol. 31/1, p. 41-64.
- Molok, N. 1996. « “L’architecture parlante” ou Ledoux vu par les Romantiques », Romantisme, 92, p. 43-53.
- Paquot, T. 1999. « Transparence et architecture », dans P. Dubus (sous la direction de), Transparences, Paris, Les éditions de la Passion, p. 101-120, texte repris et développé dans Un philosophe en ville, Gollion (ch), Infolio, 2016.
- Paquot, T. 2017. La folie des hauteurs. Critique du gratte-ciel, Gollion (ch), Infolio.
- Park, H. ; Blenkinsop, J. 2011. « L’influence de la transparence et de la confiance dans la relation entre corruption et satisfaction du citoyen », Revue internationale des sciences administratives, vol. 77/2, p. 251-273.
- Scheerbart, P. 1995. L’architecture de verre, Strasbourg, Circé.
- Simmel, G. 1908. Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, Puf, 1999.
- Valentino, P. 2007. « La transparence selon Renzo Piano », Courrier international, 16 novembre.
Mots-clés éditeurs : Architecture de verre I corruption I transparence I urbanisme I vidéo- surveillance
Mise en ligne 03/01/2019
https://doi.org/10.3917/rfeap.006.0032