Couverture de RFEAP_006

Article de revue

L’impossible invisibilité

La surexposition numérique des identités post mortem

Pages 22 à 31

Notes

  • [1]
    À ce titre on peut définir cette architecture comme une architecture du visible ; le cas parmi les plus éclatants est celui du Crystal Palace érigé pour l’Exposition universelle de Londres en 1851.
  • [2]
    Les deux interprétations ne sont évidemment pas superposables ou interchangeables. Toutefois, en ce qui concerne les formes de gouvernement – donc essentiellement la gestion du public –, la visibilité et l’invisibilité ont toujours entretenu une relation ambiguë et variable.
  • [3]
    Le lien entre le corps et sa visibilité est l’un des thèmes majeurs des études connues comme Visual Culture et Visual Studies. Pour une introduction à la thématique, voir : N. Mirzoeff, An Introduction to Visual Culture (1999).
  • [4]
    En Italie, le mouvement Cinq Étoiles a fait plus que d’autres, depuis sa naissance, de la transparence son cheval de bataille prioritaire dans toutes ses campagnes électorales.
  • [5]
    Il s’agit du phénomène connu dans le monde francophone sous le terme de pipolisation. Phénomène étudié depuis les années 2000, le terme est devenu un mot-valise comprenant de multiples aspects. Ici l’accent est mis sur la diffusion par les médias de la vie privée des personnages du monde du spectacle et de la politique ou encore l’utilisation à leur initiative des réseaux sociaux pour diffuser directement à leurs contacts et à leurs followers, les images de leur vie privée. Pour une approche à la thématique voir, parmi maints d’autres, Marshall (2006), Heinich (2011).
  • [6]
    Par ces définitions, on entend les individus présents sur les plates-formes et autres environnements Web, qui n’y exercent plus aucune activité soit parce qu’ils ne sont plus vivants, soit parce qu’ils ne disposent pas des moyens adéquats (physiques et cognitifs) pour y avoir accès, comme les enfants. Ces derniers font l’objet d’un souci et d’un champ de recherche spécifique ayant produit un grand nombre d’études allant de l’éducation au numérique à la pédophilie. Voir par exemple Bach et coll. (2013). Le présent article se limite à l’analyse de la première catégorie de sujets.
  • [7]
    Le cas de A. est utilisé dans cet article de manière totalement anonymisée, tant pour l’identité du titulaire du compte que celle de la dame, dont les photos (en dépit de leur importance du point de vue documentaire) n’ont pas été incluses dans l’article.
  • [8]
    Il s’agit d’une version adaptée des chatbots, ces assistants virtuels utilisés principalement pour le marketing dans l’assistance directe aux clients.

Les transformations de la visibilité

1 La transparence est devenue depuis quelques années constitutive de l’âge contemporain, terme relevant directement de la Modernité, notamment dans l’une de ses acceptions les plus courantes, à savoir la multiplication de l’autorité et de la connaissance (Giddens, 1990). Une réalité impliquant non seulement le choix et le contrôle, mais aussi la nécessité — éthique tout d’abord — de rendre visibles, transparents, voire publics et par suite évaluables, les contenus, les faits, les événements à l’aune de l’importance qui leur a été conférée par l’opinion publique.

2 Cette réalité a profondément pénétré la société, notamment la science pour laquelle une stricte transparence est exigée quant à ses résultats et protocoles, mais aussi l’architecture dont les constructions en fer et en verre — qui justement « laissent voir » (Abruzzese, 2007, p. 10-11) — témoignent de cette quête. Les expositions universelles du xixe siècle [11] en sont de parfaits exemples. Ce que la Modernité affiche prioritairement de la transparence, c’est d’abord son lien avec le public, la publicité des contenus — qu’ils soient matériels ou immatériels — tout autant que la tendance répandue et organisée à la mise en scène et à l’exposition.

3 L’avènement des médias de masse a, jour après jour, socialement imposé cette obligation de totale visibilité mais aussi, et du même coup, autant de comportements ayant abouti de nos jours, à l’instar des technologies numériques, à une hypervisibilité obligeant à une transparence presque totale en nous plongeant dans un contexte de post privacy (Burkart et Andersson Schwarz, 2014). De ce manque d’opacité découle un manque de plus en plus conséquent de protection de la sphère intime ainsi que des données personnelles, d’où cette ambiguïté : d’une part la privacy est un droit acquis de tout un chacun protégé par la loi, de l’autre le numérique, en particulier son architecture dans le Web, rend toute privacy extrêmement fragile, en raison de sa facilité d’utilisation et d’accès.

4 La transformation, voire la problématisation, de la privacy n’est toutefois pas exclusive du numérique, mais strictement liée à la diffusion des médias dont l’un des effets les plus remarquables implique en effet une redéfinition de la séparation entre public et privé ; ainsi, si la sphère du privé avait toujours gardé son aspect discret, réservé, voire secret, mais strictement du domaine de l’intimité, les médias de masse ont brisé cette séparation, introduisant le privé dans le domaine du public, mieux, du visible, au point de rendre désormais impossible de cerner le domaine de l’un par rapport à celui de l’autre. Il revient à John Thompson (1995) d’avoir étudié, en questionnant la publicité, les transformations de la visibilité, une analyse qui, vingt ans plus tard, nous offre encore une clé de lecture efficace des effets et des interactions des médias et de la vie sociale, notamment quant à la délocalisation de la visibilité et de son contrôle.

5 Prenant comme point de départ l’opposition entre public et privé, Thompson relève que cette dichotomie met en avant deux inter­prétations : la première remonte au xvie siècle et attribue au public les activités liées à l’État ou à son autorité, tandis qu’au privé sont dévolues toutes les autres, indépendantes ou sans rapport avec celui-ci ; la seconde entend le public comme ce qui est accessible à chacun d’entre nous, en d’autres termes, observable, visible, rompu à la présence d’autrui (des spectateurs) ; le privé, a contrario, secret ou s’accomplissant en présence d’un petit nombre de personnes, reste caché à la vue. Le public est visible, tout le monde peut le consulter, tandis que le privé demeure inaccessible [22]. En dépit du manque de séparation nette entre les deux sphères, cette différence a longtemps maintenu son sens jusqu’à ce que la diffusion des médias de masse redéfinisse à nouveau les bornes entre public et privé, par suite entre visibilité et invisibilité. Plus précisément, les médias ont transformé et élargi la visibilité en retraçant le contour du public et du privé, ne dépendant plus alors (ainsi que la publicité) du lieu ni de la coprésence des participants. Bien différemment, les médias permettent de rendre une action ou un événement visibles en les transférant à un vaste public, indifférencié et inconnu, en des moments différés et multiples. La visibilité prend alors l’aspect d’un public délocalisé en raison du caractère des médias — la médiation –, une réalité qui n’est d’ailleurs nullement l’apanage des médias numériques : la presse, dès ses origines, a provoqué cette délocalisation, la télévision ensuite — sans oublier la radio — a fait de même en de multiples situations auxquelles participaient un nombre sans cesse croissant de personnes.

6 Simultanément, un ensemble de règles concernant l’apparition et la conduite en public se sont développées, avec pour effet d’établir un véritable contrôle de la visibilité médiée visant à produire une représentation de soi édifiante et positive. Thompson rattache cette condition créée par les médias à une transformation de la sphère publique, nous proposant une description de la visibilité particulièrement significative : une modalité qui demeure dans un espace façonné dans et par les médias, qui n’est pas localisée, et où circulent des formes symboliques dépassant leur contexte de production dont il est impossible de contrôler complètement les contenus. De même, par son pouvoir à joindre le plus grand nombre, elle devient un enjeu et incite à une véritable lutte pour la conquérir, être public étant désormais surtout être visible et accessible.

7 Mais la visibilité ne se limite pas à exercer un rôle secondaire ou à représenter une mode, le temps d’un instant. Elle est le produit qui témoigne d’une unité paradigmatique plus puissante et représentative, en mesure d’agir comme clé interprétative de notre société : le visuel. Ainsi que l’écrivait Régis Debray dans son remarquable ouvrage Vie et mort de l’image (1992) nous sommes — et depuis un moment — dans l’âge de la vidéosphère, où le moyen d’influence est l’apparition et le visible, un régime d’autorité symbolique qui se traduit chaque jour par l’expression « je l’ai vu à la télé », affirmation offrant à la visibilité le sens des expériences humaines. En lien avec le visible, d’après Debray, le corps est donc le « centre de gravité du sujet », ou en d’autres termes, le lieu où s’exprime son identité et les médias sont devenus une véritable classe dominante productrice, détentrice de l’information, mais aussi un véhicule de modèles qui séduisent, en tant que styles de vie, le sujet-consommateur dont le corps est l’élément premier d’expression et d’affirmation de sa propre identité.

8 La visibilité et son corollaire, la transparence, sont donc des conditions établies, caractérisant notre manière d’être au monde, se posant comme le but à atteindre [33], au point d’être considérées comme tantôt une acquisition avérée, tantôt une manifestation volontaire, tantôt une obligation, mais, de manière générale, comme une valeur et un atout. Abondamment utilisées en politique, elles sont devenues des mots récurrents, thuriféraires désormais reconnus de la démocratie. Certaines campagnes électorales peuvent en témoigner [44] !

La visibilité à l’ère du numérique

9 Dans la diffusion de la visibilité, le numérique joue un rôle important : il en amplifie les aspects spécifiques, à savoir la délocalisation, le manque de coprésence et de contemporanéité ; il lui donne aussi des ouvertures nouvelles, telles que la réciprocité. Si la télévision a longtemps été un modèle de visibilité à sens unique — c’était alors le network qui fabriquait les conditions de visibilité et assurait aux personnages leur image publique — les plates-formes Web, en particulier les social network sites, ont depuis délivré une visibilité multiple, qui n’est plus uniquement à direction et organisation pyramidales, mais que chacun peut produire très aisément.

10 La nouvelle visibilité (Thompson, 2005) développée par les médias a été englobée par le numérique sans effort comme le montre la « relation d’intimité non réciproque » (Thompson, 1995, p. 220). En rendant publics certains aspects de leur vie privée, les celebrities instaurent une relation asymétrique telle que divers aléas de leurs existences sont vécus comme moments intimes par chacun, sans réciprocité aucune. Cette forme de relation bien rodée au sein des médias de masse s’est amplifiée et du même coup s’est transformée avec le numérique, notamment sur les plates-formes Web où manifestement le niveau d’intimité augmente par le biais de la visibilité atteinte par la celebrity, en raison aussi de la possibilité de rendre visibles — ce que ne faisait pas la télévision — les aspects anodins — ou faussement anodins — de sa vie quotidienne comment en témoignent les comptes activés sur Facebook, Instagram, Twitter, etc. [55] Cette intensification des pratiques numériques de surexposition souligne bien la faiblesse de la séparation entre public et privé, de plus en plus confondus, marquant ainsi une nouvelle étape de la visibilité : non plus une condition qui montre uniquement les aspects les plus édifiants de la vie des celebrities, les faits privés restant cachés, mais au contraire leur totale exhibition, soumis alors aux commentaires publics, comme nous le constatons sur le Web au sein des communautés de fans ou des followers.

11 Pour autant, l’aspect le plus intéressant des transformations de la visibilité provoquées par le numérique est qu’elles ne se limitent pas aux personnages du star system ou de la politique, mais font état d’une inclusion généralisée à laquelle chacun des usagers, tant ou peu, s’adonne. Grâce aux facilités de production des contenus, des dispositifs en mesure de rendre visible la moindre information just in time, chacun devient un personnage, visible en de multiples cercles de contacts plus au moins étendus, que ce soient les amis de Facebook, les followers de Twitter ou les utilisateurs d’autres plates-formes.

12 En s’étendant à des champs de l’expérience de plus en plus nombreux, le régime de la visibilité est toutefois loin d’être sans conflits, transparence et visibilité au numérique étant autant de situations controversées et ambiguës où aucun consensus ne s’établit. À cet égard, bien que représentant des positions peut-être minoritaires, différents mouvements d’opposition à l’usage et à l’exposition totale des dispositifs numériques ont vu le jour, tels que celui de déconnexion volontaire, visant à se libérer de la tyrannie de la visibilité et du contrôle des présences et absences des personnes sur les réseaux sociaux notamment (Aubert et Haroche, 2011 ; Jauréguiberry, 2014 ; Zickuhr, 2013).

13 Plusieurs facteurs permettent de dessiner la cartographie de cette dynamique s’étendant entre exhibition et invisibilité. Tout d’abord, les différentes structures des plates-formes qui adoptent des politiques diverses en la matière, certaines à haut niveau de visibilité, d’autres encourageant l’invisibilité, à savoir la possibilité pour chacun de rester caché, invisible, tout en étant présent (Cardon, 2008). Mais au-delà de l’architecture des dispositifs technologiques, c’est surtout un besoin ancestral des êtres humains qui ressort et s’installe dans le Web : se montrer. Et justement, c’est en raison de ce besoin que les usagers s’emparent des possibilités données par le numérique de se manifester et, par cet affichage aux autres, d’en tirer leurs propres confirmations identitaires (Gamba, 2016).

14 S’abandonner à l’exposition totale n’est toutefois pas exempt de dangers, mis en lumière par plusieurs auteurs ayant signalé les craintes de perte d’intériorité engendrée par cette injonction sociale à la visibilité dominante. D’autres préfèrent plutôt insister sur l’idée de transformation d’un désir ancien, en soulignant que la visibilité ne relève pas de manière exclusive de notre époque, mais que le désir d’extimité — à savoir le désir de rendre publics des aspects très intimes de sa propre vie et/ou de les partager avec des inconnus, ce qui est tout à fait complémentaire au désir d’intimité — a toujours été présent, avec ses risques et ses formes pathologiques mais aussi sa normalité. De nos jours, la différence porte seulement sur le fait que la technologie numérique favorise et amplifie de manière exponentielle ce comportement humain, en lui offrant une multiplicité d’outils d’expression (Tisseron, 2011). En d’autres termes le Web élargit pour les usagers les occasions de visibilité, en leur permettant de rendre publics, visibles au moyen de récits textuels ou visuels, certains aspects — cachés, illégaux, privés — de leur vie, en bénéficiant aussi de l’anonymat, ce qu’encourage la manifestation d’identités multiples, l’usager pouvant ainsi manifester une réalité plurielle, où les points d’accès identitaires se multiplient, reliant ensemble des éléments au besoin contradictoires de son identité.

15 La visibilité produit alors une extension de l’identité au sens synchronique du terme, car les différents fragments concernent une identité « au présent ». Mais qu’en est-il de cette identité, tandis qu’elle change d’état et s’attelle, sous forme diachronique, à des êtres qui ne sont plus vivants ? Qu’en est-il de la visibilité quand elle n’est plus volontaire ? En d’autres termes est-il possible de revendiquer une privacy post mortem ?

Les choix de la visibilité post mortem

16 Il y a des usagers pour lesquels la visibilité ne correspond pas à un choix ni à l’expression d’une identité étendue au sens synchronique, à savoir une coprésence et une hybridation dans un ensemble de fragments identitaires. Pour eux, disparaître après la mort n’est plus inéluctable (Cattacin et Gamba, 2016), leur identité dépassant les limites humaines puisque le numérique produit des espaces supplémentaires d’expression et d’expérience en mesure de s’étendre au-delà de la mort à travers des données gérées selon un plan établi à l’avance par l’usager lui-même dans des sites spécialisés, ce qui est connu comme Digital Afterlife (Gamba, 2014 ; Graham et coll., 2013). L’offre de services de ces sites a pour but de ne pas interrompre la permanence et la visibilité numérique de l’usager en lui donnant une identité étendue au sens diachronique, autrement dit une identité visible au-delà de la mort. Qu’il s’agisse tout simplement de la possibilité de gérer ses propres données et de se rendre présent au moyen de messages envoyés aux proches, ou que l’on s’adresse aux algorithmes élaborés de sites comme LifeNaut, capables de créer un avatar de l’usager en mesure d’interagir avec un entourage, le numérique offre, du moins en principe, une visibilité perpétuelle, maintenant la présence de la personne au-delà de la mort grâce aux traces numériques parsemées dans le Web.

17 De cette surexposition ressort un désir de survie qui appartient à l’humanité depuis toujours et l’impression d’avoir finalement atteint l’immortalité. Certes on peut jeter sur ces pratiques un jugement teinté d’ironie, elles peuvent être perçues comme étranges voire pénibles, mais il s’agit toujours d’un choix extrême qui demeure dans le champ personnel, prenant forme uniquement à l’initiative de l’intéressé.

18 Pourtant, la surexposition n’est pas seulement un accès/excès volontaire ou du moins accepté de la part d’un individu par rapport à sa propre permanence visible post mortem, voire à son immortalité. De manière plus subtile et plus cachée, la surexposition numérique des identités rejoint les usagers, y compris à leur insu et peut-être parfois contre leur volonté. Deux exemples montrent que la dynamique de la visibilité numérique — qu’elle soit visuelle, textuelle ou audiovisuelle, peu importe — ne se limite pas au champ des usagers actifs, voire vivants, mais s’étend de manière complexe également aux usagers inactifs ou involontaires [66] : l’usage de son compte personnel par un tiers afin d’annoncer la mort de personnes qui lui sont très proches ; l’usage des algorithmes, et notamment de l’ia (intelligence artificielle), afin de produire des outils — des griefbots — et, de cette manière, continuer à communiquer avec les proches disparus, en conservant ainsi un lien étroit.

19 Ainsi, on retrouve le plus fréquemment dans les réseaux sociaux, Facebook pour ne citer que ce seul exemple, lors de l’annonce d’un proche, plus précisément d’un parent, la diffusion de photos du décédé prises très souvent dans les derniers jours de sa vie, parfois même à l’hôpital. Il s’agit là clairement de témoignages visibles de la fragilité humaine, montrant à travers les affres de la maladie et de la souffrance, l’étrange état d’un être humain qui ne le sera plus pour longtemps encore. Ils sont aussi accompagnés de commentaires du titulaire du compte, qui informe ses contacts de l’identité de la personne, de sa relation de parenté, du lieu aussi bien que du moment et du contexte dans lesquels ces photos ont été prises, mais surtout des émotions ressenties. Tel est le cas emblématique de A. [77] qui, l’automne dernier, poste sur son compte Facebook, plusieurs photos d’une vieille dame hospitalisée. Le regard de cette femme nous parle. Il nous met mal à l’aise, sans doute aussi à cause du texte qui accompagne les photos, où A. écrit : « La nuit dernière, à XX h, M. ma maman est morte. Le XX août avait été son dernier jour heureux, surtout parce qu’elle avait pu vous sentir proches et vous remercier. Depuis ce jour-là, malheureusement, seulement douleur et souffrance, qui maintenant, heureusement, cèdent leur place à la paix du néant. Nous dirons adieu à maman demain, XX octobre, à XX h, auprès de l’église de… » Suivent des messages de la part des contacts de A., les plus fréquents étant des condoléances.

20 Les photos de la dame sont en lien avec le billet original datant de peu de mois auparavant, où A. écrivait : « Elle est M., ma maman. En ces jours elle est au lit, à l’hôpital, mais quand même elle a voulu se faire coiffer aussi bien que changer de coupe. Et elle m’a dit qu’elle voudrait bien savoir si c’est bien pour elle. Qu’est-ce que vous en pensez ? »

21 Ce qui frappe du point de vue émotionnel, mais oblige aussi à une réflexion socio-anthropologique, c’est moins le choix, par son fils, de rendre public, visible, exposé un moment aussi tragique de la vie humaine — celle de sa mère bien sûr, mais aussi de la sienne — que l’impossibilité pour la mère de se soustraire, ou au moins de s’exprimer pour ou contre, à l’égard de cette exposition. La dame se retrouve dans un environnement qui n’est pas le sien, proposée à une visibilité intime et extrême, soumise à la dynamique de l’extimité, par procuration involontaire, pourrait-on dire, dont elle ne sait rien ou très peu de choses, parce que c’est justement une autre personne qui s’approprie sa visibilité.

22 L’autre exemple de surexposition numérique de l’identité est représenté par les griefbots ou deadbots[88] qui portent sur des logiciels issus de l’intelligence artificielle déjà utilisés comme assistants virtuels. Ces derniers recueillent les données numériques du décédé, pour répondre aux questions via sms ou chat, en simulant ainsi un véritable dialogue entre le mort et le vivant. On est ici également confronté à une non-­visibilité impossible, car le numérique expose sans cesse l’individu sans qu’il puisse s’exprimer ou se protéger. Tout comme pour la femme hospitalisée, ce qui attire la réflexion éthique dans l’usage des griefbots, c’est moins l’effet de cette forme de continuité du deuil sur les survivants, que l’impossibilité d’échapper à cette surexposition, où l’accord donné par l’intéressé est fort douteux. Si les acquis récents dans le domaine de la psychologie accordent au deuil un statut plus complexe en admettant d’importantes différences personnelles en relation à sa durée sans pour autant en faire une pathologie (Neimayer et coll., 2006), force est de reconnaître que l’ensemble des problématiques engagées par cette injonction à la visibilité ne bénéficient pas toutes de la même attention.

23 Dans le cas des griefbots, par exemple, nul doute que la technologie utilisée soit la même que celle rencontrée dans des sites comme LifeNaut, ces derniers s’affichant comme la voie vers l’immortalité, à savoir une présence, visible, éternelle par le biais d’avatars programmés par l’intelligence artificielle. Ce qui est toutefois radicalement différent dans ces deux utilisations de la même technologie c’est le rôle joué par l’individu : totalement volontaire dans le cas de LifeNaut où l’usager collecte préalablement ses données numériques dans le but de prolonger sa propre identité dans le milieu numérique selon une perspective diachronique qui va au-delà de sa propre vie, alors qu’elle est involontaire dans le cas des griefbots, où les survivants s’emparent des données du défunt pour reconstituer son identité et sa vie. Dans les deux cas la visibilité est extrémisée, cependant du dispositif des griefbots émergent des implications absentes ou nuancées sur les sites d’immortalité numérique tels que LifeNaut. Une différence sensible existe entre publier ses propres photos (mais cela vaut pour tous les autres formats des données) dans un réseau social, ou publier celles d’une personne sans son consentement, ou encore publier celles d’une personne décédée qui ne peut ni refuser ni accorder son consentement.

24 Cette surexposition nous interpelle au regard de la privacy post mortem tout d’abord, particulièrement questionnée à l’instar des technologies numériques ou celle de l’hybridation entre monde physique et monde numérique, dont la séparation se révèle désormais fictive et pourtant problématique.

L’identité hybridée

25 Le numérique constitue un sujet protéiforme ayant interrogé les experts à différents niveaux (Lessig, 2006). Droits d’auteur ou droit à l’oubli numérique sur lesquels la Commission européenne s’est exprimée en 2014 sont autant de thèmes ayant suscité l’intérêt des sociologues, des juristes ou des experts de Computer Science. Quant à la surexposition numérique des personnes décédées par une exploitation des données, notamment en ce qui concerne l’aspect de la privacy post mortem, il s’agit d’un thème qui ne manque pas d’intéresser également un nombre d’experts juridiques et informatiques (voir parmi d’autres Lopez, 2016), principalement en ce qui concerne les droits de la personne décédée face à ses propres données et notamment si ces dernières sont encore, et jusqu’à quel point, sa propriété ou non. Autant d’études pour mettre en lumière les limites de la loi en la matière, l’existence ou non d’un droit à la privacy après la mort, les conditions de protection du sujet de l’exploitation de la visibilité à n’importe quel prix, ou si, avec la mort, s’éteignent aussi les droits de la personne.

26 Il est sans doute important qu’un ensemble de lois définissent clairement les droits de ses propres données et assurent ainsi la protection des sujets les plus fragiles, y compris après leur mort. Toutefois, en la matière, leur application est souvent vouée à l’insuccès ou difficile à mettre en œuvre, les nombreux cas de piratage informatique ou plus simplement d’usage illicite des produits numériques sont là pour en témoigner.

27 Il apparaît alors nécessaire, afin d’éviter les excès d’une culture de la visibilité, de développer — parallèlement aux dispositions juridiques – une conscience de l’hybridation irréversible des mondes physique et numérique, toute division entre les deux étant purement théorique en raison de nos pratiques de vie où le numérique se confond presque à nos expériences physiques. Sous cet angle l’aspect purement technique de l’hypervisibilité des morts, légale ou non, se conjugue à une conception du défunt non comme un ensemble de données, presque déchets à éliminer, mais comme une identité dont les données numériques ne sont qu’une infime partie. Sinon, le défunt devient une identité étendue, hybridée, constituée tant par le monde physique que par le monde numérique sans différence ontologique entre les deux mondes, car non seulement ses expériences, mais également ses émotions irriguent alors dans les deux sphères. C’est dans cette double appartenance que se déroule le récit de soi de l’individu, à savoir son identité narrative (Ricœur, 1991) greffant une réalité à la fois réelle et imaginaire, structure identitaire où se lient les manifestations multiples d’une identité hybridée, intégrant à la fois les expériences vécues par le corps et le milieu — physique et numérique — où elles s’accomplissent. La réalité n’est rien d’autre qu’un milieu enrichi, où le physique ne s’oppose plus au numérique, et dans lequel agit un corps multiplié (Blascovich et Bailenson, 2011), produisant une identité élargie et hybridée.

28 Voilà une perspective qui permettrait de préciser et d’élargir, concernant la question de l’intégrité humaine, les droits et plus encore les relations du monde physique au monde numérique. Seraient ainsi interrogées, sans ordre de valeurs, les questions juridiques mais aussi éthiques, la profanation du cadavre en tant que délit non contre un objet mais contre une identité, la surexposition numérique non volontaire comme forme de profanation numérique d’une identité inaliénable.

29 Si la visibilité et ses excès deviennent des éléments d’études dans le cadre des identités hybridées, comprenant leur dimension — problématique — post mortem, elle ne demeurera plus cette zone franche où le respect, la privacy et l’intégrité des identités, dans leur totalité, sont oubliés.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Visibilité I privacy I Digital Afterlife I identités numériques

Date de mise en ligne : 03/01/2019

https://doi.org/10.3917/rfeap.006.0022

Notes

  • [1]
    À ce titre on peut définir cette architecture comme une architecture du visible ; le cas parmi les plus éclatants est celui du Crystal Palace érigé pour l’Exposition universelle de Londres en 1851.
  • [2]
    Les deux interprétations ne sont évidemment pas superposables ou interchangeables. Toutefois, en ce qui concerne les formes de gouvernement – donc essentiellement la gestion du public –, la visibilité et l’invisibilité ont toujours entretenu une relation ambiguë et variable.
  • [3]
    Le lien entre le corps et sa visibilité est l’un des thèmes majeurs des études connues comme Visual Culture et Visual Studies. Pour une introduction à la thématique, voir : N. Mirzoeff, An Introduction to Visual Culture (1999).
  • [4]
    En Italie, le mouvement Cinq Étoiles a fait plus que d’autres, depuis sa naissance, de la transparence son cheval de bataille prioritaire dans toutes ses campagnes électorales.
  • [5]
    Il s’agit du phénomène connu dans le monde francophone sous le terme de pipolisation. Phénomène étudié depuis les années 2000, le terme est devenu un mot-valise comprenant de multiples aspects. Ici l’accent est mis sur la diffusion par les médias de la vie privée des personnages du monde du spectacle et de la politique ou encore l’utilisation à leur initiative des réseaux sociaux pour diffuser directement à leurs contacts et à leurs followers, les images de leur vie privée. Pour une approche à la thématique voir, parmi maints d’autres, Marshall (2006), Heinich (2011).
  • [6]
    Par ces définitions, on entend les individus présents sur les plates-formes et autres environnements Web, qui n’y exercent plus aucune activité soit parce qu’ils ne sont plus vivants, soit parce qu’ils ne disposent pas des moyens adéquats (physiques et cognitifs) pour y avoir accès, comme les enfants. Ces derniers font l’objet d’un souci et d’un champ de recherche spécifique ayant produit un grand nombre d’études allant de l’éducation au numérique à la pédophilie. Voir par exemple Bach et coll. (2013). Le présent article se limite à l’analyse de la première catégorie de sujets.
  • [7]
    Le cas de A. est utilisé dans cet article de manière totalement anonymisée, tant pour l’identité du titulaire du compte que celle de la dame, dont les photos (en dépit de leur importance du point de vue documentaire) n’ont pas été incluses dans l’article.
  • [8]
    Il s’agit d’une version adaptée des chatbots, ces assistants virtuels utilisés principalement pour le marketing dans l’assistance directe aux clients.

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