Notes
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[1]
Si on parle de manière rigoureuse en phénoménologie, ce ne sont pas des noèmes.
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[2]
Le terme de « nourritures » est utilisé au pluriel pour souligner qu’il comprend non seulement la nourriture au sens de l’alimentation, mais aussi cette richesse et cet excédent des choses sur ma représentation.
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[3]
En ce sens, l’éthique commence avant la rencontre du visage d’autrui, contrairement à ce que propose Levinas.
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[4]
1) Principe consistant à ne pas nuire à autrui, 2) institution du bien commun par la recherche d’une solution législative adaptée, 3) abstention d’utiliser toute technique pouvant entraîner une destruction irréversible de la planète, 4) éviter tout ce qui est susceptible d’imposer aux hommes à venir une vie diminuée, 5) droit de chaque être humain et de chaque animal à avoir de quoi manger et boire en quantité et en qualité suffisantes, 6) chacun doit pouvoir avoir un « chez-soi » afin de préserver son intimité, son mode de vie et de ressentir son existence comme étant liée à un lieu, 7) respect des autres cultures et modes de vie, 8) la production économique doit être organisée en fonction de l’entité exploitée, 9) devoirs à l’égard des animaux domestiques (Pelluchon, 2015, p. 260-267).
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[5]
On retrouve ici le problème que pose Rousseau Dans Le contrat social : « Il faudrait que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils ne peuvent être que par elles. »
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[6]
Erweiterte Denkungsart : mentalité élargie, Kant dans sa Critique de la faculté de juger.
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[7]
Le tafta et le ceta sont deux accords de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis d’une part, et le Canada, d’autre part, impliquant notamment des négociations sur l’adoption de normes communes pour les États européens et nord-américains.
1 Robin Michalon : Dans Les nourritures. Philosophie du corps politique (2015), vous définissez les nourritures comme étant ce dont on vit. Appliqué à la réalité, ce terme caractérise une grande diversité de choses, y compris les aliments. La plupart de ces nourritures ne sont pas culturellement associées aux domaines de l’« alimentaire », du « nutritif », du « gustatif », du « diététique », etc. Vous créez donc une nouvelle façon par laquelle le terme de nourriture peut faire sens. Pourriez-vous revenir sur ce que sont les nourritures, nous indiquer ce qui lie les nourritures comme concept avec les nourritures comprises dans leur « sens commun » et revenir sur ce qui les fonde théoriquement ?
2 Corine Pelluchon : Les nourritures sont tout ce dont je vis et qui répond à mes besoins, mais ces derniers ne sont pas seulement pensés de manière privative, comme des vides à remplir. Ce dont je vis ne m’asservit pas, écrit Levinas dans Totalité et Infini. J’en jouis et l’activité même de me nourrir ou de vivre de quelque chose donne un sens et une saveur (ou pas) à mon existence. Il s’agit d’une « structure de l’existence », décrivant le sujet dans sa corporéité, dans la matérialité de son existence.
3 L’alimentation, qui permet de mettre au jour ces structures de l’existence, souligne bien la dimension de plaisir attachée à notre vie : je mange pour satisfaire mes besoins, mais aussitôt le besoin vire en plaisir, qui est recherché pour lui-même. Il y a une complaisance dans les éléments. Les nourritures, en l’occurrence les aliments, ne désignent pas des objets représentés par un sujet, mais leur contenu déborde ma représentation [1]. C’est cet excédent par rapport à ma représentation et au concept, cette générosité, que le mot « nourritures » traduit et que le pluriel exprime [2]. Cette notion se trouve dans Totalité et Infini où Levinas parle de notre immersion dans le monde sensible en soulignant cette dimension de la jouissance dont je tire quelques enseignements pour élaborer une philosophie du sentir et de l’être-avec-les-choses.
4 En effet, le plaisir fait éclater la structure élémentaire des choses, écrit Levinas. La saveur des aliments, leur texture, leur croquant, la douceur de l’air, les qualités que l’on disait « secondes » dans la philosophie classique, bref les sensations, ne sont pas des connaissances confuses, mais elles ont leur vérité propre. Elles ne soulignent pas seulement mon être dans le monde, comme si j’étais jetée dans le monde et que la déréliction était première, mais elles font ressortir mon être avec le monde, le fait que je l’éprouve sympathiquement, comme dit Erwin Straus (2000).
5 La phénoménologie des nourritures que je développe se distingue d’une pensée dualiste où l’être humain est conçu comme liberté, projet, arrachement à la nature et où il est jeté dans un monde qui, au départ, lui semble étranger. Il ne s’agit pas de dire que les nourritures tombent du ciel dans un monde où 864 millions de personnes souffrent de faim, tandis que 2 milliards souffrent de malnutrition et que de nombreux individus ont des problèmes avec l’alimentation, soit parce qu’ils sont en surpoids, soit parce qu’ils se privent sans cesse. La déréliction et la misère sont non pas originaires, mais secondes, liées aux conditions politiques, économiques, sociales, environnementales et affectives de notre existence. La phénoménologie des nourritures est une philosophie du sentir qui tente de dépasser les dualismes nature/culture, biologique/social, raison/émotion. Elle se démarque ainsi de toute philosophie fondée sur un sujet hors sol, pensé indépendamment des conditions matérielles de son existence qui mettent aussi au jour son besoin des autres et son caractère relationnel. Il s’agit de prendre au sérieux la corporéité du sujet, c’est-à‑dire le fait que le point de départ de notre rapport à nous-mêmes, aux autres, au monde, n’est pas seulement ni essentiellement la conscience, mais le corps, renvoyant à des phénomènes qui échappent à mon intentionnalité, comme la fatigue, la mortalité, tout ce qui témoigne de notre vulnérabilité, mais aussi l’alimentation, l’incorporation, la respiration.
6 R. M. : Ce dossier de la rfea pose la question de savoir si une « éthique des nourritures est possible », vous écrivez vous-même que l’éthique est une « position dans l’existence », que, dès qu’on mange, on est dans l’éthique. Votre travail agence trois pans philosophiques distincts. Les deux premiers, la phénoménologie et le constructivisme politique, sont complétés (dans un livre à paraître en 2018 au Seuil) par une éthique des vertus. Si cet ouvrage viendra compléter le volet que nous discutons aujourd’hui, l’éthique des vertus imprègne déjà les deux premières parties de votre travail qui se présentent en fait comme un triptyque philosophique. En effet, vous semblez mettre en avant un rapport de complémentarité entre contractualisme et éthique des vertus. Seule l’association des deux permettrait de tenir les promesses d’une politique fondée sur un sujet incarné et relationnel et au sein de laquelle l’écologie et la cause animale deviennent des finalités du politique. Ces finalités du politique s’ensuivent de la phénoménologie des nourritures qui s’appuie sur la description d’un sujet qui mange, qui habite et cohabite avec les autres humains et non-humains, qui est né, bref sur le cogito gourmand et engendré.
7 Pourriez-vous décrire le rapport de complémentarité que vous trouvez entre contractualisme et éthique des vertus et dire comment ce rapport de complémentarité s’exprime dans le cadre d’une phénoménologie des nourritures ?
8 C. P. : Premièrement, je dirais que l’éthique n’est pas seulement ni essentiellement une discipline normative définissant le bien et le mal, mais que nous sommes dans l’éthique dès que nous vivons, habitons, mangeons, respirons. L’éthique est la place que je confère dans mon existence aux autres humains, passés, présents et futurs, et aux animaux. Le lieu originaire de l’éthique est le rapport aux nourritures [3]. Cette définition de l’éthique s’ensuit de la prise au sérieux de la corporéité du sujet et de la matérialité de son existence, du fait que nous mangeons, occupons l’espace, que nous sommes nés et précédés par d’autres êtres, bref que notre vie est toujours débordée par celle des autres, humains et non-humains.
9 Ensuite, la place de l’éthique des vertus, qui renvoie un peu à autre chose, pose le problème de savoir quels traits moraux pourraient permettre aux individus d’intégrer l’intérêt des autres et le respect de la nature et des animaux dans leur intérêt propre. Ce n’est pas parce que la phénoménologie fait surgir un sujet relationnel que les individus seront psychologiquement disposés à agir en conséquence. L’éthique des vertus, qui se concentre sur les motivations concrètes des agents, sur le lien complexe entre leurs représentations et leurs émotions, éclaire ce qui peut leur donner le sens de l’obligation, les conduire à changer leurs styles de vie et à trouver du plaisir ou un certain épanouissement dans la sobriété, par exemple. Cette éthique pensée comme transformation de soi permet de faire tenir ensemble la phénoménologie des nourritures et la théorie politique que j’ai construite. Elle est indispensable quand on traite des sujets comme les miens, l’écologie, la question animale, les conditions de vie des générations futures, car nous ne pouvons pas réduire notre empreinte écologique et renoncer, par exemple, à l’alimentation carnée, sans que les individus consentent à le faire, surtout si nous maintenons la liberté individuelle, la souveraineté des sujets constitutive de la démocratie, et que nous ne voulons pas imposer par la force ces changements nécessaires.
10 Enfin, il faut revenir sur le lien entre la phénoménologie des nourritures et le contractualisme car ce lien ne va pas de soi. La phénoménologie des nourritures fait surgir un sujet relationnel qui est toujours en rapport, dès qu’il mange, avec les autres humains et les animaux et qui a un impact sur l’environnement. Reconstruire l’association politique à partir de ce fondement fait bouger toute l’armature conceptuelle de la philosophie politique classique. Cette dernière, de Hobbes à Rawls, repose sur l’individu défini par sa capacité à faire des choix et en changer. L’État se charge de garantir la coexistence pacifique entre les libertés individuelles des êtres actuels, donc d’assurer la sécurité et de réduire les inégalités iniques.
11 Or, comme je le montre dans Les nourritures, à partir du moment où l’on fonde le politique sur un sujet qui « vit de » et qui est toujours relié en ce sens aux autres, les finalités du politique ne sont plus seulement la sécurité et la réduction des inégalités, mais la prise en compte des intérêts des animaux, le souci pour les générations futures, la protection de la biosphère finie, la préservation de sa beauté, un motif eudémoniste lié au bien-vivre, au plaisir et à la convivialité, deviennent de nouveaux devoirs de l’État. La justice n’est plus seulement conçue comme une question de redistribution des ressources, mais elle désigne le partage des nourritures qui, de plus, ne sont pas considérées dans leur valeur exclusivement instrumentale (comme ressources) mais appréhendées dans leur multiple dimension, en tenant compte du fait qu’elles nourrissent aussi ma vie.
12 Cette extension du champ normatif de l’État au-delà du libéralisme politique va alimenter les neuf « principes de la justice comme partage des nourritures [4] » qui sont plus substantiels que ceux du contrat social classique. En outre, alors que le contrat social classique reposait sur la symétrie et l’égalité de pouvoir entre les différents membres, l’asymétrie et la vulnérabilité s’invitent au cœur du politique. Au passage, cela ne veut pas dire que les animaux sont des citoyens ou des membres contractants, mais que la justice exige que nous déterminions les règles de la coexistence avec eux en intégrant aussi leurs intérêts dans nos politiques publiques, au lieu de faire comme s’ils n’étaient là que pour nous servir ou comme s’ils n’avaient pas le droit d’exister et que nous pouvions détruire leur habitat, nous emparer de tous les territoires, y compris des forêts dans lesquelles certains habitent. Un contrat social fondé sur les nourritures prend en compte l’asymétrie liée au fait qu’il existe des êtres fragiles, comme les personnes en situation de handicap (que je ne mets pas sur le même plan que les animaux, je tiens aussi à le préciser), bien que leur contribution à la société ne soit pas exactement la même que la nôtre.
13 Je reprends le cadre artificialiste du contrat social, qui est une norme et non un fait, alors que je montre que ces nouvelles finalités du politique s’ensuivent de la description du sujet considéré dans sa corporéité, parce que la phénoménologie de l’alimentation qui fait surgir un sujet relationnel renouvelle le sens de la condition humaine, mais il s’agit d’une attitude non naturelle. Encore une fois, ce n’est pas parce que nous sommes toujours liés aux autres, comme on le voit avec la description de l’existant, du cogito engendré et gourmand, que, dans notre vie, nous nous préoccuperons des intérêts des générations futures et des animaux. Chacun est tenté de vivre pour lui et de ne s’intéresser ni au bien commun, ni aux intérêts des générations futures, des animaux, etc. Il faut donc instituer le bien commun, déclarer que les principes de la justice incluent la protection de la biosphère, la prise en compte des intérêts des animaux, etc. Le contrat social sert à énoncer les devoirs de l’État et les principes de la justice, que nous essaierons, selon les contextes, d’appliquer et d’adapter. Il y a là un universel en contexte que la fondation du contrat social sur une phénoménologie, et non sur des valeurs, permet. Mais ce que chaque État peut faire, par exemple, pour promouvoir plus de justice envers les animaux, est à négocier avec les différents acteurs et selon les contextes.
14 Par-delà la question des fondements théoriques du contrat social, il faut ensuite s’interroger sur ce qui permet le passage de la théorie à l’action. Cela implique un questionnement sur les modalités permettant de mettre en œuvre ces principes de la justice, de faire en sorte qu’au sein de la démocratie représentative, par exemple, les enjeux environnementaux et la question animale soient présents. Ce chapitre sur la reconstruction de la démocratie, que l’on trouve à la fin des Nourritures, est lui-même dépendant au final d’une éthique des vertus nous aidant à comprendre quels traits moraux peuvent équiper les individus afin qu’ils sachent délibérer, résister aux tentations totalitaires et qu’ils aient du plaisir à être sobres, à respecter la nature, les animaux, etc. [5]
15 L’éthique des vertus n’est pas la morale : il s’agit véritablement d’une réflexion sur la transformation du sujet. En ce sens, elle comprend une dimension quasiment spirituelle. Cette spiritualité est d’ailleurs d’autant plus marquée que l’engagement dans une vie collective respectueuse des vivants présents et à venir se fait aussi contre les passions tristes de l’ego : la haine, l’envie, le ressentiment, qui sont secondes, produites par un rapport à soi et au tout, comme le montre Spinoza. Les conséquences et l’enjeu politiques de ces passions et de l’éthique des vertus sont considérables. Il faut pouvoir comprendre la place qu’a prise le profit au sein de notre société, la façon dont nous traitons les animaux et dégradons la nature et l’usage que nous pourrions faire des technologies, tout ce qui rend l’être humain vulnérable aux solutions totalitaires qui le déshumanisent.
16 Mon travail en philosophie politique articule une théorie politique à une réflexion sur la condition humaine. L’idée est, en s’appuyant sur des structures de l’existence qui ont une dimension universalisante, de fournir des repères à la pensée et à l’action, afin de nous permettre d’identifier les dangers et d’y résister. La prise en compte de la vulnérabilité, de la mortalité, de la finitude, du vivant, participe de cet effort de proposition d’une philosophie politique qui ne se réduit pas à l’analyse des institutions, mais s’appuie sur une philosophie de l’existence. Ce n’est pas une vision morale du monde ni un ensemble de recettes, mais un travail associant l’ontologie et la politique, où la phénoménologie permet de conférer un sens fort et substantiel à la philosophie politique, de penser le politique, et pas seulement la politique ou les jeux de conquête du pouvoir. Tout ce travail, marqué, comme chez Leo Strauss, par la peur d’une dégradation de l’humain et par la conscience de la fragilité de la démocratie, est orienté vers la réparation du monde.
17 R. M. : Il m’a semblé qu’une tension traversait votre livre. Vous réussissez par le biais de la phénoménologie des nourritures à renverser une vision mécaniciste du corps à l’intérieur de laquelle les nourritures n’étaient qu’un « carburant ». Ce renversement est particulièrement pertinent puisqu’il permet d’inclure de très nombreux aspects vitaux, bien que non physiologiques, à votre philosophie.
18 Toutefois, ce renversement semble aussi opérer un changement en termes de circonscription de ce qu’on peut appeler « nourritures ». Les nourritures à l’intérieur d’une conception mécanisciste du corps sont comme l’essence qui ferait tourner un moteur, un moteur qui serait le même pour tous et qui donc permettrait de dresser une liste plus ou moins exhaustive – bien que fluctuante en fonction des savoirs sur le corps mécanique – sur ce dont l’homme a besoin pour vivre. En ce sens, le terme de nourriture, dans une conception mécaniciste du corps, est « universel ».
19 Face à cette universalité de la conception des nourritures dans le cadre d’une conception mécaniciste du corps, votre définition des nourritures semble plutôt ouvrir à une certaine « subjectivité ». Si vous démontrez de façon réussie le fait que le « beau », le « plaisir », le « jouir » sont des universaux, (vitaux donc) pour chacun, cela semble aussi ouvrir la porte au fait que chacun peut trouver « beau » des choses différentes, chacun peut prendre du « plaisir » à des choses différentes, etc. Autrement dit, si l’on dépasse les concepts, il semblerait qu’il existe une part des nourritures qu’on pourrait décrire comme relative à la personne dans ses goûts, son époque, sa culture, etc. On ne pourrait donc pas assigner à quelqu’un ce qu’il doit considérer comme étant une « nourriture » à ses yeux sans l’avoir consulté au préalable, tout en gardant à l’esprit que son avis peut changer dans le temps et selon les situations.
20 Comment faites-vous la part de ce qui est « universel » et de ce qui tient du choix de chacun en un moment donné dans la définition de ce qui est une nourriture ?
21 C. P. : Initialement, les nourritures sont un existential qui permet de dégager des structures de l’existence qui peuvent être universalisables et servir de point d’appui à des théories politiques, des normes, que chaque culture applique à sa guise. Toutefois votre question aborde une problématique qui n’est pas traitée frontalement dans Les nourritures : celle du goût et du sens commun. Y a-t-il un sens commun dans le beau ? Quelle est la différence entre le beau et le chocolat – au sens du plaisir gustatif ou convivial – ? Peut-on discuter et se disputer sur ce qu’est une nourriture ?
22 Il s’agit d’une problématique à laquelle se sont confrontés Kant [6] et Hannah Arendt. Celle-ci disait que lorsque j’ai un jugement de goût, je courtise le jugement de l’autre. La question du rapport entre éthique et esthétique est très profonde. Je ne m’y arrêterai pas trop car c’est un chapitre du livre sur les vertus que je suis en train d’écrire. Toutefois, je peux préciser que l’éducation joue un rôle important non seulement sur le plan des connaissances et de la culture, de la capacité à apprécier les œuvres d’art, mais également en apprenant aux êtres à ressentir, à admirer la beauté de la nature, des animaux, sans chercher à se les approprier. Un être qui sait admirer les animaux ne les encagera pas et celui qui sait admirer la nature souffrira de sa dévastation. Au contraire, il y a des êtres qui ne souffrent pas de la laideur de l’élevage intensif et qui mangent du foie gras sans penser aux animaux qui sont pris de diarrhées et de halètement quand on les gave pour fabriquer ce foie malade. Faut-il être déjà dans l’éthique pour remarquer la laideur, à la fois esthétique et morale, des choses ou bien l’esthétique est-elle le lieu d’apprentissage du sens moral ? C’est une question fondamentale.
23 Si nous revenons à notre sujet, l’alimentation, la rencontre entre l’éthique et l’esthétique au sens des sensations (aisthesis) prend la forme d’une question : comment mange-t-on aujourd’hui ? Il semblerait que les formes contemporaines de l’alimentation se rapprochent d’une « prise alimentaire », comme lorsque quelqu’un mange un sandwich debout dans le métro. On peut se poser la question de savoir s’il y a un sens à « ingurgiter » ainsi des aliments. Qu’en est-il aussi, dans notre alimentation, du respect de nous-mêmes, du respect à l’égard de celles et ceux qui produisent la nourriture, des animaux qui donnent leur vie pour un plaisir substituable, la viande ? Le bien et le mal se mangent aussi, disait Derrida.
24 R. M. : Si les nourritures sont « ce dont on vit », au carrefour du besoin physiologique et de l’esthétique, comment faire quand notre goût et notre recherche du beau nous poussent vers des choses néfastes pour notre santé ou qui viendraient justement à l’encontre de l’éthique des nourritures ?
25 Comment faire quand le goût pousse vers des nourritures manufacturées, grasses et sucrées, vers la cigarette, l’alcool, la drogue – qui peuvent donner une certaine sensation de vivre, de jouir ?
26 Comment faire quand le goût pousse vers la consommation de nourritures dont la production ou le symbolisme desservent le modèle politique respectueux dont vous parlez dans votre livre ?
27 Existe-t-il des mauvaises nourritures (des poisons ?), existe-t-il un désir de mort concurrent au désir de vie mais qui prendrait cette même forme du goût ?
28 C. P. : Cette question des mauvaises nourritures est particulièrement complexe car notre rapport aux aliments ne passe pas nécessairement par la conscience. L’alimentation exprime le vécu dans sa globalité : elle renvoie à notre mémoire, à la culture, à l’enfance et à celles et ceux qui nous ont nourris. Ce que l’on accepte de mettre à l’intérieur de soi, d’incorporer, est si intime que seule une approche holistique de la personne est pertinente quand on s’interroge sur l’alimentation et sur les problèmes qu’une personne a avec la nourriture. Celle-ci exprime son oralité, son rapport à elle-même, aux autres, un rapport qui se situe sur le plan de la réceptivité et qui montre que l’existence ne peut être comprise seulement comme projet.
29 Aussi, l’écueil à éviter ici me semble être l’hygiénisme, en particulier dans ses dimensions injonctives et moralisatrices. L’enjeu est plutôt de donner la possibilité à chacun de reconnaître ce qui est bon ou beau. Enfin, les nourritures et les poisons, ce ne sont pas seulement les aliments, mais tout ce qui imprègne l’âme. Comme chez Platon, l’âme est dynamique et elle évolue en fonction des modèles qu’elle se choisit et des biens qu’elle honore.
30 R. M. : Quelle est l’importance que vous donnez à la question des savoirs ? Comment concevriez-vous des savoirs en accord avec une éthique des nourritures ?
31 C. P. : Plutôt que de revenir sur les savoirs au sens de la diététique, il me paraît intéressant de prendre comme point de départ la racine étymologique partagée des termes « savoir » et « saveur ». Il y a certes des connaissances sur le plan nutritionnel qu’il faut acquérir pour ne pas être carencé, mais l’alimentation a une dimension de plaisir et de convivialité qui est essentielle. De même, il y a un savoir-faire et une estime de soi qui sont attachés à la production de l’alimentation dans l’agriculture. Quand on fait attention à la provenance de ses aliments, on reconnaît ce savoir-faire. C’est pourquoi manger est un acte fort, à la fois éthique, politique, économique. Manger est un dire : quand je mange, je dis, en ce sens, qui je suis, car je confesse la place que j’accorde aux autres : je leur fais ou pas de la place, je m’engage totalement, même si je reste seule à ma table.
32 La phénoménologie de l’alimentation que je développe dans Les nourritures est liée à une phénoménologie de l’agriculture, qui est elle-même adossée à une réflexion sur notre géographicité et sur les milieux, considérés dans leurs dimensions à la fois géographique, historique et sociale. Enfin, il est important de ne pas se tromper de diagnostic, quand on réfléchit à la faim et à la malnutrition, ainsi qu’aux famines, qui ne sont pas des catastrophes naturelles, mais des injustices liées en grande partie à l’utilisation et à l’accaparement des terres, à l’organisation des échanges, à la spéculation, sans parler de l’impact de la demande de produits animaliers – puisque les céréales produites dans les pays touchés par la faim sont exportées pour nourrir le bétail américain et européen, au lieu de nourrir les populations.
33 R. M. : Vous opérez à l’intérieur de votre livre une vive critique de certains pans du système capitaliste, notamment dans la répartition des nourritures qu’il opère. Toutefois, il me semble que votre philosophie remet en cause encore un peu plus loin de nombreux pans de l’organisation marchande de nos sociétés.
34 Vous décrivez bien comment chacun d’entre nous est en fait connecté politiquement et moralement à ceux qui nous ont précédés, ce qui est présent sur terre et ce qui le sera. Ma consommation de nourriture, du fait de son processus de production, mais aussi de son impact sur les autres et de sa signification symbolique, m’engage.
35 Toutefois, si on prend la notion de consommation (de nourriture) au sens marchand du terme, celle-ci s’inscrit en contrepartie d’un déplaisir trouvé dans le travail. À l’intérieur de la pensée économique, le travail est un déplaisir que la consommation « compense », l’argent servant de moyen faisant l’équilibre. Or dans votre philosophie, ce « déplaisir » propre à la conception économique du travail, est radicalement mis en cause puisque la personne jouissant de la nourriture doit tenir compte à l’intérieur de cette jouissance de la façon dont elle est connectée au travailleur lui-même.
36 L’éthique des nourritures implique-t-elle de ne consommer que des biens issus d’un travail « plaisant ». Et sinon, comment s’assurer du « déplaisir consenti », de la perte en « jouissance » et en vie auquel le travailleur consent (puisque je suis connecté à lui par le biais de la consommation de sa production) ?
37 C. P. : Devant cette question du travail et de la production des nourritures, il faut en fait répondre en deux temps. Tout d’abord, je préciserai que je ne suis pas contre l’économie de marché, mais que tout ne peut pas avoir une valeur marchande. En outre, tous les biens ne sont pas identiques. La production d’un stylo et la production du thé, a fortiori la production de viande et de lait (dont j’espère la fin), ne peuvent être identiques ; on ne peut ni produire ni échanger ces biens de la même manière, comme s’il s’agissait chaque fois de produits manufacturés et gommer la valeur des êtres impliqués dans ces activités.
38 Deuxièmement, il faut bien réaliser que le travail lui-même est une nourriture. Je ne travaille pas seulement pour gagner mon pain, mais l’activité même de travailler peut nourrir ma vie, lui donner un sens et une saveur – ou pas. La réflexion sur le travail, qui est intimement lié à l’identité et à l’estime de soi, et sur son organisation en fonction du sens des différentes activités est une partie intégrante de la phénoménologie des nourritures et de la politique qui va avec.
39 L’abattage est l’un des exemples d’un travail éprouvant sur le plan physique et psychique. Tuer des êtres qui veulent vivre et sont souvent très jeunes, cela ne peut se faire sans que l’on mette au point des stratégies de défense. Sans parler des cadences imposées au personnel des abattoirs qui souffrent souvent de douleurs musculaires et articulaires. De même, l’élevage industriel, qui oblige les animaux à s’adapter à des conditions maximisant la production au mépris de leurs besoins de base, est l’illustration d’un modèle de développement fondé sur le profit et l’exploitation sans limite des autres vivants. Il est générateur de contre-productivités sur le plan social et environnemental et est absolument incompatible avec le respect des animaux. Il témoigne d’une homogénéisation du réel qui est problématique, organisant le travail sans tenir compte du sens des activités et des êtres qui travaillent.
40 Nous sommes dans un système que, faute de mieux, on peut appeler capitaliste, à condition de ne pas se focaliser sur l’opposition patrons/ouvriers. Encore une fois, je ne suis pas forcément contre le marché, mais tout dépend de la manière dont on échange les différents biens : les téléphones portables et les aliments, ce n’est pas la même chose. Le problème du capitalisme au sens où je l’entends – et qui est devenu ces dernières années un capitalisme financier – est qu’il s’agit d’un système fondé sur le profit et donc sur la réduction constante des coûts de revient, sur l’assignation d’une valeur strictement marchande aux choses et aux êtres, sur des monopoles, des lobbies et sur le fait de ne pas tenir compte dans le prix des produits du coût environnemental de la production. Si la pollution liée à la production de viande, et si le transport étaient inclus dans le prix, les élevages plus respectueux des animaux seraient plus compétitifs que ceux qui exportent des produits provenant de fermes-usines, qu’elles soient installées en France ou à l’étranger. À ce sujet, il convient de s’opposer aux traités de commerce et d’investissement, comme le tafta puis le ceta [7] , car ils sont contraires à tous les efforts que nous pourrons faire pour imposer des normes environnementales et sanitaires en matière d’alimentation et encourager l’agriculture et l’élevage extensifs, les circuits courts.
41 Il convient aussi de développer une éthique prenant en compte la structure de notre responsabilité à l’âge de la mondialisation : nous ne voyons pas forcément les êtres auxquels nous créons des dommages par nos habitudes de consommation, par exemple les enfants qui fabriquent à l’autre bout du monde la fermeture Éclair du jean que nous avons acheté à Paris. Non seulement, je vote en mangeant, en achetant tel ou tel aliment, mais, de manière générale, par mes modes de consommation, j’ai un impact sur d’autres êtres vivant loin de chez moi. Ma responsabilité est entière, même s’il faut la penser autrement que lorsque je vois clairement celles et ceux auxquels je crée un dommage. Il s’agit d’envisager ma participation, comme citoyen, à un système qui permet que des entreprises délocalisent la production ou qui encourage, comme ce serait le cas avec le ceta, la concurrence entre des produits peu chers mais non éthiques et d’autres types de productions plus vertueuses.
42 Au cœur d’un monde complexe et interconnecté, le consommateur a un pouvoir. Il peut agir de telle sorte qu’il fait son bien avec le moins de mal possible pour les humains et les non-humains. Ce qui est en jeu politiquement est bel et bien un « partage des nourritures » : chacun d’entre nous y prend part dès qu’il mange. Nous sommes donc dans l’éthique et la justice dès que nous mangeons et achetons quelque chose. L’éthique a un sens dans notre vie quotidienne.
43 Par ailleurs, cette responsabilité de chacun dans ses choix de consommation permet aussi de se réapproprier son existence, au lieu d’acheter des produits issus de l’industrie agro-alimentaire et qui sont imposés via des méthodes de marketing pratiquant la distorsion de la communication (représentant de la viande heureuse et vantant la qualité nutritive de produits gorgés de pesticides). Il importe d’accompagner ce désir de se réapproprier son existence en mangeant mieux, de manière meilleure pour la santé, en tenant compte du goût, du plaisir et de la convivialité, et en étant plus vigilant sur le plan éthique. Il me semble qu’il s’agit de l’un des trois signes avant-coureurs d’un processus que je renverrais volontiers à de nouvelles Lumières, à une époque se donnant un nom et une tâche, qui est encore une tâche d’émancipation, même si les Lumières d’aujourd’hui, contrairement à celles de Kant, ne supposent pas que la nature soit un simple fondement et qu’elles impliquent le dépassement des dualismes dont je parle dans Les nourritures. Les deux autres signes avant-coureurs de ce mouvement de fond, ce sont la prise en compte par de plus en plus d’individus de la condition faite aux animaux et la conscience écologique, la conscience de la réalité du réchauffement climatique et le désir de répondre à ce défi majeur. Le problème est de passer de la théorie à la pratique, de la pensée à l’action. Les outils que je propose, dans un style qui, j’espère, associe l’argumentation, la rationalité et la sensibilité, sont aussi là pour nourrir les individus, pour les équiper intellectuellement et les conduire à changer leurs représentations et leurs manières d’être. La philosophie est une nourriture, une pensée vivante, qui n’est pas seulement un jonglage de concepts, une abstraction, mais ne donne pas non plus des recettes pour l’action. Elle s’adresse à la liberté de chacun, à son intelligence et à son cœur.
44 R. M. : En restant dans le domaine économique on peut poser la question de la rareté. Votre travail philosophique détache la notion de nourriture de la notion de ressource, cette dernière renvoyant à l’idée de rareté et donc d’une nécessaire répartition. Il existe de très nombreuses situations où ce dont je vis doit pouvoir être attribué en quantité nécessaire à chacun : qu’il soit non exclusif (comme un paysage) ou que la rareté soit en fait un artifice lié au marché, comme vous le montrez au sujet de la crise mondiale alimentaire.
45 Toutefois, comme Frédérique Leichter-Flack a pu le discuter dans son dernier ouvrage : Qui vivra qui mourra (2015), les situations les plus tragiques (attentats) ou certains moments de besoins extrêmes (dons d’organes) vont pouvoir impliquer que la vie d’une personne implique la souffrance ou la mort d’une autre personne, qu’une répartition soit nécessaire.
46 Comment la construction d’une philosophie politique des nourritures comprend cette problématique de la rareté ?
47 C. P. : Je préciserai d’abord que le terme de « ressource » renvoie non seulement à l’idée de rareté, mais aussi à celle d’instrument. Lorsque je parle de nourritures, c’est aussi pour dire que la valeur de la terre n’est pas seulement liée à son utilisation marchande, au profit qu’on en tire, mais qu’elle a aussi une valeur esthétique, affective, etc. La culture d’une terre pour nourrir les hommes associe le savoir et le savoir-faire. L’agriculture fait partie de la culture.
48 Enfin, concernant la rareté, il ne faut pas tout confondre. Les ressources de santé, si on prend cet exemple, sont rares par essence : il est donc normal qu’elles fassent l’objet d’une répartition permettant de maximiser les ressources selon certains critères de justice. Rawls lui-même explique que les principes de sa théorie de la justice comme équité ne peuvent valoir qu’en situation de rareté modérée des ressources, ce qu’il appelle après Hume les circonstances de la justice.
49 Pour ce qui est des aliments, je traite dans mon livre des facteurs engendrant des famines et même des causes de la faim et de la malnutrition dont souffrent les personnes, y compris et surtout celles qui habitent dans des pays producteurs de céréales. Il ne s’agit pas de problèmes liés notamment à la pénurie alimentaire et à l’écart entre production agricole et démographie, mais à des problèmes de justice liés à l’usage des terres, à la dette et à la pauvreté des pays en question, aux règles du commerce international et à nos modes de vie. La rareté est souvent pensée comme pénurie, mais, en réalité, le problème de la faim et de la malnutrition est un problème de justice, de partage des nourritures et d’économie au sens fort du terme.
50 L’économie a la même racine étymologique que l’écologie, oikos. L’économie a sa noblesse : elle désigne l’administration de la maisonnée, des biens du foyer, et par extension de l’État. Le problème, c’est l’« économisme », le fait que l’économie, pensée comme spéculation et recherche de profit, domine tout, le politique, la culture, les relations humaines. On en vient à adopter une conception à court terme de la richesse, à nier la dimension écosystémique des entreprises et à penser la croissance sans prendre en compte la finitude des ressources et la fragilité de la Terre. Tout cela en dépit de la reconnaissance que l’anthropocène désigne non une simple crise environnementale due à l’érosion des ressources, mais une ère marquée par le basculement du système Terre qui est la conséquence de nos activités et de notre empreinte écologique. Nous allons atteindre des points de non--retour qui feront que la lutte contre le réchauffement climatique sera plus difficile et plus coûteuse si nous ne réagissons pas immédiatement. De plus, cet économisme profite à une minorité de personnes – aux lobbys de l’industrie agroalimentaire, du nucléaire, etc. Elle asservit les autres hommes là où elle devrait être à leur service. Sur ce point je rejoins les convivialistes comme Alain Caillé (2011), de la Revue du mauss : il faut repenser la place de l’économie dans notre société. Le convivialisme n’est pas une politique de bisounours, mais l’effort pour organiser la société autrement qu’en se soumettant à cet ordre économiste. Il s’agit aussi de déterminer les règles de la coexistence pacifique en veillant à la manière d’exprimer nos différends et en apprenant à délibérer afin de promouvoir une société plus juste, plus soutenable écologiquement et moins violente.
51 R. M. : Finalement, ces deux questions peuvent aboutir à un même questionnement sur la nature du plaisir et du goût au cœur de votre pensée des nourritures. La construction d’une phénoménologie étend la conscience de chacun de sa responsabilité intrinsèque au fait de se nourrir. Cette même phénoménologie des nourritures se fonde aussi beaucoup sur le goût, le plaisir.
52 Cela signifie-t-il que le plaisir de se nourrir, par lequel nous exprimerons notre désir de vivre, doit être éthique, doit passer par une conscience du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste ?
53 C. P. : Levinas dit « il y a une vérité de l’hédonisme » : il ne faut donc pas chercher autre chose derrière le plaisir que lui même : il est une fin en lui-même et fait la grâce de la vie. Toutefois, l’hédonisme n’est pas l’indécence, c’est-à‑dire qu’on peut se faire plaisir sans imposer aux autres, humains et non-humains, une vie de misère. L’hédonisme quand il s’agit de foie gras est indécent, car, pour produire ce foie malade, il a fallu infliger des semaines entières de torture à des canards. L’indécence se trouve aussi dans la publicité qui associe ce produit à la séduction et au prestige.
54 Parler du plaisir attaché au fait de vivre et aux sensations, c’est aussi s’interroger de manière critique sur le rapport que les êtres ont à leur corps. Celles et ceux qui ont une oralité douloureuse, sont toujours au régime, gomment la dimension de plaisir et de convivialité liée à la nourriture. Le corps n’est pas aimé, mais il est dompté et considéré comme un ennemi, un traître ou un simple instrument de pouvoir, de séduction.
55 R. M. Plutôt que de construire une philosophie du contrat social sur une anthropologie (Hobbes) ou sur une reconstruction abstraite du sujet rationnel (Rawls), c’est sur la corporéité et sur une phénoménologie du « vivre de » et des nourritures que vous le fondez.
56 Qu’est-ce que cela remet en cause à l’intérieur d’une pensée des institutions politiques ?
57 Le passage par la phénoménologie sous-entend une décons-truction du sujet, cela vaut-il également pour le sujet « démocratique », celui qui vote, s’exprime – ou non – au sein du système démocratique selon ses convictions ?
58 Autrement dit, comment votre phénoménologie des nourritures – qui à bien des égards trouble l’unicité du sujet, l’inscrit dans un monde complexe où d’autres vivent, des hommes et des animaux, et où d’autres vont vivre – remet-elle en cause les institutions politiques justement fondées sur un sujet atomiste (et rationnel), comme le vote mais aussi le système de revendication des droits ?
59 C. P. : Les nourritures font surgir un sujet relationnel qui montre que de nouvelles finalités du politique s’ajoutent à celles qui caractérisent le contrat social classique : notamment la protection de la biosphère, la prise en compte des intérêts des animaux, le souci pour les générations futures. Toutefois, il faut réussir à faire en sorte que ces finalités s’inscrivent réellement dans nos politiques publiques.
60 Au niveau institutionnel, cela ne signifie pas qu’il faille tout changer. L’idée est plutôt de compléter la démocratie représentative afin que nous ayons les moyens d’inscrire les enjeux liés à l’environnement, à la cause animale, aux générations futures dans les débats politiques. Il importe de compenser le présentisme et le court-termisme, qui s’expliquent par le fait que la démocratie représentative sert les intérêts immédiats des humains vivant aujourd’hui, en imaginant des solutions permettant de vérifier que les projets de loi ne contredisent pas la protection de l’environnement, la lutte contre le réchauffement climatique, la promotion de plus de justice envers les animaux, etc. Je m’explique sur tout cela dans Les nourritures comme dans Manifeste animaliste. Politiser la cause animale (2017). Mais ce volet institutionnel n’est qu’un volet de la reconstruction politique. Il est nécessaire de s’interroger aussi sur les transformations culturelles qui permettent le passage d’une démocratie présentiste et concurrentielle à une démocratie plus délibérative et plus participative et de compléter ce volet culturel par une éthique des vertus. C’est tout un chantier.
61 R. M. : Vous dites dans la conclusion de votre Manifeste animaliste accompagner un mouvement culturel. Cette question semble inscrire la phénoménologie des nourritures et le contractualisme qui pourrait en découler dans l’« histoire », dans des évolutions politiques.
62 Quel serait ce mouvement culturel/politique et quel rapport votre ouvrage entretient-il avec ce dernier ?
63 C. P. : L’animalisme est un mouvement social, philosophique et culturel qui regroupe les individus et les associations protégeant les individus, mais ce mouvement a une profondeur, parce qu’il est porteur d’un idéal de justice et qu’il est l’un des leviers de la transition vers un modèle de développement plus juste pour les humains et les animaux. Il s’inscrit aussi dans ce que j’appelle l’âge du vivant qui promeut un nouvel humanisme fondé sur la reconnaissance de notre vulnérabilité, de notre finitude, mais aussi de l’altérité. La philosophie de la corporéité et le combat pour la justice envers les animaux s’intègrent dans cette mouvance-là. Il s’agit d’encourager un rapport au monde et aux autres qui ne passe pas par la domination. Il existe des signes avant-coureurs de ce processus civilisationnel, même si, dans le même temps, la peur panique de ce qui échappe à notre maîtrise, la peur de l’altérité et le besoin de domination, technologique, politique, s’exprime également de manière très virulente. Trois signes avant-coureurs de cet âge peuvent être indiqués : il s’agit du désir qu’éprouvent les individus de se réapproprier leur vie, là où ils le peuvent, c’est-à‑dire d’abord dans leur vie quotidienne, en faisant attention à leur alimentation. Le fait que de plus en plus de personnes sont concernées par le sort des animaux est le deuxième signe avant-coureur d’un mouvement de fond. Enfin, les citoyens comme les États reconnaissent la nécessité dans laquelle nous sommes de prendre en compte les enjeux environnementaux, même si le passage de la pensée à l’action, de la théorie à la pratique est encore timide. J’essaie d’accompagner ce processus en donnant aux différents acteurs quelques outils servant de repères pour la pensée et l’action. Les textes philosophiques, au-delà de leur intérêt théorique, peuvent orienter en ce sens l’avenir, au lieu de se borner à déconstruire et à dénoncer.
64 « L’âge du vivant » ne concerne pas seulement les questions animales, environnementales et transgénérationnelles, mais, encore une fois, il est lié à la prise en compte de la vulnérabilité, la mienne et celle de l’autre, de la responsabilité, au fait que le respect des vivants et de la nature peut devenir une composante du respect de moi-même. Un tel mouvement qui ne se réduit pas à l’apologie du véganisme n’est pas non plus de l’ordre de l’idéologie. C’est pourquoi la philosophie politique, qui articule la théorie politique à une réflexion sur la condition humaine, à une phénoménologie de la corporéité, peut être une nourriture, que chacun(e) peut incorporer, dont il ou elle s’imprégnera à sa guise. J’espère que ces nourritures lui donneront le souci du monde commun, dont H. Arendt fait l’objet du politique, et même l’amour du monde, le désir de s’engager à tout faire, à son niveau, pour réparer ce monde et faire en sorte qu’il soit juste et habitable.
Bibliographie
Bibliographie
- Caillé, A. 2011. Pour un manifeste du convivialisme, Lormont, Le Bord de l’Eau.
- Leichter-Flack, F. 2015. Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde, Paris, Albin Michel.
- Pelluchon, C. 2015. Les nourritures. Philosophie du corps politique, Paris, Le Seuil.
- Pelluchon, C. 2017. Manifeste animaliste. Politiser la cause animale, Paris, Alma.
- Straus, E. 2000. Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. G. Thinès et J.‑P. Legrand, Grenoble, éditions J. Millon, « Krisis ».
Notes
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[1]
Si on parle de manière rigoureuse en phénoménologie, ce ne sont pas des noèmes.
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[2]
Le terme de « nourritures » est utilisé au pluriel pour souligner qu’il comprend non seulement la nourriture au sens de l’alimentation, mais aussi cette richesse et cet excédent des choses sur ma représentation.
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[3]
En ce sens, l’éthique commence avant la rencontre du visage d’autrui, contrairement à ce que propose Levinas.
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[4]
1) Principe consistant à ne pas nuire à autrui, 2) institution du bien commun par la recherche d’une solution législative adaptée, 3) abstention d’utiliser toute technique pouvant entraîner une destruction irréversible de la planète, 4) éviter tout ce qui est susceptible d’imposer aux hommes à venir une vie diminuée, 5) droit de chaque être humain et de chaque animal à avoir de quoi manger et boire en quantité et en qualité suffisantes, 6) chacun doit pouvoir avoir un « chez-soi » afin de préserver son intimité, son mode de vie et de ressentir son existence comme étant liée à un lieu, 7) respect des autres cultures et modes de vie, 8) la production économique doit être organisée en fonction de l’entité exploitée, 9) devoirs à l’égard des animaux domestiques (Pelluchon, 2015, p. 260-267).
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[5]
On retrouve ici le problème que pose Rousseau Dans Le contrat social : « Il faudrait que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils ne peuvent être que par elles. »
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[6]
Erweiterte Denkungsart : mentalité élargie, Kant dans sa Critique de la faculté de juger.
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[7]
Le tafta et le ceta sont deux accords de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis d’une part, et le Canada, d’autre part, impliquant notamment des négociations sur l’adoption de normes communes pour les États européens et nord-américains.