1 La forme interrogative du titre de ce « Regards croisés » est très à propos. Quoi qu’on ait pu penser dans le passé, la question de savoir si l’éthique, tout du moins lorsqu’elle est appliquée à la médecine, est une fabrique de consensus mérite d’être posée. Certes, une des préoccupations principales de l’éthique médicale a été d’établir le « consentement éclairé » comme principe. Cependant, l’éthique a joué un rôle bien plus conflictuel que consensuel : les « éthiciens » se sont, pour beaucoup, engagés dans la valorisation de l’autonomie du patient face au paternalisme médical. De même, de nombreux enjeux aujourd’hui débattus, tels que l’avortement ou l’euthanasie, sont encore sujets à conflits.
La clinique fondée sur les valeurs
2 La clinique fondée sur les valeurs est l’un des nouveaux mouvements cherchant à développer une approche positive pour travailler avec les valeurs dans la pratique médicale. Cette méthode ne plaide pas pour la « bonne valeur », celle qui serait la plus à même de guider les décisions cliniques vers certains résultats. Au contraire, elle propose un processus permettant d’étayer une prise de décision équilibrée entre des valeurs qui entrent en conflit.
3 En se concentrant sur le processus, plutôt que sur les résultats, la clinique fondée sur les valeurs est un partenaire de la clinique fondée sur les données probantes (Evidence-Based Practice, ebp). De même que l’ebp fournit un processus permettant d’accompagner la prise de décision clinique quand se présentent des données probantes complexes et qui entrent en conflit, la clinique fondée sur les valeurs fournit un processus complémentaire aidant à la prise de décision clinique dans les situations où des valeurs complexes et contradictoires sont mobilisées (Fulford et coll., 2012, chapitre 3).
Figure 1. Diagramme de la « clinique fondée sur les valeurs »
Figure 1. Diagramme de la « clinique fondée sur les valeurs »
4Le processus de la clinique fondée sur les valeurs est présenté dans le schéma ci-dessus (figure 1). La partie gauche du tableau indique les éléments-clés du processus de la clinique fondée sur les valeurs. Ces éléments-clés sont regroupés en : (1) domaines de compétences cliniques auxquelles il est possible de se former, (2) un modèle particulier de prestation de services, (3) des liens spécifiques avec l’ebp, et (4) un partenariat fondé sur le « dissensus ». Comme le montre la partie droite du tableau, ces éléments du processus, assemblés en un tout, permettent des prises de décision équilibrées à l’intérieur de cadres de valeurs partagées. La clé de cette prise de décision équilibrée est le dissensus.
Le dissensus : étude de cas
5 Qu’est-ce que le dissensus ? Tout d’abord, ce n’est pas un simple désaccord, ni même un accord sur un désaccord. Le dissensus, dans le cadre de la clinique fondée sur les valeurs, consiste à identifier des points d’accord spécifiques entre des valeurs qui entrent en conflit, tandis que les valeurs conflictuelles elles-mêmes restent en jeu. C’est pourquoi le dissensus se situe entre le conflit (les valeurs conflictuelles restant en jeu) et le consensus (en recherchant des points d’accord spécifiques). Le dissensus ainsi défini n’est pas une solution éthique miracle. Il n’est rendu possible qu’à l’intérieur d’un cadre constitué par des valeurs partagées, au sein duquel le processus de décision est soutenu par les compétences et les autres éléments du processus de la clinique fondée sur les valeurs indiqués dans le tableau ci-dessus (figure 1).
6 La manière dont la méthode du dissensus fonctionne en pratique peut être illustrée par le rôle central qu’il a joué dans la mise en œuvre d’un programme du ministère de la Santé au Royaume-Uni à l’appui de la révision du Mental Health Act (2007) sur les soins psychiatriques sans consentement (Fulford et coll., 2015).
Figure 2. Les principes directeurs comme outils pour fonder la décision sur des valeurs partagées
Figure 2. Les principes directeurs comme outils pour fonder la décision sur des valeurs partagées
7Dans la figure 2, un diagramme provenant de ce programme (voir le site internet en référence) illustre le fonctionnement du dissensus. Les cinq « principes directeurs » indiqués – Finalité, Respect, Participation, Ressources et Alternative la moins restrictive – ont été les clés de l’approche « dissensuelle » adoptée alors. Ces « principes » n’avaient pas été choisis au hasard mais provenaient d’un panel de valeurs partagées extraites d’une consultation très large menée dans le cadre de la révision du Mental Health Act.
8 Cette consultation avait été source de controverses. Un premier parti, formé principalement de patients et de médecins, défendait l’autonomie des patients. Un second, constitué surtout de politiciens et de l’opinion publique qu’ils représentaient, se concentrait plutôt sur les questions de protection de la vie humaine. Les deux positions étaient compréhensibles. Ceux qui soutenaient l’autonomie mettaient en avant des exemples de traitements psychiatriques dont les dérives constituaient une forme de contrôle social (van Voren et Keukens, 2015). Ceux qui étaient préoccupés par la protection de la vie soulignaient les risques de suicide, voire d’homicide, liés aux troubles mentaux. En effet, la révision du Mental Health Act avait été provoquée par une affaire tragique et très médiatisée : un homme souffrant de schizophrénie avait tué quelqu’un « au hasard ».
9 Cela étant, par-delà ces différences, il y avait un large accord sur les valeurs qui ont été érigées comme « principes directeurs ». Pour l’ensemble des participants, tout usage de la nouvelle loi devait 1) se limiter à la finalité recherchée, 2) être appliqué avec respect, 3) garantir au patient le plein exercice de ses droits à participer à toute autre décision de soins le concernant, 4) être opéré avec le souci d’une répartition équitable des ressources, et 5) rechercher l’option la moins restrictive de liberté. Ces valeurs constituaient donc un cadre de valeurs partagées nécessaires à une approche dissensuelle de la mise en œuvre de la nouvelle législation. C’est pourquoi les « principes directeurs », dans le diagramme, sont inscrits dans un même cercle où ils ont un poids égal.
10 Bien que ces « principes directeurs » représentent effectivement des valeurs partagées par tous ceux qui sont concernés, le défi pour la pratique est qu’ils entrent inévitablement en conflit les uns avec les autres. Le « principe de respect », par exemple, entre en conflit avec le « principe de finalité » et celui de « l’option la moins restrictive ». De même, celui de « participation » pourrait entrer en conflit avec le « principe des ressources ». C’est dans la résolution de tels conflits que les compétences et les autres éléments du processus de la clinique fondée sur les valeurs prennent toute leur importance. Lors d’une application quelconque de cette loi, la clinique fondée sur les valeurs peut ainsi aider ceux qui sont concernés à pondérer les « principes directeurs » les uns par rapport aux autres en fonction des circonstances spécifiques à la situation. Par exemple, si, dans un cas donné, le risque de suicide est élevé, le « principe de finalité » peut prendre le pas sur le « principe de respect » des volontés du patient : si, dans un autre cas, le risque de suicide est minime, alors la pondération des valeurs peut s’inverser. Ainsi, le même ensemble de « principes directeurs » reste en vigueur tout au long du processus de prise de décision, ces principes pouvant être pondérés de façons bien différentes selon les circonstances spécifiques.
11 On peut alors parler de « dissensus ». La résolution d’un conflit de valeurs par le consensus signifie qu’une valeur s’efface au profit d’une autre. Dans le cadre du dissensus, toutes les valeurs en conflit (en l’occurrence tous les « principes directeurs ») restent en jeu et se voient attribuer un poids plus ou moins grand d’un cas à l’autre en fonction des circonstances particulières. La clinique fondée sur les valeurs apporte les compétences et les autres éléments processuels nécessaires pour accompagner cette approche. C’est pourquoi elle est présentée au centre du diagramme (figure 2).
Le « Oxford Centre »
12 Le Centre de collaboration en clinique fondée sur les valeurs s’est installé depuis 2015 au St Catherine’s College, à Oxford, avec pour objectif de déployer la clinique fondée sur les valeurs au-delà du champ de la santé mentale qui l’a vu naître et d’atteindre d’autres domaines du sanitaire et du médico--social (voir le site internet ci-dessous).
13 Au cours de ses deux premières années d’existence, le Centre a soutenu les développements rapides de la clinique fondée sur les valeurs, notamment dans le cadre de partenariats avec près de deux cents collaborateurs à travers le monde rassemblant différents domaines du sanitaire et du médico-social et différentes langues (voir la récente publication en français de Plagnol, 2017). Le Centre a publié, parmi d’autres productions, un programme de formation sur la clinique fondée sur les valeurs appliquée aux soins chirurgicaux. Ce programme peut servir de modèle pour appliquer cette méthode dans d’autres domaines du soin (voir site internet ci-dessous – le Centre est codirigé par le professeur Ashok Handa, titulaire d’une chaire de chirurgie à Oxford). D’autres programmes, achevés ou en cours, se concentrent plutôt sur la direction et le travail d’équipe, ainsi que sur les réglementations, la loi ou les bonnes pratiques. Le conseil d’orientation du Centre inclut des directeurs de programmes nationaux pour chacun de ces domaines.
14 Les activités du Centre sont devenues d’autant plus nécessaires que la Cour suprême du Royaume-Uni, dans le cadre du jugement Montgomery, a placé les valeurs individuelles du patient au cœur de ce qui est, dans les faits, une base dissensuelle définissant le consentement.
Forces et défis
15 Le développement rapide de la clinique fondée sur les valeurs à travers des champs très divers s’explique par ses origines dans le courant linguistique de la philosophie analytique. Cela pourrait surprendre. En effet, il semblerait peut-être plus naturel d’attendre une application pratique de certaines ramifications plus concrètes de l’éthique comme la déontologie ou l’utilitarisme. Cependant, comme l’utilisation des mathématiques en physique, c’est la nature abstraite de la philosophie du langage qui confère à la clinique fondée sur les valeurs sa capacité de généralisation.
16 Toutefois, comme les mathématiques à l’égard de la physique, la clinique fondée sur les valeurs reste vide à moins qu’on ne la confronte au monde. Cela en fait un défi stimulant. Les approches traditionnelles de l’éthique, se concentrant sur les résultats de la décision, font la promesse de pouvoir répondre aux problèmes éthiques. Le processus de la clinique fondée sur les valeurs n’offre qu’un accompagnement à ceux qui sont soucieux de trouver des réponses par eux-mêmes. Cependant, les « réponses » données par l’éthique traditionnelle ne sont que d’une aide relative pour la pratique clinique. Comme nous l’avons fait remarquer au début de cet article, elles ont tendance à prendre une forme essentiellement conflictuelle. Pourtant, d’aucuns pourraient rétorquer que n’importe quelle réponse vaut toujours mieux que d’être renvoyé à un choix incertain.
17 Le philosophe Bertrand Russell aurait probablement été en désaccord avec cette dernière idée. Au milieu du xxe siècle, dans l’ombre projetée par l’effondrement des certitudes éthiques et politiques de son temps, le philosophe en venait à la conclusion que ce que la philosophie a à nous apprendre est « … comment vivre sans certitudes et sans se trouver pour autant paralysé par l’hésitation… » (1946, p. 14). C’est cette leçon que le dissensus dans la clinique fondée sur les valeurs, en équilibre instable entre le conflit et le consensus, nous apprend au sujet de la médecine.
Bibliographie
Bibliographie
- Fulford, K.W.M. 1989. Moral Theory and Medical Practice, Cambridge, Cambridge University Press, rééd. 1995 et 1999.
- Fulford, K.W.M. ; Dewey, S. ; King, M. 2015. « Values-based involuntary seclusion and treatment: Value pluralism and the UK’s Mental Health Act 2007 », dans J.Z. Sadler, W. van Staden, K.W.M. Fulford (sous la direction de), The Oxford Handbook of Psychiatric Ethics, Oxford, Oxford University Press.
- Fulford, K.W.M. ; Peile, E. ; Carroll, H. 2012. Essential Values-based Practice: Clinical Stories Linking Science with People, Cambridge, Cambridge University Press. Édition française à paraître en octobre 2017. La Clinique fondée sur les valeurs : de la science aux personnes, trad. A. Plagnol, B. Pachoud, F. Advenier, M. Darrason, R. Tévissen, J.‑B. Trabut, Montrouge, John Libbey Eurotext.
- Fulford, K.W.M. ; van Staden, W. 2013. « Values-based practice: Topsy-turvy take home messages from ordinary language philosophy (and a few next steps) », dans K.W.M. Fulford, M. Davies, R. Gipps, G. Graham, J. Sadler, G. Stanghellini, T. Thornton (sous la direction de), The Oxford Handbook of Philosophy and Psychiatry, Oxford, Oxford University Press, p. 385-412.
- Loughlin, M. (sous la direction de). 2014. Debates in Values-Based Practice: Arguments For and Against, Cambridge, Cambridge University Press.
- Plagnol, A. 2017. « Justification des pratiques et clinique fondée sur les valeurs (Justified practice and values-based practice) », Motricité cérébrale, vol. 38, p. 13-20. Disponible en ligne : http://dx.doi.org/10.1016/j.motcer.2017.02.001).
- Russell, B. 1946. The History of Western Philosophy, Londres, George Allen and Unwin.
- van Voren, R. ; Keukens, R. 2015. « Political abuse of psychiatry », dans J.Z. Sadler, W. van Staden, K.W.M. Fulford (sous la direction de), The Oxford Handbook of Psychiatric Ethics, Oxford, Oxford University Press.
Sites internet
- The website of the Collaborating Centre in Oxford is at : https://www.valuesbasedpractice.org
- The website gives a detailed Reading Guide and down-loadable PDFs to support training and other developments in values-based practice. These include :
- – The Handbook for Values-based Surgical Care (from which figure 1 is derived)
- – The Foundation Module for the training programme supporting implementation of the Mental Health Act, 2007 (from which figure 2 is derived)
- For both documents, go to http://valuesbasedpractice.org/more-about-vbp/annotated-index/ and scroll down the table of contents
- The Montgomery Supreme Court judgment on consent is at : Montgomery v Lanarkshire Health Board (judgment delivered March 11, 2015) https://www.supremecourt.uk/cases/uksc-2013-0136.html