Couverture de RFEAP_003

Article de revue

Pour une éthique du management confronté à l’urgence

Pages 104 à 116

Notes

  • [1]
    Voir H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
  • [2]
    En ce sens, voir par exemple le commentaire que propose Nicole Aubert d’un entretien avec un salarié travaillant dans le secteur de l’audiovisuel, dans le cadre d’un article intitulé « L’intensité de soi » dans N. Aubert (sous la direction de), L’individu hypermoderne, Toulouse, érès, 2004, p. 76. On pourrait sans doute recueillir semblables témoignages, non seulement dans le monde de la finance, de la médecine urgentiste, de la communication de crise ou de la politique, mais dans la plupart des contextes professionnels.
  • [3]
    Voir R. Sennett, La culture du nouveau capitalisme, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Hachette, 2006, p. 148-152.
  • [4]
    Selon le mot de François Hartog dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003, p. 18.
  • [5]
    Op. cit., p. 76-77.
  • [6]
    P. Ricœur, Soi-même comme un autre (1990), Paris, Points Seuil, 1996, p. 406. Loin d’opposer morale téléologique aristotélicienne et morale déontologique kantienne, Ricœur entreprend donc de les articuler l’une à l’autre.
  • [7]
    Voir P. Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur », communication faite au colloque organisé par l’Association française de psychiatrie à Brest, les 25 et 26 janvier 1992. Publié dans Psychiatrie française, numéro spécial, juin 1992, et dans la revue Autrement : Souffrances, n° 142, février 1994.
  • [8]
    Voir H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy/Agora, 1983.
  • [9]
    Voir P. Ricœur (1986), Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Points Seuil, 1998, notamment dans le chapitre intitulé « L’initiative » (p. 289-310).
  • [10]
    H. Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012, p. 127.
  • [11]
    Cette conclusion rejoint les développements de Nicole Aubert dans l’article précité. Voir N. Aubert (sous la direction de), op. cit., p. 73-87.
  • [12]
    Voir P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, notamment p. 402-456.
  • [13]
    À titre d’exemple, rappelons que, sur la totalité des urgences arrivant dans un service d’urgence – chiffres valables pour toute la France –, seuls 3 à 5 % présentent véritablement une pathologie urgente. Voir en ce sens F. Dolveck, « Décision en médecine d’urgence », dans E. Hirsch (sous la direction de), Traité de bioéthique. III – Handicaps, vulnérabilités, situations extrêmes, Toulouse, érès, 2010, p. 395.
  • [14]
    Pour réagir contre cette tendance, B. Mettling avance diverses propositions dans Entreprises : retrouver le temps pertinent. Dix réflexions tirées de la gestion de crises, Paris, Éditions Débats publics, 2014.
  • [15]
    Sur le même constat en politique, voir H. Rosa, Accélération, op. cit., notamment p. 317-320.
  • [16]
    Voir L. Thévenot, « Le gouvernement par les normes. Pratiques et politiques des formats d’information », dans Raisons pratiques, n° 8, 1997, p. 205-242.
  • [17]
    C’est l’une des préoccupations d’une réflexion menée en faveur d’un management par la confiance et le consentement. Voir P.-O. Monteil, Éthique et philosophie du management, Toulouse, érès, 2016.
  • [18]
    Voir en ce sens M. Revault d’Allonnes, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Le Seuil, 2012.
  • [19]
    Voir H. Rosa, Aliénation et accélération, Paris, La Découverte, 2012, p. 38-40.
  • [20]
    Op. cit., p. 39.

1Devenue plus récurrente qu’accidentelle, l’urgence constitue l’une des manifestations principales du phénomène d’accélération qui affecte la société contemporaine telle que l’analyse Hartmut Rosa [1]. Le phénomène revêt une intensité particulière en contexte professionnel. En effet, la sphère du travail est plus marquée que d’autres par la nécessité de respecter des délais, de se conformer à des normes, d’exécuter des ordres, de servir des interlocuteurs – clients ou usagers – avec ponctualité et réactivité. Dans le monde du soin, le poids de ses exigences se leste de la gravité spécifique qui s’attache à l’urgence médicale. Mais chaque secteur d’activité connaît sans doute de semblables accès de fièvre, quand bien même la vie humaine ne s’y trouve pas aussi directement menacée. Par delà des enjeux de nature différente, ces situations ont en commun de soumettre l’action à une contrainte temporelle forte, et de faire irruption aujourd’hui à une fréquence toujours plus rapprochée.

2L’omniprésence de l’urgence en contexte professionnel tend à nous habituer à elle au point de ne plus nous étonner. Un phénomène aussi massif mérite pourtant d’être interrogé. En dépit des facilités que procure la technique, persiste le sentiment quasi-permanent que le temps manque – alors qu’il devrait abonder. Contrairement à une hypothèse largement répandue, Hartmut Rosa relève, à ce propos, que la technologie n’est pas en cause. Car elle se présente couramment comme une réponse à un manque de temps préalable. Le problème est donc à chercher ailleurs. Le philosophe allemand évoque, à cet égard, trois « forces motrices » de l’accélération : l’aspiration exacerbée à mener une vie accomplie, la compétition généralisée et la différenciation croissante des rôles sociaux dans un but d’efficacité. Nous y reviendrons.

3Au-delà de l’étonnement et de l’interrogation devant sa supposée naturalité, l’urgence chronique doit susciter une réflexion critique. Car elle constitue un problème qui ne semble ni anodin ni sans issue. On peut caractériser l’urgence comme une situation dans laquelle une tâche impose d’agir en toute hâte. Cela peut découler d’un délai très court (« J’attends votre rapport pour demain », voire « aussitôt que possible ») ou d’un diagnostic appelant par lui-même une réaction immédiate (une panne, un incendie, un danger…). Parfois, l’urgence résulte d’une simple accumulation de demandes simultanées, qui génèrent un engorgement soudain, quand la file d’attente s’allonge au guichet, par exemple. La quantité des sollicitations est alors créatrice d’urgence, car elle prive du temps qu’on aurait souhaité pouvoir librement consacrer à chacune. Ainsi se fait jour l’autre composante de l’urgence, sa dimension subjective. Car la contrainte née de la situation se communique à la personne appelée à y faire face. Pour cette dernière, cela se traduit par un sentiment d’urgence plus ou moins accentué, sous l’aiguillon de la responsabilité. Agir dans l’urgence ne consiste que rarement à effectuer l’action ordinaire en un temps simplement raccourci. Ce temps est vécu, en effet, dans une humeur particulière, constitutive d’une expérience qui affecte les protagonistes au-delà de la situation elle-même.

4La réflexion ne peut donc s’en tenir à l’examen de ce qui se joue à l’instant critique. En outre, elle doit prendre en compte le rôle des interactions au sein de la collectivité de travail. Car c’est par elles que l’on s’organise pour prévenir l’urgence, ou qu’à l’inverse, s’entretient une sorte d’agitation chronique. Plus largement, l’ensemble est à situer dans le contexte qui est celui de l’accélération générale qu’on a dite. À ce titre, cette réflexion pourrait se prolonger pour éclairer des évolutions d’ordre plus général qui s’attachent notamment à la temporalité de la finance, des médias ou de la politique. Dans ce cadre, on s’en tiendra cependant à cerner peu à peu les contours d’une responsabilité spécifique des animateurs de l’action collective en contexte professionnel. Elle consisterait à contribuer au retour au calme, en sorte que l’urgence demeure ce qu’elle devrait être : l’exception. Sous cet angle, on est conduit à situer ces réflexions dans le cadre d’une éthique du management. On envisagera successivement les sens vécus de l’urgence, puis l’enjeu qui leur est sous-jacent dans le rapport à soi, enfin les prolongements qui s’ensuivent dans le rapport aux autres.

Ambiguïtés de l’urgence : sentiment vif d’exister ou d’exister à vif ?

5S’intéresser au sens vécu de l’urgence, c’est d’abord se confronter à ses ambiguïtés. Car il y a une urgence qui ne s’éprouve pas comme un problème, mais positivement comme une nécessité intérieure. Qu’il s’agisse de se lancer dans une entreprise passionnée, de voler au secours d’une personne en danger ou de s’indigner devant telle injustice, l’urgence ne fait alors question que sous les traits de ses excès : impulsivité, irréflexion, intolérance, etc. Une telle situation est donc à distinguer de celle dans laquelle l’urgence surgit, non plus comme un élan autonome (fût-il, par ailleurs, contestable), mais comme un fait extérieur qui tend à s’imposer.

6Ce dernier cas nous confronte à une nouvelle ambiguïté, dans la mesure où, d’une personne à l’autre, l’urgence extérieure n’est pas appréhendée uniformément. Tandis que certains la détestent et la fuient, d’autres se plaisent à évoluer dans l’urgence. Ainsi préfèrent-ils, par exemple, faire les choses à la dernière minute, en situation d’urgence provoquée, en quelque sorte. Sans doute l’humeur qui s’ensuit les aide-t-elle à se déterminer pour agir. Le propre de l’urgence est, en effet, de soumettre la prise de décision à la contrainte d’un temps limité, ce qui commande d’aller droit au but. Pour qui est coutumier de s’y prendre au dernier moment, tout se passe alors comme si cette obligation extérieure aidait à se mettre en ordre de marche.

7Mais il y plus. Nombre de managers et de professionnels apprécient l’urgence jusqu’à la rechercher. Sans doute parce qu’elle suscite le sentiment vif d’exister en se confrontant à ses propres limites, dans un présent saturé. L’exigence d’immédiateté et d’hyperréactivité pour apporter une réponse « en temps réel » est perçue comme stimulante et galvanisant les énergies [2]. Cependant, si elle se prolonge, une telle expérience du temps discontinu, fait d’instants juxtaposés, déshabitue de celle d’un temps appréhendé comme un déroulement, avec ses hauts et ses bas, selon une respiration qui alterne plénitude et lenteur, activité et repos, initiative et attente, tout en puisant son relief au sens de l’intrigue qui s’y déploie. Le sentiment de vivre intensément peut alors faire ressentir son contraire comme un temps mort, un vide. L’habitué de l’urgence est ainsi un peu perdu lorsque les vacances le livrent à un temps qui s’écoule paisiblement dans la durée.

8Le travail dans l’urgence chronique s’accompagne d’un autre phénomène : il laisse peu de traces dans la mémoire. C’est toute la différence entre une urgence isolée, ponctuelle, dès lors marquante, et une succession d’urgences, dont chacune efface le souvenir de la précédente. Car l’effort renouvelé incite à s’économiser, à se préserver. D’où un engagement duquel les affects se retirent, un agir qui tend à se routiniser, un comportement distancié dont la froideur concentrée s’efforce de ne pas s’exposer à la situation. La répétition entraîne ainsi la banalisation. Aussi est-il difficile de raconter, le soir venu, le détail d’une journée surchargée. On se souvient de « n’avoir pas eu une minute à soi », de n’avoir pas eu le temps de « se ravoir ». À moins que cela se soit passé, somme toute, « comme d’habitude ». Dans les deux cas, il ne subsiste que des bribes de souvenirs épars. Ainsi décontextualisé, le vécu de l’urgence récurrente n’a que peu à voir avec ce que nous sommes. Les événements se succèdent, mais ces épisodes isolés n’entrent pas en résonance avec le reste de notre vie. Ils ne sont pas globalement pertinents pour notre identité. Comme ils ne s’ajoutent pas à nos expériences passées, il n’y a rien de mieux à faire alors que de les oublier.

9Ces épisodes laissent d’autant moins de trace dans notre mémoire qu’il est malaisé de rapatrier le vécu de l’urgence dans le registre du récit autobiographique, dont la trame repose sur une temporalité orientée entre passé, présent et avenir. Lors même qu’elles nous affectent, ces expérience du temps haché sont vécues comme autant d’interruptions. Nous verrons par la suite que ce qu’elles interrompent, c’est la continuité que nous cherchons à entretenir entre ces trois pôles temporels, qu’elles tendent à dissocier. C’est dire qu’elles n’aident pas à actualiser le devenir identitaire des acteurs, car elles ignorent le temps vécu comme un déroulement. Un cadre temporel erratique tend ainsi à couper l’individu de ses attaches mémorielles et à affaiblir chez lui le sentiment d’une progression narrative [3].

10On bute ainsi sur une nouvelle ambiguïté, qui conduit à remanier notre constat de départ. Ce n’est pas exactement le sentiment vif d’exister que procure l’urgence. Par ces interruptions incessantes, celle-ci met à mal, au contraire, le sentiment d’exister. Car, si ce dernier a, bien sûr, à voir avec le fait de devenir, et donc de changer, c’est à la condition de ménager un sentiment minimal d’unité continuée. Cela suppose que le fil narratif ne soit pas rompu. Sous ce critère, le temps de l’urgence permanente coïnciderait plutôt avec le sentiment d’exister à vif. À cet égard, l’urgence relèverait moins de l’idéal d’une vie accomplie que d’une logique de survie. Pour ceux qui l’apprécient, ce n’est pas le moindre de ses charmes que d’être synonyme de mise en danger. Le soi paraît intensifié, mais c’est au prix d’évincer tout le reste. Concentrée dans l’instant de l’effort, la conscience se rétrécit à celle d’un présent « omniprésent [4] ». Nicole Aubert souligne que ce rythme trépidant et sous pression permanente « permet d’évacuer la question du sens » en la noyant dans l’immédiateté. Sans doute peut-on aller jusqu’à l’idée d’une fuite en avant par rapport à la mort. « Tout se passe comme si chaque instant devait être vécu comme le dernier et qu’il fallait le consommer jusqu’à plus soif pour le gorger d’éternité [5]. »

11Envisagée sous ce prisme, l’urgence sollicite l’éthique, car elle fait peser une menace sur notre aspiration foncière à agir selon un sens et à prendre des initiatives qui revêtent à nos yeux une signification à laquelle nous puissions adhérer. En outre, l’urgence risque de se traduire en expédients qui compromettent ce sens. Par éthique, il faut entendre ici davantage que « la visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes », conformément à la formulation souvent citée qu’en propose Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre. Car le philosophe la complète, un peu plus loin, par un second terme : le fait « de s’estimer soi-même en tant que porteur de ce vœu [6] ». Dans cette mesure, l’urgence confronte à un enjeu d’estime de soi. Ricœur s’en explique dans un autre texte : « Je tiens l’estime de soi pour le seuil éthique de l’agir humain. Je m’estime en tant qu’être capable d’estimer des choses, c’est-à-dire de préférer une chose à l’autre, en vertu de raisons d’agir et en fonction de jugements portant sur le bon et le mauvais. On peut parler ici d’un mouvement de réflexion allant de l’estime de quelque chose à l’estime de soi [7]. » L’enjeu est donc que nos décisions et nos actes résultent de l’évaluation de ce qu’il convient de faire en conscience, et non de simples déterminismes issus de l’environnement ou de nos propres penchants. Sinon, nous nous comporterions alors moins comme une personne capable de discernement que comme une chose.

12C’est précisément cette capacité que l’urgence chronique met à mal, en incitant à un agir moins entier. En effet, l’agent n’a pas le loisir de s’y engager dans toute sa personne, comme dans une résolution qu’il aurait longuement mûrie. Réciproquement, sa conduite est moins affectée par ce qu’elle entreprend, car elle concerne une situation dans laquelle il se satisfait, au mieux, de « s’en être sorti ». Si elle conduit à des choix qui ne sont qu’à moitié les nôtres, c’est donc l’estime de soi que l’urgence chronique risque d’écorner. Dans cette mesure, l’intensification de soi s’oppose alors à l’accomplissement de soi.

Urgence et estime de soi : l’initiative mise à mal

13Franchissons ce seuil de l’éthique qu’est l’estime de soi et demandons-nous sur quoi nous aimerions qu’il débouche. Foncièrement, ce à quoi nous aspirons dans l’action peut tenir en un mot : l’initiative. Avec Hannah Arendt, cela se définit comme le fait d’intervenir sur les événements en créant quelque chose de neuf dans le monde, plutôt que de simplement réagir au cours des choses [8]. Cela peut se prolonger, avec Paul Ricœur se référant à Nietzsche, dans l’idée que l’initiative est l’interruption que le présent vif opère à l’égard de la fascination que le passé exerce sur nous [9]. Il en est ainsi parce qu’un agir sensé ne saurait être entièrement contraint, sans quoi il s’inscrirait dans l’ordre d’une pure nécessité et perdrait sa dimension éthique. Si nous n’aspirions qu’à reproduire le passé dans l’avenir, l’urgence ne poserait pas de problème. Mais il se trouve que nous souhaitons infléchir la tendance en réinterprétant le passé, au lieu de simplement l’extrapoler.

14C’est pourquoi l’initiative est un acte qui se prépare et peut prendre du temps. Cela occupe l’esprit et, parfois, nous réveille la nuit. Nous cherchons à déterminer un acte qui soit approprié à la fois aux circonstances et à nous-mêmes. Il doit nous ressembler. Il en va de l’estime de soi. Notre souci est qu’un tel acte, nous puissions attester que nous en sommes responsables, et admettre en conscience que l’on puisse nous l’imputer. Pour ce faire, nous testons mentalement différents scénarios. Ce qu’ils échafaudent, c’est une action qui produise les effets appropriés et qui soit en adéquation avec leur auteur. C’est donc aussi nous-même que nous essayons. On conçoit qu’un tel travail de mûrissement ne puisse, le plus souvent, se mener dans l’instant. C’est pourtant ce que l’urgence tend à nous imposer.

15Ce travail de préparation s’effectue en imagination, à la faveur d’un va-et-vient entre notre expérience passée et nos attentes à l’égard de l’avenir. Cela peut s’appuyer, toujours chez Ricœur, sur l’idée que l’initiative, en tant qu’interruption opérée par le présent vif, résulte d’allers et retours effectués en pensée entre notre « espace d’expérience » et notre « horizon d’attente », expressions empruntées à Reinhard Koselleck. La première désigne le regard que nous portons depuis le présent sur l’expérience passée ; la seconde ce que nous anticipons de l’avenir, dans des termes qui ne sauraient se réduire à un prolongement du passé.

16Or l’urgence, parce qu’elle implique d’aller vite, contraint le raisonnement à s’alléger des références un peu trop encombrantes qui pourraient compliquer et retarder la décision. L’imminence de l’échéance contraint à simplifier pour parer au plus pressé. Le temps n’est pas à expérimenter, spéculer, laisser cheminer l’interrogation. On donne la priorité aux solutions éprouvées. Le diktat du présent exclut de revisiter d’un œil neuf l’expérience passée. Il incite à traiter une chose après l’autre et à reporter à plus tard le souci de l’ultérieur. L’ambition n’est pas d’agir devant l’histoire, mais de sauver la mise. Pour ne pas se disperser, l’important et le pertinent s’évaluent donc sous le prisme ultra-sélectif de l’urgent. Au terme d’un tri qui risque d’être expéditif, il n’est pas rare de se retrouver « le nez dans le guidon », comme on dit trivialement. Le souci d’élaguer a conduit à rétrécir la perspective, écartant nombre de références au passé comme à l’avenir pour n’en retenir que les deux pointes avancées : hier et demain matin. Obnubilée par le présent, concentrée sur l’immédiat, la conscience perd ainsi le sens d’une action s’inscrivant dans le déroulement du temps. Cependant, la volonté consciente est d’autant plus influencée par la mémoire inconsciente qu’elle se dispense, alors, de l’examiner : celle des habitus et des expériences antérieures qui nous ont marqués durablement. C’est pourquoi la décision prise dans l’urgence est davantage portée à répéter le passé qu’à innover.

17L’enjeu peut se reformuler dans les termes de ce qui habite la conscience historique en situation. Dans le cours ordinaire de l’action non contrainte par l’urgence, le présent vécu se nourrit d’une dialectique entre la mémoire qui rend présent le passé et l’attente qui rend présent le futur, sous l’arbitrage de l’attention au présent du présent. Tandis que, dans l’urgence, le présent de l’action est vécu comme un instantané. Interrompant l’écoulement du temps, il se confond alors avec l’instant. Ce dernier se distingue du moment, vécu avec le sentiment d’une épaisseur temporelle qui articule passé, présent et futur. C’est ainsi que l’on parle d’un « bon moment » (et non d’un « bon instant ») passé ensemble. En registre professionnel, cette temporalité orientée est requise pour une initiative digne de ce nom. L’urgence en compromet la possibilité, car elle met à rude épreuve les capacités de discernement qui permettent de décider sans précipitation. C’est que l’imminence de l’issue tend à se communiquer aux protagonistes, qu’elle affecte et fragilise, défiant leurs facultés et brutalisant leur temporalité.

18Prenons la mesure du phénomène dans la durée. À la longue, il est possible d’apprendre à se montrer efficace dans l’urgence : mobile, réactif, hyperadapté. Mais cela peut s’accompagner d’un effet secondaire. L’agir décontextualisé nous en a donné un indice avant-coureur tout à l’heure. Avec l’expérience, il se traduit en un agir froid, endurci, aguerri et détaché. Il est alors tentant de compenser ce vécu appauvri par un surcroît d’intensité dans l’action à venir. C’est ainsi que l’urgence chronique peut inciter à l’hyperactivité. On croit entretenir le sentiment d’exister, mais il s’agit encore du sentiment d’exister à vif. Hartmut Rosa qualifie cette expérience d’aliénation. Nous sommes tellement dominés et débordés par la nécessité d’épuiser la liste des choses « à faire » que « nous avons tendance à oublier ce que nous voulions vraiment et qui nous voulions vraiment être [10] ». De la sorte, l’urgence prédispose à une sorte de fuite en avant qui nous éloigne davantage de nous-même en évacuant la question du sens de l’engagement [11].

19Encore ce court-circuit n’est-il pas une fatalité. De services d’urgence en cellules de crise, on observe diverses attitudes : par exemple, tel décideur surchauffé dans l’effort, mais aussi tel autre qui rayonne d’un calme souverain. Il est donc difficile, mais pas impossible, de faire face à l’urgence avec sérénité. Sans doute est-ce à la condition de s’y préparer. Si l’on entend éviter la catastrophe – celle de la mauvaise décision comme celle du burn-out – l’urgence a besoin de son contraire : un patient travail de maturation. C’est de lui qu’on peut attendre qu’à l’expérience, le sentiment d’exister à vif se distingue un peu mieux du sentiment vif d’exister. Cela suppose, non seulement de percevoir cette distinction, mais d’opter pour le second terme avec détermination.

L’urgence et le rapport aux autres

20Le moment est venu de s’attacher aux conséquences qui peuvent être tirées des développements précédents dans le domaine des pratiques de management. Il en va de l’enjeu que nous signalions en commençant. Suivant la manière dont elle s’y prend, l’action à plusieurs peut aider à mieux faire face à l’urgence, voire à la prévenir, ou au contraire l’aggraver en la répercutant en cascade d’un protagoniste à l’autre, quand ce n’est pas tout bonnement la créer. Mais en contexte professionnel, ce qui peut faire problème fournit aussi un levier pour y remédier, car la coopération s’y trouve organisée de manière plus formalisée. En ce sens, si l’action coordonnée par le management est mieux équipée pour répercuter l’urgence d’un acteur à l’autre, elle pourrait, à l’inverse, contribuer tout autant à la freiner.

21Cette attention particulière porté au management se justifie pour une autre raison. En effet, le contexte professionnel tend actuellement à faire modèle pour les autres sphères d’activité, sous l’influence de la figure de « l’entreprise de soi [12] ». La quête de performance qui prévaut au travail se poursuit au-delà. Elle incite à assimiler nos relations à des transactions et à intégrer les sphères personnelle et professionnelle dans un continuum où chacun évolue comme on gère un portefeuille d’activités. En outre, les pratiques de management elles-mêmes ont débordé depuis longtemps le contexte de l’entreprise privée pour s’étendre aux administrations publiques, aux associations et jusqu’aux lieux les plus étrangers à des visées lucratives. L’urgence fait partie intégrante de ce modèle de conduites entrepreneurial, ce qui contribue à accréditer l’illusion de sa naturalité. Développer un regard critique sur le rapport à l’urgence dans les pratiques de management n’est donc pas sans répercussions possibles dans les autres domaines.

22Encore l’issue au problème requiert-elle une élémentaire bonne volonté. Les rapports hiérarchiques ou entre pairs permettent une multitude de rapports de proximité, potentiellement favorables à un ajustement mutuel de la temporalité de chacun avec celle de ses interlocuteurs. Mais, comme souvent en management, un tel changement – car c’en est un – suppose que le sommet de la hiérarchie prenne les devants en faisant sien ce souci. Les bonnes pratiques ainsi instaurées pourront ensuite se propager sous l’effet de l’exemplarité. On peut en attendre des progrès significatifs en termes d’efficience, de motivation, de qualité, comme de bien-être au travail.

23Ainsi, ce qui peut aggraver l’urgence en la répercutant du haut en bas de l’organigramme peut être ce qui contribue à desserrer cette contrainte. L’idée de base consiste à admettre que les enjeux éthiques de l’urgence dans ses relations avec l’estime de soi se prolongent dans le rapport aux autres. Un souci de cohérence minimale dicte, en effet, ce sens de la réciprocité qui incite à ménager le temps de l’initiative, non seulement pour soi-même, mais aussi pour ses semblables. C’est la condition pour qu’ils puissent à leur tour préparer et accomplir des actes qui leur ressemblent et qu’ils puissent en conscience approuver. D’où la nécessité de ne pas répercuter mécaniquement les tensions sur les équipes. Il en va de la sérénité à laquelle on a fait allusion plus haut.

24Ces considérations doivent se prolonger par des observations plus critiques. Par excellence, la situation d’urgence peut conduire le décideur à se hisser au maximum de ses capacités pour se situer à la hauteur des enjeux. Il est alors tentant de s’identifier soi-même à la situation. Il s’ensuit une importante nuance à propos de ce qu’on nomme parfois la « tyrannie » de l’urgence. Car il va de soi que les situations sont en elles-mêmes dépourvues d’intentions. Elles ne sauraient donc être tyranniques. Mais il n’est pas rare qu’elles fournissent l’occasion, voire le prétexte, pour tel manager ou dirigeant, de se comporter en tyran. Cela se traduit par une rhétorique qui prétend que « la situation exige que… ». Pourtant, ce n’est pas le contexte qui exige, mais bien le décideur. Certes, la situation peut être effectivement contraignante. Néanmoins, elle ménage presque toujours une marge de liberté qui porte, sinon sur le but à atteindre, du moins sur la manière d’agir, en particulier à l’égard d’autrui.

25À cette humeur d’exigence extrême, il faut donc substituer le souci de la gravité de la situation. La gravité est apaisante, à la différence de la revendication de toute-puissance. Elle puise à un sentiment d’humilité face au danger qui menace un bien fragile. Ce n’est donc pas le manager qui se trouve alors menacé lui-même, mais une cause et d’abord les personnes qu’elle concerne. On objectera a bon droit qu’il n’est pas rare que ce dernier se trouve effectivement en difficulté en raison des exigences qui émanent de ses supérieurs. Mais ce qui se trouve ainsi mis en lumière n’est autre que l’effet du management par la peur, quand il irrigue – ou plutôt inhibe – les pratiques du haut en bas de la chaîne hiérarchique. On est donc renvoyé à l’enjeu d’exemplarité qui impose d’engager le changement à partir du sommet.

26Pour se convaincre du bien-fondé d’une telle démarche, il n’est que de souligner que l’urgence coïncide avec une situation de cumul de plusieurs fragilités superposées : celle du jugement confronté à la décision, celle de chaque protagoniste chargé de sa préparation ou de sa mise en œuvre, considéré individuellement, celle du collectif sous pression, celle des personnes concernées par le résultat de l’action, celle encore du crédit de l’organisme tout entier dont dépend le sort de ces dernières. Il en découle que l’urgence est l’un des pires contextes qui soit, si l’on entend bien agir et bien décider.

27Cela conduit à nourrir un rapport particulièrement critique à l’égard de l’urgence. Dans bien des cas, celle-ci apparaît comme la sanction infligée à un défaut d’esprit critique antérieur. Mais il n’est jamais trop tard pour y remédier. Cela conduit tout d’abord à tenter d’éliminer les urgences qui n’en sont pas, c’est-à-dire celles qui peuvent être évitées [13]. Tel est le cas de celles qui ne sont que le masque de l’inquiétude ou de l’impatience. Le problème principal, à cet égard, n’est pas, cependant, d’ordre psychologique. Car, à bas bruit, mais à une bien plus vaste échelle, il en est ainsi de l’instantanéité implicitement attendue des échanges, dès lors que les supports qui les véhiculent rendent la chose techniquement réalisable (Internet, téléphone portable, etc.). À cet égard, tout se passe comme si le possible technique exacerbait les attentes de l’émetteur jusqu’à l’aveugler sur ce qui est humainement souhaitable, du point de vue de sa relation avec ses interlocuteurs. La puissance des moyens employés exacerbe ainsi les exigences de l’émetteur au point de malmener la temporalité du récepteur. Mais, devenu émetteur à son tour, ce dernier agit souvent de même. Ainsi l’inattention générale au phénomène entretient-elle un malaise collectif.

28Plus ambitieux, mais tout aussi raisonnable, est le souci de faire reculer l’urgence par un usage mieux maîtrisé de l’anticipation. L’omniprésence de l’urgence tend, en effet, à dissuader la pensée de se projeter dans l’avenir pour, sinon le planifier, du moins le préparer. Ainsi, non sans paradoxe, l’urgence se trouve-t-elle, en quelque sorte, programmée par imprévoyance. En management, cela conduit notamment, au nom d’une exigence d’adaptabilité permanente des structures, à cantonner les responsabilités stratégiques dans un cercle sans cesse plus restreint, au sommet de la hiérarchie, et à livrer la masse des collaborateurs à la nécessité de s’adapter dans l’urgence, le moment venu, à des changements auxquels ils n’ont pas été associés. D’où un écart grandissant entre les stratèges et les autres, qui ne peut que nuire au climat de confiance et à la cohésion de toute l’organisation [14]. À partir de là, s’amorce un cercle vicieux par lequel on en vient à penser que moins de concertation, de dialogue, de participation, serait synonyme de plus grande efficacité. On voit pourtant que la légitimité du pouvoir managérial ne peut que s’en trouver affaiblie, accentuant encore les difficultés de la collectivité de travail pour se synchroniser [15].

29Il en va de même des dilemmes de l’action à plusieurs dans le contexte individualiste qui est celui des sociétés contemporaines. En valorisant l’initiative personnelle jusqu’au chacun pour soi, la mentalité individualiste se prive d’arguments recevables pour légitimer les nécessités de la coordination et, plus généralement, de la hiérarchie, notamment en contexte professionnel. Cela se traduit par une pratique du pouvoir qui consiste à s’avancer masqué en pratiquant un « gouvernement par les normes [16] ». Dans ce cadre, le commandement de faire ne se prévaut pas d’un projet, mais du présumé savoir des experts, qui canalisent les conduites en les encadrant par des standards. On peut se demander si, à cette logique ordinaire, l’urgence n’ajoute pas un moyen supplémentaire, qui consiste à synchroniser les conduites par le court-circuit du fait accompli (ou du fait à accomplir), à défaut d’y parvenir par l’explication et la concertation. L’urgence a le grand mérite, à cet égard, de s’imposer sans avoir à se justifier. Elle incite donc à obéir sans discuter, par nécessité. Elle remet ainsi à plus tard la question des motifs raisonnables qui pourraient conduire en conscience à approuver une instruction par conviction et non par simple subordination. Ajournée, la question ne s’en posera pas moins tôt ou tard. À force d’être déniée par l’urgence, elle pourrait même s’envenimer. L’urgence réitérée tend à reporter cette menace sine die. Mais, en réalité, elle prive de la possibilité que des positions éloignées puissent se rapprocher en prenant le temps de s’accorder, notamment par la discussion. Accaparé par ses propres urgences, chacun s’en tient alors à l’immédiateté de son propre point de vue, sans parvenir à dépasser les différences de perspectives.

30L’exercice du pouvoir dans les organisations doit donc pouvoir puiser à un discernement critique à l’égard du contexte sociétal dans lequel il évolue. Plutôt que d’user de subterfuges, cela consiste à envisager loyalement la question de l’obéissance dans le contexte d’une société se référant à des idéaux égalitaires. Un tel problème n’est pas sans issues [17]. Pour l’heure, l’urgence n’en apparaît pas moins non seulement comme un artifice mais comme un écran qui, trop souvent, empêche de les voir. Les responsabilités qui découlent d’une éthique du management confronté à l’urgence se prolongent au-delà. Plus problématique encore est le climat d’instantanéité qu’entretiennent en permanence divers phénomènes tels que l’information en continu, les réseaux sociaux, ou encore l’interconnexion des marchés à travers la planète. Par mimétisme, les échanges qui s’y répandent de manière accélérée entretiennent, en effet, une humeur de l’urgence. Il importe donc d’opposer à cette dernière un comportement personnel qui s’attache à ralentir la cadence. Par-delà l’impatience, un tel climat procède d’une peur du futur dont on peut s’étonner. Pourquoi tant d’attentes concentrées dans l’immédiat, sinon par manque de confiance en l’avenir ? Serait-ce de peur que le temps lui-même vienne à manquer ? Une panne du temps serait-elle à redouter ? D’où procède un tel catastrophisme ? La fin du monde serait-elle donc au nombre des peurs les plus contemporaines ? Il demeure, quoi qu’il en soit, qu’à trop attendre du présent, on se condamne immanquablement à être déçu par lui, ce qui ne peut qu’aggraver encore cette temporalité désespérée. L’ensemble de ces considérations peut s’enraciner dans le constat d’un sentiment général de « crise sans fin [18] ». La crise – mot qui a envahi tous les contextes et s’applique aujourd’hui aux événements les plus divers – dit la difficulté de l’homme contemporain à envisager le futur, privé qu’il est des repères hérités d’un passé dépassé comme des promesses du progrès.

31Il n’est pourtant pas impossible d’envisager une issue. Le vécu de l’urgence résulte, on l’a dit, de la rencontre d’une situation factuelle et de dispositions subjectives qu’elle affecte. À cet égard, les développements qui précèdent nous ont plusieurs fois confrontés à une ambiguïté. La temporalité de l’urgence semble assez souvent mettre à l’épreuve le maintien du sentiment de continuité temporelle associant passé, présent et futur, qui permet à l’identité narrative des acteurs de s’actualiser. Elle n’y est pas favorable, mais sans pour autant l’empêcher tout à fait. Le moment est venu d’avancer une hypothèse tendant à expliquer que la chose, tantôt soit compromise, tantôt demeure possible. Face à l’urgence, nous cherchons à « gagner du temps ». Dit autrement : l’urgence prédispose à souhaiter que le temps ralentisse, qu’il s’arrête. Au demeurant, nous savons qu’il n’en sera rien. Concentrée dans l’effort, l’action urgente s’attache à garder la tête froide en dépit de la rage de réussir ou du désespoir d’échouer. Une course contre la montre s’engage avec le temps considéré comme un ennemi.

32Par contraste avec ce sentiment hostile, une humeur favorable consiste à traiter le temps en allié. Elle incite alors à agir, non pas contre, mais avec lui : ma chance suppose de lui donner la sienne. C’est concevoir que la suite ne nous réserve pas nécessairement le pire, et conserver un peu de sérénité. À la rage de vaincre le temps qui fuit, se substitue alors une réceptivité redoublée qui ancre dans la vie et qui oppose à la peur de l’échec une vive curiosité qui rend plus disponible aux opportunités. Entre passé, présent et futur, nous pouvons alors espérer que les ponts ne sont pas coupés. À cette minute, l’enjeu tient donc à notre capacité à imaginer une continuité possible entre eux. Cela tient à une disposition qui intègre une composante de vive curiosité, qui anticipe l’avenir comme susceptible d’enrichir l’expérience passée. Une sagesse de l’incertitude permet ainsi d’agencer continuité et discontinuité, dans l’action comme dans la narration. Elle suppose cependant que l’expérience puisse s’appréhender comme un approfondissement et non comme une école d’endurcissement.

33Une telle disposition d’esprit nous est assez peu familière aujourd’hui où, couramment, nous nous figurons le temps comme le rappel de notre finitude. Il en est ainsi jusque dans la sphère des loisirs. Les jeux télévisés ne reposent-ils pas à peu près tous sur une contrainte de temps limité, d’un compte à rebours qui doit s’interrompre tel un couperet ? L’écoulement du temps est ainsi envisagé comme un inéluctable appauvrissement, plutôt que comme porteur d’une chance à saisir. Cela rend peu attentif aux vertus de la lenteur. Les gestes les plus habituels que nous effectuons sans y penser – ajuster sa cravate, se recoiffer dans la glace, saluer les collègues en arrivant au bureau… – se réduisent à de simples réflexes reproduisant des stéréotypes. Mais dès qu’on les accomplit avec lenteur, en émergent des détails oubliés, de l’inattendu, de la fantaisie, peut-être de la poésie. Alors les gestes s’assouplissent, des mots s’échangent, les visages s’éclairent : vous assistez au temps qui pousse. L’avenir se crée sous vos yeux. C’est le moment de renouer avec une urgence qui est habitée non par la peur du vide mais par la saveur de vivre.

34Ce simple exercice pourra sembler peu susceptible d’entamer ce que Hartmut Rosa appelle les « forces motrices » de l’accélération. Mais tel n’est pas le cas. De quoi s’agit-il, en effet ? L’une de ces forces est la « promesse d’éternité [19] ». Les sociétés sécularisées mettent désormais l’accent sur la vie avant la mort (et non après). Cela nous incite à envisager la perspective d’une vie accomplie comme le fait de « goûter la vie dans toutes ses dimensions, toutes ses profondeurs et dans sa totale complexité [20] ». D’où une accélération du rythme de vie, mue par l’aspiration à vivre une multiplicité de vies au cours d’une seule existence. Telle est la réponse de la société moderne au problème de la mort. C’est une thématique que nous avons déjà rencontrée avec Nicole Aubert, à propos du sentiment d’exister à vif. La deuxième « force motrice » est la compétition. Économiser du temps constitue, en effet, un avantage concurrentiel, tant dans la sphère économique que dans d’autres domaines – politique, sportif, culturel, scientifique, etc. – où la compétition prévaut également. La troisième force est constituée par la division du travail et la différenciation des rôles sociaux. Elle a pour effet de les orienter selon un idéal d’efficacité, et de les décharger d’autres attentes – religieuses, politiques, éthiques, etc. – qui jusqu’alors y étaient associées, ce qui en ralentissait l’exercice.

35Or les trois temps successifs de cette réflexion paraissent susceptibles de répliquer point par point à ces trois forces motrices en mettant l’accent sur les enjeux de sens qu’elles recouvrent. Dans un premier moment, il s’est agi d’inviter à mieux distinguer le sentiment d’exister à vif du sentiment vif d’exister et de mettre en lumière le fait que l’intensification de soi n’est pas synonyme d’accomplissement de soi. L’enjeu est de ne pas se gâcher l’existence en ambitionnant d’en vivre plusieurs. Cela nous a conduit, dans un second temps, à cerner l’importance de l’estime de soi, condition de l’initiative à laquelle nous aspirons. Or l’estime de soi est ce qui permet de dissiper les mirages de la compétition, dont l’un des ressorts réside dans l’obsession de se comparer. Rappeler à la valeur qu’on attache à l’estime de soi peut contribuer à accréditer la valeur de l’autonomie de jugement et de la capacité de se déterminer par conviction personnelle plutôt que par mimétisme.

36Enfin, un regard critique porté sur les pratiques de management conduit à inviter les supérieurs hiérarchiques à ne pas céder à l’humeur de l’urgence et à respecter autant que possible la temporalité de leurs collaborateurs. Cela revient à ne pas réduire les personnes à leur fonction et à réinscrire l’intervention de chacun dans une visée d’accomplissement personnel, au-delà de la simple exécution de son rôle social.

37Ainsi, en réintroduisant le souci du sens qui s’attache aux conduites, l’estime de soi peut contribuer à ralentir le fonctionnement d’un système dont la finalité ne saurait être réduite sans mal à la seule efficacité. Une telle perspective serait d’ailleurs synonyme non pas de moindre performance, mais sans doute de plus grande efficience.


Mots-clés éditeurs : hyperactivité, présentisme, estime de soi, efficience, management, temporalité, crise, éthique, urgence, accélération

Date de mise en ligne : 16/01/2017

https://doi.org/10.3917/rfeap.003.0104

Notes

  • [1]
    Voir H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
  • [2]
    En ce sens, voir par exemple le commentaire que propose Nicole Aubert d’un entretien avec un salarié travaillant dans le secteur de l’audiovisuel, dans le cadre d’un article intitulé « L’intensité de soi » dans N. Aubert (sous la direction de), L’individu hypermoderne, Toulouse, érès, 2004, p. 76. On pourrait sans doute recueillir semblables témoignages, non seulement dans le monde de la finance, de la médecine urgentiste, de la communication de crise ou de la politique, mais dans la plupart des contextes professionnels.
  • [3]
    Voir R. Sennett, La culture du nouveau capitalisme, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Hachette, 2006, p. 148-152.
  • [4]
    Selon le mot de François Hartog dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003, p. 18.
  • [5]
    Op. cit., p. 76-77.
  • [6]
    P. Ricœur, Soi-même comme un autre (1990), Paris, Points Seuil, 1996, p. 406. Loin d’opposer morale téléologique aristotélicienne et morale déontologique kantienne, Ricœur entreprend donc de les articuler l’une à l’autre.
  • [7]
    Voir P. Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur », communication faite au colloque organisé par l’Association française de psychiatrie à Brest, les 25 et 26 janvier 1992. Publié dans Psychiatrie française, numéro spécial, juin 1992, et dans la revue Autrement : Souffrances, n° 142, février 1994.
  • [8]
    Voir H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy/Agora, 1983.
  • [9]
    Voir P. Ricœur (1986), Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Points Seuil, 1998, notamment dans le chapitre intitulé « L’initiative » (p. 289-310).
  • [10]
    H. Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012, p. 127.
  • [11]
    Cette conclusion rejoint les développements de Nicole Aubert dans l’article précité. Voir N. Aubert (sous la direction de), op. cit., p. 73-87.
  • [12]
    Voir P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, notamment p. 402-456.
  • [13]
    À titre d’exemple, rappelons que, sur la totalité des urgences arrivant dans un service d’urgence – chiffres valables pour toute la France –, seuls 3 à 5 % présentent véritablement une pathologie urgente. Voir en ce sens F. Dolveck, « Décision en médecine d’urgence », dans E. Hirsch (sous la direction de), Traité de bioéthique. III – Handicaps, vulnérabilités, situations extrêmes, Toulouse, érès, 2010, p. 395.
  • [14]
    Pour réagir contre cette tendance, B. Mettling avance diverses propositions dans Entreprises : retrouver le temps pertinent. Dix réflexions tirées de la gestion de crises, Paris, Éditions Débats publics, 2014.
  • [15]
    Sur le même constat en politique, voir H. Rosa, Accélération, op. cit., notamment p. 317-320.
  • [16]
    Voir L. Thévenot, « Le gouvernement par les normes. Pratiques et politiques des formats d’information », dans Raisons pratiques, n° 8, 1997, p. 205-242.
  • [17]
    C’est l’une des préoccupations d’une réflexion menée en faveur d’un management par la confiance et le consentement. Voir P.-O. Monteil, Éthique et philosophie du management, Toulouse, érès, 2016.
  • [18]
    Voir en ce sens M. Revault d’Allonnes, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Le Seuil, 2012.
  • [19]
    Voir H. Rosa, Aliénation et accélération, Paris, La Découverte, 2012, p. 38-40.
  • [20]
    Op. cit., p. 39.

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