Notes
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[1]
J.‑F. Flauss, L’enseignement du droit constitutionnel : actes de la table ronde internationale de Lausanne des 19 et 20 juin 1998, organisée avec le concours de la commission européenne pour la démocratie par le droit et l’institut suisse de droit comparé, Bruxelles, Bruylant, 2000. Preuve du questionnement permanent des constitutionnalistes sur leurs pratiques d’enseignement, un Atelier du Congrès mondial de l’Association internationale de droit constitutionnel fut consacré au même sujet, en 1999 à Rotterdam.
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[2]
J.‑F. Flauss, L’enseignement du droit constitutionnel, Actes de la table ronde international de Lausanne des 19 et 20 juin 1998, op. cit., p. 199.
-
[3]
Il y a 20 ans, J.‑F. Flauss soulignait déjà, dans ses conclusions à Lausanne en 1998, « le caractère indispensable, voire incontournable du droit constitutionnel en tant que discipline d’enseignement universitaire, pilier du cursus », Actes de la table ronde, op. cit., p. 198.
-
[4]
Actes de la table ronde de Lausanne, Bruylant, op. cit., p. 213.
-
[5]
Idem, p. 203.
-
[6]
Idem, p. 211.
-
[7]
Mélanges offerts à M. le Doyen Trotabas, LGDJ, 1970, 572 p., cité par J.‑F. Flauss in L’enseignement du droit constitutionnel, Actes de la table ronde international de Lausanne des 19 et 20 juin 1998, Bruylant, op. cit., « Conclusions générales : deux siècles d’enseignement de droit constitutionnel : esquisse d’un bilan », p. 197.
1 La commission de la jeune recherche en droit constitutionnel a souhaité proposer à des universitaires de tous horizons de réfléchir ensemble à l’état des lieux et à l’avenir de l’enseignement du droit constitutionnel, convaincue qu’il était crucial de croiser les regards, de partager les expériences et, en somme, de proposer une réflexion académique en la matière. C’est l’objet de la VIe journée d’étude qu’elle a organisée le 6 octobre 2017 à Aix-en-Provence.
2 Cette journée d’étude consacrée à l’enseignement du droit constitutionnel, organisée par la Commission de la jeune recherche en droit constitutionnel (CJRC) et notamment Julien Padovani et Mathilde Heitzmann-Patin, interroge chacun d’entre nous, enseignant-chercheur, doctorant, étudiant, de façon théorique, mais aussi de façon plus personnelle, quant à notre pratique quotidienne de l’enseignement de notre discipline.
3 L’intérêt de cette journée est accru du fait qu’elle réunit plusieurs générations d’enseignants en droit constitutionnel de différentes universités, qu’elle est organisée par la jeune recherche en droit constitutionnel, donc les enseignants de demain, et que les travaux sont nourris des réponses apportées par nos étudiants à un questionnaire. Tout cela enrichit l’autoévaluation à laquelle nous nous prêtons aujourd’hui.
4 Pour débuter la journée, Priscilla Monge a exposé comment 150 étudiants de 15 universités différentes, engagés à différents niveaux dans un cursus en droit, donc représentatifs de la communauté étudiante, ont été associés à la réflexion. Ils ont pris la parole, ou plutôt le stylo, pour évaluer leurs enseignements en droit constitutionnel, occasion d’un échange et d’un retour d’expérience entre étudiants et enseignants sans doute trop rare. Leurs réponses, on y reviendra, sont parfois étranges, parfois surprenantes, mais elles sont globalement riches d’enseignements, et leurs conclusions sont plutôt encourageantes pour notre discipline.
5 Un autre grand intérêt de cette journée est qu’elle fait écho à une précédente table ronde internationale consacrée à l’enseignement du droit constitutionnel, organisée en 1998 à Lausanne sous la direction de notre regretté collègue Jean-François Flauss. Les origines, fonctions, enjeux, méthodes de l’enseignement du droit constitutionnel, depuis le début du xixe siècle et dans 18 pays, avaient alors été étudiés, discutés et comparés [1].
6 Lors de cette table ronde, le rapport pour la France avait été préparé par le Doyen Louis Favoreu et le professeur Jean-Louis Mestre. Ce rapport avait décrit l’apparition « à éclipse » des enseignements du droit constitutionnel : chaire de droit public créée au collège de France par Louis XV en 1773 ; création en 1804 des écoles – puis des facultés – de droit ; cours de droit public de Gérando en 1819 ; première chaire officielle d’enseignement de droit constitutionnel à la Faculté de droit de Paris créée par une ordonnance de Guizot en 1834 et confiée à Pelligrino Rossi ; généralisation des cours de droit constitutionnel grâce à Herold et Pelletan en 1878, par la suite rendus obligatoires, et finalement intégrés au programme de l’agrégation en 1896, où apparaissent les premiers manuels, précis, traités et revues.
7 Jean-François Flauss, dans ses conclusions générales à Lausanne, a également rappelé que si l’histoire de cet enseignement est liée à celle des facultés de droit et à l’émergence puis l’évolution de la science constitutionnelle, elle l’est aussi, étroitement, à celle des régimes politiques, que le cours de droit constitutionnel vient expliquer, promouvoir ou critiquer [2].
8 Vingt ans plus tard, la journée d’étude organisée en 2017 par la CJRC offre une nouvelle occasion de souligner le chemin parcouru, s’agissant de la reconnaissance et de l’enseignement du droit constitutionnel. Ariane Vidal-Naquet a mis en lumière les méandres de l’installation des enseignements du droit constitutionnel, qui s’imposent définitivement sous la IIIe République. Elle s’est aussi réjouie de cette « revanche de l’histoire », qui nous permet d’assister aujourd’hui au triomphe de l’enseignement de la discipline, reconnue comme pleinement juridique, au sein du droit public, et ce dès la Licence 1 et aux deux semestres. Les trois temps de l’évolution de la discipline ont également été rappelés par plusieurs intervenants : longtemps dédié à l’étude des institutions républicaines et des pratiques parlementaires (avec notamment Joseph Barthélémy et Paul Duez), le droit constitutionnel a ensuite traversé une période de « liaisons dangereuses » avec la science politique entre 1930 et 1960 (avec Boris Mirkine-Guetzévitch, Maurice Duverger ou Georges Burdeau), avant de se juridiciser et de se judiciariser, notamment sous l’angle de la garantie des droits fondamentaux et du contentieux constitutionnel (avec Louis Favoreu et l’école d’Aix).
9 La journée d’étude d’Aix-en-Provence, en 2017, a été surtout l’occasion d’approfondir et d’actualiser la réflexion sur le devenir de l’enseignement du droit constitutionnel : quelles conclusions peut‑on tirer de cette journée quant à l’état et au devenir de l’enseignement du droit constitutionnel, dans un contexte d’enrichissement des contenus, mais aussi de massification des effectifs, de diversification des publics ? Quelles sont les spécificités de l’enseignement du droit constitutionnel, par rapport à celui des autres disciplines, et quelles sont, éventuellement, les particularités de cet enseignement en France ? Des éclairages sur ce point ont été apportés par notre collègue Maxime St-Hilaire, de l’université Sherbrooke de Québec, qui a joué pleinement le rôle de « grand témoin ». Loin de n’être que le témoin des échanges relatifs aux pratiques françaises d’enseignement, il a pu lui-même témoigner des pratiques canadiennes et québécoises, qui se sont avérées substantiellement différentes des nôtres.
10 Deux tables rondes ont été organisées successivement. La première a porté sur l’objet : qu’enseigne-t‑on en droit constitutionnel et pourquoi ? C’est la question du contenu de nos enseignements, celle des limites matérielles et des frontières avec d’autres sciences. C’est aussi celle des objectifs, de la place réservée à la matière dans les cursus, et de l’adéquation de nos cours, dans leur substance, aux besoins, aux attentes d’un public qui, souvent, ne se sent pas assez pris en considération.
11 La deuxième table ronde a porté sur les modalités et les méthodes : c’est la question du lieu (facultés, écoles, institut, lycée), de la durée (nombre d’heures, fréquence, semestres), du moment dans le cursus (licence, master, doctorat), des acteurs (enseignants-chercheurs, praticiens, professionnels, enseignants du second degré), de la forme (séminaire, cours magistral, travaux pratiques ou dirigés) ; mais c’est aussi la question, plus technique, des outils de la pédagogie, des modalités de la transmission et de l’évaluation (devenir du cours magistral, vertus de l’oral, vices du « QCM » et des « QRC »…) et celle, également, de l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et des communications au service de la pédagogie. C’est l’un des points sur lesquels les deux dernières décennies ont eu sans doute le plus d’impact : les effets de la révolution numérique sur nos enseignements sont aussi prometteurs que décevants, parfois, lorsque l’enseignant se retrouve bien seul, en amphithéâtre ou en travaux dirigés, face à des écrans (ce qui conduit à des décisions d’interdiction des ordinateurs en TD qui sont parfois aussi efficaces qu’elles peuvent paraître anachroniques…), ou qu’il se confronte à des matériels, des techniques, des logiciels qui lui résistent, ou qui ne suscitent pas un intérêt débordant de la part des étudiants.
12 Vingt ans après le bilan effectué à Lausanne en 1998, les enseignements ont‑ils changé ? En quoi ? En mieux ? Que nous disent nos débats du jour sur l’enseignement du droit constitutionnel en 2017 ? Et, fil rouge de la journée, quelles sont les spécificités de cet enseignement, de ses fonctions, ses ambitions, ses méthodes ? Afin de proposer une synthèse des débats et d’en tirer des conclusions et enseignements utiles pour nos pratiques, nous tenterons de distinguer des éléments de permanence, qui signent une continuité dans l’objet et les méthodes de l’enseignement du droit constitutionnel (I), et ce qui nous apparaît davantage comme des points de transformation, d’évolution, de mutation, voire de rupture dans l’enseignement de notre discipline (II).
I – Permanence et continuité : les fondamentaux de l’enseignement du droit constitutionnel demeurent
13 Certains traits caractéristiques de nos enseignements perdurent, témoignant d’une continuité et d’une stabilité dans l’objet et les méthodes. Ils peuvent être, selon les cas, subis, ou, en quelque sorte, « choisis », selon qu’ils révèlent une difficulté à faire évoluer nos enseignements à raison de contraintes persistantes, ou qu’ils résultent d’un choix renouvelé, d’une adhésion de la communauté des constitutionnalistes, de leurs tutelles et de leurs publics, à des approches qui ont fait leur preuve et restent pertinentes.
A – Des contraintes pérennes subies par la communauté enseignante et les étudiants
14 Certains éléments de contexte perdurent, au détriment des enseignements, et ne sont d’ailleurs pas spécifiques au droit constitutionnel. On peut ainsi regretter le manque de personnalisation ou d’individualisation des propositions faites par les enseignants, qui peinent à adapter les pratiques selon les étudiants, leurs attentes ou leur niveau. Anne Levade a justement rappelé l’importance de la sociologie des étudiants, s’agissant de groupes, sections ou amphis de 500 ou 600, voire, parfois, de 1 700 étudiants (Paris Assas). Or les « masses » d’étudiants font l’objet d’un traitement indifférencié au niveau licence, alors que les parcours, les bagages, et la motivation sont très hétérogènes, ce qui contribue indiscutablement au taux élevé d’échec à l’issue de la première année de Licence. On peut également regretter qu’il y ait toujours aussi peu de formations, d’évaluation, de démarche de réflexivité sur les méthodes pédagogiques employées, mis à part les démarches d’autoévaluation, obligatoires ou facultatives, développées avec plus ou moins de succès dans nos différents établissements. Et on note aussi que le volet pédagogique est toujours aussi peu et mal valorisé dans la carrière, privilégiant le volet recherche, ce qui n’encourage pas les efforts déployés par les collègues désireux de s’investir dans des pédagogies innovantes ou plus personnalisées, nécessitant beaucoup d’investissement en temps et en énergie. Tout cela est commun aux différentes disciplines juridiques enseignées à l’université.
15 Dans une tout autre approche, une spécificité que l’on peut identifier ici, qui n’est pas nouvelle, réside dans la relation encore complexe, parfois, dans certains établissements ou pour certains étudiants, à la science politique, dont le droit constitutionnel a eu bien du mal à s’autonomiser. Face à la méthode exégétique ou à l’approche normativiste, les méthodes expérimentales et l’observation des faits furent longtemps promues. Boris Mirkine-Guetzévitch, par exemple, condamnait toute approche trop « strictement juridique de la Constitution » et invoquait les liens avec la philosophie politique, l’histoire des idées et la science politique. Les disciplines, autonomes, coexistent désormais pacifiquement, mais il existe encore certaines interférences, et elles sont d’ailleurs souvent associées par les étudiants, comme le montrent les réponses apportées au questionnaire support de cette journée. Quant à l’enseignement du droit constitutionnel dans les Instituts d’Études politiques, il fait encore débat, quant à son contenu et à ses modalités, certaines discussions perdurant, à la faveur des réformes, de la succession des enseignants chargés de cours, de la réorganisation des conférences de méthodes. Émilien Quinart a défendu la complémentarité des approches et la réciprocité des démarches d’ouverture. Les temps sont heureusement à l’apaisement, dès lors que le droit constitutionnel s’est clairement démarqué de la science politique en se juridicisant et en se juridictionnalisant, s’élargissant aux droits fondamentaux et aux systèmes normatifs.
16 S’agissant des méthodes et de la forme des enseignements, la continuité est manifeste, les pratiques pédagogiques étant toujours fondées sur la distinction entre le « cours magistral », expression quelque peu solennisante regrettée par Richard Ghevontian, et les travaux dirigés, enseignements pratiques créés en 1954. Alors que le cours en amphi regroupe 200 à 1 700 étudiants selon les effectifs des facultés et le nombre de section créés, et vise à transmettre des connaissances, à susciter l’intérêt, le goût pour la matière, et à en expliquer les fondamentaux, les travaux dirigés sont dispensés par des assistants ou des praticiens, en groupe restreint, afin, en principe, de développer une approche plus concrète, fondée sur l’étude de documents et de textes bruts, sur l’oralité et l’interactivité, et sur l’entraînement aux exercices juridiques classiques (dissertation, commentaire de texte et cas pratique notamment). Si ce découpage des enseignements n’est pas spécifique au droit constitutionnel dans nos universités, il distingue cependant l’université française de l’université canadienne, où, comme Maxime St-Hilaire l’a expliqué, les cours sont dispensés devant une classe d’une soixantaine d’étudiants, en forme de séminaire, sans distinction entre une partie « théorique » du cours et une partie « pratique ». Il est vrai que les effectifs, dans les pays anglo-saxons, ne sont pas ceux que l’on connaît à l’Université française, où on ne sélectionne pas plus les étudiants qu’on ne limite leur nombre a priori.
17 Cet échange de vues a permis de montrer qu’un certain fatalisme prévaut, concernant le caractère unilatéral et solennel du cours magistral en amphi, compte tenu des effectifs, et faute d’option plus satisfaisante, même face à des publics hétérogènes, et même dans certaines sections où le public, davantage orienté vers les sciences économiques et de gestion, gagnerait sans doute à une approche des matières juridiques plus adaptée. Une réflexion a cependant été entreprise sur la relation à l’étudiant et sur la façon de valoriser l’enseignement magistral, afin de donner « envie en amphi », à la façon de ces enseignants qui ont su inspirer durablement des générations d’étudiants. Soit que l’on décide de tirer parti de la solennité, en jouant sur les effets de robe et de micro, sur le rite et le cérémonial ; soit que l’on favorise la proximité, l’interactivité, les digressions, ou l’anecdote ; soit que l’on décide d’alléger les enseignements, afin de choisir les aspects les plus stimulants, afin de susciter le désir d’approfondissement dans l’auditoire, solution suggérée par Mathias Revon.
B – Des fondamentaux stables auxquels adhèrent les communautés enseignante et étudiante
18 Au long des décennies, le droit constitutionnel reste perçu comme une matière fondamentale : il ressort du sondage commenté par Priscilla Monge que les étudiants classent la matière en premier, à 37,6 %, au rang des matières fondamentales. Son étude est jugée utile voire indispensable par une majorité d’entre eux, au regard des objectifs poursuivis et des résultats obtenus. Trois fonctions du droit constitutionnel se dessinent, qui apparaissent assez stables et sont, à certains égards, spécifiques à l’enseignement de cette discipline. Premièrement, enseigner le droit constitutionnel, c’est produire et transmettre de la connaissance, mais au‑delà, c’est connaître, décrire et révéler une réalité juridique et politique. Le droit positif doit être analysé, les normes et systèmes normatifs décrits et expliqués, la jurisprudence explorée. Mais le droit constitutionnel, même juridicisé et jurictionnalisé, reste un droit politique. Xavier Magnon a défendu le point de vue selon lequel l’enseignant doit exposer des éléments normatifs et factuels, enrichir son cours d’une étude empirique du phénomène juridique, appréhender le droit constitutionnel, institutionnel comme jurisprudentiel sous un angle politique. À titre d’exemples, la pratique de la signature des ordonnances par le président de la République, les conditions d’utilisation des articles 49 alinéa 1 ou 8 alinéa 1 de la Constitution doivent compléter la présentation des dispositions normatives correspondantes. Les pratiques, usages, coutumes et autres conventions de la Constitution ont, en droit constitutionnel, une importance spécifique, au côté des règles juridiques en vigueur et de la jurisprudence qui résulte de leur application.
19 En deuxième lieu, l’enseignement du droit constitutionnel remplit aussi une fonction de formation au raisonnement juridique. Didier Ribes et Jean-Baptiste Perrier ont souligné l’importance de transmettre, au‑delà des connaissances, l’esprit critique, le sens de l’analyse, la capacité de structurer un raisonnement, d’articuler des idées, de bâtir une démonstration. Les étudiants doivent connaître, savoir, comprendre et être capables d’expliquer. Mais ils doivent aussi acquérir des savoir-faire, apprendre à manier des instruments pour traiter et résoudre les cas qui se présentent à eux. C’est à ces compétences que correspondent les exercices juridiques classiques en droit constitutionnel que sont la dissertation, le commentaire de texte ou de décision, et le cas pratique.
20 En troisième lieu, l’enseignement du droit constitutionnel remplit une fonction d’éducation citoyenne, puisqu’il permet de transmettre un certain nombre de référentiels, une culture juridique et générale, de contribuer à l’instruction civique. Marc Guerrini a insisté sur la dimension fondatrice du « vivre ensemble », rappelant qu’Hauriou faisait du droit constitutionnel la « première des sciences sociales ». L’enseignement du droit constitutionnel contribue à former les citoyens, à les informer sur leurs droits, leurs libertés et leurs devoirs, sur les conditions de leur vie en société, leurs rapports à leurs gouvernants et à l’État. Cela constitue une vraie spécificité de notre discipline, et en explique le caractère structurant et fondamental, puisque, comme l’a observé Michel Verpeaux, les « citoyens vont plus souvent voter que constituer une société anonyme » !
21 Fort de cette triple fonction, le droit constitutionnel, sur le plan de l’organisation des enseignements, n’apparaît pas menacé. Il reste une « matière à TD », pilier du cursus en licence, matrice du droit public interne, enseignée dès la première année, comme c’est le cas depuis près d’un siècle [3], au long des 2 semestres.
22 L’organisation des enseignements est stable, le découpage des semestres distinguant généralement un cours de « principes fondamentaux » ou « théorie générale » au semestre 1, et un cours de « droit constitutionnel français de la Ve République » au semestre 2. Certes, il n’existe pas de programme officiel, dans le respect de la liberté et de l’indépendance des enseignants-chercheurs, constitutionnellement protégée. Mais une rapide enquête dans les universités, les maisons d’édition, et au vu des manuels proposés et vendus en première année, montre une relative harmonisation des programmes proposés, de façon stable, depuis plusieurs décennies, en licence 1 : le semestre 1 est généralement consacré aux grandes notions fondatrices du droit constitutionnel, à l’étude de quelques modèles étrangers illustrant les modalités de la séparation des pouvoirs, et à la présentation plus ou moins rapide des grandes lignes de l’histoire constitutionnelle française. Le semestre 2 est souvent consacré aux institutions de la Ve République, avec une attention portée, dans des proportions variables, à la jurisprudence constitutionnelle. Cette présentation générale est contredite par certaines exceptions notables : ainsi à l’université d’Aix Marseille, les enseignements de « droit constitutionnel » s’étalent sur trois semestres, fondés sur un triptyque « Institutions – Droits fondamentaux – Normes et rapports de systèmes », qui s’achèvent au semestre 3 de licence 2. Concernant le contenu de l’enseignement en première année, Maxime St-Hilaire a pu observer que les enseignements au Québec étaient significativement différents puisque, s’ils s’étalent aussi sur toute l’année, ils sont résolument pratiques, orientés sur des cas concrets, valorisant l’étude des opinions concordantes et dissidentes des juges, par exemple. Il note aussi que les enseignements au Québec se concentrent plutôt sur les droits constitutionnels des peuples autochtones ou, sous l’angle institutionnel, sur l’analyse du système fédératif et des règles de répartition des compétences, tandis que les droits parlementaire et électoral, par exemple, qui font l’objet d’enseignements spécifiques en France, sont laissés aux politistes.
23 Au niveau Master, ensuite, la discipline réapparaît, sous la forme de cours de droit constitutionnel approfondi (cours apparu en maîtrise dans les années soixante-dix), ou de cours plus spécialisés (contentieux constitutionnels comparés, droit parlementaire, institutions politiques comparées, contentieux des droits fondamentaux…), ce qui amène à la question du champ et des limites de la discipline.
24 C’est d’ailleurs là un facteur de complexité, relativement spécifique à la matière, que son enchevêtrement dans d’autres matières ou disciplines, d’ailleurs démontré par de nombreuses études consacrées à la « constitutionnalisation des branches du droit ». Le sondage organisé par la Commission de la jeune recherche en droit constitutionnel aboutit au même constat : les étudiants sollicités sont nombreux à remarquer que le droit constitutionnel englobe ou se retrouve dans d’autres matières : droit des libertés, histoire des idées, science politique, droit de l’Union européenne, introduction au droit, droit de la CESDH. Sans revenir ici sur les liens avec la science politique ou avec la philosophie politique, il est vrai que d’autres branches du droit sont irriguées par le droit constitutionnel ou interfèrent avec lui : le droit pénal, le droit fiscal, le droit de l’Union européenne, le droit international, particulièrement depuis le renouvellement de la réflexion sur le droit constitutionnel européen, l’internationalisation du droit constitutionnel (et inversement) et le droit constitutionnel global. Le droit constitutionnel serait‑il en tout et partout ? Jean-François Flauss parlait déjà, en 1998, de « développement métastatique », s’inquiétant du risque de dilution [4] ! Si l’on enseigne le droit constitutionnel en cours de Libertés fondamentales ou de droit de l’Union européenne, ces enseignements viennent‑ils élargir et enrichir, ou empiéter et restreindre le champ du droit constitutionnel ? C’est sans doute, en tout cas, une spécificité persistante du droit constitutionnel que d’être, y compris sur le plan des enseignements, au carrefour des disciplines, comme l’a souligné Priscilla Monge.
25 Pour en terminer avec le contenu des enseignements, les deux dernières décennies ont permis de trouver un équilibre entre la place accordée au droit des institutions politiques et celle consacrée à la justice constitutionnelle et aux droits fondamentaux, ce qui ne suscite plus de réelle difficulté. La jurisprudence constitutionnelle s’est largement installée dans les enseignements, sans remettre en cause l’importance des questions touchant aux institutions et à l’organisation des pouvoirs. Lors de la table ronde de Lausanne, en 1998, cet équilibre était déjà constaté dans le rapport « France » précité de Louis Favoreu, mais Jean-François Flauss, lui, le jugeait encore fragile, considérant que le « déplacement du centre de gravité du droit constitutionnel et de son enseignement reste inégalement appréhendé dans les cours et les manuels », et faisant observer que de nombreux enseignants « répugnent encore à intégrer pleinement le droit constitutionnel jurisprudentiel relatif aux droits fondamentaux dans leurs cours de base en première année » [5]. L’équilibre entre droit institutionnel et droit jurisprudentiel semble désormais stabilisé. Et ce même si la jurisprudence constitutionnelle laisse dubitatif une partie des étudiants sondés dans le questionnaire support, ceux‑ci n’en comprenant pas toujours l’intérêt en première année.
26 En réalité, selon Didier Ribes, il n’y aurait pas deux mais cinq piliers de l’enseignement du droit constitutionnel : Institutions, Jurisprudence, mais aussi Histoire, Actualité et Droit comparé. La place de l’histoire dans les enseignements a été largement réaffirmée, ce qui constitue sans doute une spécificité du droit constitutionnel, de façon stable et jamais remise en cause. En 2017, un consensus semble perdurer sur ce sujet au vu des échanges de la journée du 6 octobre à Aix. Grâce au questionnaire support, il est confirmé que les étudiants, eux aussi, sont majoritairement convaincus de l’importance de l’histoire constitutionnelle, et même de son étude en première année, en prélude à l’analyse du régime constitutionnel de la Ve République. Quant à l’étude de certains droits étrangers (États-Unis, Grande Bretagne, Allemagne, Suisse…), elle demeure une figure imposée dès la première année : c’est sans doute l’une des principales particularités du droit constitutionnel que d’imposer l’étude des régimes étrangers avant d’aborder le régime constitutionnel français. Quant au droit comparé, il est enseigné plus tard, au niveau Master, les objectifs, outils et méthodes ayant significativement évolué, on y reviendra. En 1998, Jean-François Flauss se demandait si la théorie des cycles chère à Maurice Hauriou pouvait être transposée à la prise en compte du droit comparé d’une part, et des droits étrangers d’autre part, dans l’enseignement du droit constitutionnel : il constatait que les systèmes constitutionnels étrangers avaient été beaucoup enseignés (jusqu’au début du xxe siècle), et que par la suite, lorsque le champ du droit constitutionnel national s’était élargi et enrichi, un mouvement de « renationalisation de l’enseignement du droit constitutionnel » avait abouti à un relatif déclin de l’enseignement des droits constitutionnels étrangers et comparé, avant un regain d’intérêt récent lié à l’ouverture internationale et surtout européenne des constitutions. Il avait même été observé que, dans plusieurs pays, le droit constitutionnel comparé était perçu comme un « enseignement refuge », lorsque le droit constitutionnel national avait une consistance insuffisante ou que sa légitimité était contestée [6]. De ce point de vue, les vingt années écoulées semblent avoir confirmé l’utilité d’incursions dans les systèmes étrangers, même si la multiplication des systèmes constitutionnels de référence a rendu l’entreprise plus ambitieuse.
27 Enfin le suivi de l’actualité juridique et politique a toujours été privilégié dans l’enseignement du droit constitutionnel, conseillé à leurs étudiants par tous les enseignants et parfois objet d’évaluation en travaux dirigés. Il s’agit là d’une dimension spécifique à la matière, au‑delà de la veille législative et jurisprudentielle commune à toutes. Elle est particulièrement indispensable et bien comprise des étudiants, au vu du sondage de 2017. Cela fait du droit constitutionnel un enseignement particulièrement vivant et dynamique, qui se nourrit de la prospective et de la critique et permet le débat et la controverse en TD. Pour cela aussi, le droit constitutionnel s’enseigne avec enthousiasme, comme l’a souligné Anne Levade.
28 On retiendra, pour finir, qu’au titre de la continuité, la liberté des enseignants, déjà évoquée, reste constitutionnellement protégée et jalousement défendue. En tant que responsable du cours et directeur d’équipe pédagogique, l’enseignant peut décider du contenu des travaux dirigés, de la méthode suivie (exposés, distributions de fiches ou de document de TD), et des modalités d’évaluation (choix des sujets, notations), contrairement au Québec où, selon Maxime St-Hilaire, les enseignants sont liés par des « corridors d’évaluation ». Sur le contenu, contraint par les volumes horaires, l’enseignant est libre de faire ses choix, qui transparaissent dans les plans de cours, y compris entre les différentes sections d’une même faculté (accent mis sur les institutions, sur les régimes étrangers, la théorie du constitutionnalisme, la jurisprudence, ou l’histoire). Il peut exprimer librement sa sensibilité, et privilégier telle ou telle conception doctrinale (positivisme, normativisme, droit constitutionnel jurisprudentiel ou institutionnel…). À ce sujet, Marc Guerrini s’est réjoui de la préservation du pluralisme doctrinal et pédagogique, grâce à l’indépendance des enseignants-chercheurs, même si cela aboutit à des divergences entre universités, et même si cette liberté a nécessairement des limites, objectives et subjectives. Les principes de tolérance et d’objectivité de l’enseignement semblent respectés, puisque le sondage auprès des étudiants conclut à une relative neutralité des enseignements. Cependant, la neutralité de l’enseignement a suscité un vif débat entre les intervenants, qui a même fait réagir le public. Florian Poulet, en particulier, a revendiqué le droit de ne pas être neutre. Mathieu Carpentier, de son côté, a discuté la notion même de neutralité (juridique, politique ?), la distinguant de l’objectivité.
II – Évolution et mutations : les manifestations, facteurs et perspectives de transformation des enseignements de droit constitutionnel
29 Les échanges consacrés à l’enseignement du droit constitutionnel permettent de mettre au jour des pistes d’évolution, pour certaines spécifiques à la discipline. Elles tiennent aux objets, aux acteurs, aux méthodes, aux outils de l’enseignement, mais aussi aux objectifs et aux contraintes qui pèsent sur les enseignants, et aux attentes et aux conditions d’études des étudiants.
A – Certaines évolutions, spécifiques au droit constitutionnel, peuvent être saluées et encouragées
30 Il a déjà été relevé que l’enseignement de la matière privilégiait l’actualité. Or précisément, l’ampleur des réformes récentes, l’accélération du temps politique, le renouvellement des problématiques ont redynamisé l’enseignement de la discipline. Ces vingt dernières années, les enseignements ont été à l’évidence renouvelés par la réforme du quinquennat, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, les comités de réflexion et projets successifs de révision constitutionnelle, la reconfiguration politique issue de l’élection présidentielle de 2017, les débats sur la Constitution européenne en 2004-2005, l’irruption de la QPC, la formation de nouveaux États, les printemps arabes, le développement du dialogue des juges sur le plan national et international, ou encore le phénomène de globalisation du droit, pour ne prendre que quelques exemples que l’on espère suffisamment significatifs. Anne Levade, par exemple, a témoigné du changement de ses modes d’enseignement depuis vingt ans, s’attachant à rendre compte des évolutions de la discipline et de l’actualité foisonnante, nationale et internationale, à laquelle le droit constitutionnel est particulièrement lié.
31 Le contenu des enseignements évolue avec l’apparition de nouveaux objets, de nouveaux enjeux qui enrichissent la discipline. Des sous-disciplines sont découvertes ou redécouvertes, s’agissant par exemple du droit parlementaire, qui connaît un regain d’intérêt depuis une décennie, du contentieux constitutionnel, matière désormais « autonomisée », du droit électoral, dont il a été regretté qu’il ne soit plus assez enseigné, ou même du droit gouvernemental, dont la reconnaissance a été prônée par Didier Ribes, qui considère qu’au même titre que le droit parlementaire, l’avènement du « droit gouvernemental » permettrait d’éclairer la « machinerie gouvernementale », déterminante du fonctionnement de l’État, au lieu d’en rester à un droit constitutionnel étriqué, segmenté, réduisant le champ de ce que peut être le droit de l’État. Les normes, rapports de systèmes, et interactions entre ordres juridiques font également l’objet de nouveaux développements, justifiant parfois un semestre d’enseignement (3e semestre de Licence à l’université d’Aix Marseille). De nouvelles perspectives sont également ouvertes pour les cours de droit constitutionnel approfondi, de droit(s) constitutionnel(s) et d’institutions politiques comparé(e)s au niveau Master, du fait de la meilleure connaissance des régimes étrangers dans leur diversité et du renouvellement des problématiques liées à l’internationalisation et à l’européanisation du droit constitutionnel. Les théories du droit constitutionnel global ont été identifiées comme un potentiel nouvel objet du droit constitutionnel, souligné notamment par Ariane Vidal-Naquet, et la réflexion sur les convergences et les standards constitutionnels à l’échelle mondiale se développe, sous l’influence de certains organismes (les associations internationales de droit constitutionnel, l’ACCPUF ou la Commission de Venise, par exemple) et grâce à de nouveaux outils comparatistes (traductions, dématérialisation et numérisation des données, sites internet des institutions étrangères et sites spécialement dédiés à la comparaison constitutionnelle, telle la plate-forme de google « Constitute.project.org », qui propose 180 constitutions du monde, actualisées et en trois langues avec un moteur de recherche spécifique). Par ailleurs, de nouvelles tendances apparaissent, en France et ailleurs, qui encouragent un questionnement critique sur le modèle occidental du constitutionnalisme et ses limites, et sur la théorie générale du droit constitutionnel telle qu’elle est enseignée depuis près d’un siècle, sur la base de concepts, notions et principes qui, eux-mêmes, sont interrogés (souveraineté, séparation des pouvoirs, État…). Maxime St-Hilaire a remarqué aussi, du point de vue canadien, qu’apparaît un nouveau mouvement critique, engagé, de remise en cause du modèle libéral, des « modèles » constitutionnels, du dogme de l’état de droit et de la justice constitutionnelle, ce qui peut faire évoluer certains enseignements. De son côté, Théo Fournier a regretté que le droit constitutionnel soit enseigné parfois sans recul et perspective critique, philosophique. Il s’est aussi interrogé sur la non-intégration de problématiques qui se développent dans d’autres systèmes juridiques, et sur le manque d’effort de déconstruction des modèles.
32 Quant aux objectifs et méthodes, Xavier Magnon a insisté sur l’utilité croissante de l’interdisciplinarité et de la pluridisciplinarité. L’analyse du droit positif n’empêche pas, au contraire, de mobiliser d’autres chercheurs d’autres disciplines pour mieux éclairer l’objet, l’approche interdisciplinaire permettant d’enrichir les enseignements. En effet, la recherche nourrit l’enseignement, ce que les étudiants semblent d’ailleurs apprécier, au vu du sondage réalisé en support à cette journée : ils sont 30 % à souhaiter que les enseignants valorisent davantage le fruit de leurs recherches dans leurs enseignements. Cela n’est pas, il est vrai, vraiment spécifique au droit constitutionnel, pas plus que les nouveaux objectifs partagés par les enseignants et leurs étudiants, sous l’influence des tutelles universitaires et ministérielles, en matière d’aide à la réussite et de professionnalisation des enseignements. Les tutelles encouragent et les étudiants aspirent à des pratiques pédagogiques plus concrètes, plus interactives et motivantes, tournées vers l’acquisition de compétences. Cela se traduit par exemple, au niveau Master, par le développement de pédagogies de projet, par objectifs ou favorisant les mises en situation. En droit constitutionnel également, se développent les cas pratiques, les études de cas concrets, les concours de plaidoirie (concours Vedel), les mises en situation, pratiques évoquées par plusieurs enseignants de la jeune génération, tels Mathias Revon, Mathilde Heitzmann-Patin et Julien Padovani. La transmission de méthodes de raisonnement est désormais au cœur des enseignements. Jean-Baptiste Perrier a bien insisté sur la nécessité de développer l’esprit critique et les capacités autonomes de raisonnement, d’ailleurs appréciés dans le cadre des concours administratifs comme dans la pratique professionnelle. Mais Maxime St-Hilaire l’a bien résumé : il faut avoir la modestie et le bon sens d’admettre que les étudiants viennent apprendre un métier !
33 La question de l’ouverture de l’enseignement du droit constitutionnel à différents acteurs a été débattue également, qu’il s’agisse de la possibilité pour les enseignants-chercheurs publicistes, quelle que soit leur spécialité première, de l’enseigner en TD ou en cours magistral, ou de celle, offerte aux praticiens du droit, aux formateurs dans différents instituts, écoles ou organismes, voire aux professeurs du second degré en lycée, de l’enseigner. Comme l’a souligné non sans malice Michel Verpeaux, « tout le monde pense savoir comment enseigner le droit constitutionnel », matière réputée « facile d’accès », pour laquelle on se sent aisément compétent. Pourtant, Théo Fournier a insisté sur la nécessité de ne pas simplifier le droit constitutionnel, d’en montrer la complexité dès la première année, afin de susciter un véritable questionnement des étudiants sur le sens de ce qu’ils apprennent. Ces débats font écho aux propos de Jean-François Flauss, en conclusion des travaux de Lausanne en 1998, qui lui-même faisait référence à la contribution de Georges Burdeau aux mélanges Trotabas, intitulée « le droit constitutionnel, un enseignement impossible [7] », rappelant que l’enseignement du droit constitutionnel est un « exercice pédagogique plus délicat qu’il n’y paraît au premier abord ou que l’opinion commune veut bien le dire ».
34 La légitimité des différentes catégories d’acteurs a été également discutée. Il a été reconnu que la place des praticiens devait être conservée et même renforcée (avocats, magistrats, administrateurs des assemblées, assistants parlementaires), qu’ils interviennent dans le cadre de conférences d’actualité, de cours spécialisés de Master 2, ou à différents niveaux du cursus grâce à des statuts de professeur associé. Il s’agit de valoriser l’expérience de ceux qui vivent le droit constitutionnel, au sein des assemblées, du gouvernement, ou dans les salles d’audience notamment. Il a été relevé que c’est une spécificité du droit constitutionnel que d’avoir laissé dans le passé trop peu de place aux praticiens. Pourtant, la question a été posée : y a‑t‑il des praticiens du droit constitutionnel ? Florian Poulet a constaté qu’il était plus facile d’identifier les praticiens du droit et du contentieux administratif ou du droit civil. Didier Ribes a observé, au vu de son expérience au Conseil d’État, que peu de praticiens se revendiquaient constitutionnalistes alors qu’ils font pourtant du droit constitutionnel, tel M. Jourdain, car ce droit a aussi une dimension technique. La spécialisation des praticiens est‑elle une force ou une faiblesse du point de vue de leurs enseignements ? La question est d’ailleurs plus complexe qu’on le croit : les administrateurs des assemblées, par exemple, sont a priori spécialistes de droit parlementaire. Mais ils sont nombreux à être avant tout des généralistes (droit du travail, droit civil, droit pénal, économie) avant d’être spécialisés en droit constitutionnel et parlementaire.
35 Autre facteur d’évolution, l’irruption des technologies numériques de l’information et de la communication, et la place prise par internet à partir des années deux mille, modifie évidemment nos conditions d’enseignement. Les ressources internet (sites institutionnels, encyclopédie en ligne, sites spécialisés, accès aux textes constitutionnels étrangers actualisés et souvent traduits, revues électroniques, réseaux sociaux) sont une mine d’information pour la recherche comme pour l’enseignement. Les enseignants sont aussi confrontés aux exigences de la dématérialisation et s’y adaptent avec plus ou moins d’enthousiasme : fin de la distribution de plans de cours ou de dossiers de travaux dirigés en version papier ; visio-conférence, projection audiovisuelle de supports pendant les cours, transmission de documents, d’illustrations, de contenus audio ou vidéo ; invitation à nourrir les plateformes collaboratives d’information et d’échange avec les étudiants (moodle, jalon) qui favorisent l’interactivité, à y répondre aux questions des étudiants, à y proposer des exercices test ou des corrigés d’examen ; investissement dans les plates-formes de e-learning, les enseignements à distance, les formations en ligne et MOOC (massive open online course, ou cours numérisé ouvert à tous). Les enseignants sont aussi confrontés aux effets de concurrence et aux phénomènes de dispersion qui en découlent. Certains collègues, surtout les plus jeunes, font preuve d’initiative et d’innovation, expérimentant divers mécanismes de pédagogie inversée ou innovante, tels les serious games (le jeu, les ressorts ludiques sont ici mis au service d’une intention sérieuse et pédagogique, tel un jeu de quête inspiré de jeux vidéo dont les clefs et passages d’un univers à l’autre dépendraient de la capacité à résoudre des questions de droit constitutionnel) ou le pre-reading (lecture anticipée de documents ou d’un chapitre de cours permettant aux étudiants de se familiariser avec le vocabulaire, d’éveiller leur curiosité, de pressentir les enjeux, et finalement de venir plus intéressés et mieux préparés en cours). Sur internet, certains enseignants gardent le contact avec leurs étudiants en dehors des cours, sur les fils Twitter, sur Facebook, ou dans le cadre de blogs d’actualité et de veille constitutionnelle.
36 Certes, tout cela n’est pas spécifique à la discipline. Mais ces évolutions y sont particulièrement significatives, à raison de l’importance de la matière (à TD, en L1, puis en Master) et de ses caractéristiques (poids de l’actualité, liens avec la vie politique, interactivité facilitée, diversité des exercices, lien avec la culture générale citoyenne…). Et certes, les habitudes sont difficiles à changer, et les effets concrets ne sont pas si probants, concernant la plus-value, en termes de qualité des enseignements et de réussite des étudiants : les problèmes techniques peuvent alourdir le cours ; l’étudiant est privé du support papier, ce qui ne favorise pas le travail sur texte en TD ; les travaux maison sont difficiles à évaluer, avec les dérives du copier-coller, du plagiat et de l’achat de sujets corrigés ; les retours d’expérience sur certaines innovations ne sont pas tous convaincants (sur les vertus du pre-reading par exemple…). Richard Ghevonthian a rappelé la perte de vitesse des MOOC, qui n’ont pas produit les miracles attendus et pour lesquelles les crédits ne sont pas toujours renouvelés. Alexandre Viala a, de son côté, défendu les vertus de l’enseignement physique, de préférence aux cours dématérialisés qui accroissent la dépersonnalisation, la déshumanisation des enseignements, rejoint par Émilien Quinart qui a défendu l’importance de la transmission en amphithéâtre, avec son prestige et la symbolique correspondante. Reste que, sous ces réserves, il y a là un champ de potentialités très prometteur, si l’on parvient à valoriser ces nouveaux outils et à en limiter les inconvénients.
B – Certaines évolutions doivent être surveillées ou constituent des « points d’attention »
37 Sur le fond, si la matière reste fondamentale et dynamique et n’est pas menacée ou remise en cause dans son enseignement, un point d’attention réside peut-être dans la dilution de la matière, qui se retrouve, pour certains, « dans tout et partout » : si l’on enseigne le droit constitutionnel en droit des libertés fondamentales, en droit pénal, en droit européen, en droit international, en histoire des idées, est‑ce un signe du triomphe de la discipline, ou un motif d’inquiétude quant à sa définition ou son intégrité ?
38 Sur le plan de l’organisation des enseignements, surtout, un facteur d’évolution significative résulte, depuis 2002, de la réforme dite ECTS/LMD (décret du 8 avril 2002) qui, dans le cadre d’une harmonisation européenne, prévoit la semestrialisation des enseignements, afin de favoriser la réussite, la réorientation et la valorisation des diplômes dans l’espace européen de l’enseignement supérieur. MM. Verpeaux et Perrier ont souligné, cependant, les difficultés qui en ont résulté. Le calendrier est resserré et le droit constitutionnel ne s’évalue plus sur une année (voir l’ancien système admissibilité/admission) mais sur deux semestres distincts. Ces semestres sont en réalité concentrés sur deux mois et demi en moyenne d’enseignements effectifs. Transmettre aux étudiants les connaissances, les savoir-faire, la méthode de raisonnement, le goût de la matière dans ce laps de temps est une gageure. Quant aux étudiants, qui ont à intégrer en dix semaines les fondamentaux de toute une série de matières, qui se compensent entre elles, ils manquent de temps pour s’investir pleinement et prendre du recul sur les enseignements. D’autant qu’en droit constitutionnel particulièrement, l’adaptation des maquettes a conduit à une réduction des horaires d’enseignement, en quinze ans : de 36, ou même 40 heures dans certaines universités, le cours semestriel de licence 1 est passé à 33, ou parfois 30 heures Si les ambitions, sur le fond, sont inchangées, les volumes horaires, les délais d’apprentissage raccourcis et les calendriers d’évaluation plus rapprochés obligent à des adaptations. Sous la pression des maisons d’édition, les manuels de droit constitutionnel s’adaptent : plus courts, plus concentrés, diversifiés, démultipliés, semestrialisés. Comme l’observe Ariane Vidal-Naquet, les enseignants sont parfois contraints de faire des choix, en sacrifiant une partie du programme (l’histoire constitutionnelle, l’étude des régimes étrangers par exemple, pour le semestre 1), distribuée parfois sous forme de polycopié, ce que la consultation des plans de cours des uns et des autres permet de constater. Il en résulte de réelles disparités, d’ailleurs, entre les enseignements proposés par les différents enseignants aux différents groupes (ou sections) d’une même L1. Quant aux exercices juridiques classiques, ils sont concurrencés : les galops d’essai se tiennent souvent en 1 h 30 et non plus en 3 heures, durée minimale pour une dissertation juridique ou un commentaire de texte complet ; faute de temps, les évaluations en TD se déroulent parfois sous la forme de questions à réponses courtes, voire de QCM… Les étudiants ne s’y sont pas trompés, qui considèrent que la dissertation, le commentaire de texte et le cas pratique (en 3 heures donc) restent les exercices phares en droit constitutionnel. Certes, cela n’est pas spécifique au droit constitutionnel, mais ce qui l’est, c’est l’attention que doivent porter les constitutionnalistes à ces évolutions, dès lors que la discipline est fondée, plus que d’autres, sur l’analyse, la réflexion, la démonstration, ce qui nécessite du temps et une prise de recul.
39 Un autre point d’attention concerne l’enseignement du droit constitutionnel ailleurs qu’à l’université, dans les Instituts d’Études Politiques depuis longtemps, dans les écoles de commerce, les écoles de journalisme, les écoles de droit, les facultés libres, les IUT, les classes préparatoires, voire les lycées plus généralement. Cela élargit l’auditoire, ouvre le droit constitutionnel à des publics nouveaux, souvent sélectionnés pour leur excellence, et améliore sans doute la connaissance et la portée des études de droit constitutionnel. Cette évolution est nécessaire, inéluctable et sans doute souhaitable, comme l’a souligné Priscilla Monge. Mais l’autonomie de la discipline, difficilement gagnée, doit être préservée, de même que cette « science juridique » doit être protégée du risque d’une dilution (dans les sciences économiques, sociales, politiques…) ou d’une vulgarisation. Il est donc pertinent de chercher à savoir ce qui est réellement enseigné dans ces établissements divers, en quel volume horaire, pour quel objectif, et « par qui », question soulevée par Émilien Quinart. La problématique de la diversification des types d’enseignants a été largement discutée : les professeurs de philosophie, d’histoire, d’instruction civique, de gestion, peuvent‑ils légitimement enseigner le droit constitutionnel même s’ils n’ont pas suivi de cursus juridique ? Les enseignants du secondaire peuvent‑ils anticiper en enseignant les bases du droit constitutionnel (notion d’État, bases du droit électoral, suffrage universel, citoyenneté et démocratie, libéralisme politique, garantie des libertés fondamentales) ? Tout au moins une sensibilisation a été envisagée positivement, par exemple par Mathilde Heitzmann-Patin, en lien avec le programme d’histoire par exemple. Maxime St-Hilaire a signalé que l’enseignement secondaire au Canada ne comprenait pas d’enseignement de ce type, alors qu’y sont prévus par ailleurs des cours d’éthique et de culture religieuse. Alexandre Viala est revenu sur les raisons de cette exclusion, rappelant que si les disciplines juridiques irriguent la vie sociale, et que tout le monde fait du droit au quotidien sans le savoir, les enseignements spécialisés correspondants paraissent assez techniques, ce qui contribue à expliquer leur exclusion au lycée. Les filières professionnelles, particulièrement, pourraient inclure, selon lui, des enseignements d’ouverture (culture générale historique, humanités…) sans aborder le droit constitutionnel proprement dit. Anne Levade, de son côté, a émis quelques doutes sur la nécessité de former par anticipation les lycéens au droit constitutionnel, préférant les accueillir elle-même dès leur arrivée en L1. La création d’une année préparatoire entre le lycée et la L1, ou d’un « DEUG rénové » a également été discutée. Était ainsi posée, en creux, la question de la préparation des étudiants à la première année, celle des pré-requis ou attendus, et donc celle de la sélection des étudiants en première année, débat épineux dont Mathieu Carpentier a rappelé l’actualité.
40 En conclusion, au terme de cette journée d’échange organisée en octobre 2017, et au vu du sondage effectué auprès des étudiants, il apparaît que le droit constitutionnel reste une discipline fondamentale et perçue comme telle par les étudiants, qui s’est enrichie de nouveaux enjeux, juridicisée, jurisprudentialisée, renouvelée, internationalisée. Son enseignement, lui, s’est complexifié : les acteurs, les objets, les objectifs, les méthodes se sont diversifiés. Il reste une « clef de voûte du droit public » (Anne Levade), dont l’enseignement a vocation à former des juristes et des citoyens, à intégrer des acteurs extérieurs, à dépasser les murs de l’université, à explorer les potentialités des outils numériques. Il nous revient maintenant, toutes générations confondues, à l’écoute de nos étudiants, dans le cadre de nos établissements, de contribuer à ces évolutions.
Notes
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[1]
J.‑F. Flauss, L’enseignement du droit constitutionnel : actes de la table ronde internationale de Lausanne des 19 et 20 juin 1998, organisée avec le concours de la commission européenne pour la démocratie par le droit et l’institut suisse de droit comparé, Bruxelles, Bruylant, 2000. Preuve du questionnement permanent des constitutionnalistes sur leurs pratiques d’enseignement, un Atelier du Congrès mondial de l’Association internationale de droit constitutionnel fut consacré au même sujet, en 1999 à Rotterdam.
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[2]
J.‑F. Flauss, L’enseignement du droit constitutionnel, Actes de la table ronde international de Lausanne des 19 et 20 juin 1998, op. cit., p. 199.
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[3]
Il y a 20 ans, J.‑F. Flauss soulignait déjà, dans ses conclusions à Lausanne en 1998, « le caractère indispensable, voire incontournable du droit constitutionnel en tant que discipline d’enseignement universitaire, pilier du cursus », Actes de la table ronde, op. cit., p. 198.
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[4]
Actes de la table ronde de Lausanne, Bruylant, op. cit., p. 213.
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[5]
Idem, p. 203.
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[6]
Idem, p. 211.
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[7]
Mélanges offerts à M. le Doyen Trotabas, LGDJ, 1970, 572 p., cité par J.‑F. Flauss in L’enseignement du droit constitutionnel, Actes de la table ronde international de Lausanne des 19 et 20 juin 1998, Bruylant, op. cit., « Conclusions générales : deux siècles d’enseignement de droit constitutionnel : esquisse d’un bilan », p. 197.