Couverture de RFDC_108

Article de revue

Témoignages sur Louis Favoreu

Pages 965 à 974

Notes

  • [1]
    Professeur à l’université Toulouse-I-Capitole.
  • [2]
    Isabelle Besson, Catherine Soullière, Mireille Verhaeghe.
  • [3]
    RFDC, n° 97, 2014.
  • [4]
    Voir la vidéo https://www.youtube.com/watch?v=VWRanh60qJw.
  • [5]
    Cofondateur de la RFDC, ancien conseiller d’État, président émérite de l’Association française et de l’Association internationale de droit constitutionnel, maire de Samois-sr-Seine.
  • [6]
    Les autres intervenants sont Francis Delpérée, Étienne Fatôme, Jean-Louis Mestre, Loïc Philip, et Jean Waline.

Le maître

1 Le 5 septembre 2014, dix ans après sa disparition, a eu lieu à la faculté de droit d’Aix-en-Provence la publication de l’ouvrage de Louis Favoreu La Constitution et son juge (Economica, 2014). Xavier Philippe, André Roux, Didier Maus et Wanda Mastor ont successivement évoqué la destinée de ce livre posthume, sa préparation par son auteur et sa réalisation par l’équipe du GERJC-ILF. Dans une préface à six mains, largement reprise oralement, les trois premiers intervenants évoquent le caractère particulier de cet ouvrage et en soulignent les aspects essentiels.

2 Le discours de Wanda Mastor[1], que nous sommes heureux de publier ici, complète ce panorama et présente de manière très personnelle un portrait de Louis Favoreu.

3 La plume est ma meilleure alliée, bien plus précieuse que la parole qui, trop libre, m’a souvent trahie. Vous me pardonnerez donc d’être si attachée à mes notes, lesquelles représentent aujourd’hui un refuge appréciable. En dix années, je n’ai jamais rendu un hommage oral à Monsieur Favoreu, et je constate d’emblée que le temps n’adoucit pas l’émotion. Dix années aussi, hormis une exception, d’absence à la table ronde. Mais je suis certaine que mes amis aixois en ont compris les raisons. À Toulouse, le vide est moins cruel car les ombres ne planent pas, comme ici où chaque recoin de ces lieux me rappelle mon maître regretté. Point d’Isabelle, de Catherine et Mireille [2] dans le sud-ouest mais au moins la possibilité de prise de nouvelles régulières.

4 Revue française de Droit constitutionnel, 108, 2016

5 « La Constitution et son juge »… Monsieur Favoreu avait le sens des formules. Sobres mais percutantes. « Les règlements autonomes existent-ils ? » ; « Les règlements autonomes n’existent pas » ; « Le bloc de constitutionnalité » dont on connait la postérité, « Le principe de constitutionnalité », formules tout à la fois simples et sophistiquées. Autant d’intitulés clairs, sans fioriture, souvent limités à la construction sujet-verbe-complément mais considérablement repris et discutés par la doctrine. Surtout, cette sobriété formelle permettait de mettre en relief la puissance substantielle. Un article = une idée force. Souvent annonciatrice de mouvements doctrinaux, jurisprudentiels et normatifs.

6 Cet ouvrage est le plus bel hommage qui pouvait être rendu à Monsieur Favoreu.

7 Tout d’abord, parce que c’est le sien. Ces quatre parties (« La juridiction constitutionnelle », « Le droit constitutionnel normatif », « Le droit constitutionnel institutionnel » et « Le droit constitutionnel des libertés »), c’est lui. Et c’est accessoirement le plan de la plupart des cours de droit constitutionnel de première année dispensés par les GERJCois ou anciens GERJCois. Ce recueil est le fruit de sa volonté. Tout comme Guy Carcassonne avait rédigé lui-même sa propre oraison funèbre [3], Monsieur Favoreu tenait à ce qu’un livre réunissant ses articles lui survive. Il en avait choisi le titre, le plan et opéré la sélection d’articles.

8 Plus bel hommage ensuite car il est l’œuvre du collectif, si cher à notre maître. Nous savons combien il adorait sa famille ; son épouse Marie-Odile ici présente, ses enfants et petits-enfants. Il aurait adoré ses petites-filles qu’il n’a pas eu le temps de connaître et son arrière-petite-fille. Mais juste après venaient ses doctorants. La Constitution et son juge est un peu l’ouvrage – au sens textile cette fois – qui se transmettait de génération en génération d’allocataires. Sauf erreur de ma part, ce sont Ferdinand Mélin-Soucramanien (devenu professeur de droit et déontologue de l’Assemblée nationale) et Joseph Pini (devenu professeur de droit et homme d’Église) qui ont travaillé les premiers sur l’index. Xavier Magnon (professeur de droit), Caterina Severino (Maître de conférences) et moi-même (professeur de droit également) avons particulièrement pris à cœur cette tâche. Je ne vous donnerai pas le nombre d’enseignants-chercheurs qui ont été disciples de Monsieur Favoreu car ce serait gênant, voire humiliant pour les collègues de sa génération. Enseignants-chercheurs auxquels il faut ajouter des chercheurs CNRS (Marthe Fatin-Rouge et Laurence Gay), des avocats talentueux (je pense notamment à Valérie Lanisson), des juges, dont un conseiller d’État, Didier Ribes, et des religieux, ce qui le rendait fier également, Stéphan Sciortino-Bayart et Joseph Pini dans l’ordre de la révélation. Grâce à la motivation de tous, notamment de l’efficacité de Catherine Soullière et de Françoise Bigouroux, l’ouvrage inestimable paraît aujourd’hui. Et comme dirait un jeune collègue parisien, « avoir tout Favoreu pour seulement 75 euros, c’est le plus cadeau que je ne me sois jamais fait ! ».

9 Plus bel hommage, enfin, car il paraît à un moment symbolique. Symbole évident, immédiat : c’est aujourd’hui l’anniversaire de la naissance de Monsieur Favoreu. C’était lundi celui des dix ans de sa disparition. C’est cette semaine les trente ans de la table ronde. Symbole qui doit mobiliser notre vigilance. Nous devons, collectivement, lui manifester notre gratitude en prolongeant son œuvre ou, a minima, la défendre. J’ai eu la tristesse de constater l’an passé que les jeunes constitutionnalistes n’utilisaient plus beaucoup les travaux de Monsieur Favoreu. La mode n’est plus au contentieux constitutionnel, elle est bien plus au droit constitutionnel politique lequel, il est vrai, a de redoutables car talentueux promoteurs (je pense à l’Institut Villey). Curieusement, j’ai pu constater dans le même temps que les administrativistes rendaient bien plus souvent hommage à l’avant-­gardisme des écrits de Monsieur Favoreu. Il ne s’agit pas de combattre qui que ce soit ni de dénigrer quoi que ce soit (je suis moi-même une lectrice assidue des travaux des détracteurs de l’école aixoise et compte des amis parmi eux) mais de ne rien renier et de défendre la modernité des idées de Monsieur Favoreu. Car l’équation est simple : sans lui, le droit constitutionnel ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.

10 Nous lui devons une gratitude collective : lequel d’entre nous n’a pas été fier de répondre à la question « qui était ton directeur de thèse ? » ou « quel est ton laboratoire d’origine ? » Louis Favoreu et le GERJC ? C’est un label de qualité, le passeport de l’excellence. Nous lui devons énormément et nul doute qu’il serait fier de nous. Non de ce que nous sommes devenus individuellement, mais du groupe que nous continuons de former. Certains nous qualifient de secte, nous savons que nous sommes en réalité liés par autre chose. Et cette autre chose, c’est l’admiration, l’affection que nous lui portions. Malgré une forte diaspora, nous avons tous conservé des liens. J’ai l’immense chance de travailler aux côtés de Xavier Magnon et Nathalie Jacquinot à Toulouse, mais les Palois, les Toulonnais, les Aixois, Ferdinand à Bordeaux et Aurélie Duffy à Paris 2 font toujours partie des miens. Je suis convaincue que c’est Monsieur Favoreu qui a créé cette fidélité et solidarité collectives, notamment grâce à nos pérégrinations à Paris, Saint-Raphaël ou Saint-Etienne les Orgues où, malgré la fatigue due à la maladie, il était heureux de nous contempler jouer au tennis en double ou patauger dans la piscine avec les enfants. Et c’est cette ambiance que j’aimerais recréer en organisant un colloque hommage à Pau le 22 mai 2015 avec l’aide complice d’Olivier Lecucq, Hubert Alcaraz, Ferdinand Mélin et Denys de Béchillon.

11 J’aimerais poursuivre, avant de conclure, par quelques anecdotes, images, dont certaines sont célèbres et qui sont particulièrement significatives.

12 La première nous concerne tous, c’est le coup de fil très matinal ou très tardif depuis la muraille de Chine, l’Australie ou la rivière de l’Agout, juste pour s’assurer que la thèse avançait bien ou essayer un nouveau ­téléphone portable.

13 Il y a aussi la photo prise par le fidèle Marc Besson de Monsieur Favoreu lisant alternativement L’Humanité et Le Figaro à Saint-Etienne les Orgues.

14 Les célèbres missions impossibles attribuées aux allocataires : le dossier complet sur les offices du tourisme qu’il fallait préparer dans la journée ou l’envoi de l’index des Grandes décisions du Conseil constitutionnel, ledit index quittant le GERJC à 15 h 45 et devant impérativement partir en Chronopost à 16 heures.

15 C’est Monsieur Favoreu se donnant la peine d’accompagner Caterina Severino à Paris pour tenter de réparer une injustice du CNU et lui disant, l’attendant à une terrasse de café, « Caterina, vous avez gagné ! ». Peu de directeurs de thèse l’aurait fait !

16 C’est lui nous donnant l’injonction de l’empêcher de prendre la parole après une intervention qui le rendait furieux et, qui, bravant l’injonction, lança le fameux « le droit constitutionnel, c’est comme le football : il y a ceux qui jouent en première division, nous, et ceux qui jouent en ­deuxième division, vous ».

17 C’est encore lui qui, une fois rentré d’Italie conduit par Caterina, me dit en riant : « elle croyait que je dormais profondément. J’ai bien vu à deux trois reprises que le compteur avait largement dépassé les 160 km/h ».

18 C’est lui qui était aussi fier de ses doctorants que ceux de ses amis du GERJC, André Roux, Richard Ghevontian, Guy Scoffoni, Patrick Gaïa et les autres. « Il est fort Xavier Magnon. Il est très fort. C’est le doctorant de Patrick mais il est quand même un peu à moi aussi ».

19 C’est lui qui, tel un maître d’école avec une baguette à la main devant la carte de l’île de la Réunion, nous avait réunies avec Laurence Gay et Valérie Bernaud pour préparer l’audition pour la maîtrise de conférences. « Reprenons : la montagne la plus haute s’appelle le Piton des… neiges ».

20 C’est enfin l’émotion lue dans les yeux pudiques de Pierre Bon, André Roux et Monsieur Favoreu quand ce dernier remit les décorations républicaines aux deux premiers. Lesquels auraient pu choisir une cérémonie sous les ors de la République mais qui avaient préféré la voie de la gratitude amicale.

21 Je voudrais terminer par quelques mots plus personnels. Je n’aime guère les termes d’idoles, d’icônes et de modèles, leur préférant celui de maître, au sens où l’emploient sans gêne les Italiens. Monsieur Favoreu était un maître. J’ai l’honneur de porter régulièrement sa toge et ne l’assume pas toujours. Peut-être l’assumerais-je un jour. Une image qui me rend fière de faire ce métier et dont il m’a appris l’artère principale : le meilleur enseignant-chercheur ne doit jamais perdre de vue l’essentiel, à savoir l’humain. Un universitaire ne sera jamais grand s’il ne pense avant tout à l’autre. Monsieur Favoreu était la compassion. La générosité. Le plaisir de la joute verbale. L’empathie. La sensibilité. La tendresse. Le dévouement. La loyauté. La fidélité. La gratitude. L’amour de l’intérêt général. La grandeur de l’universitaire n’est pas seulement perceptible à travers la beauté du style, la profondeur des réflexions, la flamboyance de la posture. La grandeur est dans la chair. J’ai connu de nombreux grands écrivains, de nombreux brillants orateurs. J’ai rarement rencontré de grands hommes. Monsieur Favoreu était le plus grand.

22 Didier Maus

23 *

24 * *

L’ami

25 Dans le texte ci-dessus Wanda Mastor annonce le colloque qu’elle avait l’intention d’organiser à Pau à la Pentecôte 2015 sur le thème « Hommage à Louis Favoreu ». Grâce à l’Institut de recherche en droit international, européen et comparé (IRDEIC) de l’université Toulouse-I-Capitole, l’Institut d’études ibériques et ibérico-américaines et à l’université de Pau et des pays de l’Adour la rencontre a eu lieu le 22 mai 2015[4]. Dans la séquence « Louis Favoreu, l’ami » Didier Maus[5] a évoqué, parmi d’autres souvenirs, la naissance de la RFDC [6]. Il est donc logique que ce texte trouve ici sa place.

26 La matinée du 23 mai a été consacrée à un retour sur les lieux symboliques de la vie de Louis Favoreu à Lucq de Béarn : sa maison familiale, la boutique de son père, l’école communale, dirigée par sa mère, où il a appris à lire et à écrire, la place du village.

27 Monsieur le Maire, Chers collègues, Chers amis,

28 Je me sens un peu un intrus à cette table : à l’âge où j’aurais pu l’envisager, je n’ai pas préparé l’agrégation de droit public ; j’ai choisi une autre voix. Malgré tout, les collègues ont eu quand même, quelques décennies plus tard, la gentillesse de m’accueillir dans la communauté des professeurs de droit public. Je dois pour beaucoup cette amicale réception à Louis Favoreu. C’est lui qui m’a fait entrer dans un certain nombre ­d’instances – je vais en parler – et c’est en souvenir de cela que j’ai terminé ma carrière officielle comme professeur à plein temps à Aix-Marseille III, là où la merveilleuse photo de Louis souriant accueille chacun d’entre nous à l’entrée du couloir de l’ILF-GERJC. Alors, autant vous dire que l’émotion, qui est au plus profond de chacun d’entre nous ce matin, est également extrêmement présente chez moi.

29 Didier Maus

30 Cela a déjà été dit, mais il faut le redire, la principale caractéristique de Louis Favoreu, c’est d’avoir été capable de nous réunir tous aujourd’hui à Pau. On a évoqué son côté Béarnais, j’en redirai un mot. Mais que nous soyons capables, à la veille de la Pentecôte, de nous retrouver tous ici relève de l’héritage de Louis. Il y a quelques mois, nous avons tous répondu immédiatement au message de Wanda Mastor ; il n’était pas question que nous ne soyons pas présents.

31 Il y a quelques semaines revenant d’Aix avec une de nos jeunes collègues qui n’avait pas connu Louis Favoreu, elle m’a demandé dans le train : « Cela me ferait plaisir que vous m’en parliez. » Donc, nous en avons parlé longuement et je lui ai dit : « Je crois qu’effectivement cet attachement, qui est né à différentes époques, est une des vraies caractéristiques de sa personnalité. Pour la mémoire de Louis Favoreu, nous sommes prêts les uns et les autres, toutes générations confondues, à nous mobiliser et à nous mobiliser aussi longtemps qu’il le faudra. » Cela a été le cas à Aix en septembre dernier ; c’est le cas aujourd’hui à Pau et ce sera le cas encore tant que nos forces, aux uns et autres, le permettront.

32 Alors, simplement, quelques coups de projecteurs sur cette amitié, cette complicité qui malheureusement s’est éteinte il y a un peu plus de dix ans. À la différence de certains, j’ai du mal à savoir quand j’ai rencontré Louis Favoreu pour la première fois. Malheureusement, je me souviens très bien de la dernière fois.

33 Je l’ai sans doute rencontré pour la première fois en 1981 à un colloque que l’Association française des constitutionnalistes avait organisé sur les changements constitutionnels postérieurs à l’alternance de 1981. Ce que je sais, c’est qu’assez rapidement, mais sans que je puisse, là également en dire plus, nos relations sont devenues régulières. À tel point que lors de la préparation du congrès mondial de droit constitutionnel de 1987, j’ai apporté ma modeste pierre à ce que Louis, Patrice Gélard et d’autres, Marc Besson et Isabelle Besson, Catherine et Mireille, en tête, faisaient pour que ce congrès, à cheval entre Paris et Aix, se déroule de la meilleure manière possible. Et puis, tout naturellement, il m’a demandé de travailler avec lui.

34 Malheureusement, la dernière image, elle, est très significative. C’était un jour de juillet 2004, Marc Besson venait d’être honoré au pavillon de Lenfant et Louis me raccompagnait à l’hôtel dans sa nouvelle voiture. Il aimait cette nouvelle voiture comme il aimait toutes les nouveautés technologiques dont les uns et les autres ont parlé, et il m’a dit : « à bientôt ». Ce « à bientôt », vous savez ce qu’il est devenu.

35 Je pourrais évoquer beaucoup de souvenirs. Je les prends un petit peu dans le désordre. Wanda a évoqué son côté Béarnais, je ne sais plus si elle faisait référence à l’événement dont je vais parler. Lors du congrès de l’Association internationale de droit constitutionnel de 1999 à Rotterdam, où le droit des minorités était largement mis en avant, Louis s’est mis à parler béarnais à la tribune, comme l’avait fait quelques semaines auparavant son compatriote Jean Lassalle, à la tribune de l’Assemblée nationale. Il l’a fait, au plus grand désespoir des interprètes, pour montrer que certes les langues minoritaires sont fondamentales, mais que si on veut échanger il faut peut-être aussi utiliser les autres et qu’en tout cas les grandes langues internationales sont utiles. Je me souviens très bien de cette intervention dans le grand amphithéâtre de l’université Erasmus de Rotterdam.

36 Il y a aussi la manière dont nous avons créé en 1990 à la fois le premier congrès français de droit constitutionnel et la Revue française de droit constitutionnel. Ce n’est pas sans lien.

37 Je me souviens de la difficulté que j’ai eue à le convaincre d’organiser un congrès. J’avais dans la tête le modèle des congrès de l’Association française de science politique, évidemment modèle de référence discuté, mais je lui ai dit : « Il faut que nous organisions un congrès pour que tout le monde puisse s’exprimer et ce ne sera pas un colloque. » Vous le connaissez, il m’a répondu : « Oui, mais ils vont dire n’importe quoi ! Parce que ce n’est pas une parole contrôlée. » Je lui ai dit : « Tant mieux s’ils disent n’importe quoi. Il faut qu’il y ait des espaces où nous puissions, jeunes et moins jeunes, de temps en temps, dire n’importe quoi et être soumis à la critique. » Je vois dans cette salle Otto Pfersmann. Il se souvient de la critique, un jour, d’Henry Roussillon, comme cela, dans un atelier au congrès de Toulouse où Henry lui a asséné : « Otto, tout ce que tu dis, c’est très bien, mais j’ai un peu de mal à te suivre. » Je suis poli dans les termes, Henry avait évidemment utilisé des termes un peu plus directs. Je crois que nous avons besoin de ces espaces. Louis a été convaincu et heureusement, les congrès français de droit constitutionnel continuent tous les trois ans d’être cette occasion où nous pouvons dire ce que nous avons envie de dire, des choses sérieuses, des choses moins sérieuses, des choses innovantes, des choses parfaitement classiques.

38 Quant à la Revue française de droit constitutionnel, cela a été beaucoup plus simple. Un jour je lui ai dit : « Écoutez Louis, je viens de voir le patron des PUF et je lui ai vendu l’idée d’une revue de droit constitutionnel » et lui me répond : « Je viens d’avoir un refus de chez Dalloz, mais j’ai le même projet et j’ai le contenu. » Je lui ai dit : « Moi, j’ai l’éditeur, vous, vous avez le contenu, eh bien, on la fait ensemble. » Cela fait vingt-cinq ans que cela marche. Vous avez eu récemment le numéro 100 entre vos mains. J’en profite pour saluer les vingt ans de la Revue belge de droit constitutionnel et vous recommander l’épais numéro double qui vient d’être publié.

39 Je pourrais continuer à multiplier les anecdotes. Deux encore. Francis Delpérée se souvient du rôle de Louis dans l’Association internationale de droit constitutionnel et les homériques séances du comité exécutif tenu à Tunis. Il avait alors l’opiniâtreté du Béarnais pour l’application des statuts, pour la lutte pour le bilinguisme, pour la lutte contre la domination de la pensée anglo-saxonne, enfin bref, cela durait des heures et des heures et il était infatigable. On aurait presque pu le comparer à ce qu’était Maurice Couve de Murville du temps du général de Gaulle, lequel était capable de passer un temps interminable à Bruxelles simplement pour avoir les gens à l’usure. Et, de temps en temps, Louis entrait dans cette logique, surtout le soir, parce que le matin, il avait quelquefois un peu de retard.

40 Dernière image de ce type, je crois que c’est François Bayrou qui a évoqué la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine. Je suis probablement le seul dans cette salle, ce matin, à l’avoir vu en fonction à Sarajevo, à un colloque qui était présidé par Simone Veil et où il m’avait demandé de venir pour faire la synthèse. Nicolas Maziau en dirait beaucoup plus que moi là-dessus. Ayant eu la chance de siéger après lui dans cette cour, je peux dire qu’il y avait laissé son empreinte. Cela a été pour lui un moment fantastique. Je ne suis pas sûr que cela ait été totalement bénéfique pour sa santé, mais en tout cas, il a eu l’occasion de participer à la création d’une cour, dans un contexte effroyablement compliqué. C’est lui qui a rédigé le règlement de la cour en s’inspirant de tout ce qu’il avait vu à droite et à gauche. Ensuite, il a joué un rôle dans les décisions de cette cour. Il a notamment utilisé la notion de dédoublement fonctionnel, qu’il avait apprise dans le Droit administratif de votre père, cher Jean Waline, pour expliquer que le Haut Représentant de la Communauté internationale à Sarajevo – personnage tout à fait original et fascinant – pouvait selon les cas être une autorité internationale donc non justiciable de la Cour constitutionnelle, mais que dans d’autres cas, il avait le pouvoir de se substituer aux autorités nationales de la Bosnie-Herzégovine et que donc, dans cette situation, ses décisions étaient justiciables de la Cour constitutionnelle. Dans la décision idoine de la cour, que je cite de mémoire, et dont les références exactes sont faciles à trouver, il a joué un rôle essentiel.

41 Alors, tout ceci pourrait aller beaucoup plus loin, mais je voudrais dire simplement deux ou trois choses pour finir.

42 Nous partagions, Louis et moi, je crois que cela explique beaucoup notre coopération, deux convictions fortes. La première est celle sur le droit constitutionnel, dont il a déjà été parlé, mais pour des raisons différentes. Moi, j’étais un pur produit de l’école Duverger ; je n’avais guère fait de contentieux administratif, mais je voyais à la fois la pratique constitutionnelle et le Conseil constitutionnel évoluer. Lui, venait des horizons qui ont été rappelés par les précédents orateurs. Mais en tout cas nous étions convaincus qu’il y avait un très important avenir pour le droit constitutionnel à la fois en tant que discipline juridique et en tant que garde-fou du système politique. La constitution, c’est la conservation du contrat républicain, au-delà des changements de majorité qui font la joie et le charme de la démocratie. Sur ce point nous n’avons jamais eu la moindre divergence, jamais ! Si l’on a pu dire que Louis Favoreu portait le message du nouveau droit constitutionnel très loin et très fort, tout ce que nous avons fait là-dessus va dans le même sens.

43 La deuxième conviction concerne les jeunes. Vous vous souvenez de l’expression que Louis utilisait, je ne sais pas quand il a commencé à l’utiliser, « les jeunes » ; « il faut que les jeunes s’y mettent » ; « il faut qu’ils fassent quelque chose » ; « quand il y a du boulot, c’est pour eux ». L’école d’Aix, qui sera évoquée en fin de matinée, repose beaucoup sur les jeunes. Il y avait, en réalité, de la part de ce vrai mandarin quelque chose d’extraordinaire qui m’a paru essentiel : il faut inciter les jeunes à venir dans notre communauté. C’est lui et moi qui avons proposé qu’il y ait une cotisation réduite à l’Association française de droit constitutionnel pour les moins de trente ans, justement pour que ces jeunes puissent nous rejoindre et, pour reprendre un terme de la sociologie, soient socialisés à l’intérieur de la communauté des constitutionnalistes. Donc, de ce point de vue, nous avons été sur une même longueur d’onde.

44 Alors, pour finir, je me suis beaucoup interrogé depuis quelques années, et encore plus ces jours-ci, sur ceci : comment se fait-il que nous ayons réussi à travailler aussi bien ensemble ? Parce qu’effectivement, on l’a dit : Louis était le prototype de l’école de la République, moi j’étais le prototype de la bonne bourgeoisie parisienne ; lui était agrégé de droit, moi j’avais fait autre chose ; lui était Aixois, moi j’étais Parisien, etc. Je pense que c’est en réalité grâce à nos différences, quasiment sociologiques ou anthropologiques que nous avons pu travailler aussi bien. En tout cas, il y avait quelque chose de très remarquable : nos parcours, quels qu’ils aient été, ne se sont jamais rencontrés et n’ont jamais été en concurrence. Je pense qu’il y a là une des clés de l’explication. Nous n’avons jamais été candidats à la même chose. Or, il arrive à un moment ou à un autre dans une vie, qu’elle soit administrative ou universitaire, qu’il n’y ait qu’une place pour deux et que par la force des choses, il y en ait un, à la fin, qui ne soit pas content. Cela n’est jamais arrivé. Je lui serai éternellement reconnaissant de m’avoir poussé à lui succéder dans un certain nombre de fonctions. Il lui est arrivé de me dire : « Tiens, j’ai tout organisé, c’est vous qui allez devenir membre de telle instance ou président de telle autre », qu’il s’agisse de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine ou de l’Association internationale de droit constitutionnel, sans, qu’évidemment, je n’ai rien eu à faire ou à dire. C’est véritablement quelque chose d’extraordinaire.

45 Alors, cette collaboration, cette coopération, cette entente qui se traduisaient de temps en temps le dimanche soir, en fin d’après-midi, par des coups de téléphone que les uns et les autres connaissent bien, et notamment Franck Moderne, qui malheureusement n’est pas avec nous ce matin, se poursuivent. Dix ans après septembre 2004, je peux dire, pour ma part, que c’est toujours dans l’esprit de cette active coopération avec Louis Favoreu que je continue à faire ce que je peux, et notamment lorsque j’arrive à Aix et qu’on m’y accueille toujours avec autant d’amitié. Le souvenir de Louis Favoreu y est pour toujours présent.

46 Merci.

Notes

  • [1]
    Professeur à l’université Toulouse-I-Capitole.
  • [2]
    Isabelle Besson, Catherine Soullière, Mireille Verhaeghe.
  • [3]
    RFDC, n° 97, 2014.
  • [4]
    Voir la vidéo https://www.youtube.com/watch?v=VWRanh60qJw.
  • [5]
    Cofondateur de la RFDC, ancien conseiller d’État, président émérite de l’Association française et de l’Association internationale de droit constitutionnel, maire de Samois-sr-Seine.
  • [6]
    Les autres intervenants sont Francis Delpérée, Étienne Fatôme, Jean-Louis Mestre, Loïc Philip, et Jean Waline.
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