Notes
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[1]
Voir sans entrer dans le détail d’une littérature extrêmement riche, qui fait toujours l’objet d’intenses débats : M. Postone, Time, Labor and Social Domination: A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory, New York et Cambridge, Cambridge University Press, 1993, 440 p. ; P. Bourdieu, La distinction : critique sociale su jugement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979, 672 p. ; M. Halbwachs, Les classes sociales, Paris, Puf, 300 p. La paternité de l’idée revient principalement à Karl Marx, et lui vaut d’être considéré comme l’un des « pères de la sociologie ».
-
[2]
Les négritos des îles Andaman ne connaissent par exemple pas de classes sociales. L’ensemble des anciens disposent, en communauté, du droit de décider ; voir A.-R. Radcliffe-Brown, The Andaman Islanders – A Study in Social Anthropology, Cambridge, Cambridge University Press, 1922, 504 p.
-
[3]
G. Birtsch, « Die Preußische Sozialverfassung im Spiegel des Allgemeines Landrecht für die Preußischen Staatenvon 1794 », in Jörg Wolff (ed.), Das Preußische Allgemeine Landrecht, Heidelberg, C.F. Müller, 351 p., pp. 1-30.
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[4]
Allgemeines Landrecht für die Preußischen Staaten, article 82 « Die Rechte des Menschen entstehn durch seine Geburt, durch seinen Stand ».
-
[5]
La dynamique de la noblesse n’est nullement exclue, comme le montre le phénomène de l’anoblissement.
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[6]
L’accès au clergé est parfois conditionné par l’ascendance, à l’exemple des cohanim dans le peuple juif, ou des brahmanes dans le monde indien.
-
[7]
Recueil des décisions 384/1925.
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[8]
Ainsi, pour se limiter à quelques exemples, ne contiennent le terme « classe » ni la Constitution italienne du 27 décembre 1947, ni la Loi fondamentale allemande du 23 mai 1949, ni la Constitution française du 4 octobre 1958, ni la Constitution espagnole du 27 décembre 1978.
-
[9]
On pourra noter que la Constitution portugaise du 2 avril 1976 contient en son article 5 al. 4 une formulation positive, mais qui ne paraît pas normative : « Les associations syndicales sont indépendantes du patronat, de l’État, des confessions religieuses, des partis et des autres associations politiques. La loi établira les garanties nécessaires à cette indépendance, fondement de l’unité des classes laborieuses. »
-
[10]
Article 1er DDHC : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».
-
[11]
Art. 4 al. 7 Constitution hellénique : « Aucun titre de noblesse ou de distinction n’est décerné ni reconnu à des citoyens hellènes. » ; art. 113 Constitution belge : « Le Roi a le droit de conférer des titres de noblesse, sans pouvoir jamais y attacher aucun privilège. »
-
[12]
Article 13 alinéa 2 Constitution portugaise : « Nul ne peut être privilégié, avantagé, défavorisé, privé d’un droit ou dispensé d’un devoir en raison de son ascendance, de son sexe, de sa race, de son territoire d’origine, de sa religion, de ses convictions politiques ou idéologiques, de son instruction, de sa situation économique, de sa condition sociale ou de son orientation sexuelle. » Voir également : article 14 de la Conv. EDH relatif à l’interdiction de discriminations : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. » L’application de cet article se trouve toutefois circonscrit au domaine de la Convention, qui ne réglemente principalement que des libertés fondamentales, et non des droits économiques et sociaux (CEDH, 29 avril 1999, affaire Chassagnou et autres c. France, à propos d’une discrimination en raison de la fortune)
-
[13]
Par exemple, pour un aperçu d’ensemble des difficultés posées par la concrétisation du principe d’égalité entre les sexes, voir J. Amiel-Domat, « Égalité des sexes », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Puf, 2003, 1649 p., pp. 589-595.
-
[14]
Voir F. Mélin-Soucramanien, « Le principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Quelles perspectives pour la question prioritaire de constitutionnalité ? », Cahiers du Conseil constitutionnel, octobre 2010, pp. 89-100.
-
[15]
La conception organiciste du corps social, dominante dans le monde médiéval, marque encore la philosophie politique des modernes, y compris des Lumières et des révolutionnaires français ; voir inter alia : Thomas Hobbes, Léviathan : traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile (1651), Paris, Sirey, 1971, 780 p. (métaphore de l’automate) ; Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur l’économie politique », Encyclopédie, t. 5, 1755.
-
[16]
Voir à propos de la noblesse, I. Storez-Brancourt, « «Des estats à l’Etat» : la pensée des juristes modernes face au pouvoir nobiliaire (1600-1750) », in M.-L. Legay, R. Baury (dir.), L’invention de la décentralisation : noblesse et pouvoirs intermédiaires en France et en Europe, xvii e-xix e siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2009, 387 p., spécialement pp. 49-66.
-
[17]
Voir aussi la Constitution de Chypre du 16 août 1960 qui dispose en son article 28 alinéa 4 : « La République ne confère ni ne reconnaît aucun titre de noblesse ni distinction sociale ».
-
[18]
À propos du principe d’égalité en Belgique, voir inter alia, B. Renauld, S. van Drooghenbroeck, « Le principe d’égalité et de non-discrimination », in M. Verdussen, S. van Drooghenbroeck (dir.), Les droits constitutionnels en Belgique, vol. II, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp.578-582.
-
[19]
À propos des privilèges qui étaient attachés à chacun de ces ordres, voir K. Rimanque, De grondwet toegelicht, gewikt en gewogen, Anvers, Intersentia, 2003, 444 p., p. 33 sq. (commentaire de l’article 10 de la Constitution).
-
[20]
Les assemblées législatives élues par chacunes des provinces du Royaume.
-
[21]
Cité par O. Orban, Le droit constitutionnel de la Belgique, vol. III, Libertés constitutionnelles et principes de législation, Liège/Paris, Dessain/Girard et Brière, 1911, p. 113.
-
[22]
Voir O. Bouquet, « Maintien et reconversion des noblesses ottomanes aux débuts de la République turque », Vingtième Siècle – Revue d’histoire, 2008, n° 99, pp. 129-142.
-
[23]
Requête n° 25141/94.
-
[24]
Requêtes n° 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98.
-
[25]
Requête n° 133/1996/752/951. La Cour constitutionnelle turque, à l’occasion de sa décision du 16 juillet 1991, écarte en l’espèce le moyen selon lequel le Parti communiste unifié de Turquie soutiendrait la suprématie d’une certaine classe sociale, le prolétariat, sur les autres. La Cour constitutionnelle, qui se réfère aux statuts du parti, aux doctrines modernes sur l’idéologie marxiste et aux conceptions politiques contemporaines, considère que le parti politique en question satisfaisait en l’état aux exigences de la démocratie. La justification de la dissolution du Parti communiste unifié réside dans son soutien à l’autonomie kurde.
-
[26]
Voir H. Kelsen, The Communist Theory of Law, Londres, Steven & Sons, 1955, 193 p.
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[27]
La Constitution du Royaume de Belgique du 23 février 1831 résulte aussi d’une sécession. La Révolution belge de 1830 aboutit au retrait définitif de la Belgique des Pays-Bas, et de la société d’ordres que la Constitution néerlandaise imposait dans l’espace belge. L’article 172 al. 1 de la nouvelle Constitution prévoit que, désormais : « Il ne peut être établi de privilège en matière d’impôts. »
-
[28]
À propos de la transition violente de la domination exercée par l’aristocratie vénitienne, et franque dans les campagnes, vers celle exercée par l’aristocratie ottomane, voir A. Barbero, La bataille des trois empires – Lépante, 1571, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2012, 684 p
-
[29]
On trouve une formulation proche dans la Constitution finlandaise du 17 juillet 1919, en son article 15 : « Il ne sera conféré dans la République ni titres de noblesse ni autres dignités héréditaires ». Cet article a lui-aussi été rédigé dans le souci d’éviter la domination d’une noblesse étrangère. La noblesse suédoise a en effet dirigé le pays pendant plusieurs siècles, la noblesse russe s’y est ensuite provisoirement implantée (1809-1917). L’actuelle Constitution de la Finlande, en date du 1er mars 2000, ne contient plus de référence à cette question.
-
[30]
Recueil des décisions, 1452/1932.
-
[31]
Voir l’article 11 du Décret relatif à l’abolition des privilèges de 1789 : « Tous les citoyens, sans distinction de naissances, pourront être admis à tous les emplois et les dignités ecclésiastiques, civiles et militaires, et nulle profession utile n’emportera dérogeance. »
-
[32]
François Saint-Bonnet, « privilège », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Puf, 2003, 1649 p., pp. 1209-1212, p. 1209. Il n’en va toutefois pas toujours ainsi. On pourra noter que certains ordres ne bénéficient d’aucune habilitation de production normative, à l’exemple les esclaves, pour autant qu’ils puissent être considérés comme un « ordre », et non comme une « chose », propriété de leurs maîtres.
-
[33]
Voir la thèse de doctorat, devenue un ouvrage classique, de M. Clerc : Les métèques athéniens, Paris, Thorin et fils, 1893, 476 p.
-
[34]
Voir inter alia : A. Smith, Théorie des sentiments moraux, 1re éd., 1759 ; A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Londres, W. Strahan and T. Cadell, 1776.
-
[35]
Les différences relatives au sexe peuvent aussi s’analyser comme un phénomène juridique, car elles se trouvent liées à la question de l’état civil. Cependant, transformer factuellement un homme en femme ou l’inverse ne va pas sans difficultés. On se rappelle de maxime anglaise concernant la souveraineté du Parlement : « parliament can do everything but make a woman a man and a man a woman ». La paternité de l’expression reviendrait à Jean-Louis de Lolme ; voir The Constitution of England: Or, An Account of the English Government; in which it is Compared, both with the Republican Form of Government, and Occasionally with the Other Monarchies in Europe, Londres, T. Spilsbury et G. Kearsley, 1775.
-
[36]
Voir la Loi allemande du 25 mai 1951 relative à la cogestion, dite Montan-Mitbestimmungsgesetz (Montan-MitbestG). Les représentants élus des salariés d’une entreprise participent aux décisions de celle-ci, sans être nécessairement actionnaires ou bailleurs de fonds.
-
[37]
L’autogestion consiste dans la gestion de l’entreprise par les travailleurs eux-mêmes. Voir l’expérience de la Yougoslavie, qui a connu une autogestion constitutionnalisée ; J. Djordjevic, « Les caractéristiques fondamentales de la nouvelle constitution yougoslave », Revue internationale de droit comparé, 1963, vol. XV, n° 4, pp. 689-703
-
[38]
H. Kelsen, Théorie pure du droit, 2e éd., trad. fr. Ch. Eisenmann, Dalloz, Paris, 1962, 463 p., p. 190 ; C. Schmitt, Théorie de la Constitution, trad. fr. Lilyane Deroche, Paris, Puf, 1993, 576 p., pp. 364-365.
-
[39]
H. Kelsen, idem.
-
[40]
Voir inter alia, à propos de la République française, Diane Roman, « la discrimination fondée sur la catégorie sociale, une catégorie manquante du droit français », Recueil Dalloz, 2013, pp. 1911-1918. L’auteur remarque que le droit québécois interdit les discriminations fondées sur la « condition sociale ». Cette interdiction de discriminer s’applique principalement aux personnes démunies et vulnérables qui subissent leur condition sociale. Le Tribunal des droits de la personne du Québec définit ainsi la « condition sociale » : « l’expression «condition sociale» comporte d’abord un aspect objectif. Le rang, la place ou le traitement réservé à une personne dans sa communauté varie en fonction de son occupation, de son revenu, de son niveau d’instruction ou encore des circonstances entourant sa naissance. L’expression comporte également un élément subjectif qui est associé, essentiellement, aux perceptions générées par ces éléments objectifs. La partie demanderesse n’est pas obligée de démontrer que chacun de ces éléments a joué contre elle lors des événements en litige. Elle aura plutôt à démontrer qu’un ou plusieurs de ces éléments ont pour effet de l’associer à un groupe de personnes socialement identifiables et qu’elle a subi, de ce fait, le traitement différent contesté. » ; voir Québec (Comm. des droits de la personne) c. Gauthier (1993), 19 CHRR D/313.
-
[41]
Recueil des décisions, 12032/1989.
-
[42]
Voir aussi l’article 28 al. 8 de la Constitution de Chypre du 16 août 1960 : « Chacun jouit de la totalité des droits et libertés énoncés par la présente Constitution, sans aucune discrimination directe ou indirecte contre quiconque, pour motif de communauté, race, religion, langue, sexe, convictions politiques ou autres, origine nationale ou sociale, naissance, couleur, fortune, classe sociale ou tout autre motif, sauf disposition expresse en sens contraire dans la présente Constitution. »
-
[43]
Décision n° 187/2001.
-
[44]
Le cas du Québec, mais aussi de l’ensemble du Canada, en fournit une illustration. Voir A. Binette, H. Brun, « L’interprétation judiciaire de la condition sociale, motif de discrimination prohibé par la Charte des droits du Québec », Les Cahiers de droit, vol. XXII, n° 3-4, 1981, pp. 681-694 ; M. Wesson, « Social Condition and Social Rights », Saskatchewan Law Review, n° 69, 2006, p. 101 sq. ; W. MacKay, N. Kim, L’ajout de la condition sociale à la Loi canadienne sur les droits de la personne, Commission canadienne des droits de la personne, février 2009, disponible en ligne, 162 p.
-
[45]
Voir inter alia, dans une doctrine abondante, et en se limitant à des publications en langue française : O. Beaud, « Les obligations imposées aux personnes privées par les droits fondamentaux. Un regard français sur la conception allemande », Jus Politicum, n° 10, 2013, 18 p. (format pdf) ; U. Preuss, « Les droits horizontaux », in D. Chagnollaud, M. Troper, (dir), Traité international de droit constitutionnel, t. 3, Paris, Dalloz, 2012, 864 p., pp. 233-268 ; spécialement, à propos des droits économiques, M. Frangi, Constitution et droit privé : les droits individuels et les droits économiques, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille – Économica, 1992, 317 p.
-
[46]
Commission nationale consultative des droits de l’Homme, « Avis sur les discriminations fondées sur la précarité sociale », JORF n° 0235, 9 octobre 2013
-
[47]
Tribunal des droits de la personne du Québec, Québec (Comm. des droits de la personne) c. Gauthier (1993), 19 CHRR D/313. Voir D. Goubau, « Aide sociale et droit au logement », Revue trimestrielle de l’Institut de recherche et de formation aux relations humaines, n° 151, 1994, pp. 35-41
-
[48]
Voir D. Roman, « La justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l’édification d’un État de droit social », Revue des droits de l’Homme, janvier 2012, en format PDF, 35 p.
-
[49]
Voir en droit français, inter alia : O. Fouquet, « Le Conseil constitutionnel et le principe d’égalité devant l’impôt », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel ; n° 33, 2011, p. 7 sq.
-
[50]
Voir inter alia : D. Charpin, « Lettres et procès paléo-babyloniens », in F. Joannès (dir.), Rendre la Justice en Mésopotamie : Archives judiciaires du Proche-Orient ancien (IIIe-IIe millénaire avant J.-C.), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2000, 269 p., pp. 68-111 ; R. Westbrook, « Old Babylonian Period », in R. Westbrook (ed.), A History of Ancient Near Eastern Law, vol. I, Brill, Leyde, 2003, pp. 361-430.
-
[51]
N. Sarna, Exploring Exodus – The Heritage of Biblical Israel, New York, Schocken, 1996, 304 p., p. 178.
-
[52]
Voir, encore récemment, la Loi dénommée House of Lords Act 1999, qui supprime le droit d’obtenir un siège par héritage au sein de la Chambre des Lords, tout en maintenant la répartition en trois ordres.
1 Les sociologues le constatent, et il s’agit de l’une des principales contributions de leur discipline aux sciences humaines : les sociétés apparaissent fondamentalement structurées par classes sociales [1]. La stratification de la société en classes sociales ne constitue pas un phénomène propre au capitalisme. Elle lui préexiste en effet et caractérise la plupart, mais non toutes [2], des sociétés dont nous avons la connaissance. Jusqu’à l’époque contemporaine, les constitutions, écrites ou coutumières, admettaient positivement l’organisation de la société en classes sociales ; elles instituaient, ou du moins autorisaient l’institution, d’« ordres » auxquels étaient attribués un ensemble singulier de droits et obligations. Tandis que les révolutionnaires français procèdent à l’abolition des privilèges, et ce, dès la Nuit du 4 août 1789, le Code prussien de 1794, considéré comme une « constitution sociale [3] », contient encore en son introduction la disposition qui suit : « Les droits de l’individu proviennent de sa naissance [et] de sa condition [4]. » Ainsi, dans une section relative à la noblesse, le Code précise qu’elle est « seule autorisée à posséder des terres nobles », mais aussi qu’elle constitue « le premier état dans l’État », qu’il lui appartient de défendre.
2 Si l’« ordre » se définit comme un phénomène juridique, à savoir l’attribution d’un ensemble de droits et obligations spécifiques à une catégorie d’individus par hérédité, comme en principe la noblesse [5], ou par admission, comme le clergé [6], il en va autrement de la « classe », qui consiste dans un phénomène d’ordre social et économique. Les différentes classes en présence ne correspondent pas nécessairement aux différents ordres. Il est ainsi communément admis que la bourgeoisie sous l’Ancien régime constitue une classe dépourvue du statut d’ordre. La « classe sociale » s’entend d’une partie de la société composée d’un vaste ensemble d’individus qui partagent un ensemble de caractéristiques liées à la position sociale, comme le revenu, le patrimoine ou la profession. La Cour constitutionnelle autrichienne, à l’occasion d’une décision en date du 16 mars 1925, estime que la « classe sociale » s’identifie par « le mode de vie global d’un groupe d’individus [qui] se distingue de manière significative du mode de vie d’un autre groupe d’individus. L’on pourra ainsi avec raison parler d’une classe des possédants à distinguer de la classe de ceux qui ne possèdent rien [7] ». L’appartenance d’un individu à l’une ou l’autre classe déterminerait son comportement, dont l’attitude qu’il adopte vis-à-vis d’individus issus d’une autre classe. Les sociétés se diviseraient en plusieurs classes sociales, au nombre variable, et l’on parlera de « classe supérieure » ou de « classe inférieure » en fonction du rang social des individus qui la composent. La division de la société en classes pourra ainsi se concevoir, du point de vue sociologique, comme un phénomène hiérarchique ; et ce, peu importe la présence ou l’absence d’antagonismes entre les différentes classes en présence.
3 Lors même qu’il s’agit d’une question d’organisation hiérarchique de la société, les constitutions contemporaines ne paraissent pas saisir profondément ce phénomène. Elles contiennent en effet peu de références à la notion de « classe sociale ». Et, lorsqu’elles existent [8], elles sont généralement formulées négativement [9], à la manière de l’article 8 de l’ancienne Constitution roumaine du 29 mars 1923, relatif au principe d’égalité : « Il n’existe dans l’État aucune distinction de naissance ou de classe sociale », ou de l’article 7 alinéa 1 de la Loi constitutionnelle fédérale autrichienne en date du 1er octobre 1920 : « Tous les citoyens de la Fédération sont égaux devant la loi. Les privilèges tenant à la naissance, au sexe, à l’état, à la classe et à la religion sont exclus. » Les constitutions contemporaines ne prohibent pas l’existence de classes sociales, ni même le fonctionnement de la société par rapports de classes [10]. En revanche, il arrive qu’elles interdisent expressément l’attribution de privilèges [11] ou le traitement différencié des individus en raison de leur condition sociale [12]. La concrétisation du principe d’égalité en matière sociale se heurte à une difficulté de taille, comme il en va souvent en matière d’égalité [13]. Les droits dont pourra disposer chaque individu dépendent en effet grandement de sa situation sociale, et en particulier de son patrimoine – « la monnaie, c’est de la liberté frappée » – et de ses relations de travail. La législation ordinaire, surtout en matière privée, semble clairement servir de justification à de telles différenciations.
4 De manière globale, les constitutions prohibent désormais, directement ou indirectement, l’institution d’« ordres sociaux » et les « privilèges » qui leur sont assortis (I). Certaines d’entre elles, mais non la majorité, semblent aller plus loin, en interdisant la discrimination en raison de la condition sociale et, parfois, de manière moins indéterminée, en raison de la classe sociale. Il est vrai que la mise en œuvre du principe d’égalité en matière sociale pourra sembler difficilement compatible avec les principes juridiques qui structurent l’économie (II).
I – La prohibition des droits singuliers qui structurent la société d’ordres
5 Les constitutions contiennent, non toutes, des dispositions qui prohibent la société d’ordres (A) et les privilèges qui leur sont attachés (B).
A – L’abolition de la société d’ordres
6 La question de l’abolition de la société d’ordres se trouve, comme on le sait, au centre des préoccupations des révolutionnaires français. Elle paraît trouver sa solution dans le Décret de l’Assemblée nationale relatif à l’abolition des privilèges, du 11 août 1789, qui « détruit entièrement le régime féodal » (article 1er), et dans son prolongement, l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui commence par une formule bien connue : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » L’article premier de la Déclaration de 1789 lie étroitement, par sa structure même, le principe d’égalité et la question du statut social ; sa deuxième phrase ajoute en effet que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Les dérogations au principe d’égalité semblent donc admises, du moins en matière sociale, dans la mesure toutefois où elles peuvent trouver une justification dans l’« utilité commune », autrement dit dans l’« intérêt général » [14]. Le texte même de la Déclaration de 1789 n’exclut pas de manière univoque la société d’ordres. Il suffira en effet d’adopter une conception organiciste de la société (ou de la nation) [15], selon laquelle il appartient à chaque « membre » de l’ensemble du « corps social » d’accomplir une mission qui lui est appropriée, pour justifier le maintien des ordres qui remplissent chacun une fonction circonscrite ; la totalité satisfait l’« utilité commune ». L’abolition de la société d’ordres n’intervient d’ailleurs qu’ultérieurement à 1789, avec la Constitution du 3 septembre 1791 qui, dès son Préambule, statue que :
L’Assemblée nationale, voulant établir la Constitution française sur les principes qu’elle vient de reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits.
Il n’y a plus ni noblesse ni pairie, ni distinctions, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations pour lesquelles on exigeait des preuves de noblesse, ou qui supposaient des distinctions de naissance ; ni aucune autre supériorité que celle des fonctionnaires publics dans l’exercice de leurs fonctions. Il n’y a plus ni vénalité ni hérédité d’aucun office public. Il n’y a plus, pour aucune partie de la nation ni pour aucun individu, aucun privilège ni exception au droit commun de tous les Français. Il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers. La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels ou à la Constitution.
8 Ce texte définit l’ordre comme une « institution ». L’ordre consiste en effet dans un organe de l’État – un « sous-système juridique » de l’État [16] – qui dispose généralement de la compétence de produire des normes juridiques, qui pourront être de toutes sortes de contenu. La noblesse bénéficie du droit de tenir un fief, c’est-à-dire de réglementer, par voie générale ou particulière, le comportement des individus qui résident ou se déplacent sur le territoire en question. Il appartient au clergé de réglementer les affaires qui concernent la sphère spirituelle, parmi lesquelles on trouve le mariage ou la lutte contre les hérésies. Quant au Tiers état, il ne dispose que d’une habilitation que l’on peut qualifier de secondaire. Il peut, par sa pratique (praxis), contribuer à modifier le contenu du droit coutumier qui lui est destiné ; ainsi en va-t-il en matière commerciale s’agissant la bourgeoisie (la lex mercatoria), en matière agraire et forestière s’agissant de la paysannerie.
9 Peu de constitutions prohibent expressément, et de manière générale, la constitution d’ordres. La Constitution française de 1791 les abolit peut-être « de manière irrévocable », mais sa validité ne s’étend que sur vingt et un mois. La France a ainsi pu connaître des essais de rétablissement des ordres, qui n’ont toutefois nullement abouti à leur institution ; aucune compétence singulière de production normative ne leur a en effet été attribuée. La Restauration, qui entend pourtant « renouer avec la chaîne des temps », ne parvient pas à restituer (rétablir ?) une authentique société d’ordres. La rédaction de l’article 71 de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 en témoigne : « La noblesse ancienne reprend ses titres. La nouvelle [la noblesse d’Empire] conserve les siens. Le roi fait des nobles à volonté ; mais il ne leur accorde que des rangs et des honneurs, sans aucune exemption des charges et des devoirs de la société. »
10 Parmi les constitutions qui prohibent de manière univoque la société d’ordres figurent la Constitution de la Belgique du 23 février 1831 et la Constitution turque du 7 novembre 1982 [17], évidemment rédigées dans des contextes politiques et sociaux qui prêtent peu à comparaison :
11 L’article 10 de la Constitution de Belgique, relatif au principe d’égalité [18], commence comme suit : « Il n’y a dans l’État aucune distinction d’ordres. » Par l’introduction de cet alinéa, les constituants belges de 1830, qui se situent dans la continuité de l’œuvre des révolutionnaires français, cherchent résolument à mettre fin à la catégorisation des individus par ordres, telle que structurée par la Loi fondamentale des Pays-Bas du 24 août 1815 jusqu’alors applicable sur le territoire dont hérite la Belgique. Se trouvent ainsi abolis les trois ordres établis par la Loi fondamentale des Pays-Bas, ordre équestre ou noblesse, ordre des villes et ordre des campagnes [19], qui nommaient chacun leurs députés aux États-provinciaux [20]. L’article 10 de la Constitution belge ne s’attache pas seulement au passé, il interdit également par sa formulation générale toute formation future d’ordres. La concrétisation du principe d’égalité passe avant tout par l’abolition des ordres, et des privilèges qui leur sont attachés ; le constitutionnaliste Charles Guillaume Hello le constate :
La promesse de la Charte n’est pas de corriger l’inégalité naturelle, tâche absurde et surhumaine, qu’il ne faudrait pas même entreprendre si elle était possible, mais de ne pas l’admettre dans le domaine du droit ; ce qui se réduit à dire que la loi ne doit pas créer de privilèges [21].
13 La Révolution kémaliste au début des années 1920, abolit résolument la société d’ordres qui structurait l’Empire Ottoman [22] ; l’article 68 alinéa 2 de la Constitution de la République turque de 1924 prévoit en effet que : « Tous privilèges de caste, de classe, de famille ou de personne sont supprimés et interdits. » Cela n’empêche pas la Constitution turque actuellement en vigueur de contenir, de manière originale, toute une série de dispositions relatives à l’éventualité du rétablissement d’une telle société. Parmi celles-ci, l’article 6 interdit clairement tout organe intermédiaire fondé sur une catégorisation sociale :
La souveraineté appartient sans conditions ni réserves à la nation. […] L’exercice de la souveraineté ne peut en aucun cas être cédé à un individu, un groupe ou une classe déterminés. Nul individu ou organe ne peut exercer une compétence étatique qui ne trouve pas sa source dans la Constitution.
15 L’article 10 al. 4 ajoute que : « On ne peut accorder de privilège à un individu, une famille, un groupe ou une classe quelconques » ; le terme « famille » vise de toute évidence, et avant tout, la dynastie ottomane, dont les membres, déchus de la nationalité turque, ont dû attendre 1952 s’agissant des femmes, et 1974, s’agissant des hommes, pour être de nouveau admis sur le territoire national. Aussi, la Constitution turque comprenait, jusqu’à la Loi constitutionnelle du 3 octobre 2001, qui vise à libéraliser le régime politique, un article 14 al. 1 ainsi rédigé :
Les droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’État et l’unité de la nation, de mettre en péril l’existence de l’État turc et de la République, de supprimer les droits et libertés fondamentaux, de confier la direction de l’État à un seul individu ou à un groupe ou d’assurer l’hégémonie d’une classe sociale sur d’autres classes sociales, d’établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la religion ou l’appartenance à une organisation religieuse, ou d’instituer par tout autre moyen un ordre étatique fondé sur de telles conceptions et opinions.
17 L’article 68 al. 4 de la Constitution turque ajoute, concernant spécialement les partis politiques :
Les statuts, les programmes et les activités des partis politiques ne peuvent aller à l’encontre de l’indépendance de l’État, de son intégrité indivisible du point de vue du territoire et de la nation, des droits de l’homme, des principes de l’égalité et de l’État de droit, de la souveraineté de la nation, ni des principes de la République démocratique et laïque ; ils ne peuvent avoir pour but de préconiser ou d’instaurer la dictature d’une classe ou d’un groupe ni une forme quelconque de dictature ; ils ne peuvent inciter à commettre une infraction.
19 Un abondant contentieux de la Cour européenne des droits de l’homme trouve son origine dans l’application de ces dispositions aux partis politiques. Ainsi en va-t-il s’agissant de la dissolution prononcée par la Cour constitutionnelle turque des partis politiques qui manifestent une sympathie pour la cause kurde, estimée séparatiste (CEDH, 10 décembre 2002, affaire Dicle pour le Parti de la Démocratie, DEP, c. Turquie [23]), ou qui constitueraient une menace pour la laïcité en raison de leur caractère confessionnel (CEDH, 13 février 2003, affaire Refah Partisi, Parti de la Prospérité, et autres c. Turquie [24]). Concernant la question de la hiérarchisation sociale, la Constitution turque apparaît singulière quant à son degré d’explicitation. Elle n’interdit en effet pas seulement la société d’ordre traditionnelle, qui bénéficie principalement à la partie de la société la plus aisée ; elle prohibe aussi, dans un contexte politique national marqué par des forces politiques marxistes vigoureuses, une sorte de société d’ordre qui tournerait en faveur des non-possédants (à propos de la dissolution du Parti communiste unifié de Turquie : CEDH, 30 janvier 1998, affaire Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie [25]). La « dictature du prolétariat » consiste en effet à attribuer un ensemble de compétences à un organe composé par les membres d’une même classe sociale, à l’exclusion des autres [26].
20 La société d’ordres constitue un principe structurant des constitutions des États d’ancien régime. Elle consiste en effet dans une répartition des compétences de production normative entre différents organes, chacun disposant d’une sphère de compétence matérielle délimitée, à l’exemple des affaires spirituelles qui relèvent du domaine du clergé. La compétence de chacun de ces organes résulte principalement de l’évolution coutumière des constitutions des États, et l’on pourra observer de grandes variations en fonction du temps et du lieu : la société d’ordres en Russie aux débuts du tsarisme (1547) présente apparemment peu de similitudes avec la société d’ordres que connaît l’Angleterre des Lumières du xviii esiècle. Quant aux constitutions contemporaines, désormais écrites, du moins pour la plupart d’entre elles, elles ne font généralement pas référence à la société d’ordres, ni pour les abolir, ni pour leur attribuer des compétences particulières. Elles introduisent en effet une nouvelle répartition des compétences, au profit par exemple d’une assemblée parlementaire ou d’autres organes démocratiquement élus, qui suffit à entraîner, de manière implicite, l’exclusion de toute compétence normative des ordres. Cela n’empêche toutefois pas la persistance des privilèges qui ne consistent pas dans une compétence de production normative, comme les exemptions fiscales dont jouissent la noblesse et le clergé. C’est sans doute pour cette raison que les constitutions contemporaines tendent à prohiber expressément les privilèges.
B – La prohibition des privilèges
21 Le privilège ne se définit pas autrement que comme une norme de permission, soit de produire des normes, soit de tout autre comportement, qui s’adresse de manière exclusive à un ou plusieurs individus nommément désignés ou à un cercle d’individus déterminé. Ainsi semble-t-il en aller, peut-on observer, de la plupart des normes permissives. La liberté d’aller et venir, supposée universelle, ne bénéficie qu’à une partie de la population, puisque s’en trouvent privés les mineurs, les prisonniers, éventuellement les étrangers. Elle peut aussi connaître des restrictions circonstanciées, comme lorsque l’individu exerce son travail, son contrat l’obligeant à ne pas quitter les lieux, ou lorsqu’il empiète sur la propriété d’un autre individu. En résumé, le bénéfice de la norme permissive dépend de la situation, factuelle et juridique, du destinataire. En principe, toutefois, lors même qu’elle peut connaître des limites, la permission universelle s’étend à l’ensemble des individus, tandis que le privilège s’adresse exclusivement à une sphère de destinataires déterminée. Cependant, là encore, beaucoup de phénomènes juridiques pourront s’assimiler formellement à des privilèges, tels les droits spéciaux dont bénéficient une catégorie de la population comme les fonctionnaires, les personnes qui souffrent d’un handicap ou les membres d’une minorité nationale.
22 Lorsque les constitutions interdisent de manière générale les privilèges, il ne semble pas qu’elles prohibent pour autant toute catégorisation des individus. On pourra supposer que le terme « privilège », lorsqu’il apparaît, renvoie seulement à l’une ou l’autre sorte de catégorie d’individus, plus ou moins clairement définie. Une analyse d’ordre linguistique-synchronique confirme ce propos. La majorité des constitutions qui prohibent expressément les « privilèges » ont été rédigées dans le contexte d’un abandon de la société d’ordres ; le terme vise alors sans doute les permissions singulières liées à l’appartenance à un ordre, il est vrai parfois de manière non exclusive.
23 Le terme de « privilège » est souvent introduit dans les constitutions des États qui connaissent une succession d’États et qui, devenus indépendants, procèdent à l’abolition de l’ancienne société d’ordres. Le cas de la Norvège fournit un exemple ancien. Le Royaume dano-norvégien (1523-1814) s’était allié à l’Empire français, qui exporte alors des principes révolutionnaires. Leur défaite aboutit à la cession de la Norvège à la Suède, sous la forme d’une union personnelle. La Constitution du Royaume de Norvège du 7 mai 1814, produite par une convention nationale, se caractérise par des principes démocratiques et libéraux, qui témoignent de la pénétration des idées révolutionnaires. Son article 23 al. 2, toujours en vigueur, dispose en effet que : « Nul privilège héréditaire […] ne pourra être conféré à quiconque dans l’avenir. » La République de Chypre offre une illustration plus récente, cette fois-ci dans le contexte d’une sécession par rapport l’Empire britannique [27]. Les alinéas 2 et 3 de l’article 28 de la Constitution chypriote du 16 août 1960 établissent que :
Aucun citoyen ne peut user ou jouir de privilèges conférés par un titre de noblesse ou une distinction sociale sur le territoire de la République.
25 La République ne confère ni ne reconnaît aucun titre de noblesse ni distinction sociale.
26 L’introduction de ces dispositions témoigne sans doute du souci d’éviter qu’une noblesse de souche étrangère soit imposée. Et pour cause, l’Île a successivement connu la domination franque, vénitienne, ottomane et enfin britannique [28]. La Constitution hellénique du 9 juin 1975 conserve également la trace de la noblesse étrangère, que les Grecs appellent « bavaroise », qui s’était installée dans les terres nationales durant le Royaume de Grèce (1832-1974). Son article 4 al. 7 rend incompatible citoyenneté grecque et jouissance de privilèges liés à la noblesse – mais non au clergé – dans la sphère territoriale nationale : « Aucun titre de noblesse ou de distinction n’est décerné ni reconnu à des citoyens hellènes [29]. »
27 Lorsqu’une constitution ancienne opère l’abolition des privilèges, les constitutions qui lui succèdent tendent à ne pas réitérer. En Allemagne, la Constitution de Weimar du 11 août 1919, qui consomme la rupture avec la société d’ancien régime, annonce en son article 109 al. 2 que : « Les privilèges ou avantages de droit public tenant à la naissance ou à la classe doivent être abolis. Les appellations nobiliaires ne vaudront plus que comme partie du nom, et il ne devra plus en être conféré. » La Loi fondamentale du 23 mai 1949 actuellement en vigueur ne contient, quant à elle, plus aucune référence aux « privilèges », ni même d’ailleurs au principe d’égalité en matière sociale.
28 Quelques dispositions constitutionnelles nationales lient, dans leur formulation même, « privilèges » et « classe sociale ». La Loi constitutionnelle fédérale autrichienne du 1er octobre 1920 se trouve rédigée dans le contexte de la défaite de la Première guerre mondiale, et de la chute de la Double-Monarchie, dont la société d’ordres se concevait comme l’une des plus conservatrices en Europe. Son article 7 al. 1 phrase 2 prévoit que, désormais « les privilèges tenant à la naissance, au sexe, à l’état, à la classe et à la religion sont exclus ». Le mot « état » (der Stand) concerne, tout comme celui de « classe », la stratification sociale. À l’occasion d’une décision en date du 1er juin 1932, la Cour constitutionnelle autrichienne considère en effet que : « Le mot “état” s’applique à la structure de la société en fonction de la hiérarchie sociale et de la classe professionnelle [30]. » Ailleurs, le terme « privilège » renvoie parfois exclusivement au phénomène de stratification de la société en classes. L’article 10 de la Constitution roumaine du 29 mars 1923, en vigueur jusqu’en 1938, se prête difficilement à une autre lecture : « Tous les privilèges, de quelle nature qu’ils soient, exemptions et monopoles de classe, sont à jamais interdits dans l’État roumain. »
29 L’abolition des privilèges concerne, matériellement, toutes sortes de droits : monopoles professionnels [31], exemptions fiscales, bénéfice de juridictions spéciales, droits réservés dans de vastes superficies, tels ceux de percevoir des rentes foncières perpétuelles ou d’exercer la chasse. Les privilèges ne se destinent pas nécessairement à ceux qui se situent au sommet de la hiérarchie sociale, comme en témoigne l’exercice des professions lucratives, interdites à la noblesse et au clergé. Le Professeur François Saint-Bonnet le constate « dans la société d’Ancien Régime, à cause de sa structure juridiquement inégalitaire, chacun est privilégié car chacun appartient à une communauté particulière à laquelle sont attachés des droits singuliers [32] ».
30 La société d’ordres implique une catégorisation juridique de l’ensemble des individus. Chacun, sauf éventuellement les étrangers [33], est supposé appartenir à l’un ou l’autre ordre, et les droits et obligations qui lui sont destinés en dépendent grandement. Les constitutions contemporaines n’excluent pas nécessairement une telle catégorisation, le bénéfice des titres de noblesse étant par exemple maintenu dans de nombreux États, mais elles interdisent généralement de lui attribuer des effets juridiques. Il s’agit peut-être de la principale consistance du principe d’égalité en matière sociale qui, ailleurs, semble connaître bien peu d’effets juridiques.
II – La concrétisation du principe d’égalité en matière économique et sociale
31 Les inégalités économiques et sociales, si elles sont souvent perçues comme des inégalités purement factuelles [34], constituent indéniablement un phénomène d’ordre juridique.
32 Le patrimoine s’entend de l’ensemble des biens, c’est-à-dire des droits et obligations ayant une valeur économique, dont un individu est titulaire. La propriété ne s’analyse pas autrement que comme la permission dont bénéficie de manière exclusive une personne sur un espace ou un objet déterminé, ou sur d’autres droits immatériels. Quant à la monnaie, elle consiste également dans un phénomène juridique, à savoir une unité de valeur imposée, dont il est interdit de récuser la validité ; chaque unité monétaire forme un droit au bénéfice de son propriétaire. Lors même que le système juridique prévoit l’égalité d’accès au patrimoine, chacun dispose en effet d’un patrimoine qui lui est propre, les patrimoines des individus divergent grandement quant à leur contenu. De telles différences constituent formellement des inégalités : en fonction de l’étendue de son patrimoine, l’individu bénéficie de droits différents, que l’on peut pour partie évaluer quantitativement.
33 De même, la relation de travail, s’il s’agit de salariat, consiste dans un phénomène juridique, à savoir une relation de subordination qui implique en contrepartie une rémunération. L’esclavage et le servage s’analysent également comme des relations de subordination, mais sans qu’une contrepartie numéraire ne leur soit affectée ; si l’esclave ne bénéficie en principe d’aucun droit propre, il peut tout de même parfois racheter sa liberté, le serf est quant à lui autorisé à travailler un lopin de terre en vue de subvenir aux besoins de sa famille.
34 Les différences de situation sociale, d’ordre juridique, se distinguent donc d’autres différences d’ordre factuel telles que celles relatives au sexe [35], à la pigmentation de la peau, ou, dans le cadre d’un État laïque en principe indifférent à l’appartenance religieuse, à la confession. Il s’ensuit que le droit peut les corriger, au moyen de l’impôt, des prestations sociales ou d’un droit du travail qui limite les prérogatives dont dispose l’employeur vis-à-vis de ses employés. Des mesures plus radicales restent d’ailleurs du domaine du possible, comme l’alignement des patrimoines ou la cogestion [36], voire l’autogestion [37], des entreprises.
35 Cependant, les constitutions positives ne contiennent apparemment pas de norme générale obligeant le législateur à créer les conditions d’une égalité concrète (B) ; tout au plus, elles interdisent les discriminations fondées sur l’origine et la condition sociale (A).
A – Le principe de non-discrimination en fonction de l’origine et de la condition sociale
36 Le principe d’égalité « devant la loi », formulé de manière générale, interdit de traiter de manière différente les individus qui se trouvent dans une situation identique, mais autorise à les traiter de manière différente s’ils se trouvent dans une situation différente. En d’autres termes, le comportement de chacun doit être réglementé selon les lois qui lui sont applicables, c’est-à-dire en fonction de la situation qui lui est propre. Hans Kelsen le constate, dans un passage bien connu de la Théorie pure du droit :
Poser l’égalité devant la loi, c’est poser simplement que les organes d’application du droit n’ont le droit de prendre en considération que les distinctions qui sont faites dans les lois à appliquer elles-mêmes, ce qui revient à affirmer tout simplement le principe de la régularité de l’application du droit en général, principe qui est immanent à tout ordre juridique [38].
38 Le principe d’égalité prend en revanche une autre dimension lorsqu’il interdit, de manière très déterminée, l’une ou l’autre distinction entre les individus, telles celles qui tiennent au genre, à l’origine nationale ou ethnique, à l’appartenance religieuse ou à l’orientation sexuelle. Il s’agit du principe de non-discrimination, qui interdit au législateur, ainsi qu’à tout autre organe d’application du droit, d’opérer certaines catégorisations déterminées des individus (« égalité dans la loi [39] »), auxquelles sont attachés des effets juridiques. En raison de l’abolition de la société d’ordres, l’appartenance à l’un ou l’autre ordre ne constitue ainsi plus une différence de situation de nature à fonder une différence de traitement. Il ne s’agit toutefois que d’une exception, et de nombreuses différences de situation restent admises par le droit positif, qui autorise des différences de traitement. Le principe de non-discrimination ainsi entendu ne se conçoit pas autrement que comme une liste d’exceptions à la latitude dont dispose en principe le législateur pour catégoriser les individus.
39 Parmi les différences de situation admises se trouvent généralement celles relatives à l’origine et à la condition économique et sociale, dont celles qui portent sur la fortune. Très peu de constitutions prohibent en effet cette sorte de discrimination [40]. Le cas échéant, la concrétisation de la non-discrimination pourra sembler problématique. Il en résulterait en effet des interdits qui pèsent sur le législateur, alors même que celui-ci est bien souvent amené, dans sa pratique, à produire des normes qui tiennent compte des différences de situation économique des individus. Les obligations éventuellement à charge du législateur semblent dépendre du degré de détermination du texte constitutionnel ; en effet, plus le texte reste vague quant aux discriminations interdites en matière sociale et économique – la « condition sociale » apparaît par exemple moins déterminée que la « classe sociale » – moins le législateur disposera de latitude quant aux différences qu’il est autorisé à introduire.
40 L’article 7 al. 1 phrase 2 de la Loi constitutionnelle fédérale autrichienne, déjà évoqué, prévoit que « les privilèges tenant à la naissance, au sexe, à l’état, à la classe et à la religion sont exclus ». La prohibition des privilèges équivaut à une interdiction de discriminer, c’est-à-dire de produire des permissions singulières au bénéfice de l’une ou l’autre catégorie d’individus, à l’exclusion des autres. La Loi constitutionnelle fédérale vise, non toutes les différences d’ordre économique et sociale, mais seulement celles relatives à l’« état » et à la « classe ». Le législateur se trouve donc en principe libre de traiter de manière différente des situations sociales différentes, pour autant que les différenciations qu’il introduit ne correspondent pas, à tout le moins explicitement, à ces deux catégories. La Cour constitutionnelle autrichienne résume, à l’occasion d’une décision en date du 12 juin 1989 [41], l’état de sa jurisprudence :
Selon la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle (Recueil des décisions, 2717/1954, 2724/1954, 2884/1955, 3240/1957), le principe de l’égalité de traitement de l’article 7 de la Loi constitutionnelle fédérale signifie que l’obligation à charge du législateur et de l’exécutif relative au traitement juridique des citoyens doit uniquement être mise en œuvre en fonction des moments objectivement justifiés ; les considérations d’ordre subjectif, [en l’espèce] relatives à l’« état » [le rang social] de la personne, doivent quant à elles être écartées. Le principe d’égalité n’est cependant pas transgressé lorsqu’un traitement différencié repose sur des caractéristiques objectives différentes (Recueil des décisions, 4036/1961, 5356/1966).
42 Le législateur et l’exécutif restent donc habilités à introduire toutes sortes de traitements différenciés, y compris en matière économique et sociale. Et cela vaut d’autant plus que les seules différenciations prohibées n’apparaissent, selon l’opinion de la Cour, que circonstanciellement, c’est-à-dire à l’occasion de « moments objectivement justifiés ».
43 L’article 13 al. 2 de la Constitution portugaise du 2 avril 1976 contient sans doute, parmi l’ensemble des États européens [42], la liste la plus vaste des discriminations prohibées en matière économique et sociale :
Nul ne peut être privilégié, avantagé, défavorisé, privé d’un droit ou dispensé d’un devoir en raison de son ascendance, de son sexe, de sa race, de son territoire d’origine, de sa religion, de ses convictions politiques ou idéologiques, de son instruction, de sa situation économique, de sa condition sociale ou de son orientation sexuelle.
45 Les discriminations introduites par le législateur restent néanmoins admissibles dès lors qu’elles se fondent sur une justification raisonnable, suivant des critères objectifs et pertinents. Il s’agirait en réalité surtout de prohiber l’arbitraire dans la différence de traitement. Il s’ensuit l’interdiction de traiter de manière inégale une situation identique, mais aussi de traiter de la même façon des situations inégales. Concernant une norme qui prévoit de transférer la propriété d’une pharmacie au seul héritier titulaire d’une licence en pharmacie, au détriment des autres héritiers, le Tribunal constitutionnel du Portugal a estimé, dans une décision en date du 26 juin 2001 [43], qu’une différence de traitement entre pharmacien et non-pharmacien est conforme au principe d’égalité. Elle trouve sa justification dans une différence de catégorie objective, soit le titre universitaire, ouvert à tout individu qui cherche à l’obtenir, et répond de plus au but poursuivi, la défense de la santé publique.
46 Par contraste avec d’autres discriminations prohibées, telles que celles relatives au « sexe » ou à la « race », le principe de non-discrimination en matière économique et sociale connaît, dans la pratique des États qui ont procédé à sa constitutionnalisation, un domaine d’application très circonscrit. Les organes de contrôle, dont le juge constitutionnel, admettent en effet une grande latitude du législateur et de l’exécutif, qui demeurent compétents pour introduire des traitements différents pour autant qu’ils se fondent sur des différences économiques et sociales « objectives ». Or, la plupart des différences de cet ordre peuvent être considérées comme telles. En réalité, seules des mesures aujourd’hui considérées comme outrageantes, à l’exemple de celles qui priveraient de droits des individus vivant dans une grande pauvreté [44], semblent risquer la sanction juridictionnelle. Il est vrai que, traditionnellement, la sphère économique se conçoit plutôt comme relevant du domaine de la seule législation privée, et non des droits fondamentaux constitutionnels.
B – La concrétisation du principe d’égalité en matière économique et sociale par la législation en matière privée
47 Carl Schmitt, dans son ouvrage Théorie de la Constitution, remarque une relation entre « égalité de droit privé » et « démocratie » :
L’égalité de droit privé est établie par les principes démocratiques seulement au sens où les mêmes lois sur le droit privé s’appliquent à tous, mais pas au sens d’une égalité économique des patrimoines, possessions et revenus privés. La démocratie, en tant que notion essentiellement politique, ne porte d’abord que sur le droit public dans ses conséquences et applications. Néanmoins, le caractère essentiellement politique de la démocratie établit absolument la supériorité du public sur le privé. Dès que les inégalités économiques ou la puissance sociale liée à la propriété privée mettent en danger ou perturbent l’égalité politique, il peut devenir politiquement nécessaire de mettre fin à ces troubles ou périls par des lois ou mesures.
49 Les droits privés économiques et sociaux, à l’exemple de ceux contenus dans le Code civil, proviennent le plus souvent de la législation. Il appartient en effet au législateur de réglementer cette matière, sur le fondement de la compétence de produire des normes générales que lui attribue la constitution. La constitution contient certes l’un ou l’autre principe d’ordre matériel relatif à ces droits, à la manière de l’article 17 de la Déclaration de 1789 relatif à la propriété privée, mais ils se trouvent en petit nombre. Aussi, les droits fondamentaux constitutionnellement garantis tendent davantage à protéger l’individu vis-à-vis des organes étatiques, à l’encontre desquels ils sont invocables (« applicabilité verticale »), que les particuliers dans leurs relations avec les autres particuliers. En effet, sauf exception [45], le particulier ne bénéficie pas du droit d’invoquer un droit fondamental à l’occasion d’un litige qui l’oppose à un autre particulier (« applicabilité horizontale »). Il s’ensuit que la sphère d’applicabilité du principe d’égalité ne s’étend pas aux relations juridiques entre particuliers ; du moins au niveau constitutionnel, car rien n’empêche que le législateur intervienne en matière civile pour interdire des discriminations qui opèrent dans les relations privées. Le droit au logement en fournit une illustration : lors même qu’il est constitutionnellement garanti, un individu ne peut s’en prévaloir à l’encontre d’un autre individu en vue de le forcer à l’héberger, ou même à établir un contrat de location. En revanche, le législateur peut introduire une obligation à charge du propriétaire de ne pas discriminer le prétendant à la location en fonction de sa condition sociale. La législation française ne sanctionne pas le refus de location immobilière à des personnes qui sont solvables, mais qui sont perçues comme des locataires qui poseront problème, en raison de leur appartenance à une catégorie socialement défavorisée [46]. Il en va autrement au Québec. La Charte des droits et libertés de la personne du 27 juin 1975, de forme législative, mais de force dérogatoire supra législative, interdit en effet de refuser de louer un logement pour des motifs liés à la condition sociale, et en particulier pour ceux qui tiennent à la grande pauvreté [47].
50 En matière sociale, l’égalité concrète ne s’entend autrement que comme une égalité économique des patrimoines et revenus. Le principe d’égalité, tel que le concrétise le législateur en matière privée, n’oblige de toute évidence pas à une telle égalité. Bien au contraire, la législation, et en particulier celle relative au patrimoine et aux contrats, permet les différences économiques, même de grande ampleur, entre les individus. La différence de situation économique, lors même qu’elle peut s’analyser comme une différence de situation juridique, ne justifie pas en principe une différence de traitement. Ce principe comprend toutefois une vaste liste d’exceptions. Le principe d’égalité peut en effet également servir de fondement à une législation qui cherche à réduire les inégalités économiques. Ainsi en va-t-il par exemple des aides sociales aux plus défavorisés [48] ou de la progressivité de l’impôt sur le revenu [49]. Il ne s’agit pas d’autre chose que de « discriminations positives », c’est-à-dire de différences de traitement qui bénéficient à une catégorie déterminée d’individus, introduites en vue de réaliser, de manière plus ou moins complète, une égalité concrète. En résumé, un phénomène et son contraire peuvent trouver leur fondement dans le principe d’égalité, du moins lorsqu’il est formulé de manière générale. Le principe d’égalité se limiterait à interdire l’arbitraire.
51 Le Code de Hammurabi, qui daterait d’environ 1750 avant notre ère, fait varier le droit applicable aux individus en fonction de leur appartenance à l’un ou l’autre ordre social. Et ce, dans un sens uniquement : il semblerait en effet que les individus d’un rang social inférieur n’en tirent jamais bénéfice, et que peu d’obligations singulières pèsent sur les individus d’un plus haut rang, du moins en matière civile et pénale [50]. Les désavantagés de la société mésopotamienne n’ont droit qu’à peu de protection juridique, tandis que la violation de biens de propriété peut entraîner la peine capitale ; Nahum Sarna en conclut que « La vie humaine est triviale, mais la propriété a une très grande valeur [51] ». L’abolition des ordres consiste dans une des plus grandes modifications des systèmes juridiques, et ce, tant formellement, car elle concerne les normes d’habilitation et la répartition des compétences, que matériellement, c’est-à-dire en ce qui concerne le contenu du droit applicable à chaque individu. Si certains États ne les ont pas abolis, à l’exemple du Royaume-Uni, qui admet l’existence des trois ordres (estates) traditionnels en tant que composantes du Parlement [52], les roturiers bénéficient d’un monopole dans la Chambre des communes, la noblesse et le haut clergé dans la Chambre des Lords, l’évolution de la législation et de la coutume tend à réduire les droits singuliers attribués à chacun d’entre eux. L’abolition de la société d’ordres a grandement contribué à restructurer le contenu du droit positif, sans doute davantage que le principe d’égalité en tant que tel, mais elle ne joue pas dans la répartition des richesses, si ce n’est en ouvrant à chacun la permission d’y accéder et de les accumuler, sans limites définies.
Notes
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[1]
Voir sans entrer dans le détail d’une littérature extrêmement riche, qui fait toujours l’objet d’intenses débats : M. Postone, Time, Labor and Social Domination: A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory, New York et Cambridge, Cambridge University Press, 1993, 440 p. ; P. Bourdieu, La distinction : critique sociale su jugement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979, 672 p. ; M. Halbwachs, Les classes sociales, Paris, Puf, 300 p. La paternité de l’idée revient principalement à Karl Marx, et lui vaut d’être considéré comme l’un des « pères de la sociologie ».
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[2]
Les négritos des îles Andaman ne connaissent par exemple pas de classes sociales. L’ensemble des anciens disposent, en communauté, du droit de décider ; voir A.-R. Radcliffe-Brown, The Andaman Islanders – A Study in Social Anthropology, Cambridge, Cambridge University Press, 1922, 504 p.
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[3]
G. Birtsch, « Die Preußische Sozialverfassung im Spiegel des Allgemeines Landrecht für die Preußischen Staatenvon 1794 », in Jörg Wolff (ed.), Das Preußische Allgemeine Landrecht, Heidelberg, C.F. Müller, 351 p., pp. 1-30.
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[4]
Allgemeines Landrecht für die Preußischen Staaten, article 82 « Die Rechte des Menschen entstehn durch seine Geburt, durch seinen Stand ».
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[5]
La dynamique de la noblesse n’est nullement exclue, comme le montre le phénomène de l’anoblissement.
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[6]
L’accès au clergé est parfois conditionné par l’ascendance, à l’exemple des cohanim dans le peuple juif, ou des brahmanes dans le monde indien.
-
[7]
Recueil des décisions 384/1925.
-
[8]
Ainsi, pour se limiter à quelques exemples, ne contiennent le terme « classe » ni la Constitution italienne du 27 décembre 1947, ni la Loi fondamentale allemande du 23 mai 1949, ni la Constitution française du 4 octobre 1958, ni la Constitution espagnole du 27 décembre 1978.
-
[9]
On pourra noter que la Constitution portugaise du 2 avril 1976 contient en son article 5 al. 4 une formulation positive, mais qui ne paraît pas normative : « Les associations syndicales sont indépendantes du patronat, de l’État, des confessions religieuses, des partis et des autres associations politiques. La loi établira les garanties nécessaires à cette indépendance, fondement de l’unité des classes laborieuses. »
-
[10]
Article 1er DDHC : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».
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[11]
Art. 4 al. 7 Constitution hellénique : « Aucun titre de noblesse ou de distinction n’est décerné ni reconnu à des citoyens hellènes. » ; art. 113 Constitution belge : « Le Roi a le droit de conférer des titres de noblesse, sans pouvoir jamais y attacher aucun privilège. »
-
[12]
Article 13 alinéa 2 Constitution portugaise : « Nul ne peut être privilégié, avantagé, défavorisé, privé d’un droit ou dispensé d’un devoir en raison de son ascendance, de son sexe, de sa race, de son territoire d’origine, de sa religion, de ses convictions politiques ou idéologiques, de son instruction, de sa situation économique, de sa condition sociale ou de son orientation sexuelle. » Voir également : article 14 de la Conv. EDH relatif à l’interdiction de discriminations : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. » L’application de cet article se trouve toutefois circonscrit au domaine de la Convention, qui ne réglemente principalement que des libertés fondamentales, et non des droits économiques et sociaux (CEDH, 29 avril 1999, affaire Chassagnou et autres c. France, à propos d’une discrimination en raison de la fortune)
-
[13]
Par exemple, pour un aperçu d’ensemble des difficultés posées par la concrétisation du principe d’égalité entre les sexes, voir J. Amiel-Domat, « Égalité des sexes », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Puf, 2003, 1649 p., pp. 589-595.
-
[14]
Voir F. Mélin-Soucramanien, « Le principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Quelles perspectives pour la question prioritaire de constitutionnalité ? », Cahiers du Conseil constitutionnel, octobre 2010, pp. 89-100.
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[15]
La conception organiciste du corps social, dominante dans le monde médiéval, marque encore la philosophie politique des modernes, y compris des Lumières et des révolutionnaires français ; voir inter alia : Thomas Hobbes, Léviathan : traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile (1651), Paris, Sirey, 1971, 780 p. (métaphore de l’automate) ; Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur l’économie politique », Encyclopédie, t. 5, 1755.
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[16]
Voir à propos de la noblesse, I. Storez-Brancourt, « «Des estats à l’Etat» : la pensée des juristes modernes face au pouvoir nobiliaire (1600-1750) », in M.-L. Legay, R. Baury (dir.), L’invention de la décentralisation : noblesse et pouvoirs intermédiaires en France et en Europe, xvii e-xix e siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2009, 387 p., spécialement pp. 49-66.
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[17]
Voir aussi la Constitution de Chypre du 16 août 1960 qui dispose en son article 28 alinéa 4 : « La République ne confère ni ne reconnaît aucun titre de noblesse ni distinction sociale ».
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[18]
À propos du principe d’égalité en Belgique, voir inter alia, B. Renauld, S. van Drooghenbroeck, « Le principe d’égalité et de non-discrimination », in M. Verdussen, S. van Drooghenbroeck (dir.), Les droits constitutionnels en Belgique, vol. II, Bruxelles, Bruylant, 2011, pp.578-582.
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[19]
À propos des privilèges qui étaient attachés à chacun de ces ordres, voir K. Rimanque, De grondwet toegelicht, gewikt en gewogen, Anvers, Intersentia, 2003, 444 p., p. 33 sq. (commentaire de l’article 10 de la Constitution).
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[20]
Les assemblées législatives élues par chacunes des provinces du Royaume.
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[21]
Cité par O. Orban, Le droit constitutionnel de la Belgique, vol. III, Libertés constitutionnelles et principes de législation, Liège/Paris, Dessain/Girard et Brière, 1911, p. 113.
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[22]
Voir O. Bouquet, « Maintien et reconversion des noblesses ottomanes aux débuts de la République turque », Vingtième Siècle – Revue d’histoire, 2008, n° 99, pp. 129-142.
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[23]
Requête n° 25141/94.
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[24]
Requêtes n° 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98.
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[25]
Requête n° 133/1996/752/951. La Cour constitutionnelle turque, à l’occasion de sa décision du 16 juillet 1991, écarte en l’espèce le moyen selon lequel le Parti communiste unifié de Turquie soutiendrait la suprématie d’une certaine classe sociale, le prolétariat, sur les autres. La Cour constitutionnelle, qui se réfère aux statuts du parti, aux doctrines modernes sur l’idéologie marxiste et aux conceptions politiques contemporaines, considère que le parti politique en question satisfaisait en l’état aux exigences de la démocratie. La justification de la dissolution du Parti communiste unifié réside dans son soutien à l’autonomie kurde.
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[26]
Voir H. Kelsen, The Communist Theory of Law, Londres, Steven & Sons, 1955, 193 p.
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[27]
La Constitution du Royaume de Belgique du 23 février 1831 résulte aussi d’une sécession. La Révolution belge de 1830 aboutit au retrait définitif de la Belgique des Pays-Bas, et de la société d’ordres que la Constitution néerlandaise imposait dans l’espace belge. L’article 172 al. 1 de la nouvelle Constitution prévoit que, désormais : « Il ne peut être établi de privilège en matière d’impôts. »
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[28]
À propos de la transition violente de la domination exercée par l’aristocratie vénitienne, et franque dans les campagnes, vers celle exercée par l’aristocratie ottomane, voir A. Barbero, La bataille des trois empires – Lépante, 1571, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2012, 684 p
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[29]
On trouve une formulation proche dans la Constitution finlandaise du 17 juillet 1919, en son article 15 : « Il ne sera conféré dans la République ni titres de noblesse ni autres dignités héréditaires ». Cet article a lui-aussi été rédigé dans le souci d’éviter la domination d’une noblesse étrangère. La noblesse suédoise a en effet dirigé le pays pendant plusieurs siècles, la noblesse russe s’y est ensuite provisoirement implantée (1809-1917). L’actuelle Constitution de la Finlande, en date du 1er mars 2000, ne contient plus de référence à cette question.
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[30]
Recueil des décisions, 1452/1932.
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[31]
Voir l’article 11 du Décret relatif à l’abolition des privilèges de 1789 : « Tous les citoyens, sans distinction de naissances, pourront être admis à tous les emplois et les dignités ecclésiastiques, civiles et militaires, et nulle profession utile n’emportera dérogeance. »
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[32]
François Saint-Bonnet, « privilège », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Puf, 2003, 1649 p., pp. 1209-1212, p. 1209. Il n’en va toutefois pas toujours ainsi. On pourra noter que certains ordres ne bénéficient d’aucune habilitation de production normative, à l’exemple les esclaves, pour autant qu’ils puissent être considérés comme un « ordre », et non comme une « chose », propriété de leurs maîtres.
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[33]
Voir la thèse de doctorat, devenue un ouvrage classique, de M. Clerc : Les métèques athéniens, Paris, Thorin et fils, 1893, 476 p.
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[34]
Voir inter alia : A. Smith, Théorie des sentiments moraux, 1re éd., 1759 ; A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Londres, W. Strahan and T. Cadell, 1776.
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[35]
Les différences relatives au sexe peuvent aussi s’analyser comme un phénomène juridique, car elles se trouvent liées à la question de l’état civil. Cependant, transformer factuellement un homme en femme ou l’inverse ne va pas sans difficultés. On se rappelle de maxime anglaise concernant la souveraineté du Parlement : « parliament can do everything but make a woman a man and a man a woman ». La paternité de l’expression reviendrait à Jean-Louis de Lolme ; voir The Constitution of England: Or, An Account of the English Government; in which it is Compared, both with the Republican Form of Government, and Occasionally with the Other Monarchies in Europe, Londres, T. Spilsbury et G. Kearsley, 1775.
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[36]
Voir la Loi allemande du 25 mai 1951 relative à la cogestion, dite Montan-Mitbestimmungsgesetz (Montan-MitbestG). Les représentants élus des salariés d’une entreprise participent aux décisions de celle-ci, sans être nécessairement actionnaires ou bailleurs de fonds.
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[37]
L’autogestion consiste dans la gestion de l’entreprise par les travailleurs eux-mêmes. Voir l’expérience de la Yougoslavie, qui a connu une autogestion constitutionnalisée ; J. Djordjevic, « Les caractéristiques fondamentales de la nouvelle constitution yougoslave », Revue internationale de droit comparé, 1963, vol. XV, n° 4, pp. 689-703
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[38]
H. Kelsen, Théorie pure du droit, 2e éd., trad. fr. Ch. Eisenmann, Dalloz, Paris, 1962, 463 p., p. 190 ; C. Schmitt, Théorie de la Constitution, trad. fr. Lilyane Deroche, Paris, Puf, 1993, 576 p., pp. 364-365.
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[39]
H. Kelsen, idem.
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[40]
Voir inter alia, à propos de la République française, Diane Roman, « la discrimination fondée sur la catégorie sociale, une catégorie manquante du droit français », Recueil Dalloz, 2013, pp. 1911-1918. L’auteur remarque que le droit québécois interdit les discriminations fondées sur la « condition sociale ». Cette interdiction de discriminer s’applique principalement aux personnes démunies et vulnérables qui subissent leur condition sociale. Le Tribunal des droits de la personne du Québec définit ainsi la « condition sociale » : « l’expression «condition sociale» comporte d’abord un aspect objectif. Le rang, la place ou le traitement réservé à une personne dans sa communauté varie en fonction de son occupation, de son revenu, de son niveau d’instruction ou encore des circonstances entourant sa naissance. L’expression comporte également un élément subjectif qui est associé, essentiellement, aux perceptions générées par ces éléments objectifs. La partie demanderesse n’est pas obligée de démontrer que chacun de ces éléments a joué contre elle lors des événements en litige. Elle aura plutôt à démontrer qu’un ou plusieurs de ces éléments ont pour effet de l’associer à un groupe de personnes socialement identifiables et qu’elle a subi, de ce fait, le traitement différent contesté. » ; voir Québec (Comm. des droits de la personne) c. Gauthier (1993), 19 CHRR D/313.
-
[41]
Recueil des décisions, 12032/1989.
-
[42]
Voir aussi l’article 28 al. 8 de la Constitution de Chypre du 16 août 1960 : « Chacun jouit de la totalité des droits et libertés énoncés par la présente Constitution, sans aucune discrimination directe ou indirecte contre quiconque, pour motif de communauté, race, religion, langue, sexe, convictions politiques ou autres, origine nationale ou sociale, naissance, couleur, fortune, classe sociale ou tout autre motif, sauf disposition expresse en sens contraire dans la présente Constitution. »
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[43]
Décision n° 187/2001.
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[44]
Le cas du Québec, mais aussi de l’ensemble du Canada, en fournit une illustration. Voir A. Binette, H. Brun, « L’interprétation judiciaire de la condition sociale, motif de discrimination prohibé par la Charte des droits du Québec », Les Cahiers de droit, vol. XXII, n° 3-4, 1981, pp. 681-694 ; M. Wesson, « Social Condition and Social Rights », Saskatchewan Law Review, n° 69, 2006, p. 101 sq. ; W. MacKay, N. Kim, L’ajout de la condition sociale à la Loi canadienne sur les droits de la personne, Commission canadienne des droits de la personne, février 2009, disponible en ligne, 162 p.
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[45]
Voir inter alia, dans une doctrine abondante, et en se limitant à des publications en langue française : O. Beaud, « Les obligations imposées aux personnes privées par les droits fondamentaux. Un regard français sur la conception allemande », Jus Politicum, n° 10, 2013, 18 p. (format pdf) ; U. Preuss, « Les droits horizontaux », in D. Chagnollaud, M. Troper, (dir), Traité international de droit constitutionnel, t. 3, Paris, Dalloz, 2012, 864 p., pp. 233-268 ; spécialement, à propos des droits économiques, M. Frangi, Constitution et droit privé : les droits individuels et les droits économiques, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille – Économica, 1992, 317 p.
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[46]
Commission nationale consultative des droits de l’Homme, « Avis sur les discriminations fondées sur la précarité sociale », JORF n° 0235, 9 octobre 2013
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[47]
Tribunal des droits de la personne du Québec, Québec (Comm. des droits de la personne) c. Gauthier (1993), 19 CHRR D/313. Voir D. Goubau, « Aide sociale et droit au logement », Revue trimestrielle de l’Institut de recherche et de formation aux relations humaines, n° 151, 1994, pp. 35-41
-
[48]
Voir D. Roman, « La justiciabilité des droits sociaux ou les enjeux de l’édification d’un État de droit social », Revue des droits de l’Homme, janvier 2012, en format PDF, 35 p.
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[49]
Voir en droit français, inter alia : O. Fouquet, « Le Conseil constitutionnel et le principe d’égalité devant l’impôt », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel ; n° 33, 2011, p. 7 sq.
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[50]
Voir inter alia : D. Charpin, « Lettres et procès paléo-babyloniens », in F. Joannès (dir.), Rendre la Justice en Mésopotamie : Archives judiciaires du Proche-Orient ancien (IIIe-IIe millénaire avant J.-C.), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2000, 269 p., pp. 68-111 ; R. Westbrook, « Old Babylonian Period », in R. Westbrook (ed.), A History of Ancient Near Eastern Law, vol. I, Brill, Leyde, 2003, pp. 361-430.
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[51]
N. Sarna, Exploring Exodus – The Heritage of Biblical Israel, New York, Schocken, 1996, 304 p., p. 178.
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[52]
Voir, encore récemment, la Loi dénommée House of Lords Act 1999, qui supprime le droit d’obtenir un siège par héritage au sein de la Chambre des Lords, tout en maintenant la répartition en trois ordres.