1 Guy Carcassonne a occupé une place exceptionnelle et très particulière dans le monde des constitutionnalistes et, au?delà, dans la vie publique française, sans parler de ses très nombreuses missions d’enseignement ou de conseil dans toutes les régions du monde. Selon Gérard Conac, qui présidait le jury de l’agrégation de droit public en 1983, il a véritablement « survolé » le concours. Il a poursuivi cette trajectoire jusqu’à son dernier jour. Son talent pédagogique, ses connaissances, sa capacité à organiser la pensée, son sens du raisonnement et de la précision, sa personnalité cordiale et chaleureuse ont frappé tous ceux qui l’ont rencontré.
2 Les premiers hommages rendus à Guy Carcassonne (Le Huffington Post dès le 27 mai ; Patrick Roger, Le Monde du 28 mai ; Olivier Duhamel et Alain Veil, Le Monde du 29 mai ; Dominique Rousseau, Libération du 30 mai), ceux mis en ligne sur le site de l’Association française de droit constitutionnel regroupent déjà l’essentiel : « le meilleur d’entre nous », « un professeur de droit », « un virtuose du droit ».
3 Sans pouvoir rendre compte de toutes les facettes de notre collègue et ami, les discours publiés ci?dessous en dressent un premier portrait. Que les auteurs de ces discours soient remerciés d’avoir accepté qu’ils soient publiés dans la RFDC. Le document le plus extraordinaire, qui nous a été communiqué par la famille de Guy, est le texte lu le jour des obsèques par Jean?Alain Michel. Guy Carcassonne avait rédigé sa propre oraison. Elle n’appelle aucun commentaire sinon de rappeler l’émotion hors du commun de tous ceux qui l’ont entendu au cimetière Montmartre le 2 juin 2013. Guy était, pour la dernière fois, parmi nous.
4 D. M.
5 A. R.
Allocutions prononcées. Au cimetière Montmartre, le 2 juin 2013
Allocution prononcée par Monsieur Michel Rocard, ancien Premier ministre
6 Tu es parti bien vite, en blaguant jusqu’au dernier moment, et sans souffrir. C’est intelligent et ça te ressemble.
7 C’est en juillet 1983, voici donc trente ans tout juste, tu avais 32 ans, que nous avons fait connaissance. Tu étais toujours étudiant, déjà conseiller juridique du groupe parlementaire socialiste à l’Assemblée nationale, et tu rejoignis mon cabinet de ministre de l’agriculture sur la ferme recommandation de Jean?François Merle.
8 On savait déjà chez mes collaborateurs, mais moi à peine, que tu n’étais pas solidaire de l’ostracisme antirocardien, manifesté à l’époque par la majorité du Parti et du groupe. Tu l’avais montré en deux occasions essentielles lorsque le conseiller juridique que tu étais soutint d’abord, en l’améliorant, la loi sur la réforme de la planification. Tu t’étais même beaucoup amusé de ce que le Conseil constitutionnel en la validant, l’avait déclarée vierge de toute disposition normative et donc sans danger !
9 Ton soutien fut plus marquant encore pour la loi, essentielle à mes yeux, qui donnait forme et consistance juridique à un concept peu constitutionnel vers lequel je m’étais aventuré mais auquel j’étais très attaché, celui de contrat de plan. Ta sûreté juridique n’est pas pour rien dans le triomphe politique et administratif qu’a par la suite connu cette procédure.
10 Te voilà à l’agriculture.
11 Bien avant d’y bénéficier de ton énorme puissance de travail et d’enregistrer les résultats de ta sagacité, mon équipe et moi découvrîmes d’abord dans la bonne humeur le bon compagnon, amical et plein d’humour, l’amoureux de la blague que tu étais, le bon vivant aussi.
12 Mais tu es discret. Je mis longtemps à découvrir tes retraites protégées, cet étonnant appartement?jardin de la rue Coustou, puis ce havre solitaire et superbe de Belle Ile.
13 Mais la délicieuse Claire aimait se cacher du monde plus encore que tu ne le voulais.
14 Entrer dans votre intimité était un privilège dont vous réserviez le partage à peu de bénéficiaires d’une sélection très stricte. J’eus cet honneur, et vécus l’émotion d’en mesurer la valeur, et cela d’autant plus que je découvris ainsi l’affection que tu portais à tes trois enfants, Marie, Nouria et Martin.
15 L’ami que tu devins très vite pour quelques?uns d’entre nous et pour moi, ne laissait cependant jamais oublier qu’il était d’abord un homme libre, ensuite un savant dans l’ordre du droit public constitutionnel bien sûr, mais un savant, enfin aussi mais après un homme de convictions.
16 Les convictions tu les avais fortes, enracinées au plus profond de toi?même. Tu savais leur donner une expression dont il arrivait que la clarté limpide confine à la brutalité. Mais surtout elles ne dépendaient de rien ni de personne.
17 Ni aucune doctrine officielle reconnue, ni langue de bois protectrice, ni surtout aucune hiérarchie prétendant légitimer une discipline, n’inspiraient tes déterminations.
18 Républicain, démocrate, citoyen du monde tu ne supportais ni le politiquement correct, ni l’arrogance hautaine et incompétente, ni surtout aucune entrave à la liberté de critique. De ce fait, et sans doute pour protéger ta liberté, tu n’adhéras jamais au PS – sauf bien plus tard pour quelques mois pour une raison forte mais temporaire – que tu accompagnas pourtant pendant des décennies !
19 Sans nous connaître, et après des parcours complètement différents, nous nous étions tous deux forgé des visions convergentes d’une politique plus loyale, d’une gouvernance plus référée à la longue durée parce que plus référée à l’éthique, et d’une gauche plus authentique et plus efficace parce que débarrassée des trahisons que les discours doctrinaux mettent dans la découverte de la réalité.
20 La complicité allait de soi. Elle fut rapide à se traduire dans les faits. La première mission dont il te fallut te charger à mon cabinet fut essentielle aussi bien politiquement que symboliquement. Depuis plus d’un siècle une guérilla civique, politique et administrative faisait rage entre l’enseignement public et l’enseignement privé. La gauche élue depuis deux ans avait l’intention – annoncée – d’y mettre fin par l’absorption du privé ou quasi. Colère générale dans l’enseignement privé, mises en garde vigoureuse de l’Église catholique, récupération par l’opposition politique, manifestations multiples y compris dans la rue. Tout annonçait que cela pouvait finir mal.
21 Pour des raisons administratives bizarres et héritées du siècle précédent, la dimension « enseignement agricole » de ce conflit doit être traitée au ministère de l’Agriculture alors que les problèmes sont les mêmes, les enjeux de conflits identiques et que les spécificités du monde rural ont des conséquences multiples mais aucune qui doit rejaillir sur les institutions ou les procédures éducatives. Étrange. Mais il y a là une symbolique, celle de la tolérance, de la reconnaissance de l’autre, du vrai dialogue et finalement de la réconciliation. Elle est mienne, elle est tienne aussi.
22 Au lieu de nous abriter derrière le conflit général, nous choisissons le pari risqué d’une négociation et d’une solution particulières.
23 Tu es auprès de moi le principal négociateur.
24 Ô surprise, cela marche ! La paix scolaire qui ne sera vraiment conclue que huit ans après, commence dans l’agriculture, cela porte ta marque aussi. Et les deux lois en cause furent votées à l’unanimité. En matière d’enseignement, c’est sans précédent.
25 Depuis cent ans, depuis l’époque où la population française était à 70 % rurale, l’agriculture disposait de multiples services extérieurs qui n’obéissaient à aucune règle ni hiérarchie commune. La pagaille était extrême et l’orientation vers une vision commune des transformations nécessaires dans le monde rural impossible. Nous annonçons vouloir les fusionner… Tous renâclent et ceux d’entre eux qui avaient pouvoir de faire procès verbal d’infractions, vétérinaires et inspecteurs des lois sociales, refusent carrément. Tu seras là aussi principal négociateur. Deuxième réussite hautement improbable et largement imprévisible. Tout cela soude des amitiés et des confiances. J’entre dans ta vision d’un monde où le droit, parce qu’il est évolutif est un vrai facteur d’harmonie sociale plus que de répression.
26 La vie est parfois surprenante. Me voilà Premier ministre. Ce qui n’est pas surprenant, c’est que tu sois dès le premier jour l’un de mes principaux et plus proches collaborateurs.
27 De tout ce qu’il y aurait à évoquer je ne veux citer ici que ce qui définit le mieux la force, l’autorité, la dignité de ton personnage en même temps que la rigueur de tes convictions.
28 À peine installé à Matignon tu me suggères de décrire par écrit aux ministres ce en quoi la politique et ses pratiques devaient être améliorées pour les rendre à la fois plus respectables et plus efficaces. Tu t’y attelles. Ce texte était essentiel à mes yeux. Je voulais qu’il m’identifie et me ressemble. Je voulais y mettre ma marque. À la lecture je n’ai pas eu une ligne à corriger ou ajouter. J’en étais presque vexé !
29 Parue au Journal Officiel de la République, la « Circulaire relative à la méthode de travail du Gouvernement » du 25 mai 1988, signée Michel Rocard, est intégralement de ta plume. Ce texte respecté fera date ; il reste l’expression d’une vision de l’action publique que nous aimerions retrouver plus clairement aujourd’hui.
30 Ta vision des choses donnait grande importance au Parlement. Tu lui portais un respect inhabituel.
31 Lorsque l’Irak envahit le Koweït en 1990 et que se crée pour neuf mois une situation de préguerre puis de guerre qui conduit le Président Mitterrand à instituer une réunion quotidienne des ministres concernés et des chefs de nos armées sous son autorité, c’est toi qui me suggères, suggestion que j’approuve immédiatement avec enthousiasme, de demander au Président l’autorisation, qu’il donne, de réunir toutes les semaines, en ma qualité de chef de la majorité parlementaire, les chefs de toutes les formations politiques représentées au Parlement. C’était sans précédent. Cela se fit toutes les semaines pendant neuf mois.
32 L’objet était de confier au Parlement l’ensemble des informations, mêmes secrètes, sur lesquelles se fondaient les décisions civiles et militaires du gouvernement.
33 Ce fut extraordinaire. L’assiduité des vingt?quatre personnes concernées fut étonnante. Le questionnement de certains parlementaires illustrait une culture stratégique et une information sur les affaires militaires qu’on ne soupçonnait guère.
34 Pasqua et Mondargent furent les plus surprenants. Toutes les semaines, neuf mois, jamais aucune fuite.
35 C’était un changement majeur, et remarquable, dans les relations majorité opposition, relations dont la qualité était un de tes soucis principaux. C’est le respect que nous donnions à ces relations et donc au Parlement lui?même, qui a conduit ses représentants à apporter eux?mêmes tout le respect qu’elle méritait à cette procédure inhabituelle et risquée.
36 Et puis surtout je crois être, grâce à toi et par toi, l’un des seuls, peut?être le seul chef de gouvernement de la Ve République dont jamais aucun texte ne fut invalidé par le Conseil constitutionnel. Il y a une seule exception, un texte que sur ta demande nous avions nous?même déféré au Conseil à cause d’un doute non pas sur notre rédaction mais sur un amendement parlementaire… Mais que de travail, que de tensions, et surtout que de confiance mutuelle nécessaire pour en arriver à un tel résultat.
37 Il faut en outre dire un mot du Conseil constitutionnel. Cette institution avait à tes yeux un rôle capital et qu’il convenait de majorer dans notre architecture politique. Tu mettais toute ta sagacité à découvrir par anticipation les points durs de son intransigeance principale. Tu gagnais souvent, mais jamais à ta surprise. Convenons?en, même si cela peut paraître disconvenant à l’éminente personnalité dont la parole va succéder à la mienne dans quelques instants, cela t’amusait beaucoup.
38 Tu conseillas ainsi beaucoup de responsables politiques mais aussi de grands chefs d’entreprise, de patrons, et même à l’occasion la patronne des patrons, la courageuse Laurence Parisot, tous souriants de trouver dans un homme de gauche le plus averti de leurs conseillers.
39 Enfin tu fus pour beaucoup dans le soutien finalement victorieux que nous apportâmes ensemble, notamment par une tribune libre cosignée avec Raymond Barre, tant au calendrier constitutionnel qu’au quinquennat. On ne change pas de République par inadvertance.
40 Guy mon ami, mon complice de haute proximité, ta trace est forte, bien marquée indélébile. Elle est finalement beaucoup plus imposante que ne pouvait le laisser croire ce personnage gai, plein de drôlerie et de simplicité que nous fûmes nombreux à aimer côtoyer.
41 En fait tu mettais ton immense science du droit au service de l’art de vivre en commun en humanité. Sur ce chemin la gauche a encore à faire, toute la France aussi au demeurant.
42 Tu vas nous manquer.
43 Salut Guy.
Allocution prononcée par Monsieur Jean?Louis Debré, président du Conseil constitutionnel
44 Aux côtés de Claire, Marie, Nouria, Martin nous sommes rassemblés autour de vous, cher Guy, pour vous exprimer un vif sentiment de reconnaissance et d’admiration.
45 Une admiration pour votre intelligence si vive, votre compétence juridique, votre passion de l’enseignement, votre imagination toujours renouvelée. En bref pour votre immense talent. Au?delà, c’est bien sûr votre générosité, votre humour, votre attention aux autres, votre optimisme qui nous manquent déjà.
46 Depuis plusieurs jours, vos nombreux amis vous ont rendu de merveilleux hommages, au premier rang desquels celui d’Olivier Duhamel et de Jean Veil. Vous me permettrez aujourd’hui de dire quelques mots sur la place unique qui était devenue la vôtre au sein de nos institutions et notamment du Conseil constitutionnel.
47 Vous aviez la conviction qu’une bonne constitution ne peut suffire à faire le bonheur d’une Nation mais qu’une mauvaise peut entraîner son malheur. Vous mettiez donc tout en œuvre pour que la Constitution française soit améliorée et surtout respectée. Initialement votre influence s’est exercée par le magistère traditionnel des professeurs, celui des écrits et du verbe. Mais votre tempérament vous a poussé aussi à agir pour obtenir des résultats et servir votre idéal de démocratie, de justice et de la liberté. Vous êtes ainsi devenu à la fois constituant, requérant et juge constitutionnel.
48 Constituant, vous l’avez été profondément notamment lors de la Commission Avril de 2002 et du Comité Balladur de 2008. Trois réformes portent votre empreinte : le quinquennat, la revalorisation des droits du Parlement de 2008 et la question prioritaire de constitutionnalité. Cette dernière a été votre engagement pendant vingt ans. Vous n’avez pas ménagé vos efforts pour la faire aboutir et pour accompagner le Conseil constitutionnel dans son évolution.
49 Avec la QPC, vous touchiez au cœur de votre idéal de droits et libertés au profit de tous les citoyens. Jusqu’alors la Constitution n’était que la chose des gouvernants, par eux appliquée ou contournée. Elle est alors devenue notre bien commun indivis, le socle de notre rêve d’avenir partagé. Bâtissant ainsi une bonne constitution au service de tous, vous entendiez qu’elle soit respectée.
50 À ce titre de requérant, si la loi ne vous semblait pas bonne, vous écriviez les saisines du Conseil constitutionnel par les parlementaires. C’est ainsi que, dès 1979, vous avez déposé le mémoire conduisant à la seule censure intégrale d’une loi de finances. Depuis lors, vous prêtiez votre plume chaque fois qu’une loi vous semblait contraire à notre pacte républicain. Pour ne citer qu’un seul chiffre extraordinaire vous aviez ainsi produit des mémoires devant le Conseil constitutionnel, depuis un an et demi, dans 30 % des contentieux a priori. Le Conseil a ainsi lu des centaines de pages de vos analyses constitutionnelles, ce qui n’est jamais arrivé avant vous et n’est pas près d’être égalé.
51 Constituant, requérant, vous étiez aussi devenu, pour ainsi dire, un membre à part entière du Conseil constitutionnel. Bien sûr, vous n’étiez pas encore un membre nommé. D’ailleurs cela faisait bien plus de neuf ans que vous étiez présent presque à chacun de nos délibérés. Vous étiez en quelque sorte un membre coopté, à peine caché et en tout cas toujours invoqué. Vos productions ont influé sur tant de nos décisions. Depuis celle sur le port intégral du voile à celle sur la contestation du génocide arménien en passant par la fiscalité confiscatoire. Notre jurisprudence porte votre marque au moins autant que celle de Georges Vedel votre maître.
52 Cher Guy,
53 Constituant, requérant, membre à part entière du Conseil constitutionnel, vous occupiez une place singulière dans notre République. Celle d’un homme d’influence qui avait aussi rejoint le parti de l’action. À la fois idéaliste et sage. Partisan du mouvement et des institutions. Homme de conviction mais toujours à l’écoute de l’autre.
54 Désormais, soyez indulgent avec nous. Nous ne vous avons plus pour nous guider, nous conseiller, nous aiguillonner mais nous allons chercher à poursuivre sur le chemin tracé avec vous, en faisant vivre votre idéal.
À lire sur ma tombe
Lu par Jean?Alain Michel
55 Voici donc réunis les gens que j’ai aimés, sans qu’aucun ne puisse me reprocher ma propre absence, que je serai le premier à regretter. Comme vous savez, j’ai toujours refusé les célébrations dont j’aurais pu être le centre, anniversaires, décoration ou autres, car ça m’aurait mis mal à l’aise. Cette fois?ci, c’est bien autour de moi que vous êtes rassemblés, et j’y suis d’autant plus sensible que je ne peux, pour le coup, en ressentir la gêne.
56 Certains, sans doute, n’auront pas pu, voire pas voulu, venir. Je les comprends d’autant mieux que j’ai moi?même toujours eu tendance à éluder ce genre de rencontres pour lesquelles je n’avais aucun goût.
57 Toujours est?il que s’offre à moi une ultime occasion de pontifier. Je n’allais pas la laisser passer, dans ce propos qui, comme toujours, devra moins à Bossuet qu’à Achille Talon. D’abord parce que l’idée m’amuse et que j’espère qu’elle ne vous sera pas insupportable. Ensuite parce que j’ai trop d’affection à l’égard de chacun pour que n’importe lequel d’entre vous subisse l’épreuve pénible d’avoir à dire quelques mots au bord du trou dans lequel on va mettre ce qui n’est déjà plus moi, heureusement d’ailleurs. Comme rien n’est plus cimetière, un petit pensum posthume, écrit par moi, fera l’affaire.
58 Contrairement à vous, j’ignore quand et comment je serai mort. Le plus tard possible m’irait assez, sans souffrances excessives me serait agréable. J’espère seulement que je me serai vu mourir, car ce n’est pas la peine d’avoir vécu toute une vie pour louper ce moment?là, qui doit être spécial.
59 Quoi qu’il en soit, même si je suis mort plus tôt que je n’aurais souhaité – et il n’est pas du tout sûr que ce soit le cas – même s’il m’a fallu endurer des souffrances que j’aurais préféré éviter, ce ne serait pas cher payé.
60 J’ai toujours été chanceux, très chanceux, heureux, très heureux. Ma chance première est d’avoir très tôt perçu, sans trop savoir comment, la vanité et l’absurdité de la vie puis, du coup, de m’être décidé à en profiter au maximum. Plutôt raisonnable par nature, d’autres diraient tiède, j’ai même été à l’abri des passions dévorantes, celles dont on est par définition, des enthousiasmes ou des abattements, excessifs dans les deux cas, ce qui aide à bien vivre.
61 Professionnellement, l’Université m’a offert la liberté dont j’avais un besoin vital, un statut apaisant qui me dispensait de chercher trop de revanches ailleurs, des étudiants que j’ai aimés et qui me l’ont rendu, et assez d’occasions de faire mon intéressant pour n’être pas en déficit de plaisirs égotiques. Ajoutez?y les activités libérales qui m’ont assuré un train de vie confortable, en même temps qu’une ouverture que je n’aurais pas connue sans elles, et vous mesurerez l’ampleur de ma dette à l’Alma Mater, celle dont Claire trouvait ridicule le rappel constant et larmoyant.
62 Mais ce n’était pas encore assez. D’abord, j’ai rencontré Kika, laquelle m’a offert dix années de sa vie et nos deux filles. Nous n’avons que divorcé, mais n’avons jamais rompu.
63 Claire est venue ensuite, et qui les connaît l’une et l’autre ne pourra m’accuser d’avoir eu le goût des femmes falotes. Sur celle avec qui j’ai partagé tant de choses et de décennies, je ne me répandrai pas ici. Rien ne pourrait y suffire. Sachez seulement, mais vous le savez déjà, que nous étions tout simplement faits l’un pour l’autre. Certes, ça n’allait pas de soi a priori. Mais, vous qui nous connaissez, pouvez?vous m’imaginer avec une autre ou sans elle ? Elle m’a tout apporté et ce tout est trop vaste pour que je songe à détailler. Oui, nous étions faits l’un pour l’autre. Fallait?il encore se rencontrer. La chance et les amis y ont pourvu.
64 Marie et Nuria faisaient déjà mon bonheur, lorsque Martin est né. De mes trois enfants non plus je ne vous dirai pas grand?chose. J’en ai le cœur trop plein. Bon sang qu’ils m’ont rendu heureux ! J’ai essayé d’être un bon père, et j’ai le sentiment de n’y avoir pas trop échoué si j’en juge par leur propre prédisposition à profiter de la vie. Sans doute ai?je été trop présent, au point d’être parfois gonflant. Sachez, Marie, Nuria, Martin que j’en étais bien conscient mais ne pouvais m’en empêcher. Après tout, c’est de votre faute : je me serais peut?être un peu détaché si vous aviez été moins attachants.
65 Ajoutez encore Émile, Lilas?Carmen, Léonore, Inès, Hugo qui ont pris le relais et n’ont cessé de faire ma joie, avec aussi leurs pères que j’aime et que j’estime.
66 Au milieu d’eux tous, le rire et la tendresse ne m’ont jamais été comptés. Ils ont fait ma fierté – ce qui est un peu idiot – et surtout ils ont fait mon bonheur, constant, intime, intense. J’en ai tiré un sentiment d’invulnérabilité : tant qu’ils étaient là, en bonne santé, aimants, rien de vraiment grave ne pouvait m’arriver. Mais il me faut arrêter ici mes épanchements sinon ils pleureront plus qu’ils ne le voudraient.
67 Avec ma famille plus large, Nicole, Annie, Jean, qui m’ont connu depuis ma naissance, leurs enfants que j’ai aimés depuis la leur, il n’y a jamais eu d’ombre, de disputes, de jalousies, seulement le plaisir toujours renouvelé de nos rencontres et celui, occasionnel, d’inoubliables cousinades.
68 Que dire, enfin, de mes amis ? Traverser la vie avec un Jean?Alain à ses côtés est un privilège d’exception. Se disputer trois fois par semaines avec Olivier pour, trois fois par semaine, conclure que nous sommes d’accord malgré tout, parce que c’est lui et parce que c’était moi, et que rien n’a jamais pu nous séparer. Jérôme, Stéphane, Gilles, Nicolas, le groupe avec lequel nous partagions annuellement nos conneries à Évian, parfois épaisses, toujours précieuses. Et mes collègues estimés qui furent si proches complices, Pierre, Alain, Philippe et l’autre Nicolas, et Patrick et mes autres amis, tous savent, ne serait?ce qu’à travers nos rencontres, la place qu’ils ont occupée dans mon cœur que l’amitié a fait plus longtemps que la cardiologie ne le laissait présager. J’ai parfois été bien en peine d’expliquer à mes étudiants ce que signifiait, en droit, la fraternité mais, hors du droit, j’aurais pu leur faire comprendre qu’elle est un pseudonyme de l’amour.
69 Oui, j’ai eu toutes les chances : j’ai pu faire tout ce que j’ai voulu ; ai pu ne faire que ce que j’ai voulu. N’est?ce pas un bon critère, objectif, d’une vie réussie ?
70 Toutes les chances, vous dis?je, y compris celle, je crois, de ne pas spécialement redouter la mort. Alors, si demain je vous manque, vous pouvez être tristes pour vous.
71 Certainement pas pour moi. Claire, Marie, Nuria, Martin penseront peut?être assez souvent à moi, d’autres aussi, et c’est la seule forme de survie, éphémère, à laquelle j’attache de l’importance.
72 Bref, soyez sincèrement contents pour moi. Je suis mort comme j’ai vécu : heureux, et heureux grâce à vous.
Allocution prononcée en ouverture du colloque du 13 et 14 juin 2013, « La démocratie : du crépuscule à l’aube ? »
Par Véronique Champeil?Desplats, professeure de droit public à l’Université de Paris Ouest?Nanterre la Défense
73 On ne verra plus la « Carcassomobile ».
74 « Grâce aux dérobeurs de motocyclette », disait Guy, la faculté de droit de Nanterre était régulièrement au fait des dernières sorties en deux roues et autres scooters. Et avec Guy, nous en avons vu de toutes les couleurs…
75 ***
76 Chez Guy, on ne relèvera jamais assez son attachement à l’Université de Nanterre dont il a animé et égayé les couloirs et les amphithéâtres : étudiant à Nanterre, assistant à Nanterre, professeur à Nanterre.
77 Chaque fois qu’il venait, il donnait d’abord le bonjour à « son doyen », comme il aimait à dire. Puis, du local des appariteurs jusqu’aux bureaux de ses collègues du dernier étage, il avait toujours un petit mot ou une anecdote à nous raconter. Ici, il nous faisait rêver de ses voyages express au Campeu où il supportait le Barça, là il pestait de la défaite de l’équipe de France de rugby contre l’Italie : « au football, c’est décevant, au rugby, c’est humiliant », disait?il.
78 Le rugby marquait d’ailleurs souvent son langage fleuri et ses bons mots. Au temps où l’on délibérait encore sur listing papier par ordre alphabétique, son entame favorite était : « Albaladejo à l’ouverture ».
79 Ces blagues n’étaient toutefois pas toujours du meilleur goût, ni du goût de tous. L’une avait failli lui coûter un lynchage en règle par les plus féministes d’entre nous. Le jour d’une délibération pour une mention « Très bien » à délivrer à une excellente étudiante à propos de laquelle un chargé de Travaux dirigés observait : « et en plus, elle est sympa », Guy répliquait : « j’espère au moins qu’elle est moche ».
80 Il s’agissait bien là du pur plaisir d’un humour facile et gras. Guy n’a en effet jamais cessé de clamer sa fierté et son admiration à l’égard de l’intelligence de nos étudiantes et de nos étudiants : « Nanterre n’a rien à envier à Science po », affirmait?il. Et le plaisir qu’il avait à regarder nos étudiantes n’était pas le moindre des scrupules de l’homme fidèle, confiait?il.
81 Guy manifestait son attachement à Nanterre jusque dans les sujets d’examen. Le plus remarquable reste sans doute celui donné pour le cours de « Droit des libertés fondamentales » en 2010?2011. Commentez ce slogan des étudiants de mai de 1968 : « Il est interdit d’interdire ».
82 Cela dit, Guy préférait les étudiants dans les amphithéâtres plutôt que dans la rue. Il était un farouche opposant aux blocages et aux grèves étudiantes. À ce sujet, Guy était duguiste : « La grève à l’université plus qu’une faute, c’est un crime », pouvait?il lancer.
83 Son attachement à Nanterre, Guy l’a aussi prouvé auprès de chacun d’entre les doctorants et maitres de conférences de la faculté qui se sont frottés à l’épreuve de l’agrégation. Il a toujours répondu présent pour nous exercer. En la matière, il avait les conseils les plus sûrs : « buvez une goutte de Vodka avant votre leçon pour couper le trac : la Vodka, ça détend et ça ne laisse pas d’odeur… ». Il avait aussi les remarques les plus dures : « Vous vous êtes ennuyé en exposant votre leçon, non ? Parce que, moi, oui… ». Et si, par malheur, vous étiez collé, Guy pouvait passer pas moins d’une heure au téléphone pour vous convaincre que, comme lui, la prochaine fois, vous seriez le premier. On ne s’appelle pas tous Guy Carcassonne…
84 En retour, Guy demandait de jurer fidélité à l’Université de Nanterre. Promettre de ne jamais la quitter était la condition sine qua non pour avoir son soutien et sa voix au moment de l’élection.
85 Pour finir, si ce n’est pas lui faire injure de souligner que Guy ne faisait pas preuve de zèle à l’égard des tâches administratives, ce n’est que lui rendre justice de rappeler qu’il ne se dérobait jamais à exécuter ce qu’on lui demandait : d’une fiabilité sans faille, d’un professionnalisme à toute épreuve. S’il est dès lors absent de ce colloque qui lui est à regret dédié, si, comme le chantait Brassens, il manque à bord… Chacun connaît la chute.