Notes
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[1]
Cette interrogation a suscité depuis longtemps d’importants travaux. Marie-Élisabeth Debussy, Hélène Delorme et Françoise de La Serre ont établi dès le début des années 1970 un premier recensement des travaux américains inspirés des théories réalistes et fonctionnalistes des relations internationales (« Approche théorique de l’intégration européenne », Revue française de science politique, 21 (5), juin 1971, p. 615-653). En langue française, citons en particulier : Christian Lequesne, « Comment penser l’Europe ? », in Marie-Claude Smouts (dir.), Les nouvelles relations internationales, Paris, Presses de Sciences Pô. Coll. Références, 1998 ; Christian Lequesne et Andrew Smith, « Interpréter l’Europe : éléments pour une relance théorique », Cultures et conflits, 28, 175 ; Yves Déloye, « Eléments pour une approche socio-historique de la construction européenne. Un premier état des lieux », Politique Européenne, 18, hiver 2006 ; Sabine Saurugger, « Une sociologie de l’intégration européenne ? », Politique Européenne, 25, printemps 2008 ; ainsi que l’ouvrage collectif que nous avons préfacé, dirigé par Céline Belot, Paul Magnette et Sabine Saurugger, Science Politique de l’Union européenne, Paris, Economica, 2008. Sur l’ensemble de la question, l’on se reportera au livre de René Schwork, Théories de l’intégration européenne, Montchrestien, Clefs, 2005, et surtout au récent ouvrage de Sabine Saurugger, Théories et concepts de l’intégration européenne, Presses de Sciences po, Paris, 2010.
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[2]
Cité par Olivier Beaud, in « L’Europe vue sous l’angle de la fédération, le regard paradoxal de Paul Reuter », Droits, n° 45, p. 54.
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[3]
Alain Cohen, « Le Plan Schuman de Paul Reuter entre communauté nationale et fédération européenne », Revue française de science politique, 46 (5), octobre 1998.
-
[4]
Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 517.
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[5]
Jean-Louis Quermonne, « Trois lectures du traité de Maastricht, essai d’analyse comparative », Revue française de science politique, 42 (5), octobre 1992.
-
[6]
Andrew Moravcsik, « Le grain et la grandeur : les origines économiques de la politique européenne du général de Gaulle », Revue française de science politique, Première partie (49) 4-5, août-octobre 1999, Deuxième partie (50), 1er février 2000.
-
[7]
Ernest Gellner, Nations et nationalisme, trad. B. Pineau, Paris, Payot, 1989, p. 11.
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[8]
Paul Magnette, « L’Europe, l’État et la démocratie. Le souverain apprivoisé », Bruxelles, Complexe, 2000.
-
[9]
Jean-Marc Ferry, La question de l’État européen, Paris, Gallimard, 2000. Cf. également Paul Magnette, La citoyenneté européenne, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999 ; et le numéro spécial de la revue Politique Européenne sur « Le patriotisme constitutionnel et l’Union européenne », n° 19, printemps 2006.
-
[10]
Maurice Croisat, Le fédéralisme dans les démocraties contemporaines, Paris, éd. Clefs, Montchrestien, 1999 ; Le fédéralisme en Europe, Paris, Clefs, Montchrestien, 2010.
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[11]
Maurice Croisat, Jean-Louis Quermonne, L’Europe et le fédéralisme, Paris, Clefs, Montchrestien, 2e éd., 1999 ; Dusan Sidjanski, « L’approche fédérale de l’Union européenne ou la quête d’un fédéralisme européen inédit », Études et recherches, Notre Europe, juillet 2001.
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[12]
Olivier Beaud, Théorie de la fédération, Paris, Léviathan, PUF, 2007, p. 69 ; cf. également Elisabeth Zeller, « Aspects internationaux du droit constitutionnel, contribution à la théorie de la fédération d’États », Cours de l’Académie de droit international de La Haye, 294-1 ; François Foret, Légitimer l’Europe, Pouvoir et symbolique à l’ère de la gouvernance, Paris, Presses de Sciences-Pô., 2008.
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[13]
Notre Europe et Jacques Delors, L’Europe tragique et magnifique : Les grands enjeux européens, Paris, Saint-Simon, 2006, p. 79.
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[14]
Notre Europe et Jacques Delors, op. cit., p. 12. Cf. également Charles Grant, Delors, architecte de l’Europe, Ed. Georg, 1995 ; Helen Drake, Jacques Delors en Europe, Histoire et sociologie d’un leadership improbable, Presses Universitaires de Strasbourg, 2002.
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[15]
Alors que nous nous sommes contentés d’user du mot système (cf. notre livre Le Système politique de l’Union européenne, Clefs, Montchrestien, 8e éd., 2010), Paul Magnette n’a pas hésité à employer le mot régime dans le titre de son ouvrage (Le régime politique de l’Union européenne, Coll. Références, Presses de Sciences-Pô, 2e éd., 2008).
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[16]
Robert Toulemon, Aimer l’Europe, préface de Michel Albert, Éd. Lignes de Repères, nouvelle édition, 2009.
-
[17]
Justine Lacroix, L’Europe en procès, quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Éd. du Cerf, 2004, p. 175.
-
[18]
Jean-Louis Quermonne, L’Union européenne dans le temps long, préface de Jacques Delors, Presses de Sciences-Pô., 2008.
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[19]
Mario Télo, Relations internationales, une perspective européenne, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2008.
1 Inévitablement, la ratification du traité de Lisbonne et sa mise en œuvre ont relancé la question soulevée depuis longtemps de la nature politique et juridique de la construction européenne [1]. Le seul fait de la fusion de la Communauté avec l’Union, assorti de la suppression des « piliers » établis par le traité de Maastricht, justifie qu’on s’interroge à nouveau sur la portée de ce changement. Or, depuis que Jacques Delors dans les années 1980 a qualifié les Communautés européennes d’« objet politique non identifié », aucune réponse pertinente n’a été apportée à cette question, si ce n’est celle suggérée par l’ancien président de la Commission européenne lui-même sous le vocable d’une « fédération d’États nations ». Le tabou qui frappe le fédéralisme dans l’espace européen a occulté toute tentative sérieuse pour en déceler le sens, les uns restant attachés, par mimétisme à l’égard du précédent américain et par fidélité aux « pères fondateurs », à l’utopie des « États-Unis d’Europe » ; d’autres se contentant de la formule inscrite dans le préambule du traité de Rome visant « une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe », laquelle est d’ailleurs reproduite à l’article premier du traité de Lisbonne ; d’autres enfin se contentant de ravaler l’architecture européenne au rang d’une simple Union d’États. Aussi le commissaire britannique Christophe Patten pouvait-il dire au lendemain de la chute du rideau de fer : « II me paraît clair que la construction européenne n’a pas vocation à édifier un super-État qui éclipserait les États-nations. Pour autant, il ne m’est pas possible de définir précisément la vocation exacte de l’Union européenne. Il s’agit d’une œuvre en mouvement ».
2 Devant cette incertitude, il n’est pas surprenant que le discours d’un certain nombre de dirigeants européens retienne, sans jamais la définir, l’expression « fédération d’États nations ». Or de scrupuleux juristes, attachés à la distinction traditionnelle entre la Confédération d’États et l’État fédéral, l’ont incriminée de contradiction dans les termes, ou pour parler savant d’oxymore. Plus judicieusement, ils objectent que tous les États membres de l’Union européenne ne constituent pas des nations ou en recèlent parfois plusieurs. Et d’aucuns tiennent à rappeler qu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale, imputant au nationalisme la responsabilité du conflit, Denis de Rougemont avait milité en faveur d’une Europe des régions. Cependant, en faisant dans les années 1980 et 1990 de la démocratisation de leur pays et de la capacité de leur État à maîtriser l’économie de marché la condition de l’adhésion d’anciennes dictatures fascistes et communistes aux Communautés puis à l’Union européenne, l’Europe a réussi à réhabiliter l’État nation. Si bien que ce dernier forme aujourd’hui l’une des principales composantes de l’Union européenne et fonde, à côté du suffrage universel des citoyens européens, l’une des sources de sa légitimité.
3 Sans être assorti de qualificatif particulier, le terme de fédération figurait à titre d’objectif dans la déclaration Schuman. Mais le fonctionnalisme qui a présidé à l’émergence des communautés européennes n’a pas conduit à l’officialiser, pas plus d’ailleurs que la notion de confédération d’États qu’utilisera plus tard le général de Gaulle. Aussi, pendant quatre décennies, le recours au terme de Communauté inscrit dans les traités de Paris et de Rome a fait l’économie de toute discussion sémantique pour désigner une institution politique inédite. L’accusation d’apolitisme qui lui fut adressée alors, conduisit même certains observateurs à la ravaler au rang d’agence technocratique. D’où le peu d’empressement manifesté par les observateurs à l’évaluer à l’aune du fédéralisme. Le mot Communauté suffisait à la désigner.
LE SYSTÈME COMMUNAUTAIRE
4 Peu importe l’origine du terme « Communauté ». L’un de ses principaux promoteurs, le professeur Paul Reuter, avoua d’ailleurs « qu’il est excellent, juridiquement – en dehors du mariage et des congrégations – car il ne veut juridiquement rien dire, mais il est lourd d’avenir et évoque une association étroite » [2]. D’aucuns ont cru pouvoir repérer son origine dans les écrits fédéralistes issus de la résistance européenne au fascisme, tels que le manifeste de Ventoten inspiré par Altiero Spinelli. D’autres croient l’avoir trouvée dans la pensée personnaliste et communautaire qui inspira en France, sous le gouvernement de Vichy, l’ébullition intellectuelle de l’École des cadres d’Uriage [3]. Toujours est-il que, repris de la CECA, le terme Communauté fit fortune en 1957 pour qualifier le mode de gouvernance des institutions du Marché commun. Il servit même à désigner la sous-discipline du droit public qui en est résultée : le droit communautaire. La méthode du même nom, issue d’un compromis entre la supranationalité, incarnée par la Haute Autorité de la CECA, et l’intergouvernementalité, rétablie par la Communauté économique européenne au profit du Conseil des ministres, lui conféra d’ailleurs ses lettres de noblesse. « Cette méthode est tout à fait nouvelle », écrit Jean Monnet dans ses Mémoires. « Elle ne comporte pas de gouvernement central. Mais elle aboutit à des décisions communautaires au sein du Conseil des ministres parce que la proposition de solutions aux difficultés communes par l’organisme indépendant permet l’obligation d’unanimité ». Et l’auteur d’ajouter que « cette méthode est le véritable fédérateur de l’Europe » [4].
5 Ainsi, la méthode communautaire a-t-elle permis pendant plusieurs décennies de faire l’économie de toute recherche épistémologique d’envergure sur la nature de la construction européenne, y compris au sein du Parlement européen lors de l’élaboration du projet présenté en 1984 par Altiero Spinelli, pourtant ardent fédéraliste. D’ailleurs, face aux réserves de Margaret Thatcher, cette discussion aurait plus gêné que servi en 1986 la préparation par la Commission présidée par Jacques Delors du Livre Blanc sur la libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et des personnes, et celle de l’Acte unique européen qui a permis sa mise en œuvre. De même, après l’échec du plan Fouchet, la quête d’identité n’a pas davantage affecté le développement de la coopération politique. Il faudra donc attendre, au lendemain de la chute du Rideau de fer, la préparation du traité de Maastricht et le retour à l’ordre du jour de l’union politique pour que l’on s’interroge à nouveau sur la nature fédérale ou confédérale du processus d’intégration. L’institution de l’Union économique et monétaire et des nouveaux « piliers » régaliens relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et à la sécurité intérieure et à la justice (JAI) devait en effet donner une nouvelle actualité à la question de la nature politique de l’Union. Encore est-il qu’à l’époque, explorant « trois lectures du traité de Maastricht », nous dûmes rester sur notre faim [5].
6 Les traités suivants, d’Amsterdam et de Nice, ne permirent pas d’établir un diagnostic plus probant, si ce n’est qu’en parallèle à la coopération politique demeurée intergouvernementale, ils offrirent à la méthode communautaire l’opportunité de s’étendre progressivement à la régulation du nouvel « espace de liberté, de sécurité et de justice ». Mais l’on s’aperçut qu’au lieu d’offrir un nouveau champ d’expansion à cette méthode, l’Union économique et monétaire avait installé, en marge de celle-ci – du moins pour les États membres formant l’Eurogroupe – un système européen de banques centrales de type fédéral, assorti d’une concertation économique relevant de la coopération intergouvemementale. Le pragmatisme avait ainsi dominé cette fin de siècle. D’ailleurs, Jean Monnet lui-même n’avait-il pas concédé que la Communauté « avait un objet limité aux solidarités inscrites dans les traités, et si nous avions toujours pensé que ces solidarités en appelleraient d’autres, je savais que leurs progrès s’arrêteraient aux limites où commence le pouvoir politique. Là, il faudrait à nouveau inventer ».
7 Mais, après le traité de Maastricht, la capacité d’invention des gouvernements nationaux demeura limitée. Aussi, après l’échec du sommet de Nice, le Conseil européen de Läeken décida en décembre 2001 de confier à une Convention sur l’avenir de l’Europe le soin et la responsabilité d’innover. Or, après qu’une première Convention ait rédigé avec succès une Charte européenne des droits fondamentaux, celle-ci parvint à établir, à la limite de son mandat, un projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe, que le résultat négatif des référendums français et hollandais de ratification empêcha d’entrer en vigueur. Ce texte mort-né aura cependant légué aux chefs d’État et de gouvernement européens la fusion en une seule entité de la Communauté économique et de l’Union politique. Et une fois supprimés les symboles qu’il recelait et ajoutées quelques considérations pour écarter sa prétention constitutionnelle, l’essentiel des réformes institutionnelles qu’il contenait lui aura survécu. D’où la fusion devenue effective le 1er décembre 2009, sur la base du traité de Lisbonne, de l’Union et de la Communauté au profit d’une seule et même organisation portant le nom de la première, dotée de la personnalité juridique et assortie de la fusion des « piliers ». Or, en l’absence dans ce traité de réponse claire à la question concernant la nature juridique et politique de l’Union, c’est à tenter de l’élucider que seront consacrés nos prochains développements.
L’AMBIGUÏTÉ GAULLIENNE
8 Mais revenons un instant en arrière pour nous demander si la parenthèse gaullienne, qui s’est déroulée de 1958 à 1969, a favorisé de la part du fondateur de la Ve République l’émergence d’une prise de position sur la nature de l’organisation européenne, qui nous aiderait à mieux comprendre la relation entre l’unification du continent européen et la pérennité des nations.
9 Il est clair que la méthode communautaire ne répondait pas à la vision du général de Gaulle. Rappelons qu’en réponse à la question que lui avait posée en octobre 1958 Paul Reynaud, il avait déclaré « qu’on peut voir l’Europe, et peut-être la faire, de deux façons : l’intégration par le supranational ou la coopération des États et des nations ». Et il avait ajouté aussitôt : « c’est à la deuxième que j’adhère pour mon compte ». Mais les nécessités de la conjoncture économique et la volonté de faire obstacle à l’offensive britannique visant à diluer le Marché commun dans une vaste zone de libre-échange l’obligèrent pour résoudre le problème agricole à donner priorité à moyen terme à la mise en œuvre de la politique agricole commune dans le cadre communautaire ; et donc à tolérer la dose minimale de supranationalité qui devait en garantir l’application. En atteste le témoignage apporté par Alain Peyrefitte dans « C’était de Gaulle », selon lequel le Général aurait déclaré à ses ministres en 1962 : « le sort de notre agriculture est désormais, après le règlement de l’affaire algérienne, notre plus grand problème. Et si nous ne le réglons pas, nous pouvons avoir une autre affaire d’Algérie sur notre sol ». Ce qui constitue l’un des arguments avancés par le professeur américain Andrew Moravcsik pour expliquer, par des raisons d’ordre économique et commercial plus que par des arguments géopolitiques, le refus réitéré par de Gaulle de l’adhésion du Royaume-Uni au Marché commun, alors même qu’il partageait avec le gouvernement britannique l’hostilité manifestée par celui-ci à l’égard de la supranationalité [6].
10 Pourtant, c’est en se plaçant sur le terrain géopolitique que le Général a affiché sa préférence pour une Europe intergouvemementale, dont le Plan Fouchet, s’il avait été adopté, aurait formé le cadre. Encore est-il que si le fondateur de la Ve République évoqua à plusieurs reprises l’avènement à long terme d’une « grande Confédération », ce fut sans jamais en dessiner les contours. Ce qui l’amena à employer un autre vocabulaire lorsqu’en décembre 1962, toujours selon Alain Peyrefitte, il admit dans une conversation privée que « la Communauté économique européenne n’est pas un but en soi. Elle doit se transformer en communauté politique ! ». Peut-être avait-il conscience à ce moment-là que les intérêts industriels et agricoles de la France commandaient son maintien dans le cadre communautaire et qu’il suffirait avec le temps d’infléchir celui-ci au profit du Conseil des ministres pour le rendre acceptable. Ce dont paraît témoigner son propos : « C’est la volonté politique qui est le ressort de l’unification économique... Mais il faudra peut-être bien attendre cinquante ans pour qu’il y ait une véritable communauté politique ».
11 Aussi, n’étant pas attaché à tout prix en 1962 au succès du Plan Fouchet et à l’instauration d’une Union intergouvemementale appelée à absorber les Communautés européennes, le général de Gaulle accepta-t-il d’un cœur léger qu’une deuxième version de ce plan fasse échouer la négociation. D’ailleurs, trois ans après, la crise de la « chaise vide » lui permit, de façon pragmatique, de limiter l’emprise du vote à la majorité qualifiée au Conseil des ministres et d’en suspendre le cours à l’aide du Compromis de Luxembourg. Ce dont il parût à moyen terme se satisfaire. Si bien que ce qui survit de l’héritage de la pensée gaullienne aujourd’hui tient davantage à l’avènement du Conseil européen et à la reconnaissance de la pérennité des États-nations, sans toutefois que celle-ci implique de souscrire au paradigme d’Ernest Gellner selon lequel « l’unité nationale et l’unité politique doivent être congruentes » [7]. Ce qui revient à dire, à la suite de Paul Magnette, que « la construction européenne ne sonne pas le glas de l’État souverain, mais la fin d’un âge de l’État caractérisé par la méfiance réciproque, l’exclusivité et les rapports de force bruts » [8].
LES DONNÉES DU PROBLÈME AUJOURD’HUI
12 Le délai d’un demi-siècle évoqué par le général de Gaulle est aujourd’hui révolu, sans que le problème de la nature de la construction européenne ait été pour autant tranché. Or il a donné lieu à une succession de compromis associant la supranationalité à l’intergouvemementalité, dont aucun ne s’est véritablement imposé. Il est donc justifié de poser à nouveau la question sur la base du dernier traité en date : le traité de Lisbonne. Certes, il est entendu que celui-ci n’établit pas formellement une constitution pour l’Europe. Mais dans la mesure où il récupère les principales dispositions d’ordre institutionnel contenues dans la première partie du projet de traité constitutionnel, et où il abroge toute référence au concept de Communauté européenne au profit de l’Union, l’on peut se demander en termes renouvelés quel type d’institution il a généré.
13 La démarche paraît d’autant plus justifiée que, parallèlement au maintien en vigueur du « triangle institutionnel » érigé en procédure législative ordinaire sur la base de la codécision entre le Conseil et le Parlement, l’on voit poindre de nouveaux organes transnationaux : le président permanent du Conseil européen, interdit de cumul avec toute fonction nationale, et le Haut Représentant pour la PESC, personnalité hybride assistée d’un important service européen pour l’action extérieure, appelée à la fois à présider le Conseil Affaires étrangères et à occuper les fonctions de vice-président de la Commission. Or, dans la mesure où ces deux personnages n’exerceront aucun mandat à l’échelle d’un État membre, l’on doit s’interroger sur la source de leur légitimité. Sans doute, émanera-t-elle du consensus ou de la majorité qualifiée des chefs d’État et de gouvernement qui les nomment ? Et s’agissant du premier titulaire, elle renforcera la structure intergouvemementale de l’Union. Mais s’agissant du Haut Représentant, elle tendra à associer les deux sources de légitimité situées à l’origine de sa désignation, à savoir le Conseil européen et le Parlement de Strasbourg. Et dans les deux cas, l’on pourra observer le recul du dédoublement fonctionnel affectant les présidences tournantes. Car ajoutées à l’héritage des traités précédents concernant les institutions supranationales, tant au niveau de l’Union que de la zone euro, il en résulte un renforcement des instances propres à l’Union au détriment de celles formées par des représentants d’États membres. À quoi vient s’ajouter l’accroissement des pouvoirs du Parlement européen et l’extension du vote à la majorité qualifiée au Conseil. Dans ces conditions, l’on conçoit que la question de la nature politique de l’Union européenne se pose dans des termes nouveaux, et toujours plus complexes. D’où la nécessité, avant de tenter d’en mesurer la portée, d’opérer un détour d’ordre épistémologique en direction du renouvellement des approches philosophiques et juridiques du fédéralisme, lesquelles seront susceptibles d’éclairer d’un jour nouveau la nature du concept de Fédération d’États nations.
LES PROGRÈS DE LA RECHERCHE THÉORIQUE
14 Pendant longtemps, en matière de fédéralisme, la recherche s’est confinée dans une dichotomie sommaire opposant la Confédération d’États à l’État fédéral. Certes, cette tendance réductrice, postérieure à Montesquieu pour qui, à l’heure des Lumières, l’Europe formait « une nation composée de plusieurs », fut surtout le fait de la doctrine française, moins curieuse des travaux menés en Allemagne, en Suisse puis en Belgique, que fascinée par le modèle nord-américain. En effet, le précédent constitué par les États-Unis d’Amérique devait captiver les juristes français du fait de l’omniprésence de l’État à la fois à la base et au sommet des institutions établies par la Constitution de 1789, à savoir les États fédérés et l’État fédéral. Alors que plus tard ces juristes se trouveront moins portés à identifier la place et la nature des Länder, des cantons ou des communautés linguistiques dans les fédérations régissant nos voisins. Cette polarisation autour du critère étatique a même incité certains observateurs à nier l’existence de toute structure fédérale en Europe en l’absence d’État européen, tandis que d’autres s’obstinaient à projeter l’avènement de ce super-État dans le long terme. Comme si le fédéralisme ne pouvait s’appréhender sur le vieux continent qu’à travers la référence à des États-Unis d’Europe, calqués par voie de mimétisme sur le modèle issu de la Convention de Philadelphie !
15 Or, deux nouvelles pistes de réflexion permettent aujourd’hui de se libérer de cette emprise. La première, de nature philosophique, repose sur le concept de « patriotisme constitutionnel » proposé par Jürgen Habermas, dans le prolongement de la pensée cosmopolitique d’Emmanuel Kant. Dans cette perspective, les travaux de Jean-Marc Ferry ont permis de renouveler la conception de la citoyenneté européenne et de fonder sur elle une conception plus ouverte du fédéralisme et moins tributaire de l’Etat [9]. La seconde piste, qui tient au renouveau de la pensée juridique, nous oriente dans deux autres directions. La première met en valeur la pratique du fédéralisme coopératif. Elle se fonde sur l’observation, notamment au Canada, en Allemagne et en Suisse, du fait qu’entre les deux niveaux superposés de puissance publique apparaît un large domaine de compétences partagées exercées à l’aide d’une étroite coopération entre les gouvernements respectifs des entités fédérées et fédérale. Ce qui donne lieu au Canada au développement de conférences fédérales/provinciales réunissant régulièrement les premiers ministres des provinces et de la Confédération. L’observation montre également qu’en Allemagne et en Suisse, des phénomènes de ce genre se développent à l’articulation des deux niveaux de compétence, associant les Länder et les cantons à l’exercice du pouvoir fédéral [10]. C’est la présence à plus grande échelle d’un phénomène analogue dans le cadre des Communautés puis de l’Union européenne qui nous a conduits, avec Maurice Croisat, à repérer l’existence d’un mode de coopération entre l’Union et les gouvernements des États membres, que nous avons qualifié de « fédéralisme intergouvememental » [11], et à situer celui-ci à mi-chemin entre l’État fédéral et la Confédération d’États.
16 Or, dans une seconde direction, le renouveau de la pensée juridique apporte une caution théorique à cette démarche empirique. Il se manifeste notamment sous la plume d’Olivier Beaud lorsque l’auteur écrit que la distinction de la confédération d’États et de l’État fédéral « toute canonique qu’elle soit, constitue davantage un handicap qu’une aide et qu’il vaut mieux s’en débarrasser si l’on veut progresser dans la reconnaissance du phénomène fédéral » [12]. Il en résulte l’émergence d’un concept de fédération déconnecté de l’emprise de l’État, par conséquent susceptible de rendre compte de l’existence au faîte de l’édifice fédéral d’institutions spécifiques. Ce qui nous autorise à observer, hormis la présence à la base de l’Union européenne d’États membres, l’existence à son sommet d’institutions qui, sans être étatiques, forment de véritables pouvoirs publics. Les unes, spécifiques, sont de nature fédérale, comme le Parlement, la Commission, le président permanent du Conseil européen ou le Haut Représentant pour la PESC ; les autres découlent du dédoublement fonctionnel des gouvernements nationaux, comme le Conseil européen ou le Conseil des ministres. L’avantage de cette lexibilité est de promouvoir au sommet de l’Union européenne des institutions de nature différente. D’où il résulte, par rapport à la Confédération d’États et à l’État fédéral, l’émergence d’un mode spécifique de fédéralisme qui confère aux gouvernements nationaux une place prépondérante dans un nouvel équilibre fondé sur l’exercice en commun des souverainetés. En effet, au sein de cette fédération, à côté des instances propres à l’Union, l’intervention des gouvernements nationaux se manifeste tant dans le cadre de la fonction législative que de la fonction exécutive. La première s’exerce désormais dans la majorité des cas au sein du Conseil des ministres en codécision avec le Parlement européen ; la seconde, en liaison avec le Haut Représentant pour la PESC, se déploie au sein du Conseil européen et du Conseil des ministres. Seule la fonction juridictionnelle à travers la Cour de justice échappe à leur emprise. Ce qui confère aux États membres un rôle de premier plan que Jacques Delors, fondé sur 1’expérience d’une décennie, a traduit par l’expression « fédération d’États nations ».
L’INTUITION DELORIENNE
17 Quand il a pris ses fonctions en 1965 à la tête de la Commission européenne, Jacques Delors pouvait difficilement être taxé d’a priori fédéraliste. Il répondait davantage au qualificatif d’« ingénieur social », comme en avait témoigné sa participation active aux travaux du Commissariat du Plan. Mais, face à l’objet politique non identifié qu’il devait maîtriser, il lui fallut, selon ses propres termes, « soulever le capot » et « mettre la main dans le cambouis ». Et il s’aperçut que, pour promouvoir les directives nécessaires à l’établissement du marché unique, il lui faudrait, face à l’imbrication des rôles respectifs des États membres et de la Communauté, répondre à la question : « qui fait quoi ? ». D’où, au moment d’accroître les compétences dévolues à celle-ci par l’Acte Unique, l’attention qu’il dut porter à la fois à l’extension de la méthode communautaire à de nouveaux domaines et au respect du principe de subsidiarité, dont il fit introduire pour la première fois la référence dans le texte du traité, à propos de la protection de l’environnement.
18 Mais « fédéralisme, écrira Jacques Delors, ne veut pas dire disparition des États nations… ». Ce qui implique dans son esprit le rejet de toute analogie présomptueuse avec les États-Unis d’Amérique. Simplement, « l’approche fédérale permet mieux de dire qui fait quoi, donc de rendre responsables ceux qui décident et agissent et de bien distinguer entre les niveaux de décision ». Et de conclure avec humour « qu’à partir de là, si tout le monde était d’accord sur ce concept, il cesserait d’être un épouvantail à moineaux qu’il reste pour beaucoup » [13]. Par conséquent, confronté au tabou de la majorité des chefs d’État et de gouvernement à l’égard du fédéralisme, il lui fallut inventer pour le rendre audible à leurs oreilles une formulation compatible avec la pérennité des États. D’où l’expression « fédération d’États nations », rendue nécessaire à partir du moment où, avec le traité de Maastricht, la construction européenne franchissait de façon plus visible la distance séparant l’union économique de l’union politique.
19 Une telle évolution aurait dû s’accompagner, dans l’esprit de Jacques Delors, de la pérennisation de la méthode communautaire, en l’adaptant aux différents domaines de compétence de l’Union. Mais il lui fallut alors composer avec la volonté des chefs d’État et de gouvernement d’appliquer aux deux nouveaux « piliers » créés par ce traité la méthode intergouvemementale, garante à leurs yeux de leur souveraineté. D’où l’image du « Temple grec » que prit la construction européenne, au lieu de 1’« arbre à plusieurs branches » qu’aurait souhaité voir adopter le président de la Commission. Mais lorsqu’il s’est agi de pousser le processus d’intégration à sa limite extrême en matière monétaire, le président du Comité chargé d’en préparer l’avènement n’hésita pas à promouvoir un « système européen de banques centrales » de type fédéral. En revanche, il dut accepter que celui-ci soit assorti d’un mode de coopération macro-économique intergouvememental, dont il déplorera plus tard que sa pratique ait été réduite au plus petit dénominateur commun. Regrets que la crise grecque et ses suites sont venues récemment confirmer.
20 Le pragmatisme commandait, à l’époque, de promouvoir une forme de gouvernance qui tienne compte à la fois du besoin de gouvernabilité de l’Union et de l’attachement des nations aux apparences de leur souveraineté. D’où la recherche d’une synthèse entre ces deux exigences que traduit le concept de fédération d’États nations. « Les puristes de la pensée fédéraliste, écrit à ce sujet Jacques Delors, m’ont reproché ce que cette notion contient de contradictoire. À quoi je réponds qu’un projet fédéral qui ne respecterait pas le poids et l’identité des nations n’aurait aucun avenir en Europe. Aujourd’hui je vais même plus loin. Grâce au mélange qu’elle incarne entre la légitimité des peuples et celle des États, entre unité et diversité, entre dimension politique et territoriale, une fédération d’États nations est le seul modèle politique vers lequel devrait tendre la grande Europe. Et si, pour en arriver là, un groupe d’États pionniers doit un jour lancer le mouvement, il ne faudra y voir rien d’autre qu’une étape intermédiaire » [14]. Ce qui laisse ouverte la question de savoir si la fédération d’États nations rend compte de la situation actuelle du système politique de l’Union européenne ou si elle demeure à l’état de projet ?
LA FÉDÉRATION EUROPÉENNE D’ÉTATS NATIONS ET LE TRAITÉ DE LISBONNE
21 Reste donc à se demander si le traité de Lisbonne incarne aujourd’hui le concept de fédération d’États nations ou si l’Union devrait encore une fois revoir sa copie pour en faire sa carte d’identité ?
22 Une première observation semble s’imposer. Aux instances relevant de la méthode communautaire qui lui préexistaient – à savoir le Parlement, le Conseil, la Commission et la Cour de justice – le dernier traité ajoute de nouveaux organes affranchis du dédoublement fonctionnel : le président permanent du Conseil européen et le Haut Représentant, tout en conservant ceux qui continuent de relever de ce dédoublement, à savoir le Conseil européen, les diverses formations du Conseil des ministres et leur présidence tournante. Ces dernières institutions possèdent, en effet, cette particularité d’être formées de personnalités qui occupent à titre principal d’importantes fonctions dans leurs États respectifs, soit comme chef d’État ou de gouvernement, soit comme ministres. Ce qui ne leur permet, par conséquent, que de consacrer un temps très partiel à leur mandat européen. Or dans la mesure où, s’agissant du Conseil des ministres, seule sa formation « affaires étrangères » est désormais présidée par le Haut Représentant, cette coexistence d’instances hétérogènes résultant de la présidence temporaire des autres formations fait problème. Et il en va particulièrement de la formation qualifiée d’« affaires générales », censée coordonner l’ensemble du système. Cette dernière devant continuer à être présidée pour une durée de six mois par un ministre – ou un chef de gouvernement – national, l’on doit se demander si, du fait de l’élargissement de l’Union, sa précarité lui permettra longtemps encore de remplir sa mission ? La preuve en est que le Conseil européen est amené à siéger de plus en plus souvent à sa place, à tel point que son président permanent ait suggéré de le réunir chaque mois. Tandis qu’à la faveur de la crise économique et financière, un Conseil européen limité aux chefs d’État et de gouvernement des pays de la zone euro s’est trouvé convoqué à trois reprises, ce qui est une première depuis la création de la monnaie unique ! Cette situation ne saurait se perpétuer, à moins de faire résider les chefs d’État et de gouvernement à Bruxelles… ou de les faire délibérer en permanence par vidéo-conférence, ce qui paraît évidemment exclu.
23 La présence d’un président permanent du Conseil européen et d’un Haut Représentant doté de prérogatives et de moyens importants permettra-t-elle de remédier à cette situation héritée des séquelles du passé ? Rien n’est moins sûr. Car ces deux innovations placent leurs titulaires en situation de dépendance à l’égard des instances réunissant les représentants des États membres. Et, vu le nombre accru de ces derniers, qui fait ressembler l’institution au G 20, il devient de plus en plus difficile de parvenir à des compromis. En outre, s’agissant du président Van Rompuy, son statut ne lui confère aucune prise sur la Commission présidée par José Manuel Barroso ni, bien entendu, sur la Banque centrale dirigée par Jean-Claude Trichet ! Il ne peut être, de ce fait, qu’un « amiable compositeur ». Tandis que, de leur côté, par rapport aux instances réunissant les représentants des États membres, ces deux acteurs risquent de se trouver placés hors circuits. L’on en fait aujourd’hui l’expérience face à la crise économique et financière qui ébranle l’Union et qui risque, dans le prolongement des difficultés traversées par la Grèce, de faire imploser la zone euro. Toute décision stratégique reste donc tributaire du consensus précaire des gouvernements nationaux. Et l’expérience montre que le poids des leaders des grands États membres, notamment du couple franco-allemand, pèse plus lourd, mais de façon intermittente, que celui du nouveau président permanent du Conseil européen et du président de la Commission. En un mot, l’Union européenne souffre du manque de leadership. Le traité de Lisbonne, tel qu’il est appliqué, ne paraît donc pas en mesure de répondre à la question posée naguère par le secrétaire d’État américain Henry Kissinger : « l’Europe, quel numéro de téléphone ? ».
24 L’ensemble ainsi formé par ces pouvoirs publics ne cesse de s’éloigner des structures d’un État fédéral. Et, à vingt-sept États membres, il est devenu plus proche de celles d’une Confédération. Aussi, l’Europe empêtrée dans ses nations résiste mal aux crises et pourra difficilement se satisfaire du statu quo, sauf à restreindre son ambition au niveau d’une simple zone de libre-échange. Il est sans doute trop tôt pour se demander si, dans ces circonstances, l’Union européenne parviendra à se redresser en résolvant à la fois le problème de son leadership et de son « gouvernement économique », ou si elle risque, sinon de sombrer, du moins de régresser au point de ressembler au « Concert européen », tel qu’il fut pratiqué sans succès par les grandes puissances coloniales au XIXe siècle ? Or dans cette hypothèse il faudrait redouter que la montée en force des « puissances émergentes » fasse perdre à l’Europe le rôle que pendant plusieurs siècles sa civilisation lui a procuré. La mondialisation et l’économie de marché obligent les acteurs politiques à réagir vite et à disposer de la taille nécessaire pour se faire respecter. Par conséquent, une simple union d’États s’avère inadaptée.
25 Pour qu’il en soit autrement, il faudra donc que la Fédération d’États nations, sans se muer en super-État, se dote non seulement d’une gouvernance économique performante, mais aussi d’un pouvoir politique à la mesure de ses responsabilités. Sans doute, les chefs d’État et de gouvernement des vingt-sept États membres redouteront-ils d’avoir à subir le leadership d’un président européen que les médias auront tôt fait de valoriser. Et ils tireront argument pour en retarder – ou pour en contrer – l’échéance du fait qu’ils ne sauraient s’engager dans la préparation d’un nouveau traité, dont personne ne pourrait assurer qu’il soit un jour ratifié. Mais sans qu’il soit nécessaire d’y recourir, rien ne s’opposerait, au vu du traité de Lisbonne, à ce que soient fusionnées les fonctions de président permanent du Conseil européen et de président de la Commission, ce qui réunirait dans les mêmes mains les tâches de médiation et les mesures d’exécution. Lors des travaux de la Convention sur l’avenir de l’Europe, l’actuel président de la Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, Pierre Lequillier, l’avait déjà proposé. Parallèlement, rien ne devrait non plus empêcher que les vice-présidents de la Commission, autres que la Haute Représentante Lady Ashton, notamment celui en charge de l’économie, voient leur statut calqué sur celui de cette dernière afin d’exercer la présidence permanente des formations du Conseil et d’opérer une synergie entre l’action intergouvemementale et l’action communautaire. Ainsi, la désuétude des présidences tournantes autoriserait l’Union européenne à sortir de l’imbroglio institutionnel dans lequel la mise en œuvre du traité de Lisbonne l’a placée en la dotant de pouvoirs stables. Une telle issue permettrait au modèle de la Fédération d’États nations, sans se muer en État fédéral, de se démarquer plus nettement de la Confédération d’États et de promouvoir un système institutionnel à la hauteur de ses ambitions.
26 L’on pourrait alors définir la Fédération d’États nations comme un système ou un régime [15] conférant à la fois un rôle collégial effectif aux gouvernements des États membres, en tant que co-acteurs du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif de l’Union, et un leadership performant à une personnalité cumulant la présidence du Conseil européen et de la Commission assistée de hauts représentants permanents vice-présidents de la Commission [16]. Ce qu’exprime à sa manière philosophique Justine Lacroix lorsqu’elle écrit que « loin, donc, de l’épouvantail du “super-État”, occupé à orchestrer “l’abolition des nations”, on voit davantage se dégager, à l’échelle européenne, le modèle d’un “fédéralisme d’États libres” – pour reprendre le concept avancé par Emmanuel Kant au second article de Pour la paix perpétuelle » [17] ; ce modèle illustrant la synthèse de la pluralité et de l’unité, dont le projet de Constitution pour l’Europe devait faire la devise de l’Union.
27 Ajoutons que plutôt que de confiner seulement les parlements nationaux dans un rôle éventuel d’opposition au nom du respect de la subsidiarité, il serait judicieux d’autoriser également leurs délégués à participer chaque année, aux côtés de ceux des députés européens, à un Congrès qui, sans exercer le pouvoir législatif, serait invité à débattre d’un « rapport sur l’état de l’Union » présenté par son président. À terme, ce président pourrait être élu tous les cinq ans par ce Congrès, qui se prononcerait également sur la candidature de nouveaux États désireux d’adhérer à la Fédération. Mais, pour cela, il faudrait réviser le traité. Or, bien que faisant désormais appel à une nouvelle Convention ou à sa dispense par le Parlement européen, le traité de Lisbonne requiert toujours le recours à l’unanimité des États membres. Ce qui paralyse toute adaptation progressive des institutions européennes pour rendre pleinement opérationnel dans son intégrité le modèle de la Fédération d’États nations. Sauf à en limiter éventuellement la portée à une « avant-garde », sous forme de coopération renforcée.
28 En conclusion de cette analyse, il nous paraît résulter qu’au même titre que l’État fédéral ou la Confédération d’États, la Fédération d’États nations (c’est-à-dire la Fédération d’États et de citoyens) forme un concept susceptible de générer un mode particulier de fédéralisme. Mieux adapté à un ensemble de nations dotées d’un long passé et, par conséquent, fières de leur patrimoine historique, il s’appliquerait plus aisément au « Vieux continent » que celui importé des États-Unis d’Amérique. Et, en inscrivant sa mise en œuvre dans le « temps long » [18], il s’accorderait mieux aux exigences d’un monde en voie de globalisation auquel la formule aujourd’hui dépassée de la Confédération d’États souverains ne permet pas de répondre. Rien n’interdit de penser non plus que ce modèle puisse servir un jour, au-delà des frontières de l’Europe, à identifier d’autres fédérations susceptibles de se former dans un univers où le rôle des continents semble plus fonctionnel que celui d’États isolés. Et ce d’autant mieux que le fédéralisme, loin de former un stéréotype, offre du fait de sa flexibilité une capacité d’adaptation à des situations conjoncturelles et géopolitiques différentes. Déjà la diversité des organisations régionales qui se dessine aux quatre coins de la planète, de 1’Amérique latine au Sud-Est asiatique en passant par l’Afrique, offre à cette hypothèse un début de crédibilité [19].
29 Sur le continent européen, en tout cas, l’intuition delorienne, loin de constituer une contradiction dans les termes, paraît épistémologiquement validée. Encore conviendra-t-il pour qu’elle devienne pleinement opérationnelle qu’elle franchisse de nouvelles étapes. Le traité de Lisbonne en entrant en vigueur aura été sans doute un moment nécessaire sur cette voie. Ses premiers mois d’application montrent toutefois ses limites. La crise que traverse l’Union européenne dans une conjoncture économique et financière pleine de risques, en témoigne, d’où déjà la décision du Conseil européen d’octobre 2010 d’engager une révision du traité pour mieux assurer la régulation économique et financière de la zone euro et de l’Union. Voici plus de trente ans, après avoir observé que « la construction européenne est un changement formidable qui demandera beaucoup de temps », Jean Monnet avait « toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises et qu’elle serait la source des solutions à ces crises ». L’avenir dira si les gouvernements de ces États membres lui en donneront les moyens et la capacité.
Notes
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[1]
Cette interrogation a suscité depuis longtemps d’importants travaux. Marie-Élisabeth Debussy, Hélène Delorme et Françoise de La Serre ont établi dès le début des années 1970 un premier recensement des travaux américains inspirés des théories réalistes et fonctionnalistes des relations internationales (« Approche théorique de l’intégration européenne », Revue française de science politique, 21 (5), juin 1971, p. 615-653). En langue française, citons en particulier : Christian Lequesne, « Comment penser l’Europe ? », in Marie-Claude Smouts (dir.), Les nouvelles relations internationales, Paris, Presses de Sciences Pô. Coll. Références, 1998 ; Christian Lequesne et Andrew Smith, « Interpréter l’Europe : éléments pour une relance théorique », Cultures et conflits, 28, 175 ; Yves Déloye, « Eléments pour une approche socio-historique de la construction européenne. Un premier état des lieux », Politique Européenne, 18, hiver 2006 ; Sabine Saurugger, « Une sociologie de l’intégration européenne ? », Politique Européenne, 25, printemps 2008 ; ainsi que l’ouvrage collectif que nous avons préfacé, dirigé par Céline Belot, Paul Magnette et Sabine Saurugger, Science Politique de l’Union européenne, Paris, Economica, 2008. Sur l’ensemble de la question, l’on se reportera au livre de René Schwork, Théories de l’intégration européenne, Montchrestien, Clefs, 2005, et surtout au récent ouvrage de Sabine Saurugger, Théories et concepts de l’intégration européenne, Presses de Sciences po, Paris, 2010.
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[2]
Cité par Olivier Beaud, in « L’Europe vue sous l’angle de la fédération, le regard paradoxal de Paul Reuter », Droits, n° 45, p. 54.
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[3]
Alain Cohen, « Le Plan Schuman de Paul Reuter entre communauté nationale et fédération européenne », Revue française de science politique, 46 (5), octobre 1998.
-
[4]
Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 517.
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[5]
Jean-Louis Quermonne, « Trois lectures du traité de Maastricht, essai d’analyse comparative », Revue française de science politique, 42 (5), octobre 1992.
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[6]
Andrew Moravcsik, « Le grain et la grandeur : les origines économiques de la politique européenne du général de Gaulle », Revue française de science politique, Première partie (49) 4-5, août-octobre 1999, Deuxième partie (50), 1er février 2000.
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[7]
Ernest Gellner, Nations et nationalisme, trad. B. Pineau, Paris, Payot, 1989, p. 11.
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[8]
Paul Magnette, « L’Europe, l’État et la démocratie. Le souverain apprivoisé », Bruxelles, Complexe, 2000.
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[9]
Jean-Marc Ferry, La question de l’État européen, Paris, Gallimard, 2000. Cf. également Paul Magnette, La citoyenneté européenne, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999 ; et le numéro spécial de la revue Politique Européenne sur « Le patriotisme constitutionnel et l’Union européenne », n° 19, printemps 2006.
-
[10]
Maurice Croisat, Le fédéralisme dans les démocraties contemporaines, Paris, éd. Clefs, Montchrestien, 1999 ; Le fédéralisme en Europe, Paris, Clefs, Montchrestien, 2010.
-
[11]
Maurice Croisat, Jean-Louis Quermonne, L’Europe et le fédéralisme, Paris, Clefs, Montchrestien, 2e éd., 1999 ; Dusan Sidjanski, « L’approche fédérale de l’Union européenne ou la quête d’un fédéralisme européen inédit », Études et recherches, Notre Europe, juillet 2001.
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[12]
Olivier Beaud, Théorie de la fédération, Paris, Léviathan, PUF, 2007, p. 69 ; cf. également Elisabeth Zeller, « Aspects internationaux du droit constitutionnel, contribution à la théorie de la fédération d’États », Cours de l’Académie de droit international de La Haye, 294-1 ; François Foret, Légitimer l’Europe, Pouvoir et symbolique à l’ère de la gouvernance, Paris, Presses de Sciences-Pô., 2008.
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[13]
Notre Europe et Jacques Delors, L’Europe tragique et magnifique : Les grands enjeux européens, Paris, Saint-Simon, 2006, p. 79.
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[14]
Notre Europe et Jacques Delors, op. cit., p. 12. Cf. également Charles Grant, Delors, architecte de l’Europe, Ed. Georg, 1995 ; Helen Drake, Jacques Delors en Europe, Histoire et sociologie d’un leadership improbable, Presses Universitaires de Strasbourg, 2002.
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[15]
Alors que nous nous sommes contentés d’user du mot système (cf. notre livre Le Système politique de l’Union européenne, Clefs, Montchrestien, 8e éd., 2010), Paul Magnette n’a pas hésité à employer le mot régime dans le titre de son ouvrage (Le régime politique de l’Union européenne, Coll. Références, Presses de Sciences-Pô, 2e éd., 2008).
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[16]
Robert Toulemon, Aimer l’Europe, préface de Michel Albert, Éd. Lignes de Repères, nouvelle édition, 2009.
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[17]
Justine Lacroix, L’Europe en procès, quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Éd. du Cerf, 2004, p. 175.
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[18]
Jean-Louis Quermonne, L’Union européenne dans le temps long, préface de Jacques Delors, Presses de Sciences-Pô., 2008.
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[19]
Mario Télo, Relations internationales, une perspective européenne, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2008.