Notes
- (*)Conférence prononcée en février 2003 dans le cadre des cycles de conférences organisés par l’Institut d’études judiciaires de la Faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille.
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[1]
Même si certains d’entre eux sont inscrits en filigrane dans la Convention de 1950 et ont donc été consacrés par la voie jurisprudentielle.
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[2]
Est ici visée la CSE révisée (situation au 1er février 2004). L’ont ainsi ratifiée les États suivants : Finlande, France, Irlande, Italie, Portugal, Suède.
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[3]
A la différence de la Charte communautaire, la CSE a bien valeur obligatoire, mais pour les États seulement, car l’effet direct de ce texte n’est, en général, pas reconnu.
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[4]
S’agissant de ce dernier point, l’on a affaire à une avancée indéniable, mais qui est quelque peu ternie par le fait que le Parlement européen est encore loin de revêtir les qualités qui sont le propre des assemblées parlementaires (fonction représentative de l’universalité des citoyens constitué en un corps politique homogène et unique, capacités délibératives orientées vers le contrôle politique et surtout, monopolisation du pouvoir législatif conformément aux exigences du principe de séparation des pouvoirs).
-
[5]
Telle ne semble pas être l’option retenue par les rédacteurs du projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe (cf. article III, 270 (4)).
1Les relations entre construction européenne et droits fondamentaux ont, depuis l’origine, été placées sous le sceau de l’ambiguïté.
2La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée récemment parviendra-t-elle à lever définitivement cette ambiguïté récurrente depuis maintenant un demi-siècle ?
3Le processus d’intégration européenne, initié voici plus de cinquante ans, a été conçu comme un antidote à la violation la plus systématique et l’une des plus massives jamais perpétrées à l’encontre du genre humain et donc, des droits fondamentaux de l’être humain.
4Mais curieusement, si l’homme est bien au centre du projet politique qui préside à la naissance des Communautés européennes, la dimension juridique propre à l’affirmation des droits fondamentaux et à leur garantie a été en grande partie occultée par les trois traités fondateurs.
5D’une part en effet, si les principes de libre circulation et de non-dis-crimination apparaissent comme des principes cardinaux de l’architecture communautaire, ils font cependant figure d’un couple bien esseulé dans un ensemble institutionnel et normatif complexe.
6D’autre part, ces mêmes principes tout en étant affirmés haut et fort, sont dotés d’une finalité étroitement balisée : il s’agit avant tout par leur truchement, de servir l’établissement d’un marché commun et une fois celui-ci réalisé, d’en asseoir la pérennité en faisant précisément des principes structurels dont s’agit, les piliers normatifs sous-tendant tout l’édifice.
7A vrai dire, le paradoxe n’est qu’apparent – du moins au départ – et ne jaillira en pleine lumière qu’après quelques décennies.
8Si l’on ne se préoccupe peu ou pas de droits fondamentaux dans l’Europe en construction c’est pour trois raisons au moins :
D’abord parce que les esprits ont peine à imaginer les occurrences
d’une interférence plausible entre une structure dont la finalité économique est, sinon exclusive, du moins dominante et d’autres Droits et
Libertés fondamentaux que ceux visés par les traités ;
9Ensuite, parce que c’est davantage des États qu’il faut se méfier que des institutions communautaires elles-mêmes. Les premiers sont liés par leurs obligations communautaires et donc par le respect des exigences de liberté et de non-discrimination tandis que les secondes, avec l’appui de la Cour de Luxembourg, en sont les vigilants et scrupuleux gardiens. A la limite donc, faire grief à la construction européenne d’ignorer la question des droits fondamentaux relèverait du faux procès ou pire du procès d’intention : non seulement des droits et libertés sont proclamés et sont garantis contre les États par les gardiens des traités ; mais au surplus, comment pourrait-il y avoir atteinte aux droits fondamentaux (autres que ceux visés par les traités) puisqu’on ne s’occupe au fond que d’économie ?
10En dernière analyse enfin, la vanité des craintes exprimées ressort suffisamment de cette considération dirimante : la question des droits de l’homme en général a déjà son forum de discussion et son système de garanties propres – c’est le Conseil de l’Europe – et son instrument d’action privilégiée incarné par la Convention européenne des droits de l’homme et sa juridiction appropriée, la Cour européenne des droits de l’homme. Or, tous les États impliqués dans le projet communautaire le sont également au niveau du Conseil de l’Europe. La double allégeance ainsi établie devrait donc suffire aux yeux de tous à garantir la cohérence entre processus d’intégration communautaire d’un côté et protection des droits fondamentaux de l’autre.
11Cette approche a très vite révélé ses limites. Mais la prise de conscience en a été sans doute trop longtemps retardée tandis que les palliatifs envisagés l’ont été à leur tour sur le tard et surtout, de manière exagérément partielle.
12En premier lieu, le traitement communautaire des droits fondamentaux a très vite achoppé sur trois séries d’écueils.
- Les premiers émanent des juges constitutionnels notamment italien et allemand. En pointant les insuffisances du système communautaire de protection des droits fondamentaux, les Cours constitutionnelles ont ouvertement menacé de soumettre le droit communautaire au respect des droits fondamentaux tels que garantis par les Constitutions nationales et, en cas de contrariété avérée, de le priver d’effet dans l’ordre juridique concerné.
- S’y est ajoutée la considération décisive que même tourné principalement vers l’économie, l’exercice des compétences communautaires pouvait attenter aux droits fondamentaux.
- Enfin, le maintien d’une certaine forme d’ignorance, voire de condescendance à l’égard de la question des droits fondamentaux a été la source d’un décalage croissant entre l’innocuité prétendue ou supposée du système normatif communautaire comparé à l’accroissement exponentiel des compétences des institutions européennes, y compris dans des secteurs en prise directe avec les droits fondamentaux.
14En deuxième lieu, le déficit communautaire en matière de droits fondamentaux n’a été comblé qu’avec retard. La Cour de justice des Communautés européennes n’a véritablement pris conscience des déficiences du système et commencé à élaborer une jurisprudence en phase avec la question des droits fondamentaux qu’au milieu des années soixante-dix, tandis que la réaction des autres institutions n’a commencé à se concrétiser qu’avec l’adoption – par le seul Parlement européen – en 1989 d’une « Déclaration des droits et libertés fondamentaux ».
15En troisième lieu, les progrès réalisés au niveau du droit primaire ont non seulement mis trop de temps à s’imposer, mais ont été perçus également comme autant de palliatifs insuffisants, voire décalés par rapport aux ambitions affichées par ailleurs par les États. En effet, d’une part, il faut attendre le traité sur l’Union européenne signé en 1992 pour que la problématique des droits fondamentaux soit résolument inscrite noir sur blanc dans le marbre consolidé du droit primaire. D’autre part cependant, aussi bien le traité de Maastricht que les textes fondamentaux qui lui succèdent (traités d’Amsterdam et de Nice respectivement signés en 1997 et 2001) ne parviennent pas à rompre avec le « byzantinisme » de la méthode communautaire : adossé à des instruments exogènes censés alimenter le réservoir communautaire des droits fondamentaux – les traditions constitutionnelles communes aux États membres d’un côté, la Convention européenne des droits de l’homme de l’autre, auxquelles l’on croit séant d’ajouter la Charte sociale européenne ou encore la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, deux textes au demeurant dépourvus de valeur contraignante – le « catalogue communautaire des droits fondamentaux » n’est pas véritablement accessible au citoyen.
16En dernier lieu enfin, au moment où les États affichent de nouvelles ambitions et décident d’inscrire la construction européenne dans un projet politique de grande ampleur, où le citoyen européen sera enfin traité comme un sujet de droit responsable impliqué à part entière dans la vie des institutions européennes, force est de constater que l’équation demeure faussée par un déséquilibre récurrent entre la dynamique de l’intégration d’une part et la relative atonie dans laquelle les États persistent à tenir les droits fondamentaux d’autre part. Sous cet angle, le refus catégorique exprimé en 1996 par la Cour de justice de Luxembourg de voir la Communauté européenne adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme sonne comme un ultime avertissement : à « l’union des États » doit impérativement répondre une véritable « union des citoyens » car c’est seulement à cette condition que l’on fera mentir tous ceux qui – souverainistes et eurosceptiques confondus – ont beau jeu de morigéner contre cette Europe technocratique incapable de rompre avec son démon de toujours : le déficit démocratique.
17L’Europe ne peut donc plus se satisfaire de n’être que « l’Europe des marchands »; elle doit au contraire se muer en « Europe des citoyens » et donc faire en sorte que le point de repère de toute la réflexion soit non plus les institutions ni même les États et leurs intérêts égoïstes mais bel et bien l’individu.
18Quel meilleur moyen pour y parvenir que de doter enfin l’Union européenne d’un catalogue de droits fondamentaux qui lui soit propre et qui parachève ainsi les premiers éléments de cette citoyenneté européenne dont les traités de Maastricht et d’Amsterdam ont, en leur temps, dessiné les prémices ?
19La réponse est donnée on ne peut plus clairement par le Conseil européen de Cologne qui dans sa réunion du 4 juin 1999 scelle les premières fondations de l’édifice par cette conclusion : « au stade actuel du développement de l’Union européenne, il est nécessaire d’établir une Charte (des droits fondamentaux) afin d’ancrer leur importance exceptionnelle et leur portée de manière visible pour les citoyens de l’Union ».
20C’est le Conseil européen de Tampere (15 et 16 octobre 1999) qui en a par la suite défini les modalités d’élaboration.
21La Convention chargée d’élaborer le projet a communiqué le résultat de ses travaux le 2 octobre 2000. Présenté au sommet de Biarritz (13 et 14 octobre 2000), le texte définitif de la Charte a été adopté par le Conseil européen de Nice le 7 décembre 2000.
22Il n’est pas sans intérêt à ce stade, de faire état de quelques brèves considérations sur la méthode touchant à la procédure d’élaboration de la Charte.
23L’on insistera davantage en revanche sur le contenu de la Charte, analyse qui permettra à son tour de suggérer une réflexion élargie touchant à la portée de ce texte ainsi qu’aux interrogations récurrentes – ou inédites – qu’il est susceptible de soulever.
24I – L’attention doit être d’emblée attirée par le caractère innovant de la méthode suivie en la circonstance.
25Le choix arrêté en définitive a été de confier l’entreprise d’élaboration du texte à un organe sui generis dénommé « Convention ». Cette inspiration est révélatrice à plus d’un titre.
26La méthode s’inscrit tout d’abord en rupture avec la procédure classique de révision des traités suivie jusqu’alors. La traditionnelle « Conférence inter-gouvernementale » est mise provisoirement de côté pour laisser place à un forum dont l’évocation doit frapper les esprits : le précédent de la Convention de Philadelphie surgit immédiatement dans le souvenir de chacun. Inspirée d’un passé aussi révolutionnaire que glorieux, la symbolique du mot vise à inscrire le projet dans un avenir constituant propre au vieux continent.
27Au-delà de la symbolique des mots, il s’agit d’asseoir la légitimité démocratique de cette assemblée.
28Le nombre de ses participants est ainsi porté à soixante-deux membres.
29Surtout, la composition de cette instance a été soigneusement étudiée pour faire place à la diversité. Quatre composantes ont ainsi associé leurs efforts : les exécutifs nationaux, les parlements nationaux, la Commission européenne et le Parlement européen.
30Il est ainsi remarquable que pour la première fois dans l’histoire de la construction européenne, l’on ait vu le Parlement européen et les parlements nationaux travailler de concert à l’élaboration d’un texte essentiel.
31Le troisième apport notoire constaté au cours du processus d’élaboration de la Charte a été marqué par le souci d’ouverture et de transparence de la Convention. Non seulement ses travaux ont été ouverts au public et mis en ligne via le réseau Internet mais également, on a pu relever l’importante contribution des nombreux représentants de la société civile agissant par le biais des associations et des organisations non gouvernementales et dont les propositions furent là encore intégralement diffusées sur le réseau Internet.
32On notera d’ailleurs que deux journées de travaux ont été consacrées à l’audition des organisations non gouvernementales et que nombreuses ont été les propositions de celles-ci reprises dans le texte de la Charte.
33A l’évidence, c’est un esprit nouveau que l’on a voulu insuffler à cet ambitieux projet : la solennité et le caractère profondément novateur de cette entreprise historique exigeaient audace et imagination à la fois. C’est pourquoi les initiateurs du texte ont voulu puiser à d’autres sources, entendre d’autres voix que celle des experts qui assistent à l’ordinaire les représentants des seuls pouvoirs exécutifs dans les conférences inter-gouvernementales (J. Dutheil de la Rochère).
34Pour autant, la nature de la Convention – si elle préfigure peut-être une future assemblée constituante européenne – est encore loin d’en réunir tous les attributs et caractéristiques :
- elle n’a pas été élue par les peuples des États membres ;
- il ne s’est agi en aucun cas d’une véritable assemblée, l’organisation de ses travaux s’apparentant davantage à une négociation diplomatique qu’à des débats parlementaires tournés vers la discussion et la délibération publiques, elles-mêmes conclues par un scrutin. A aucun moment d’ailleurs, les décisions prises n’ont donné lieu à un vote quelconque.
35C’est la raison pour laquelle le choix du terme « Convention » a pu en définitive prêter le flanc à la critique. D’aucuns ont pu ainsi émettre des doutes à ce propos soulignant qu’un organe créé et nommé par le Conseil européen – réunion des chefs d’État et de Gouvernements – n’avait pas qualité pour s’autoproclamer « Convention » sauf à commettre un abus de langage.
36L’ambiguïté du processus touche en dernière analyse la nature du texte tel qu’il est spécifié par son intitulé même. On a pu faire valoir sous cet angle qu’il y avait contradiction dans les termes à vouloir associer sous une même expression Charte et droits fondamentaux. Le terme de Charte comporte des relents qui fleurent bon la monarchie, système dans lequel les Constitutions et, le cas échéant, les droits et libertés qui l’accompagnent sont souverainement octroyés par le monarque en place. Les droits fondamentaux en revanche, se situent résolument à l’opposé de cette forme de geste consenti. Existant par leur vertu propre, ils s’imposent plus qu’ils ne se posent. Extraits de la gangue du droit naturel où ils végétaient à l’état de droits de l’homme, ils accèdent sous la dénomination technique qu’on leur connaît, au droit positif, moins par la vertu d’une création ex nihilo que par le canal d’une simple reconnaissance. Si donc il s’agit d’une Charte, les droits qui y sont gravés ne peuvent être qualifiés de fondamentaux et inversement, s’il est question de droits fondamentaux, il ne peut s’agir d’une Charte (E. Picard).
37II – L’analyse des dispositions substantielles de la Charte offre d’abord au lecteur l’ensemble des réactifs susceptibles de révéler les enjeux des travaux comme les objectifs poursuivis par les membres de la Convention.
38Au titre des enjeux, il s’est agi en premier lieu, de confirmer – tout en la renforçant – la dynamique à l’œuvre dans le domaine de la garantie des droits fondamentaux en Europe et ce, depuis une trentaine d’années.
39Il a fallu en second lieu, naviguer constamment entre deux écueils : intégrer dans l’écrit, l’acquis communautaire des droits fondamentaux tout en se gardant de figer les catégories de droits dans l’existant, c’est-à-dire les sources déjà utilisées par la Cour de justice des Communautés européennes. Bref codifier sans recopier.
40Sous l’angle des objectifs à atteindre, la réponse des rédacteurs emprunte deux axes principaux.
41Il s’agit d’une part de privilégier la simplicité. Faire de la Charte et de ses droits un texte certes « visible » par le citoyen européen mais surtout, un texte « lisible » c’est-à-dire accessible, clair et compréhensible par tout un chacun.
42Il en ressort effectivement un texte dont la lecture est rendue aisée et rapide grâce à un style direct, épuré de toute contorsion grammaticale et de ces tournures de phrases interminables et par trop savantes à l’usage dans le cercle des experts bruxellois.
43Il importe d’autre part de ne pas craindre l’audace et pour cela ne pas hésiter à faire place à une certaine forme d’innovation, seule démarche capable d’asseoir l’originalité de la Charte en la singularisant de l’existant.
44L’on a donc voulu aller plus loin que la protection offerte par la Convention européenne des droits de l’homme. En réalité, non seulement il fallait faire mieux que la Convention de Rome – par souci de ne pas souffrir de la comparaison et d’éviter la critique de la vanité d’une démarche de duplication – mais surtout, cela est apparu indispensable, compte tenu du caractère historiquement daté de ce texte de référence. Il fallait donc sans le renier, dépasser le texte de 1950, le moderniser en le complétant par de nouveaux droits en tenant compte à cet égard des évolutions de la société moderne.
45La Charte entend ainsi formellement se départir de la distinction – et d’une certaine manière de l’opposition – entre droits civils et politiques (« droits libertés » et « droits garanties »), droits du citoyen (« droits participation ») d’une part – droits économiques et sociaux d’autre part.
46En réalité, ces distinctions se retrouvent en substance au fil des cin-quante-quatre articles et des sept chapitres qui en constituent la trame : Dignité, Libertés, Égalité, Solidarité, Citoyenneté, Justice, telles sont les dispositions qui structurent les droits et libertés garantis autour des valeurs fondamentales qui font l’identité de l’Union, auxquelles s’ajoute un dernier chapitre consacré à des dispositions plus générales.
47Le souci de privilégier une approche globale et unitaire des droits fondamentaux est cependant très affirmé. Ceci se vérifie à travers la recherche d’un équilibre entre les droits dits de la première, de la deuxième et de la troisième génération. Ainsi, pour la première fois, (si l’on fait exception de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 mais ce texte n’a jamais revêtu de caractère obligatoire) figurent dans un seul et même texte (international) des droits civils et politiques d’une part et des droits économiques et sociaux d’autre part; des droits fondamentaux dits « classiques » d’une part et des droits « modernes » d’autre part qui tiennent compte aussi des évolutions d’ordre technologique et des progrès des sciences de la vie (biomédecine notamment).
48Partant de là, l’énoncé des droits se caractérise à la fois par une reprise – parfois mot pour mot – du discours proclamatoire de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’affirmation de droits nouveaux [1]. De ce point de vue, le processus de codification mis en œuvre à travers la Charte va au-delà du simple recensement des droits existants dans l’Union et qui sont largement inspirés par le droit de Strasbourg. Au-delà de la consécration textuelle de l’acquis communautaire, la Charte s’efforce en ce sens de promouvoir l’intégration par le droit communautaire de nouveaux droits et libertés.
49Ainsi, par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme et ses protocoles, la Charte consacre un certain nombre de droits nouveaux. Parmi les plus significatifs, l’on pourra mentionner :
- La dignité de la personne humaine, dont le principe du respect est affirmé en prenant pour modèle la Loi fondamentale allemande.
- L’intégrité de la personne humaine qui est prise en compte de manière à interdire le clonage reproductif. Mais la Charte ne tranche pas la question du clonage thérapeutique. Elle laisse donc au législateur communautaire et national le soin de préciser ce qui est autorisé ou prohibé à ce sujet.
- La Charte affirme également le droit à la protection des données à caractère personnel et élève par ailleurs au rang de droits fondamentaux les principes de base censés garantir des relations équilibrées entre le citoyen et l’administration.
- Elle pose le principe de la liberté de la recherche, garantit le droit d’asile et entend assurer une protection effective des étrangers en cas d’éloignement. Consciente également des nouvelles formes de crime organisé qui se développent en Europe (filières d’immigration clandestine, exploitation sexuelle des femmes et des enfants), la Charte pose non seulement l’interdiction de la traite des êtres humains mais entend également promouvoir la protection spécifique des droits de l’enfant en s’appuyant notamment sur la Convention des Nations Unies du 20 novembre 1989.
- Le droit au mariage et le droit de fonder une famille font quant à
eux l’objet d’une approche sensiblement modernisée. La Charte n’interdit pas l’octroi du statut du mariage à des unions entre personnes de
même sexe. Par ailleurs, la dissociation entre le droit de se marier et le
droit de fonder une famille implique que les législations nationales puissent reconnaître d’autres voies que le mariage pour fonder une famille.
Cette affirmation entend par ailleurs mettre l’accent sur la spécificité du modèle européen, un modèle nettement distinct du modèle américain par la place qu’il accorde aux préoccupations sociales considérées à juste titre comme facteurs d’équilibre de nos sociétés, quelles que soient par ailleurs les approches variables de ces questions entre les États membres de l’Union européenne.
50L’inscription des droits économiques et sociaux dans la Charte marque enfin des progrès importants par rapport au droit existant. Elle s’inscrit d’abord en progrès par rapport à l’acquis des chartes sociales européennes (Charte sociale européenne du 18 octobre 1961 révisée en 1996 et Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs du 9 décembre 1989). Le premier texte n’a en effet été ratifié que par six États membres sur 15 [2]. Quant au second, il ne possède pas la qualité d’un acte juridique obligatoire de l’Union européenne [3].
51Cette démarche traduit aussi – et c’est important compte tenu des divergences persistantes entre États membres – la recherche d’un équilibre dans la formulation des droits concernés. La Charte opère à cet effet une distinction entre les droits proprement dits et les principes sociaux.
52Certes, la distinction n’a rien d’innovant en soi. On la retrouve dans le droit des traités où l’on a coutume d’opposer les dispositions formulées en termes trop généraux pour être porteuses de normes immédiatement applicables et celles formulées en termes suffisamment clairs et précis qui se suffisent à elles-mêmes et sont génératrices d’effets directs pour les particuliers.
53En bref, alors que les droits sont immédiatement normatifs, les principes doivent nécessairement être mis en œuvre et leurs effets contraignants sont donc plus atténués car plus indirects.
54Dans le cadre de la Charte, sont ainsi créatrices de droits et doivent être respectées, les dispositions qui protègent les travailleurs en cas de licenciement injustifié ou abusif ; celles qui proscrivent le travail des enfants ou encore celles qui imposent des conditions de travail justes et équitables ainsi que celles qui garantissent un libre accès aux services de placement.
55Revêtent en revanche le caractère de principes en raison de leur nature programmatoire, toutes les dispositions renvoyant pour leur mise en œuvre au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales (droit à l’information et à la consultation des travailleurs, droit de négociation et d’action collective ; accès aux prestations de sécurité sociale et d’assurances sociales, protection de l’environnement et des consommateurs).
56L’appréhension du principe d’égalité par la Charte témoigne d’une démarche qui n’est pas dépourvue d’originalité.
57Regroupés sous l’intitulé « Égalité » dans le chapitre III, pas moins de sept articles constituent l’architecture sous laquelle se déclinent les différentes applications de ce principe. La Charte rejoint ici d’autres textes (internationaux) qui s’efforcent – comme le Pacte des Nations-Unies du 16 décembre 1966 sur les droits civils et politiques – à la fois de donner une portée autonome au principe d’égalité c’est-à-dire indépendamment des autres droits et libertés garantis par le texte de proclamation et d’imposer une démarche globale en condamnant les discriminations interdites sur la base de critères expressément mentionnés. « L’égalité en droit » est posée dans une formulation de principe et générale qui exige que le droit à l’égalité soit garanti à chacun, non seulement dans le champ couvert par la Charte, mais également au-delà, c’est-à-dire devant le droit en général (« Toutes les personnes sont égales en droit » art. 20).
58Le droit à l’égalité n’impose pas cependant l’uniformité dans l’application des droits. Mais la différence de traitement licite s’oppose clairement au traitement discriminatoire (illicite) car fondé sur des critères de différenciation interdits. Le droit à la non-discrimination s’énonce en conséquence comme une limitation assignée aux aménagements licites apportés au droit à l’égalité de traitement : Les différences de traitement ne sauraient ainsi s’appuyer sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion la naissance… (cf. art. 21). De même le critère de la nationalité, s’il demeure pour l’essentiel licite, ne joue déjà plus comme on le sait dans le champ d’application du droit de l’Union.
59Enfin, la notion de « discrimination positive » fait son entrée dans le cercle des droits fondamentaux de l’Union en empruntant un viatique commode – l’égalité homme femme – mais sans qu’il soit garanti qu’audelà du sexe (ce qui rend déjà pour le moins problématique la mise en cohérence avec l’interdiction des discriminations fondées sur le sexe), un véritable « droit à la discrimination positive » ne puisse être revendiqué par « le groupe », telle ou telle « communauté » ou minorité quelconque (cf. la rédaction assez ambiguë de l’article 22 : « L’Union respecte la diversité culturelle religieuse et linguistique »). C’est en tout cas aller plus loin ici qu’un droit à la différence de traitement (fondé sur une différence de situation objective) puisque par définition « la discrimination positive » en s’appuyant sur l’idée justificatrice d’un « décalage handicapant » qui devrait être compensé, reste néanmoins difficile à cerner au profit de qui s’en réclame.
60Les éléments constitutifs de cette nouvelle forme de citoyenneté que se veut être la « citoyenneté européenne » sont en revanche moins novateurs. Les sept éléments qui la composent – dont les plus chargés politiquement sont le droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen et aux élections municipales – constituent le décalque à peu de choses près exact de droits proclamés par le traité instituant la Communauté européenne. Ces droits, regroupés en une série de dispositions homogènes favorisent cependant un accès direct et une lisibilité renforcée des prérogatives reconnues aux individus et c’est une bonne chose.
61La Charte ne parvient pas pour autant à rompre radicalement avec l’ambiguïté fondamentale qui caractérise depuis l’origine ce concept de « citoyenneté européenne ». A vrai dire, si sur un plan lexical autant que symbolique, le concept générique de « citoyen » impose un saut qualitatif décisif qui marque le signe distinctif premier de l’appartenance des individus ainsi qualifiés à une communauté politique, ce passage fait encore défaut eu égard aux différents aspects structurels qui caractérisent en propre les éléments constitutifs de cette « citoyenneté ».
62Tel qu’il s’est configuré dans le cadre étatique, le concept de citoyen impose en effet une structure verticale des rapports entre l’individu et l’entité politique dont il relève (cf. P. Magnette). De telle sorte que ce rapport soit lui-même l’expression de droits et d’obligations réciproques surtout marqués dans le sens de l’affirmation des prérogatives de l’individu contre la puissance publique dont il relève. C’est en ce sens que le « status activus » décrit par Jellinek s’intègre comme un élément à part entière des droits fondamentaux dans l’acception technique que la doctrine allemande a imposée.
63Or la Charte, pas plus que le TUE avant elle, ne parviennent à imposer cette idée d’une relation verticale des droits du « citoyen européen » si ce n’est de manière marginale. S’agissant au contraire de ces droits fondamentaux de premier rang qui constituent l’étoffe symbolique de toute citoyenneté (droit de vote, droit à l’éligibilité, libre circulation, liberté de séjour et même protection diplomatique…) c’est encore et toujours les États eux-mêmes et non l’Union ou la Communauté européenne et leurs institutions qui en sont reconnus comme les débiteurs principaux. La dimension horizontale de droits du citoyen européen demeure donc dominante (P. Maguette, préc.), largement forgée par une approche stato-centrée des rapports entre individu et puissance publique. Ce n’est au final qu’à la marge et pour tout dire à propos de droits de second rang sans véritable consistance et dont en toute hypothèse la portée symbolique est moindre que l’on instille cette dimension verticale de débiteur à bénéficiaire propre au « status activus » (droit de pétition, accès aux documents administratifs, accès au médiateur, élection au Parlement européen [4].
64III – L’apport juridique de la Charte est indéniable ; mais elle laisse aussi beaucoup de questions en suspens.
65La valeur ajoutée de la Charte est certes incontestable.
66Elle comble tout d’abord un vide juridique que même l’intégration en douceur de la Convention européenne des droits de l’homme dans le droit communautaire n’était pas jusqu’à présent, parvenue à surmonter totalement. L’ancrage des droits fondamentaux communautaires dans un catalogue écrit propre à l’Union européenne contribuera de la sorte à développer chez le citoyen européen le sentiment que la Communauté à laquelle il appartient est effectivement une « Communauté de Droit » dans laquelle ses droits et libertés sont reconnus et garantis contre tous les pouvoirs.
67La Charte des droits fondamentaux représente également une valeur ajoutée dans la mesure où elle enrichit la Charte jurisprudentielle des droits fondamentaux patiemment édifiée par la Cour de justice des Communautés européennes d’un corpus de droits nouveaux qui sont autant de prérogatives nouvelles intégrant le patrimoine juridique des individus.
68La Charte des droits fondamentaux comble enfin en partie, les interstices laissés par les déficiences du système communautaire de protection. Elle s’adresse non seulement aux institutions et organes de l’Union mais également aux États membres lorsque ces derniers agissent dans le champ du droit communautaire et du droit de l’Union. C’est dire que toutes les mesures prises dans le cadre des trois piliers de l’Union européenne pourront désormais faire l’objet d’un contrôle de licéité en étant confrontées directement aux droits et libertés proclamés dans la Charte.
69En s’obligeant ainsi solennellement dans la mise en œuvre de ses politiques aussi bien internes qu’externes, l’Union européenne assoit par là même la légitimité des exigences qu’elle a coutume d’imposer aux autres États en matière de respect des droits de l’homme.
70Le travail ainsi réalisé n’en laisse pas moins pendantes un certain nombre d’interrogations susceptibles d’affecter à terme, l’efficacité de l’œuvre accomplie.
71Certains points d’achoppements sont en réalité purement techniques et l’obstacle qu’ils représentent doit pouvoir être surmonté sans trop de difficulté.
72Il en va ainsi de la question laissée momentanément en suspens, de la valeur juridique de cet instrument.
73Dépourvue en l’état actuel de caractère obligatoire, la Charte est souvent invoquée – notamment par les avocats généraux près la Cour de justice – mais peu appliquée pour le moment. Comme si elle flottait entre deux eaux : rédigée « comme si » elle devait être ultérieurement, insérée dans les traités avec force contraignante, elle ne l’a point été et elle ne l’est toujours pas. Elle n’a donc, pour le moment, qu’une valeur indicative, offrant aux institutions et aux juridictions communautaires une « grille de lecture » destinée dans le meilleur des cas, à appuyer en tant qu’élément confortatif, un raisonnement dans le cas d’espèce.
74Cette situation bancale n’est fort heureusement pas appelée à durer. Une double exigence s’impose en effet en la matière : donner à l’ensemble de la Charte pleine valeur normative mais aussi la situer au plus haut degré de la hiérarchie des normes afin d’en rendre les prescriptions indisponibles à la régulation normative de droit commun.
75C’est en tout cas l’option arrêtée par la Convention sur l’avenir de l’Europe présidée par Valérie Giscard d’Estaing dans le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe adopté les 13 juin et 10 juillet 2003. La Charte est donc fin prête à déployer ses pleins effets.
76Dans le prolongement de ces réflexions, deux autres questions devraient être abordées et recevoir les réponses attendues.
77La première a trait à la personnalité juridique de l’Union car comment créer et imposer des obligations à une entité qui en l’état, en est encore dépourvue ? Il y a en cela une incohérence que l’on se doit de surmonter en faisant de l’Union européenne un authentique sujet de droit doué de capacité juridique et comptable de ses obligations. Le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe va en ce sens (cf. art. 6).
78La seconde interrogation touche aux mécanismes de sanctions à mettre en œuvre et partant, à la lancinante question du droit d’accès des individus au juge communautaire. Les droits garantis vont en effet de pair avec la garantie des droits car en fait de droits fondamentaux, leur positivité ne se dissocie aucunement de leur justiciabilité. De deux choses l’une alors : ou l’on maintient tel quel le système des recours et des voies de recours existants à l’échelon communautaire et la Charte en subira inévitablement le contrecoup négatif.
79Ou l’on décide de remettre tout à plat, ne serait-ce que par souci de cohérence juridique puisque la Charte pose en son article 47, le droit à un recours effectif. A minima, cela suppose un assouplissement significatif des conditions de recevabilité des recours directs des particuliers devant la juridiction communautaire et donc, une révision des termes de l’article 230 du traité CE [5]. Ou mieux encore, l’institution d’un recours direct en garantie des droits fondamentaux tel qu’il peut s’exercer en Allemagne ou en Espagne devant le juge constitutionnel et surtout, devant la Cour de Strasbourg en sanction des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.
80L’on abordera en revanche des débats beaucoup plus tranchés qui ont trait il est vrai, à des sujets autrement plus vastes et décisifs par leurs implications.
81Le premier concerne l’articulation entre la Charte des droits fondamentaux et le projet de Constitution européenne. L’opinion dominante s’est appliquée à voir dans la Charte le prélude à la future Constitution européenne. Son intégration, aujourd’hui, dans le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe semble a posteriori conforter cette analyse.
82Mais si le constitutionnalisme moderne ne conçoit pas une Constitution sans Déclaration de droits, réciproquement, la qualité d’une Déclaration ne vaut qu’en fonction du regard que l’on jette sur la Constitution elle-même. Les Déclarations de droits sont certes le poumon des Constitutions modernes mais elles ne font pas à elles seules une Constitution.
83C’est ici le lieu de rappeler la force du message universel délivré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en son article 16 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de Constitution ».
84En d’autres termes, les réquisits révolutionnaires énoncent que si l’efficience des droits participe sans conteste de l’accomplissement de l’œuvre constituante, celle-ci n’est en mesure de parachever son destin qu’en s’appuyant également sur un agencement bien ordonné des pouvoirs publics eux-mêmes et ménageant tout autant l’équilibre que la collaboration des détenteurs de la puissance publique. Cela suppose non seulement des compétences clairement définies et réparties (qui fait quoi ?), une hiérarchie des normes correctement pensée mais également une perception immédiate des fondements de légitimité des organes du pouvoir (au nom de qui telle ou telle action s’exécute-t-elle ?), sans oublier la subordination de tous les organes du pouvoir au contrôle juridictionnel.
85Or, dans le cadre complexe de l’Union européenne, il reste beaucoup à faire semble-t-il pour que le citoyen européen puisse sans difficulté passer de la visibilité des droits à la lisibilité des institutions dans leur ensemble.
86La Charte peut donc être un des moteurs du processus de constitutionnalisation de l’Union européenne. Mais la Charte ne vaudra rien, si la Constitution que l’on veut offrir au citoyen européen ne répond pas aux autres exigences sans lesquelles il n’est point de véritable accomplissement de l’État de droit : séparation et équilibre des pouvoirs, interdépendance et contrôle réciproques des pouvoirs, hiérarchisation des normes du système, légitimation démocratique des pouvoirs par l’effet de l’investiture du suffrage universel, contrôle juridictionnel des titulaires de la puissance publique.
87L’intégration de la Charte dans la partie II de la Constitution de l’Union européenne accrédite par ailleurs l’idée d’une mutation dans la nature juridique des droits et libertés garanties par cet ordre juridique : intégrés dans une « Constitution », ils devraient donc être qualifiés de « droits fondamentaux constitutionnels » succédant à des droits fondamentaux de rang (ou de nature) conventionnelle.
88Or, il demeure impossible en l’état actuel des données spécifiques et objectives qui déterminent « le projet de traité établissant une Constitution » de ne pas continuer à qualifier les droits et libertés proclamés dans la Charte de droits fondamentaux conventionnels.
89Des droits fondamentaux. – Les droits et libertés intégrés à la Charte répondent incontestablement aux critères qui au-delà de l’emploi lexical du nom « droits fondamentaux » qualifient scientifiquement (et au sens strict) cet objet en tant que normes de permission situées à un rang hiérarchique supérieur et autorisant le déclenchement de sanctions appropriées consistant notamment en l’invalidation (annulation) de normes communautaires générales (« Lois européennes », « Lois cadres européennes », « règlement européen », « décision européenne »).
90Des droits fondamentaux non constitutionnels. – Il ne s’agit pas pour autant de droits fondamentaux constitutionnels c’est-à-dire telles que les permissions qu’ils intègrent soient déterminées par des normes formellement constitutionnelles. L’acte constitutif de l’Union européenne n’est pas en effet une « Constitution » c’est-à-dire un acte de droit public interne mais un acte présentant la nature de traité international régi comme tel par d’autres normes de droit international public.
91Des droits fondamentaux conventionnels. – En tant que droits fondamentaux énoncés par un traité international, les droits et libertés proclamés par la Charte appartiennent encore à la catégorie des droits fondamentaux de rang conventionnels et relèvent à ce titre du droit international. Ce à quoi s’ajoute cette considération décisive que l’application nationale des droits fondamentaux proclamés par la Charte procédera alors nécessairement de la transposition (insertion) d’une norme formellement internationale (le traité établissant la « Constitution ») dans le(s) droit(s) interne(s) des États parties, de telle sorte que les dispositions qui les énoncent pourront, le cas échéant, être appliquées par les organes nationaux y compris par les juges.
92Le second sujet donnant matière à débat concerne la question sensible entre toute de l’articulation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne avec la Convention européenne des droits de l’homme. La question touche à la vérité, la problématique plus générale de la coordination et donc, de la cohérence des systèmes de protection des droits fondamentaux. Au-delà encore, c’est la question même de l’opportunité de cette démultiplication des catalogues de protection dont on peut se demander si elle est véritablement utile et si elle ne dessert pas davantage les individus qu’elle ne les sert.
93Constatons d’emblée que depuis que la Cour de justice des Communautés européennes s’est décidée à prendre la question des droits fondamentaux et celle de leur protection à bras le corps, la dualité des catalogues et des mécanismes de protection à l’échelon européen passe pour un fait acquis. Il s’agit même aujourd’hui d’une donnée structurelle dont on peut penser qu’elle est durablement ancrée dans le modèle européen de protection des droits fondamentaux.
94En réalité, la complexité des systèmes de protection des droits fondamentaux dans le cadre régional européen est très accentuée puisque ce ne sont pas moins de trois systèmes de protection qui doivent coexister, composés à la fois d’un volet constitutionnel propre à chaque État et de deux volets communs, communautaire d’une part et « conventionnel strasbourgeois » d’autre part.
95Chacun s’accordera aussi pour constater que la coexistence notamment des deux systèmes européens était jusqu’ici globalement satisfaisante malgré d’inévitables interférences (et parfois divergences) eu égard au fait que les États membres de l’Union sont également tous liés par la Convention européenne des droits de l’homme.
96Deux séries d’éléments ont, semble-t-il, œuvrer jusqu’à présent en faveur de l’harmonisation des systèmes.
97D’un côté, l’absence de catalogue communautaire écrit avait été surmontée par le recours à des sources exogènes parmi lesquelles la Convention européenne des droits de l’homme mais aussi la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme allaient progressivement occuper tout le terrain.
98L’identité des paramètres de référence appliqués à un même objet jouait incontestablement en faveur de la communicabilité des systèmes, les juges de Luxembourg et ceux de Strasbourg étant, selon l’expression d’un auteur, amenés en quelque sorte à « pétrir la même matière ».
99D’un autre côté, le veto opposé en 1996 par la Cour de justice à l’adhésion de la Communauté européenne à la Convention européenne des droits de l’homme allait conduire à un réflexe de rattrapage aux effets démultipliés : jamais les juges de Luxembourg ne firent autant application de la Convention européenne des droits de l’homme qu’après cette date allant même jusqu’à s’approprier ouvertement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
100La Charte des droits fondamentaux modifie-t-elle fondamentalement les termes du débat ? Va-t-elle en d’autres termes, générer un désordre là où régnait jusqu’à présent un ordre relatif ?
101Il ne le semble pas, pour deux raisons au moins.
102D’abord parce que la dualité des systèmes de protection existe depuis longtemps. En ce sens, la dualité formelle des catalogues de protection (Charte et Convention) officialise en quelque sorte la dualité des mécanismes existants.
103Ensuite parce que si le découplage de la Convention européenne des droits de l’homme du système communautaire de protection est bien réel – deux textes différents appliqués par deux juridictions distinctes – il n’est pas total. En effet, nombreux sont les droits qui, repris de la Convention européenne des droits de l’homme, sont dupliqués dans la Charte. À leur propos, des clauses de sauvegarde sont prévues par les dispositions finales de la Charte qui à la fois, garantissent qu’on ne descendra pas en deçà du niveau de protection offert par la Convention européenne des droits de l’homme (clause dite de non-régression que l’on pourrait assimiler à un « cliquet conventionnel anti-retour ») – tout en permettant qu’on aille au-delà c’est-à-dire à un niveau de protection plus élevé – et par ailleurs, assurent une interprétation conforme « aux standards strasbourgeois » des définitions et limitations applicables aux droits proclamés de part et d’autre (clause dite de correspondance).
104S’agissant pour le surplus des droits nouveaux proclamés dans la Charte et absents de la Convention européenne des droits de l’homme, le défaut de superposition entre les deux textes ne préjuge d’aucune manière une opposition de principe, mais ouvre plutôt la voie à la complémentarité des systèmes de protection.
105Les véritables risques se situent en réalité ailleurs et ils se situent sur trois plans.
106Le premier est tiré du risque d’un allongement considérable des procédures car la juxtaposition des contrôles est un puissant facteur d’incitation à l’utilisation successive par les plaideurs de toutes les possibilités offertes. Qui y gagnera réellement ? Le justiciable ou les avocats ?
107Le deuxième facteur de risques tient à l’organisation structurelle des systèmes de protection qui, aujourd’hui encore, fonctionnent pour l’essentiel de manière largement autonome les uns par rapport aux autres.
108Mais ce qui fait surtout défaut à l’heure actuelle, c’est l’absence de « passerelles procédurales » entre les juridictions supérieures respectivement en charge de la protection des droits fondamentaux.
109Ainsi, les juges constitutionnels nationaux ne s’estiment pas liés par le mécanisme du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de Luxembourg alors que s’agissant par exemple de l’appréciation de validité d’un acte communautaire, cela pourrait dans bien des cas résoudre à la source, les conflits de normes entre droit communautaire et Constitution.
110De même conviendrait-il d’autoriser la Cour de justice de Luxembourg à interroger la Cour européenne des droits de l’homme lorsque est en cause l’application d’un droit porté à l’identique dans la Charte et la Convention européenne des droits de l’homme.
111Aujourd’hui, le « dialogue des juges » s’inscrit encore dans un processus informel où chacun se sent plus ou moins les coudées franches par rapport à ce que fait son homologue à Strasbourg ou à Luxembourg. Il faut au contraire officialiser les procédures de renvoi de juge à juge, inscrire dans les textes les voies et mécanismes procéduraux d’une collaboration entre juges constitutionnels, juges communautaires et juges européens. L’on épargnera ainsi des désillusions inutiles aux plaideurs de bonne foi tout en faisant barrage aux velléités procédurières des autres.
112Le dernier facteur de risque à mettre en avant est relatif aux interférences possibles entre la Charte et la Convention européenne des droits de l’homme.
113Si en effet les deux textes ont vocation à être complémentaires, il n’est pas pour autant assuré que la Charte ne fasse pas double emploi avec la Convention européenne des droits de l’homme. Ce qui serait fâcheux en raison des risques de conflits que cette situation pourrait entraîner.
114Certes, sur le plan des principes, cette concurrence devrait pouvoir être évitée. La Charte a vocation à combler le vide existant, c’est-à-dire permettre avant toute chose un contrôle du respect des droits fondamentaux par les actes communautaires. Dans le prolongement, les actes étatiques situés hors du champ d’application du droit communautaire doivent continuer, comme auparavant, à relever pour leur part de la Convention européenne des droits de l’homme et non de la Charte.
115Malgré ces précisions, la concurrence et partant, les interférences conflictuelles entre les deux niveaux de protection sont néanmoins susceptibles de se nouer.
116L’hypothèse à prendre en considération est celle où un acte national d’application du droit communautaire est successivement contrôlé, d’abord au regard de la Charte puis au regard de la Convention européenne des droits de l’homme par les deux juges européens compétents. Des interprétations divergentes et donc, des conflits de décisions au fond sont alors envisageables même si l’expérience montre que ces divergences ont été très limitées dans le passé. Mais ils touchaient à des points sensibles, notamment aux exigences du procès équitable.
117La Charte n’éliminera pas cette éventualité ce qui peut au fond, être facteur d’un désordre accru alors surtout que des divergences sont déjà apparues et ont même tendance à se multiplier par ailleurs entre contrôle de conventionnalité (exercé par les juges européens) et contrôle de constitutionnalité (exercé par les juges constitutionnels).
118L’on peut donc parfaitement se trouver en présence d’un cas où successivement, les juges constitutionnels, communautaires et européens statueront dans des sens opposés à propos d’un même texte passé à contrôle. On doute que cet « effet de yoyo » soit encore une fois réellement profitable au justiciable, surtout s’il n’obtient en définitive satisfaction qu’au bout de quinze ou vingt ans.
119Ceci montre que la multiplication des catalogues de droits fondamentaux et celle des mécanismes correspondants sont susceptibles d’être un facteur d’accroissement de l’insécurité juridique pour le justiciable si le phénomène n’est pas maîtrisé, c’est-à-dire organisé dans le sens de la coordination.
120C’est la raison pour laquelle, même si le débat sur l’adhésion de la Communauté européenne ou demain, de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme redevient paradoxalement d’actualité nonobstant l’adoption de la Charte, il n’est pas certain qu’elle soit la solution miracle à tous les problèmes soulevés.
121L’avantage que présente cette solution réside en ceci qu’en renforçant les pouvoirs de la Cour de Strasbourg vis-à-vis de la Cour de Luxembourg, celle-ci se retrouverait dans la même position par rapport à celle-là que le sont aujourd’hui les Cours constitutionnelles nationales.
122Il est donc cohérent que le respect des droits fondamentaux soit assuré à l’identique, vis-à-vis de la Cour de justice des Communautés européennes d’une part et vis-à-vis des juges constitutionnels d’autre part. De cette manière, les relations de la Charte avec la Convention européenne des droits de l’homme ressembleraient davantage à celles qui existent entre les Constitutions nationales et la Convention européenne des droits de l’homme.
123Mais inversement, la solution de l’adhésion n’évite pas les travers pointés précédemment, tout au contraire : l’adhésion suggère même que l’on puisse faire usage d’une nouvelle voie de recours à Strasbourg contre les arrêts rendus à Luxembourg.
124La question ultime que soulève alors la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est donc d’ores et déjà posée : nouvelle « tour de Babel » ou « nouveau paradis pour avocat » ?
125L’édification d’un système régional européen des droits fondamentaux exige-t-elle vraiment cette construction à trois voire quatre étages ?
126Empruntant d’abord la voie périlleuse de l’indifférence, l’Europe communautaire a par la suite choisi de faire des droits fondamentaux une référence à part entière de son architecture.
127Aujourd’hui, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a pour ambition de symboliser le passage à une nouvelle étape : celle de la déférence à l’égard des droits fondamentaux.
128Indifférence, référence et enfin déférence : que de chemin parcouru depuis 30 ans ! Mais un nouveau défi se profile déjà à l’horizon car il s’agit maintenant de déclarer ouverte l’ère de l’efficience des droits fondamentaux dans l’Union européenne.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
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- — Fernandez Sola Natividad, « A quelle nécessité juridique répond la négociation d’une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? », RMCUE, 2000, p. 595-600.
- — Gruber Annie, « La Charte des droits fondamentaux du l’Union européenne : un message clair hautement symbolique », LPA, 22 janvier 2001, n° 15, p. 4-17.
- — Heusel Wolfgang (dir.), La Charte des droits fondamentaux et le développement constitutionnel de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2002,248 p.
- — Le Bot Olivier, « Charte de l’Union européenne et Convention de sauvegarde des droits de l’homme : la coexistence de deux catalogues de droits fondamentaux », RTDH, n° 55, juillet 2003, p. 781-811.
- — Magnette Paul, La citoyenneté européenne, Bruxelles, Éditions de l’Université Libre de Bruxelles, coll. « Etudes européennes », 1999, p 225-237.
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- — Picard Etienne , « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA, 1998, n° spécial, Les droits fondamentaux, une nouvelle catégorie juridique ?, p. 6-42.
- — Vitorino Antonio, « La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », RDUE, 2001, p. 27-64.
Notes
- (*)Conférence prononcée en février 2003 dans le cadre des cycles de conférences organisés par l’Institut d’études judiciaires de la Faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille.
-
[1]
Même si certains d’entre eux sont inscrits en filigrane dans la Convention de 1950 et ont donc été consacrés par la voie jurisprudentielle.
-
[2]
Est ici visée la CSE révisée (situation au 1er février 2004). L’ont ainsi ratifiée les États suivants : Finlande, France, Irlande, Italie, Portugal, Suède.
-
[3]
A la différence de la Charte communautaire, la CSE a bien valeur obligatoire, mais pour les États seulement, car l’effet direct de ce texte n’est, en général, pas reconnu.
-
[4]
S’agissant de ce dernier point, l’on a affaire à une avancée indéniable, mais qui est quelque peu ternie par le fait que le Parlement européen est encore loin de revêtir les qualités qui sont le propre des assemblées parlementaires (fonction représentative de l’universalité des citoyens constitué en un corps politique homogène et unique, capacités délibératives orientées vers le contrôle politique et surtout, monopolisation du pouvoir législatif conformément aux exigences du principe de séparation des pouvoirs).
-
[5]
Telle ne semble pas être l’option retenue par les rédacteurs du projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe (cf. article III, 270 (4)).