Couverture de RFDC_049

Article de revue

La responsabilité du chef de l'État

Brèves observations comparatives

Pages 31 à 41

Notes

  • [1]
    La monarchie est l’expression tangible de la pérennité de l’État (F. Delpérée, « Six monarques à Maastricht », Le Monde des débats, février 1993).
  • [2]
    L’observation ne porte pas préjudice à la possibilité de mettre en cause le roi « en ce qui concerne les obligations de droit privé qui ont trait à son patrimoine ». Elle n’exclut pas non plus que le chef de l’État porte lui-même une action en justice pour défendre des intérêts qui lui sont propres. Dans ces deux cas, il y a lieu d’appliquer la règle selon laquelle « nul ne plaide par procureur, hormis le roi ». Celui-ci sera représenté en justice par l’intendant de la liste civile.
  • [3]
    La publication en 2001 d’un livre posthume de Léopold III (Pour l’histoire. Sur quelques épisodes de mon règne, Bruxelles, éd. Racine) m’amène à constater ce qui suit : « Il n’est pas bon qu’un roi écrive des mémoires… Au pire, c’est une bombe à retardement sous le trône de son successeur. Dans le meilleur des cas, ce n’est qu’un plaidoyer pro domo » (La Libre Belgique, 9-10 juin 2001).
  • [4]
    Il semble indiqué, cependant, de considérer que, si les infractions commises se rapportent à l’exercice des fonctions présidentielles, elles doivent être déférées à un juge particulier, celui qui connaît par exemple, de la haute trahison ou de la violation de la Constitution (infra).
  • [5]
    Un commentateur ne peut s’empêcher d’évoquer « l’image d’un Président glorieux tant qu’il est en fonction, (mais) menacé par la fin de son immunité, sitôt qu’il aura été raccompagné par son successeur sur le perron de l’Élysée », in O. Jouanjan et P. Wachsman, « La Cour de cassation, le Conseil constitutionnel et le statut pénal du chef de l’État », RFDAdm., 2001, p. 1169 s.
  • [6]
    B. Genevois, « Le Conseil constitutionnel et le droit pénal international », RFD Adm, 1999, p. 285 s.; « Le Conseil constitutionnel et le droit pénal international. Quelques observations complémentaires », RFD Adm, 1999, p. 717; « Les immunités prévues par la Constitution et le contrôle juridictionnel », RFD Adm, 2000, p. 511 s.; « Immunités constitutionnelles et privilèges de juridiction. France », AIJC, 2001 (à paraître).
  • [7]
    Sans procéder à une révision préalable de l’article 88 – ni non plus des articles 58 et 103 – de la Constitution, l’État belge a procuré assentiment au statut de Rome de la Cour pénale internationale. Il expose ainsi le roi, les ministres et les parlementaires à des mesures de poursuites, voire à un jugement, en dehors des conditions prescrites par la Constitution. Le Conseil d’État n’a pas manqué de relever que cette façon de faire était inappropriée (L. 28.936/2,21 avril 1999). Pour harmoniser les engagements constitutionnels et internationaux de la Belgique (F. Delpérée, « Les rapports entre le droit constitutionnel et le droit international. Développements récents », cette Revue, 1998, p. 730; idem, Le fédéralisme en Europe, Paris, PUF, 2000, coll. Que sais-je ?, n° 1953, p. 92), il serait judicieux d’introduire une clause particulière dans le texte constitutionnel, par exemple un article l68bis nouveau qui serait ainsi conçu : « L’État adhère au Statut de la Cour pénale internationale, fait à Rome le 17 juillet 1998 ». Pareille disposition couvrirait les adaptations qui en résultent dans l’ordre juridique constitutionnel.
  • [8]
    On trouvera notamment dans les études d’O. Jouanjan et P. Wachsmann (op. cit.) et d’O. Beaud (« Pour une autre interprétation de l’article 68 de la Constitution », RFD Adm., 2001, p. 1187 s.) un relevé des principales études publiées à ce sujet.

1Il n’est pas commode de se saisir d’une question juridique alors que le débat politique, quand ce n’est pas le débat électoral, bat son plein.

2Le juriste qui prend position dans ce contexte est aussitôt rangé dans le camp de l’un des protagonistes. Il risque, du même coup, d’être disqualifié sur le plan scientifique. Sans compter qu’il ne sera guère malaisé de lui opposer l’avis en sens contraire d’un autre expert. Pour peu que le juriste fasse preuve de prudence et émette une appréciation nuancée, il se voit, cette fois, reprocher sa pusillanimité. Il entend se situer au-dessus de la mêlée. Ses détracteurs l’accusent de noyer le poisson.

3Pauvre constitutionnaliste… Mais que dire alors du juriste étranger qui s’est prévalu, en toute naïveté, de sa qualité d’ami de toujours pour prendre, à son tour, parti ? Il s’attire, lui, de doubles foudres. Il est accusé de tous les maux. Il est récusé d’office. De quoi se mêle cet intrus ? La Belgique, mais le discours serait identique pour d’autres États, n’a-t-elle pas assez de problèmes institutionnels comme cela ? Seule une réflexion dans l’espace national a droit de cité.

4J’accorde trop de prix aux études comparatives pour accepter ce type d’ukase. Je sais, par métier, qu’il y a des traditions constitutionnelles communes à l’échelle européenne. Qu’ils le veuillent ou non, tous les systèmes nationaux en portent trace. L’exception française n’est parfois que le masque de l’ignorance. Elle exprime, de manière subtile, le refus de regarder ultra muros. Elle peut traduire une difficulté à comparer, à confronter et à échanger les expériences institutionnelles.

5Lorsque les directeurs de la Revue m’ont demandé de rédiger quelques observations sur la responsabilité du chef de l’État, je n’ai pas cru devoir me dérober à leur invitation. La question est sans doute au cœur du débat français. Elle y est matière de choix pour les plus hautes juridictions. Mais, comment ne pas le souligner d’emblée ?, le problème n’est pas spécifique à la Ve République. Il se pose, sinon dans les mêmes termes, du moins avec la même intensité, dans d’autres États européens.

6Pendant près d’un siècle et demi, le chef de l’État a été considéré comme une autorité et, souvent même, comme une personnalité qui méritait de rester hors débat. Cette époque est révolue. Le voici aujourd’hui au cœur de la mêlée.

7Ici, c’est l’institution qui est mise en cause – à l’heure de la démocratie, la monarchie n’est-elle pas passée de mode ? Là, c’est la personne du chef de l’État qui est contestée – l’hérédité procure-t-elle toujours de bons résultats ? Le peuple ou ses représentants ont-ils fait le bon choix ? Là encore, ce sont les agissements du chef de l’État qui sont livrés à la vindicte publique et soumis à l’attention du juge – pourquoi celui-ci ne rendrait-il pas sur-le-champ un verdict, sous forme d’une condamnation pénale ou civile ? Parfois même, le débat débouche sur le terrain de la morale politique, mais, ici comme ailleurs, les conseilleurs ne sont pas les payeurs – la déontologie n’exige-t-elle pas que le Roi abdique ou que le Président se retire ?

8Ces interrogations sont monnaie courante. Elles peuvent alimenter le dernier jeu à la mode, celui qui est pratiqué dans les salons, dans les officines de parti ou sur les plateaux de télévision. La règle est simple. Il s’agit de mettre en cause, d’une manière ou d’une autre, le chef de l’État. Il faut se prononcer illico sur sa responsabilité, pour ce qu’il a fait ou pour ce qu’il aurait dû faire. Mieux encore, il faut essayer d’obtenir d’un juge, et spécialement du juge répressif, un résultat qu’il n’a pas été possible de réaliser par la voie politique.

9Bref, l’objectif est d’éliminer celui qui, à un moment ou à un autre, peut apparaître comme « le maillon faible ». Voire « le maillon fort », celui que ses amis, mais y a-t-il des amis en politique ?, souhaitent écarter parce qu’il leur fait de l’ombre.

10Faut-il entrer dans cette logique éliminatoire ? Convient-il plutôt d’analyser les réalités institutionnelles à l’échelle européenne et de rappeler quelques-unes des règles qui commandent traditionnellement le statut du chef de l’État ? L’exercice, j’en conviens aisément, a une portée limitée. Ce qui se fait ailleurs ou ce qui se fait depuis toujours n’est pas nécessairement bon. Il y a peut-être lieu de procéder, en cette matière comme en d’autres, à un aggiornamento institutionnel. Mais, au moins, faut-il savoir dans quel contexte le débat mérite d’être ouvert et quelles solutions d’autres États européens retiennent ou préconisent.

11Des mythes institutionnels circulent. Les rois, y compris ceux d’Europe, disposeraient, dit-on, d’une immunité absolue pour leurs faits et gestes. Les présidents, eux, devraient être traités dans une société égalitaire comme de simples citoyens. Pourquoi, dans ces conditions, faire un sort particulier au Président de la République française ? Pourquoi lui bâtir un statut privilégié qui rappellerait peu ou prou celui des monarques d’ancien ou de nouveau régime ?

12Ces quelques lignes ont pour objet de montrer que le point de départ du raisonnement est erroné et que les réalités institutionnelles sont plus nuancées qu’on ne le dit. Il est exact que le roi et le président disposent d’un statut distinct (I). Mais il est tout aussi vrai que, dans la plupart des États européens, ils bénéficient tous deux d’un statut proche au regard de l’action répressive et de l’action civile (II).

13Les légendes dussent-elles être contredites, il faut convenir que les ressemblances l’emportent largement sur les différences et que, sur ce point, en tout cas, la France ne fait pas cavalier seul. Sans s’en apercevoir, l’Europe des chefs d’État se construit.

I – LE STATUT DISTINCT DU ROI ET DU PRÉSIDENT

14Les monarchies et les républiques vivent sous des régimes, et même selon des rythmes, différents. Un chef d’État désigné par le procédé de l’hérédité ne peut revendiquer les mêmes attributions qu’un président choisi, de manière directe ou médiate, par le corps électoral. Certes, il y a place, selon l’expression consacrée, pour des républiques couronnées ou pour des monarchies républicaines. Les réalités politiques peuvent aussi gommer quelques-unes des différences inscrites dans les constitutions. Il n’empêche. Le statut personnel qui revient au chef de l’État n’est pas, en tout point, comparable dans l’un et l’autre systèmes.

A – L’ATTRIBUTION DE LA FONCTION

15La monarchie s’inscrit, par définition, dans la continuité [1]. Le roi n’est qu’un dans une lignée.

16La continuité se comprend de manière fonctionnelle La fonction royale s’exerce à vie. Au surplus, les règles de succession au trône ont cette finalité précise : éviter le vide du pouvoir. Mise à part la période de l’interrègne, qui est requise pour assurer l’installation du nouveau roi et pour entendre sa prestation de serment – « je jure d’observer la Constitution… » –, l’adage reste d’application. Le roi est mort, vive le roi.

17La continuité s’entend aussi de manière plus personnelle – on serait tenté d’écrire : plus physique. En cours de règne, la personne du roi est mise à l’abri des événements qui pourraient compromettre, d’une manière ou d’une autre, l’exercice permanent de ses activités. La fonction royale ne connaît pas d’éclipses. Le roi ne doit pas être empêché d’assurer les tâches que la constitution lui réserve. Lui-même ne doit pas se placer dans une situation telle qu’il se trouverait dans l’impossibilité de régner.

18Dans cette perspective de continuité dynastique, la question de la responsabilité du chef de l’État ne se pose guère. Le roi ne peut mal faire. La personne du roi est inviolable. Elle est même sacrée, comme le précisent certaines constitutions au vocabulaire suranné. L’immunité constitutionnelle qui profite au roi est absolue. Les enquêtes, les auditions, la détention préventive, l’arrestation, le jugement, l’emprisonnement… – toutes mesures qui pourraient compromettre l’exercice continu de la fonction – sont à proscrire [2].

19La République, elle, ménage, sinon la rupture, du moins l’alternance.

20Elle assure, cela va sans dire, la permanence des institutions publiques, en ce compris celle de chef d’État. Mais elle permet, voire organise la discontinuité des titulaires du pouvoir suprême. Les règles constitutionnelles qui permettent d’atteindre cet objectif sont connues. La durée du mandat présidentiel, les aléas du scrutin, les règles de non-renouvel-lement, les limites d’âge, les possibilités de destitution…

21Les moyens importent peu. Ce sont les conséquences qui comptent le plus. Pour le président, il y a nécessairement un avant, un pendant et un après. L’homme politique qui accède à la magistrature présidentielle n’est pas vierge. Il n’a pas toujours été chef d’État. Il ne le sera pas indéfiniment. Il bénéficie d’une investiture qui est forcément temporaire.

22Le président peut, comme on dit, être rattrapé par des affaires qui remontent à une période durant laquelle il n’était pas en charge de la République. Ou bien il est accusé d’avoir commis, pendant son mandat, l’une ou l’autre infraction, qu’elle se rapporte ou non à l’exercice de la fonction présidentielle. Ou encore, troisième cas de figure, il est, à l’issue de son mandat, mis en cause pour des agissements qui remontent soit à une période au cours de laquelle il n’était pas encore président, soit à une période qui coïncide avec celle de ses fonctions.

23En République, les situations de fait et de droit sont plus complexes. Il peut s’imposer de concevoir des régimes plus élaborés de mise en cause de la responsabilité du chef de l’État.

B – L’EXERCICE DE LA FONCTION

24Le contexte institutionnel ne peut non plus être négligé. Il peut inciter à souligner de plus grandes différenciations encore.

25Le roi n’est pas seulement inviolable. Il est irresponsable. En tout cas, il ne répond jamais personnellement de ses actes. Les ministres qu’il a désignés supportent seuls la responsabilité politique. Les règles du régime parlementaire, écrivait déjà René Capitant, sont celles d’un « gouvernement par des ministres responsables ».

26Si, à l’occasion d’un débat parlementaire, l’action personnelle du roi est contestée, il revient au président de l’assemblée de rappeler à l’ordre l’intervenant ou de solliciter d’un ministre qu’il réponde aux critiques formulées à l’encontre d’actes dont il assume, par principe, la responsabilité.

27Comment admettre qu’une assemblée politique doive déclarer forfait lorsqu’elle entend mettre en cause la responsabilité du roi mais qu’un tribunal puisse agir sans entrave pour statuer sur les infractions ou les fautes que le chef de l’État aurait commises dans l’exercice de ses fonctions ?

28La logique institutionnelle va dans le sens d’une irresponsabilité absolue, tant politique que pénale ou civile, du roi. Ce raisonnement ne vaut pas pour le président.

29Là spécialement où il est l’élu direct de la Nation, le chef de l’État a été désigné après avoir fait campagne sur un programme politique. Il a bénéficié des suffrages d’une part significative du corps électoral. Si nécessaire, il est en mesure de vérifier, en cours de mandat, que la confiance de l’opinion publique lui est toujours acquise. Les élections législatives ou les référendums, quand ce ne sont pas les sondages, peuvent servir d’instruments de mesure de sa popularité, et même de sa légitimité.

30Le président s’engage. Il s’expose à la critique du corps électoral et à celle des milieux politiques. Pourquoi, dans ces conditions, le juge renoncerait-il à intervenir ? Pourquoi ne participerait-il pas, à son tour, aux opérations qui visent à censurer les comportements présidentiels qui paraissent répréhensibles ou dommageables ?

31Le dogme de l’irresponsabilité ne s’impose pas avec la même évidence. Le contrôle des tribunaux judiciaires ou celui de juridictions ad hoc apparaissent comme des contrôles parmi d’autres.

C – LA CESSATION DE FONCTIONS

32Le roi est protégé par la règle de l’inviolabilité pour les actes qu’il accomplit durant son règne. Cette immunité est perpétuelle. Elle lui profite alors même qu’il aurait abdiqué. En contrepartie, le roi déchu peut prendre l’engagement de ne pas s’expliquer sur les événements qui ont marqué son règne et spécialement sur ceux qui l’ont conduit à se retirer [3].

33Imagine-t-on que le même statut profite à l’ancien président ? C’est sur ce terrain que les différences les plus marquantes se font sentir.

34Pendant son mandat, le Président est, d’une certaine manière, intouchable. En fait, sinon en droit. Tout bascule le jour où il sort de charge et où il est amené à céder la place à un successeur. Ce dernier peut notamment être tenté de procéder à l’inventaire de l’héritage, comme on dit. Il ouvre « les placards ». Il s’ingénie à découvrir les irrégularités ou les imprudences qui auraient pu être commises dans le traitement de certains dossiers. Il peut être tenté de les monter en épingle. Il se dépêche de dénoncer les faits constatés, dans la crainte de devoir endosser la responsabilité des actes de son prédécesseur.

35Mises à part ces manœuvres politiques, une réalité s’impose. L’ancien président a perdu la qualité de chef de l’État. Il n’est plus investi de la magistrature suprême. Les scrupules constitutionnels que nourrissaient les juges s’évanouissent comme par enchantement. L’action publique a été différée dans le temps. Elle peut désormais être activée ou repartir de plus belle. L’ancien chef d’État n’a pas seulement abandonné le pouvoir. Il a surtout perdu le bouclier constitutionnel qui le protégeait [4]. Il s’expose désormais à des jours plus difficiles [5]. Pour utiliser une expression du langage populaire, on résume la situation en une phrase. Jusque-là, il a « mangé son pain blanc ». Le plus dur reste à venir.

II – LES STATUTS PROCHES DU ROI ET DU PRÉSIDENT

36La doctrine constitutionnaliste présente une singularité. Il est des sujets qu’elle laisse délibérément en friche. La question du chef de l’État fait partie de ceux-là. Certes, les auteurs s’interrogent sur les modes de désignation de celui qui, dans l’État, assure les tâches les plus éminentes de représentation de la Nation. Elle se demande quelles sont les attributions qui reviennent à tel roi ou à tel président dans un système constitutionnel déterminé. Par contre, elle ne se préoccupe guère de définir les traits généraux de la fonction que le chef de l’État est amené à remplir.

37Ce défaut d’analyse hypothèque la réflexion qui doit se poursuivre sur les responsabilités, pénale et civile, qui incombent au chef de l’État. Une hypothèse est formulée. Si, sur des points essentiels, la fonction du roi et celle du président se ressemblent, comment leurs statuts n’au-raient-ils pas tendance à se rapprocher ? L’histoire, le présent et l’avenir permettent de vérifier le bien-fondé de ce présupposé.

A – LA CONTINUITÉ DE LA FONCTION

38L’histoire a ses raisons. Elle apprend que nulle institution n’est assurée de la pérennité. Ici, c’est le cas le plus fréquent, la monarchie a été abolie. Un président a succédé à un roi. Là, c’est plus exceptionnel, la monarchie a été restaurée. Un roi a succédé à un président. La société politique n’est pas plus ou moins démocratique pour autant. Seule a changé la manière de désigner le chef de l’État.

39Et alors de deux choses l’une.

40Ou bien l’inviolabilité et l’irresponsabilité tiennent à la personne du roi. L’abolition de la monarchie et la destitution du dernier monarque privent, c’est normal, le président de la nouvelle république des oripeaux de son prédécesseur. Le voici, lui, sans protection contre l’action pénale ou contre l’action civile. Variante. L’absence de privilèges et d’immunités tient à la personne du président, citoyen parmi d’autres. La restauration rétablit le monarque dans ses droits immémoriaux. Le voici à nouveau protégé des interventions du juge.

41Ou bien les immunités ne peuvent être envisagées dans une perspective personnaliste. Dans une société démocratique, un régime particulier de responsabilité – qu’il vaille pour le chef de l’État, pour un membre du gouvernement, pour un parlementaire ou pour un magistrat – ne peut être prescrit que dans l’intérêt de la fonction qu’il assume. La protection ne va pas, en premier lieu, à la personne physique. Par nature, les immunités sont fonctionnelles.

42Si l’on inscrit la réflexion dans la seconde perspective, l’on considérera aisément que le chef de l’État, quelle que soit la manière dont il a été choisi, doit être mis en situation d’exercer convenablement sa charge. Il ne doit pas être dérangé dans l’exercice de ses responsabilités. Il doit être en mesure d’exercer sans entraves la fonction royale ou le mandat présidentiel. Les interventions de justice ne doivent pas l’affecter. Elles ne peuvent le distraire, au sens propre comme au sens figuré du terme, de l’exercice de ses responsabilités éminentes.

43Que signifierait l’exercice de la fonction royale ou de la fonction présidentielle – dans le cadre de la politique intérieure, de la politique européenne ou de la politique internationale – pour quelqu’un qui devrait s’occuper, au même moment, des mille et un détails de sa comparution ou de sa défense en justice ?

44A fonction identique, protection identique. De ce point de vue, le statut du roi et du président tendent à se rapprocher. Une conséquence précise en résulte. Elle est exprimée en toutes lettres dans l’article 130, alinéa 4, de la Constitution portugaise : « Le Président de la République répond des crimes qu’il commettrait en dehors de l’exercice de ses fonctions devant les tribunaux ordinaires ». Il ne le fait, cependant, qu’ « une fois son mandat terminé ». Elle trouve aussi son expression dans l’article 49, alinéa 1er, de la Constitution grecque : « Pour ce qui est des actes qui n’ont pas de rapport avec l’exercice de ses fonctions (celles du Président de la République), la poursuite pénale » peut se développer. Elle est néanmoins « suspendue jusqu’à l’expiration du mandat présidentiel ».

45Il y a là un système ingénieux qui permet de concilier les impératifs de la continuité des fonctions, de la séparation des pouvoirs et de la responsabilité pénale des personnes investies d’un mandat public.

B – LA PROTECTION DE LA FONCTION

46Est-ce à dire qu’en République, la responsabilité pénale ou civile du président ne sera jamais mise en œuvre, au cours de son mandat ? C’est une réponse nuancée que le droit public comparé apporte à cette question.

47Des distinctions s’imposent, en effet. On les emprunte au Président B. Genevois qui s’est efforcé, dans plusieurs travaux [6], de mettre un peu d’ordre dans un droit constitutionnel imparfait, incomplet et parfois incohérent, dans un droit public qui éprouve quelque peine à sérier les hypothèses et à fournir les solutions de droit appropriées. Ce droit reste en développement.

48Une grille de lecture peut être établie au départ de trois situations qui méritent à tout le moins d’être distinguées.

49Il y a, d’abord, les situations exceptionnelles. Ce sont celles qui naissent de la « haute trahison » (France, Grèce), de la violation délibérée de la Constitution (Autriche, Grèce), de la Loi fondamentale ou d’une autre loi fédérale (République fédérale d’Allemagne) ou encore, selon une formulation plus restrictive, de « l’attentat à la Constitution » (Italie).

50Le Président a été conduit à commettre une « infraction contre nature ». Dans certains États, là notamment où le Président est tenu de prêter un serment de fidélité à la République et de respect à la Constitution, l’infraction commise s’apparente à une forme de parjure.

51Il paraît indiqué de poursuivre sans désemparer le Président qui va jusqu’à trahir la confiance que la République et les citoyens ont placé en lui et de le déférer devant une juridiction particulière constituée à cet effet. Encore faut-il constater que nombre d’États prescrivent ici des filtres parlementaires. Ce qui peut paraître logique. Dans un certain nombre de ces pays, c’est devant l’assemblée, au singulier ou au pluriel, que le président a prêté le serment constitutionnel.

52Les majorités peuvent varier : les deux tiers des membres en Grèce et au Portugal, la moitié des membres du Parlement réuni en séance commune en Italie, la moitié des membres de l’une et l’autre assemblées en France, la moitié des membres de l’Assemblée fédérale, saisie par le Conseil national, en Autriche.

53Il y a, ensuite, les situations ordinaires, sinon banales. Elles naissent, par exemple, d’infractions qui sont commises en cours de mandat mais qui ne relèvent pas de l’exercice de la fonction présidentielle – cela va de la fraude fiscale jusqu’à l’accident de circulation.

54Il y a, enfin, les situations intermédiaires. Elles ne sont ni exceptionnelles, ni ordinaires mais elles naissent d’infractions que le Président peut commettre dans l’exercice de ses fonctions. Certaines d’entre elles figurent dans les lois pénales, d’autres sont plus spécifiques à l’accomplissement des tâches présidentielles et ne sauraient donc être commises par d’autres personnes ou d’autres autorités.

55Il est permis de se demander si ces deux catégories d’infractions ne doivent pas voir leur traitement différé dans le temps. Il ne s’agit pas, comme pour un roi, de consacrer la règle de l’inviolabilité absolue. Il s’agit seulement d’établir un cadre chronologique à l’intervention des autorités de justice. L’exercice des poursuites et le procès éventuel sont différés dans le temps.

C – LA REMISE EN CAUSE DE LA FONCTION

56Les textes constitutionnels peuvent être anciens. Les décisions de justice rares. Les analyses doctrinales partagées. Faut-il se satisfaire de ces éléments disparates ou n’y a-t-il pas lieu de procéder à une définition plus rigoureuse du statut du chef de l’État, qu’il soit monarque ou président ? Cette nouvelle écriture de la Constitution s’impose sans doute pour des raisons d’ordre interne. Elle se justifie aussi à raison de l’évolution du droit international. Celui-ci ne fait aucune différence entre un roi et un Président de République.

57Le droit pénal international interpelle à cet égard le droit constitutionnel. Le roi des Belges est inviolable et il ne peut être déféré devant un tribunal belge. Le Président de la République française n’est pas inviolable mais, en cours de mandat, il ne peut être traduit devant la Haute cour de justice qu’en cas de haute trahison. Mais si le même roi des Belges ou le même Président de la République peuvent, du jour au lendemain, être renvoyés devant la Cour pénale internationale, y gagnent-ils au change ? Leur personne et leur fonction sont-elles encore protégées ?

58Le statut de Rome fait œuvre on ne peut plus généralisatrice. Il ne fait pas de distinction selon qu’une personne recherchée est une personne privée ou une personne publique. Au contraire, même. Elle montre du doigt un certain nombre d’autorités publiques et leur tient à peu près ce langage : « Plus que d’autres, vous êtes susceptibles d’être justiciables de la Cour pénale internationale ».

59Le chef de l’État se trouve ici en première ligne. « Le statut s’applique à tous de manière égale, sans aucune distinction fondée sur la qualité officielle » des personnes concernées, est-il précisé sans équivoque. Autrement dit : « Le chef de l’État n’est plus inviolable, ni pour un temps, ni a fortiori à perpétuité. Il peut être incriminé comme tout le monde ».

60Pour ceux qui douteraient des intentions des auteurs du statut, celui-ci met les points sur les i : « en particulier, (il n’y a pas lieu d’avoir égard à) la qualité officielle de chef d’État » d’une personne. Cette qualité n’exonère, en effet, « en aucun cas de la responsabilité pénale au regard du présent statut ». Elle ne constitue pas non plus un motif de réduction de la peine.

61Pour ceux qui resteraient sourds à ce type de considérations, le statut précise, dans l’alinéa 2, de l’article 27, que les immunités ou privilèges de juridiction qui existent soit en vertu du droit national, soit en vertu du droit international « n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne ».

62Comment mieux exprimer l’idée que le droit international pénal entend faire prévaloir ses solutions sur celles du droit constitutionnel ou sur celles du droit pénal national qui s’y opposeraient ? Il ne sert à rien de vouloir développer à ce sujet des interprétations lénifiantes et d’essayer coûte que coûte d’harmoniser les solutions du droit national et du droit international. Les solutions sont contradictoires. La collision est frontale.

63Certains États ont modifié leur Constitution aux fins de ratifier le statut de Rome [7]. Mais ne faut-il pas aller plus loin ? A quoi bon inscrire dans la Constitution deux solutions contradictoires ? Sur ce terrain les monarchies et les républiques sont logées à la même enseigne.

64La franchise est un devoir de l’amitié.

65A l’étranger, les milieux constitutionnalistes n’ont pas compris le remue-ménage, et même le remue-méninges, qu’ont pu susciter la décision du Conseil constitutionnel du 22 janvier 1999 et l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 10 octobre 2001 [8].

66Les solutions, pour une bonne part concordantes, que ces hautes juridictions ont retenues sont celles qui prévalent dans d’autres États européens, dans des monarchies mais aussi dans des républiques, hier comme aujourd’hui.

67Le droit public comparé ne conduit pas à copier servilement les solutions qui sont en vigueur à l’étranger. Mais il apprend le sens du relatif. Il invite à ne pas considérer comme exceptionnel ce qui se fait communément ailleurs. Il peut aussi rappeler les leçons d’un bon sens commun. Le droit constitutionnel, en douterait-on ?, est aussi affaire de bon sens.

68Certes, ce sens commun gagne à s’inscrire dans des textes constitutionnels mis à jour – et pas seulement dans des documents qui apparaissent comme autant de reliques d’ancien régime. Il mérite de s’exprimer de manière détaillée sur les hypothèses à prendre en compte, sur les procédures à mettre en œuvre, sur les sanctions à envisager.

69Le silence ou le laconisme de nombreuses constitutions actuelles contrastent avec la prolixité du statut de la Cour pénale internationale. Si les constitutions européennes veulent garder un sens, elles doivent prendre position sur chacun de ces sujets. Est-il excessif de demander qu’elles le fassent avec clarté, avec précision et avec bon sens ?

70Elles auront intérêt à ne le faire qu’après s’être interrogées sur la manière dont les autres constitutions européennes envisagent la même problématique.


Date de mise en ligne : 01/12/2008.

https://doi.org/10.3917/rfdc.049.0031

Notes

  • [1]
    La monarchie est l’expression tangible de la pérennité de l’État (F. Delpérée, « Six monarques à Maastricht », Le Monde des débats, février 1993).
  • [2]
    L’observation ne porte pas préjudice à la possibilité de mettre en cause le roi « en ce qui concerne les obligations de droit privé qui ont trait à son patrimoine ». Elle n’exclut pas non plus que le chef de l’État porte lui-même une action en justice pour défendre des intérêts qui lui sont propres. Dans ces deux cas, il y a lieu d’appliquer la règle selon laquelle « nul ne plaide par procureur, hormis le roi ». Celui-ci sera représenté en justice par l’intendant de la liste civile.
  • [3]
    La publication en 2001 d’un livre posthume de Léopold III (Pour l’histoire. Sur quelques épisodes de mon règne, Bruxelles, éd. Racine) m’amène à constater ce qui suit : « Il n’est pas bon qu’un roi écrive des mémoires… Au pire, c’est une bombe à retardement sous le trône de son successeur. Dans le meilleur des cas, ce n’est qu’un plaidoyer pro domo » (La Libre Belgique, 9-10 juin 2001).
  • [4]
    Il semble indiqué, cependant, de considérer que, si les infractions commises se rapportent à l’exercice des fonctions présidentielles, elles doivent être déférées à un juge particulier, celui qui connaît par exemple, de la haute trahison ou de la violation de la Constitution (infra).
  • [5]
    Un commentateur ne peut s’empêcher d’évoquer « l’image d’un Président glorieux tant qu’il est en fonction, (mais) menacé par la fin de son immunité, sitôt qu’il aura été raccompagné par son successeur sur le perron de l’Élysée », in O. Jouanjan et P. Wachsman, « La Cour de cassation, le Conseil constitutionnel et le statut pénal du chef de l’État », RFDAdm., 2001, p. 1169 s.
  • [6]
    B. Genevois, « Le Conseil constitutionnel et le droit pénal international », RFD Adm, 1999, p. 285 s.; « Le Conseil constitutionnel et le droit pénal international. Quelques observations complémentaires », RFD Adm, 1999, p. 717; « Les immunités prévues par la Constitution et le contrôle juridictionnel », RFD Adm, 2000, p. 511 s.; « Immunités constitutionnelles et privilèges de juridiction. France », AIJC, 2001 (à paraître).
  • [7]
    Sans procéder à une révision préalable de l’article 88 – ni non plus des articles 58 et 103 – de la Constitution, l’État belge a procuré assentiment au statut de Rome de la Cour pénale internationale. Il expose ainsi le roi, les ministres et les parlementaires à des mesures de poursuites, voire à un jugement, en dehors des conditions prescrites par la Constitution. Le Conseil d’État n’a pas manqué de relever que cette façon de faire était inappropriée (L. 28.936/2,21 avril 1999). Pour harmoniser les engagements constitutionnels et internationaux de la Belgique (F. Delpérée, « Les rapports entre le droit constitutionnel et le droit international. Développements récents », cette Revue, 1998, p. 730; idem, Le fédéralisme en Europe, Paris, PUF, 2000, coll. Que sais-je ?, n° 1953, p. 92), il serait judicieux d’introduire une clause particulière dans le texte constitutionnel, par exemple un article l68bis nouveau qui serait ainsi conçu : « L’État adhère au Statut de la Cour pénale internationale, fait à Rome le 17 juillet 1998 ». Pareille disposition couvrirait les adaptations qui en résultent dans l’ordre juridique constitutionnel.
  • [8]
    On trouvera notamment dans les études d’O. Jouanjan et P. Wachsmann (op. cit.) et d’O. Beaud (« Pour une autre interprétation de l’article 68 de la Constitution », RFD Adm., 2001, p. 1187 s.) un relevé des principales études publiées à ce sujet.
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