Couverture de RFAS_191

Article de revue

Le métier d’accueillante familiale, une figure invisible de la santé

Pages 17 à 38

Notes

  • [1]
    Horel C. (2014), Accueil familial : État des lieux. Enquête menée par l’IFREP dans 96 départements.
  • [2]
    Voir à ce sujet la loi n° 89-475 du 10 juillet 1989 relative à l’accueil par des particuliers, à leur domicile, à titre onéreux, de personnes âgées ou handicapées adultes.
  • [3]
    Le care peut se traduire par « le prendre soin ». À l’inverse du cure, il n’a pas de visée réparatrice mais davantage de maintien de l’état de santé. Distinct d’une culture savante et d’un cadre de référence théorique, il s’appuie sur des croyances et une culture souvent acquises au sein de la cellule familiale. Relevant du moment vécu, il porte sur des préoccupations alimentaires et sanitaires, sur le choix des vêtements ou encore sur le langage utilisé.
  • [4]
    La loi du 14 juillet 1905 relative à l’assistance publique aux vieillards, infirmes et incurables instaure la possibilité d’un placement familial. Il est destiné aux vieillards qui n’ont pas de ressources financières.
  • [5]
    Le service de suivi est chargé de vérifier la qualité de l’accueil, d’assurer le bien-être physique et moral des personnes accueillies.
  • [6]
    Extrait du contrat d’accueil familial de gré à gré, annexe 3-8-1 « Accueillants familiaux de gré à gré ».
  • [7]
    Ces données proviennent des grilles de rémunération de l’accueil familial. Les élus des départements votent annuellement leur montant.
  • [8]
    L’accueil familial thérapeutique est régi par la loi du 10 juillet 1989 relative à l’accueil par des particuliers, à leur domicile, à titre onéreux, de personnes âgées ou handicapées adultes. Les accueillants sont, dans ce cas de figure, salariés de l’hôpital. Ils reçoivent des personnes atteintes de maladie mentale.
  • [9]
    Voir à ce sujet Béréni et al., Introduction aux études de genre, 2e édition, Bruxelles, De Boeck, collection « Ouvertures politiques », p. 111-113.
  • [10]
    Concept emprunté à Everett Hughes pour désigner les tâches subalternes, sans valeur sociale. Anne-Marie Arborio l’emploie dans son étude sur le métier d’aide-soignante, op. cit., p. 117.
  • [11]
    Termes employés par Martine, 60 ans, accueillante familiale depuis cinq ans, pour désigner les débordements d’une accueillie.
  • [12]
    Rappelons qu’une partie du salaire des accueillantes peut provenir de l’aide sociale. Le contrôle est une manière de vérifier que ces femmes endossent dans la durée le transfert de responsabilité du conseil départemental.
  • [13]
    Les accueillantes cherchent à avoir du temps pour elles. Or, les besoins de l’accueilli peuvent réclamer leur présence ou leur vigilance de manière continue. La continuité est la condition de leur agrément mais c’est aussi ce qui peut entraîner une pénibilité de leur travail.
  • [14]
    Catherine Mercadier, dans sa contribution à l’ouvrage Le langage social des émotions. Études des rapports au corps et à la santé, emprunte cette formule à Pierre Bourdieu, p. 240.
  • [15]
    Le syndrome de Korsakoff est une maladie de la mémoire provoquée par un déficit de vitamine B1. Elle est consécutive à des alcoolisations massives sur une longue durée. Elle entraîne des troubles du comportement et de l’affectivité. Sur le plan sensitivomoteur, les membres inférieurs et supérieurs peuvent être touchés. On peut retrouver des troubles de la marche. En revanche, les facultés intellectuelles sont conservées ainsi que la mémoire du travail et la mémoire procédurale. Pour en savoir plus : « Korsakoff, troubles de la mémoire, lésions cérébrales… », Famidac, [en ligne] https://famidac.fr/Korsakoff-troubles-de-la-mémoire, consulté le 4 octobre 2016.
  • [16]
    Si l’on tient compte du profil des accueillis qui vivent chez les accueillantes rencontrées dans le cadre de cette enquête (tableau 1).

Introduction

1Peu connu du grand public, l’accueil familial est un dispositif médico-social ayant pour vocation l’hébergement et l’accompagnement des personnes âgées et/ou handicapées. L’étude de l’Institut de formation de recherche et d’évaluation des pratiques médico-sociales (IFREP) recense, en 2014 [1], 9 742 accueils pour 14 549 accueillis. Organisé sous l’égide du conseil départemental, ce mode de prise en charge est proposé par des particuliers qui ont obtenu un agrément. Majoritairement exercé par des femmes, à 87 %, six sur dix ont plus de cinquante ans. Leur habilitation s’appuie sur des conditions de continuité de l’accueil. Elles doivent garantir la protection de la santé, la sécurité et le bien-être physique et moral des personnes accueillies [2] (54 % sont des personnes handicapées et 46 % des personnes âgées).

2Bien que l’accueil familial soit juridiquement encadré depuis plus de trente ans, il reste peu développé. Pourtant, la réduction progressive du nombre de places en établissement, les durées moyennes de séjours à l’hôpital toujours plus courtes et le poids démographique d’une population âgée devraient lui conférer une autre place. Pour quelles raisons n’est-il pas davantage plébiscité ? Comment se fait-il également qu’il ne soit pas reconnu en tant qu’alternative à une entrée en institution ? Comment expliquer son invisibilité ?

3Si l’on s’appuie sur les études sociologiques qui ont été menées dans d’autres domaines du care[3] (Molinier et al., 2009) et surtout auprès d’autres pourvoyeuses, telles que les aides-soignantes (Arborio, 2012), aides à domicile (Avril, 2014) ou aidantes familiales (Weber et al., 2003), il ressort que l’invisibilité est le propre de ce soin. Le genre féminin, les conditions de travail ou la dimension intime des tâches accomplies sont les motifs généralement allégués. Qu’en est-il alors du métier d’accueillante ? Comment pouvons-nous l’expliquer ?

4Les premiers résultats d’une enquête ethnographique réalisée auprès d’accueillantes familiales sur trois départements du nord-ouest de la France nous révèlent que leur invisibilité est liée aux éléments de contextes législatifs et institutionnels qui encadrent ce métier. Même si des améliorations ont été souhaitées par les politiques d’action sociale afin d’élargir la palette des solutions offertes aux personnes âgées et/ou handicapées, ces avancées ne permettent qu’une reconnaissance fragile. Les capacités recherchées, réévaluables tous les cinq ans, laissent un flou quant aux réelles attentes de ce métier. Pourtant, leurs compétences existent. Ces femmes les ont capitalisées dans une vie au service des autres. Leur genre féminin et leur appartenance à une classe sociale populaire ont contribué à la mise en forme progressive de leur projet de métier et contribué à construire leur posture de soignante. Dans leur activité, leur travail émotionnel prolonge et renforce ces compétences tout comme leur identité tant sur le plan personnel qu’au niveau de leur métier. Il engage et guide leurs actions et leur manière d’accueillir. Les ressources dont elles disposent sont, dans ce domaine, primordiales. Nous verrons dans ce dernier point qu’elles mettent en relief un métier aux enjeux identitaires.

[Encadré méthodologique] Terrain : L’accueil familial

Cet article s’appuie sur un travail en cours de doctorat en sociologie. Il porte sur le métier d’accueillante familiale. J’ai choisi de me concentrer sur la parole des femmes parce que, traditionnellement, ce sont elles qui s’occupent des enfants et des adultes vulnérables.
L’espace domestique de leur activité, éloigné de regard social, et l’absence de connaissance formelle sur ce métier m’ont conduite à entreprendre une enquête ethnographique. Quinze entretiens approfondis ont été effectués sur trois départements du nord-ouest de la France. Ils ont eu lieu au domicile des accueillantes à un moment où elles étaient libres de toutes contraintes familiales ou de contraintes liées à leur accueil.
À travers les échanges avec ces femmes, j’ai cherché à savoir pour quelles raisons elles étaient devenues accueillantes familiales. Nous avons abordé les éléments de leur biographie sur un plan personnel, depuis leur enfance jusqu’à leur vie de femme, épouse, mère et grand-mère. Leur trajectoire professionnelle a également été questionnée. Nous avons parlé de leur métier d’accueillante familiale, de leurs conditions d’emploi, de leurs représentations sur leur métier et sur les métiers d’aide, de celles des non-initiés sur le leur. À travers leur récit quant à leur manière de faire, j’ai cherché à identifier leur domaine d’activité et à comprendre leur position et leurs relations avec les différents acteurs médico-sociaux.
Mon corpus se compose de quinze entretiens. Douze accueillantes ont plus de cinquante ans. Cet âge mature est représentatif du profil social des accueillantes familiales mis en évidence par l’IFREP. Les données concernant leur ancien emploi et ceux de leur mari (à la retraite) montrent qu’elles sont issues de milieux populaires. L’exercice tardif de ce métier, à plus de quarante ans, révèle qu’il est choisi de manière seconde par rapport au projet d’emploi qu’elles avaient imaginé. Elles sont en majorité issues d’une famille nombreuse (10/15). Sept d’entre elles ont au moins trois enfants. Les accueillantes rencontrées habitent surtout en milieu rural ou semi-rural. Cette donnée fait aussi partie des caractéristiques recensées par l’IFREP.
Tableau 1

Récapitulatif des entretiens réalisés

Tableau 1
Pseudo Âge Nombre d’agréments Métier antérieur Âge au moment du 1er agrément Accueillant·e depuis Métier du conjoint Fratrie Situation maritale Nb d’enfants Nb d’habitants dans la commune de résidence Profil de l’accueilli, termes employés par l’accueillante CLÉMENCE 70 ans 3 Employée de bureau 43 ans 27 ans Commercial 4 Divorcée 2 516 Personne âgée Personne handicapée Dépressive DANIEL 63 ans 3 Aide à domicile 43 ans 20 ans Conducteur d’engins 4 Marié 4 1 607 Pas d’accueil actuellement ODILE 50 ans 3 Assistante maternelle 45 ans 5 ans Pépiniériste 2 Mariée 2 2 145 Maladie de Korsakoff Grosse dépression LUCIE 72 ans 2 Assistante maternelle Aide comptable 65 ans 7 ans Peintre enduiseur 8 Mariée 2 1 539 Handicap intellectuel ROSELINE 62 ans 3 Agricultrice 28 ans 34 ans Agriculteur 0 Mariée 2 263 Handicapé Problème d’épilepsie Malade psychiatrique MARIE 67 ans 3 Commerçante 43 ans 24 ans Commerçant boucher-charcutier 11 Mariée 2 5 448 Elle est un peu différente. DOMINIQUE 58 ans Assistante familiale 48 ans 24 ans Gendarme 9 Mariée 4 1 185 Schizophrénie Grosse dépression Malade psy APOLLINE 63 ans 2 Femme de ménage 58 ans 5 ans Peintre en bâtiment 6 Mariée 4 716 Maladie de Korsakoff VALÉRIE 44 ans 3 Assistante maternelle 37 ans 7 ans Agriculteur 1 Mariée 954 Maladie d’Alzheimer DIANE 65 ans 3 Veilleuse de nuit en maison de retraite 46 ans 19 ans Agriculteur 2 Mariée 2 13 508 Schizophrénie JULIE 47 ans 1 Coiffeuse 42,5 ans 4,5 ans Militaire 4 Mariée 4 7 634 Vieillissement NATHALIE 52 ans 2 Vendeuse en boucherie-charcuterie 45 ans 7 ans Représentant 12 Divorcée 2 3 151 Dépendant SOPHIE 33 ans 1 Aide-soignante 28 ans 5 ans Plaquiste 2 Mariée 0 2 500 Déficience intellectuelle FABIENNE 62 ans 2 Toiletteuse pour chiens 57 ans 5 ans Cantonnier 5 Mariée 3 2 500 Schizophrénie Trisomie 21 MARTINE ANNIE 60 ans 65 ans 2 2 Vendeuse de tissus Ouvrière d’usine 55 ans 42 ans 5 ans 23 ans Magasinier Marin pêcheur 1 8 Mariée Veuve 3 7 6 946 6 691 Déficience intellectuelle Maladie de Parkinson Vieillissement

Récapitulatif des entretiens réalisés

Une reconnaissance fragile

Vers une reconnaissance institutionnelle

5L’accueil familial est un mode d’hébergement ancien. Il s’intègre dès 1905 [4] dans les dispositifs de l’assistance publique. Toutefois, il faut attendre le 10 juillet 1989 pour que le législateur l’encadre officiellement. Le contexte d’une population âgée de plus en plus dépendante réclame un état des lieux des différentes formes de dépendance et de ses modes de prise en charge. L’enquête ministérielle menée par Théo Braun et Michel Stourm retient l’intérêt de ce mode d’hébergement, distinct de ceux traditionnellement utilisés. Le placement familial s’avère « complémentaire » (Braun et al., 1988) mais réclame des dispositions juridiques. La loi n° 89-475 du 10 juillet 1989, relative à l’accueil par des particuliers, à leur domicile, à titre onéreux, de personnes âgées ou handicapées adultes, vient combler un vide et, par là même, poser les fondations de ce métier d’accueil.

6Il est désormais possible si des conditions d’agrément sont remplies. Sa procédure est laissée à la discrétion du conseil départemental mais, quel que soit le lieu, le candidat doit se faire connaître en retirant un dossier de demande. À travers les questions qui y figurent et l’entretien réalisé par les agents du service de l’accueil familial, ce sont des critères matériels et sociaux qui sont vérifiés. Respectivement, ils consistent en une mise à disposition d’une chambre d’un minimum de 9 m² au sein d’un logement décent comprenant des commodités sanitaires et un espace collectif. L’environnement d’accueil doit être adapté aux besoins du futur accueilli. Le candidat à l’agrément, quant à lui, doit s’engager à assurer la continuité de son accueil, à recevoir des personnes âgées et/ou handicapées possiblement bénéficiaires de l’aide sociale, à prendre une assurance responsabilité civile, à accepter les visites du service de suivi [5] programmées et inopinées du conseil départemental, à suivre une formation initiale puis continue. Soumis à une validité de cinq ans, l’agrément permet aux accueillants de recevoir une personne âgée et/ou handicapée, et ce jusqu’à trois, par l’intermédiaire d’une demande d’extension.

7L’accueil doit se formaliser par un contrat de gré à gré. Ne relevant pas du droit du travail, il rappelle les conditions matérielles et financières ainsi que les droits et obligations de chacune des parties. Il y est fait notamment état du devoir de respect de l’intimité de l’accueilli tout comme de celle de l’accueillant. Le choix du législateur de privilégier une contractualisation relevant de l’emploi direct, afin de développer l’activité suivant une formule souple « pour répondre à des situations de prises en charge temporaires, pendant des vacances ou après une hospitalisation » [6], a pour conséquence d’instituer l’accueil familial sur le modèle de la domesticité. Proche du traitement social des aides à domicile, nous retrouvons ici ces caractéristiques : « Salaire bas, disponibilité maximale, emploi direct, avenir incertain, relations personnelles fortes » (Weber et al., 2014).

8Si l’on examine la composition de la rémunération qui s’attache à ce contrat et le montant sur lequel ces femmes cotisent, on ne peut que constater qu’elles sont faiblement protégées contre les risques de la vie. Pour un travail exercé en continu, 24 h/24, elles ne cotisent que deux heures et demi sur la base du SMIC, soit sur 730 euros pour 30,5 jours. À cette somme s’annexent des indemnités de sujétions particulières. Attribuées en fonction des incapacités de l’accueilli, elles sont comprises entre 100 et 450 euros. Dans ce contexte, la possibilité pour les accueillantes de se mettre en arrêt de travail est purement accessoire. Un arrêt risquerait d’entraîner une perte conséquente de ressources. C’est d’ailleurs pour cette raison que leur mise à la retraite est aussi tardive. Les autres montants qui constituent la rémunération comprennent des indemnités d’entretien relatives aux denrées alimentaires et des indemnités de mise à disposition correspondant au loyer. Le salaire et les indemnités représentent un total compris entre 1 300 et 1 700 [7] euros nets.

9La rémunération, ici présentée, correspond à celle fixée par le conseil départemental. Or là n’est pas le principe du « gré à gré ». Il se fonde sur le commun accord ou l’entente amiable entre deux parties. Les accueillantes rencontrées au cours de cette enquête ont des avis contrastés sur l’intervention du conseil départemental. Certaines méconnaissent totalement cet aspect de leur activité. Elles ignorent même sur quelle base est fixée leur rémunération et n’ont pas de barème pour se repérer. « Le contrat, c’est le conseil général qui le fait. Nous, on a juste à le signer » (Annie, 65 ans, accueillante familiale depuis vingt-trois ans). Pour ces accueillantes, en manque d’informations ou d’assurance devant les demandeurs de care, la présence du conseil départemental est une manière de légitimer leur statut et d’assurer le bien-fondé de leur activité. Mais pour d’autres, leur cadre d’exercice doit leur permettre de déterminer elles-mêmes leur rémunération. Le conseil départemental n’a pas à s’immiscer dans la rédaction du contrat d’accueil ni à imposer ses normes concernant la valeur du travail qu’elles ont à fournir. Cette présence est alors vécue comme abusive.

Des compétences mal identifiées

10Ce contraste se retrouve également concernant les personnes qu’elles sont susceptibles d’accueillir. Celles qui revendiquent une volonté de s’émanciper du conseil départemental estiment qu’elles sont en mesure de déterminer qui pourra être reçu chez elles. À plusieurs reprises au cours des entretiens, il est apparu que des futurs accueillis ont été détournés vers d’autres accueillantes. Ce procédé est en soi problématique. Parce que ces femmes n’ouvrent aucun droit au chômage, il tend à les déposséder doublement. D’une part, il les dépossède d’un savoir-faire propre à leur métier de l’accueil et, d’autre part, d’une potentielle rémunération. Le manque de reconnaissance de leurs compétences et la perte de ressources qu’elles subissent en l’absence d’accueillis les exposent à une situation de vulnérabilité. Certains acteurs du secteur médical ou médico-social ainsi que des particuliers en recherche de places en institution n’hésitent pas à se rabattre sur l’accueil familial, même pour des personnes requérant une prise en charge lourde. Diane a été exposée à cette situation.

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« Donc avant qu’on accueille ici, l’assistante sociale du centre de rééducation a contacté l’assistante sociale du conseil départemental. Donc on m’a dit : “Y a quelqu’un là qui peut venir.” On est allé là, mon mari et moi. Bon, ben, on sentait qu’il y avait des garanties, quoi. Ça avait été vu, quoi. Donc j’arrive là-bas… Petit monsieur. Et donc, je prends à part le personnel et je leur dis : “Ben, comment il est ce monsieur ? Qu’est-ce que vous avez comme élément à nous donner ?” Parce qu’on n’avait pas d’élément à nous donner. “Oh, ben, il a son petit caractère, faut savoir le prendre.” Et tout le monde nous dit : “Il a son petit caractère, il faut savoir le prendre.” Arrivé ici, je vois ses médicaments. Ben, il avait de l’épilepsie. Il avait encore autre chose puisqu’ayant une fille médecin et une autre pharmacienne. Ben, allez hop, coup de fil… “Ça correspond à quoi ?” On essaye de savoir, quoi. On ne m’avait rien donné. Ben, il faut voir les crises qu’il a eues. Il a arraché la prise. En regardant des émissions de télé, il hurlait dans sa chambre. Ici, on a caché les couteaux, il prenait des colères. En plus, du point de vue sexuel, il était complètement détraqué, pour vous dire, il s’amusait avec mon chien ! »
(Diane, 65 ans, accueillante depuis dix-neuf ans.)

12Dans cette situation, le futur accueilli a été présenté à Diane sous l’angle de la dimension « plate » de « l’handicapé-usager » (Sicot, 2006). Le caractère permet d’éviter une situation « de stigmatisation » (Weber, 2011) alors que la maladie mentale aurait pu fixer la nécessité d’un accueil familial thérapeutique [8]. Diane a dû mettre fin à l’accueil pour se protéger. Pour certaines accueillantes, arriver à cette solution est un luxe. Se priver de l’apport financier d’un accueil représente toujours un coût difficilement surmontable pour la famille. Car toutes les accueillantes le disent : « C’est un métier où on met du temps à accueillir. » C’est également ce que confirme l’IFREP : un tiers des accueils disposeraient de places vacantes. En effet, si l’entrée en institution est souvent vécue par les familles comme une épreuve de « discrédit moral » (Weber, 2011), confier l’un des siens à une accueillante, à une famille d’accueil, conduit probablement à raviver l’imaginaire de la famille défaillante.

13Malgré tout, si l’on considère l’intitulé de l’article 56 de la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement, l’accueil familial demeure pour le législateur un dispositif toujours intéressant. Il peut être une réponse aux enjeux démographiques d’une population âgée et offrir une solution de répit aux aidants familiaux. « Soutenir l’accueil familial » sont les termes de la nouvelle législation. Elle se donne pour objectifs d’assurer la qualité de l’accueil et de faciliter son accès. Le référentiel d’agrément permet d’uniformiser les attentes de cette activité à l’échelon national. La formation est renforcée. Les modalités d’accueil sont, quant à elles, précisées. Elles peuvent s’organiser à temps complet ou partiel, en particulier accueil de jour ou accueil de nuit, permanent ou séquentiel. L’usage des chèques emploi service universel (CESU) est rendu possible. Les outils médico-sociaux, tels que le projet d’accompagnement personnalisé, sont annexés à chaque contrat d’accueil. Pour Marie, l’agrément ne suffit pourtant pas pour accueillir :

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« C’est l’inverse qui aurait dû être instauré quand même, je ne sais pas… Moi, je dis que c’est l’inverse, c’est pas parce qu’on devient accueillant qu’automatiquement… quand on devient président de la République, cinq ans après, on est obligé de recommencer donc c’est normal de faire un agrément… L’expérience… Vous faites des formations… Elles devraient être validées… Moi, ça fait plus de vingt ans que je vais aux formations… Alors, comment voulez-vous que les gens aient envie d’aller faire des formations qui ne servent à rien ? »
(Marie, 68 ans, accueillante familiale depuis vingt-quatre ans.)

15Dans le discours de Marie, l’expérience et la reconnaissance du savoir-faire des accueillantes auraient dû être valorisées. La possibilité d’obtenir une qualification les aurait légitimées dans leur métier. L’agrément, quant à lui, aurait pu valider leur capacité à accueillir, c’est-à-dire leur disponibilité et leur aptitude. Ici, compétences et capacités s’opposent. Les compétences se réfèrent à des pratiques maîtrisées par rapport à des besoins alors que les capacités se concentrent sur un engagement personnel de responsabilités.

16Bien que l’accueil familial tende vers une reconnaissance sociale, des améliorations s’avèrent encore nécessaires concernant le statut de celles et ceux qui l’exercent. Leurs conditions d’emploi ne leur permettent pas de s’extraire d’un rapport de servitude ni d’être protégés socialement. Or, nous avons affaire ici à des employeurs en situation de fragilité qui ne peuvent qu’être exposés à la précarité de leurs accueillants. Ce manque de reconnaissance est préjudiciable pour l’accueilli et l’accompagnement qu’il requiert. Sans visibilité, c’est inévitablement son bien-être qui est en jeu. Les manières de faire des accueillantes s’inspirent de l’expérience d’une vie passée au service des autres.

Une vie au service des autres

Le monde des femmes et leurs tâches

17Si ce métier est invisible, c’est aussi parce qu’il implique une représentation du monde et des savoir-faire acquis dans le domaine de l’intime. Échappant habituellement au regard social, ils se traduisent en milieu populaire par une répartition du travail entre hommes et femmes, par une réalité ségréguée des espaces et des actions [9]. La sphère domestique appartient à l’intime, aux femmes. Les accueillantes rencontrées pour cette enquête expriment clairement de quelle manière elles ont acquis leurs compétences de genre. Issues pour bon nombre d’entre elles d’une famille nombreuse, la construction de leur féminité s’est effectuée par une observation des pratiques et des activités de leur mère. Dirigées vers le temps long de la vie, vers la continuité, c’est à partir d’une économie de production d’individus que leur rôle social s’est constitué. Julie raconte son enfance :

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« Moi, j’avais un papa, il fallait vraiment que soit en ORDRE (intonation appuyée). Donc, on avait vraiment les tâches de filles, hein… Le ménage, le repassage, heu… On a été assez tôt mises dans le bain… Pourtant, j’avais une maman à la maison, heu… Les filles avaient des tâches de filles parce qu’on est deux filles. J’ai deux frères. »
(Julie, 47 ans, accueillante familiale depuis quatre ans et demi.)

19La place sociale désignée par le père de Julie et qu’elle occupe aujourd’hui est celle du monde domestique. Elle ne la remet pas en question. Les « tâches de filles » révèlent une forme de « naturalisation des savoir-faire domestiques » (Dussuet, 2005). De ces références familiales où la femme possède un scenario de vie millimétré se forge une culture de « l’entretien, de l’apparence et de la relation » (Darmon, 2010). Le savoir-faire acquis dans ce domaine assure des objectifs de bien-être. L’attention portée « au réel et aux autres » (Molinier et al., op. cit.) constitue « un certain sens moral », la construction d’une éthique de care. Parce qu’elle implique un questionnement, une réflexion dans leur rapport à l’autre propre au contexte domestique et familial, elles ont acquis des compétences organisationnelles. Elles se fondent sur une économie des places et des ressources économiques. Cet ordre représente l’alpha et l’oméga de l’équilibre domestique, surtout lorsque la famille est nombreuse. Elle se perçoit dans le témoignage de Nathalie, 52 ans, accueillante familiale depuis sept ans. Le format d’une famille composée de douze enfants a été pour elle un vrai fardeau. Le manque de moyens, la promiscuité, l’empiètement sur l’intimité représentent toujours pour elle des situations de cohabitation à bannir. Vivre ensemble ne vaut qu’à la seule condition que chacun ait son propre territoire – et c’est le modèle sur lequel elle envisage aujourd’hui son accueil.

20La dimension familiale, on le perçoit, est déterminante dans ce choix de métier. Elle a institué des rôles et des pratiques qui ont valeur de référence. La culture familiale s’y ajoute. Elle donne sens et forme à leur projet de métier. Parmi les accueillantes interrogées, la réception d’un hôte chez soi âgé et/ou handicapé est tout simplement la traduction d’une culture acquise de l’accueil. « La tradition » (Arborio, op. cit.) s’y intègre. Parce qu’elles sont issues d’une famille où se pratiquait l’accueil familial, le choix de métier de ces accueillantes est une manière de prolonger l’histoire familiale. L’habitude donne sens à leur métier et au public reçu. Toutefois, chez certaines, la dimension cognitive n’est pas suffisante pour cerner le sens donné. Chez Sophie, par exemple, l’émotion affective est ce qui fixe l’attachement. Les liens qu’elle entretient avec le vieux monsieur handicapé qui vivait chez ses parents font de ce dernier un quasi membre de sa famille. Elle le dit :

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« Lui, on sait que, quand il va partir, ça va nous faire un grand choc, parce que nous, on le considère comme notre papi. »
(Sophie, 33 ans, accueillante familiale depuis cinq ans.)

22Ce mode d’intégration du proche-intime dans le familier constitue ce que Garfinkel appelle « un fait de vie qui ne se discute pas » (Jodelet, 1989). S’occuper des personnes handicapées ou âgées va de soi.

23La culture familiale, enfin, peut refléter également une forme de transcendance de leur pratique. L’histoire familiale des accueillantes, à travers le mode de vie ou le métier de leurs parents, leur a aussi permis, parfois, d’apprendre à s’intéresser aux autres. Orienté vers le social, l’éducation ou la santé, leur métier s’inspire de ces normes et de ces règles. Elles le conçoivent dans une visée humaniste où l’aide apportée doit concourir à une forme de maïeutique des individus.

24Dans le discours de ces femmes, on se rend compte que le moment de la socialisation primaire n’est pas le seul temps où elles ont expérimenté des pratiques d’aide et d’attention à autrui. Comme le souligne Olivier Ihl (Darmon, op. cit.), un événement court peut parfois avoir la même valeur de temps que la socialisation. Selon Fabienne, une accueillante de 62 ans en exercice depuis cinq ans, rien ne la prédestinait à ce métier. Décrite plutôt comme « casse-cou » et « garçon manqué », il a fallu qu’elle reçoive son père chez elle pour que cette idée d’aide à autrui commence à germer. Sa confrontation avec la déchéance du vieillissement, la souffrance, l’incontinence ne l’ont pas rebutée. Elle a su transformer la prise en charge des tâches ingrates, le « sale boulot » [10] (dirty work), en soins de confort. Parce qu’elle a amélioré les conditions de fin de vie de son père, Fabienne s’est découvert des compétences insoupçonnées. L’hébergement de ce dernier a constitué un révélateur, une forme d’objectivation de son savoir-faire s’est produite. Par la même occasion, elle a appris à se positionner vis-à-vis d’un être vulnérable en demande d’assistance. L’asymétrie relationnelle expérimentée dans le cadre de la perte d’autonomie d’un parent est ici fondamentale. Elle est ce qui lui permet aujourd’hui d’accomplir son rôle d’aide et de protection vis-à-vis des accueillis qu’elle reçoit.

Les expériences professionnelles

25Cette position a été découverte par Nathalie lorsqu’elle travaillait comme vendeuse en boucherie-charcuterie. Les dames âgées qui venaient faire leurs courses avaient parfois besoin d’une aide discrète pour compter leur monnaie. Le soutien relationnel et cette forme d’aide lui ont plu. Elle les conçoit toujours de cette manière, de sorte que sa pratique doit se fondre dans l’ordinaire du quotidien. Ce savoir-faire relève des « compétences interactionnelles » (Cartier et al., 2012) que l’on retrouve au niveau des métiers de services peu qualifiés. La mobilisation des compétences relationnelles y est prépondérante mais ne s’intègre pas dans une pratique formelle de travail.

26Martine, quant à elle, a repéré dans son travail d’aide-ménagère la plus-value d’un soutien relationnel. En activité, elle ne s’est pas cantonnée à accomplir les tâches domestiques chez les particuliers où elle intervenait. L’important était pour elle de les réaliser en établissant une relation. Elle dit à ce sujet :

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« Parce que la personne, en fin de compte, qu’est-ce qu’elle attend ? Bon, que vous fassiez son ménage mais, à côté de ça, que vous bavardiez un peu avec elle, sinon ils sont murés dans la solitude, ils sont seuls chez eux. Y a qu’avec moi qu’elle a réussi à chanter, à discuter, que je l’ai même pris dans la voiture pour lui montrer là où elle a habité étant jeune. […] Et ça, pour moi, c’est ça le contact humain. »
(Martine, 60 ans, accueillante familiale depuis cinq ans.)

28La fille de cette dame âgée l’a dit à Martine. Depuis qu’elle s’occupe de sa mère, cette dernière se montre plus dynamique. Elle lui permet de sortir de son enfermement à domicile et, on le voit bien, de son enferment subjectif. Les chansons ou la visite de lieux connus par le passé participent à entretenir le sens de la vie et l’intégrité face au processus de vieillissement et de déprise. On retrouve ici la notion de « soin relationnel » (Saillant, 2000). L’accompagnement de Martine fabrique un lien. Il s’établit vers l’environnement mais également vers soi, de sorte que le rapport construit entre ces deux femmes crée non seulement l’identité de Martine en tant que soignante mais aussi celle de cette dame en tant qu’Autre, vis-à-vis de laquelle s’est nouée une relation d’attachement et de responsabilité au-delà de la prescription du cadre professionnel.

29Durant leur vie passée au service des autres, ces femmes ont acquis des savoir-faire invisibles. Dans l’espace privé du domicile, leur histoire familiale et l’exercice de leur métier de services, elles ont capitalisé des compétences domestiques, une manière d’appréhender ce monde de l’intime et développé toute une gamme de compétences interactionnelles. Dans ces lieux, dans les moments critiques où elles ont côtoyé la vie et la mort, dans les interstices de leurs anciens emplois, elles se sont construit petit à petit un rôle d’intermédiaire, de passeuse. C’est donc en toute logique qu’elles possèdent des atouts pour accompagner des personnes âgées et/ ou handicapées. Dans sa version consolidée, leur métier engage un travail émotionnel : un métier aux enjeux identitaires.

Un métier aux enjeux identitaires

Du plaisir à accueillir

30Parler du métier d’accueillante familiale ne peut se départir d’une analyse portant sur le travail émotionnel de ces femmes. Il construit leur monde, leur réalité et leur posture sociale. Cette dimension est très souvent perceptible chez les accueillantes qui ont accepté de me recevoir. Offrir le témoignage de leur métier est important. Il n’a pas pour seule finalité de lever le voile sur leur activité. Il s’agit aussi de transmettre une part de ce qu’Anselm Strauss appelle le « sentimental work » (Arborio, op. cit.). Si ces femmes ont le désir de s’exprimer, c’est qu’elles éprouvent du plaisir à accueillir. Elles sont fières de leur travail, il leur apporte satisfaction. L’affection ressentie révèle la sensibilité nécessaire à l’exercice de ce métier. Elle est ce qui donne sens à leur investissement et à leur identité. Dans ce prolongement, elle instaure la place de l’accueilli et l’installation d’un rapport statutaire.

31L’expression de cette sensibilité s’observe à travers leurs pratiques de soins. Le feeling, terme que les accueillantes emploient fréquemment, guide leurs actions. Il assure la mise en place de supports d’accompagnement, de médiation. L’empathie éprouvée et le regard sensible sur la situation de l’accueilli conduisent les accueillantes à rechercher des activités adaptées. Diane se souvient d’une accueillie qui l’a profondément marquée. Elle est arrivée chez elle à la suite d’un accident vasculaire cérébral (AVC). La survenue brutale du handicap et la perte de tout ce qu’elle a été par le passé ont touché Diane. Elles l’ont amenée à réfléchir à un soutien :

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« C’est là qu’avec tous mes bricolages que j’ai fait, je me suis dit : “Il faut faire quelque chose.” Alors, j’avais vu ma mère tisser. Un tissage à l’envers où on fait des nœuds à l’envers. Alors, je me disais : “Ça, ça peut, peut-être, d’une main ?” Et elle a tissé des sacs et des sacs avec une seule main. J’avais monté un cadre et tout ce qu’on a cousu ensemble ! Et ça, il s’est découvert que cette dame, tellement handicapée, tellement chagrinée, elle avait des talents de marier les couleurs… C’était magnifique, hein… Elle avait un côté artistique qu’on découvre, quoi… Incroyable.
Et ça, ça a été son salut parce que, du coup, elle pensait moins à son fils handicapé, sa fille qui lui avait tout volé, sa petite-fille qui l’avait laissée à l’abandon. »
(Diane, 65 ans, accueillante familiale depuis dix-neuf ans.)

33Son « identité de soignante » se révèle dans le « faire-faire » (Velpry, 2008) que Diane met en œuvre auprès de l’accueillie. Faire du tissage à l’envers pour une vie qui n’est plus à l’endroit est le moyen par lequel elle essaie de rendre l’accueillie participante et actrice de son propre changement. Sans la renvoyer à elle seule et à son incapacité, elle l’accompagne dans ses gestes, l’amène à regagner en subjectivité, à s’éloigner d’un vécu douloureux. L’activité sert à la décentrer de ce chagrin, à apporter un réconfort émotionnel. Dans le même mouvement, elle sert à reposer les frontières d’une identité qui a perdu sa forme d’origine. L’attention et la sollicitude données, le mieux-être recouvré de l’accueillie donnent de la valeur au travail de Diane. Ils mettent en valeur sa position de responsabilité et renforcent ses sentiments subjectifs, essentiels à l’estime de soi.

34La formation ou l’espace de parole proposés par certains conseils départementaux sont d’autres situations durant lesquelles les identités des accueillantes se constituent. Confrontées en temps habituel à l’isolement, à leur seule responsabilité, ces moments sont pour elles l’occasion de se retrouver entre paires. Pour les nouvelles accueillantes, ils sont le premier révélateur de leur métier. L’image qu’elles donnent de leur accueil, sous le regard des autres, les amène à signifier leur position. Le récit de leurs actions construit un double mouvement. Vis-à-vis d’elles-mêmes, leur « mise à nue » les expose à une mise en jeu de l’estime de soi. Mais vis-à-vis du groupe, cette « expérience totale » (Fernandez et al., 2008) est le gage d’une possibilité d’intégration et d’appartenance. Les échanges et la discussion autour des décisions et des manières de faire concernant l’accueilli sont donnés pour que l’accueillante puisse revisiter son expérience. Julie a connu ce moment.

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« Je me suis dit : “J’ai eu tout faux du début jusqu’à la fin.” Parce que, oui, lorsque j’écoutais le formateur et les autres accueillantes, je me disais : “Ah lala, j’ai fait tout le contraire… J’aurais jamais dû faire ça.” Et bon, j’ai appris, hein, c’est sûr, à mes dépends. »
(Julie, 47 ans, accueillante familiale depuis quatre ans et demi.)

36Cette mise en forme du récit de soi, entre initiés, est importante pour celles qui débutent. Lorsque l’accueil s’est mal passé, elle assure une fonction d’apaisement et de réparation. La culpabilité éprouvée laisse bien souvent une blessure identitaire profonde. Cet espace pour soi est donc une manière de surmonter ce qui a parfois été vécu comme un traumatisme et de s’approprier une nouvelle autonomie. Pour les accueillantes expérimentées, il est l’occasion de se proposer comme modèle identificatoire. La mise en visibilité de leur pratique et l’attention qu’elles offrent aux accueillantes débutantes participent à la construction d’un collectif. C’est sur lui que s’établit une force constituante et instituante, une forme de plaisir et de bien-être à exercer ce métier.

« Se faire bouffer » [11]

37Durant cette enquête, j’ai eu l’occasion de rencontrer deux présidentes d’association d’accueillants familiaux dont les objectifs visent l’amélioration de leurs conditions d’emploi. Elles m’ont parlé des changements auxquels elles sont confrontées depuis quelques années. Si la loi a posé les premiers jalons d’une certaine reconnaissance de leur métier, il apparaît que les accueillantes déplorent les effets d’un manque de dialogue de plus en plus marqué avec le conseil départemental et/ou son service de suivi. Ce qui prédomine dans la relation entre elles et ces services serait l’existence « d’une relation de contrôle » [12] (Siblot et al., 2015), de vérification de normes d’hygiène et de sécurité. Or, dans certaines situations, notamment lorsque l’accueil est difficile, les accueillantes auraient besoin d’être davantage soutenues. L’expression des émotions de ces femmes serait, semble-t-il, jugée déviante et traduirait de possibles failles dans leur capacité à accueillir. La non-prise en compte de cet aspect dans leur exercice reflète une méconnaissance des enjeux liés aux métiers du care. Au sens littéral, la « prise en charge » parle bien de charge : celle de la souffrance, de la souillure, de l’irrationnel. La tenir auprès de l’accueilli, du demandeur de care, n’écarte pas que surgisse « l’envie de meurtre ou de fuite » (Molinier et al., op. cit.). Le côtoiement quotidien des besoins à combler, difficilement conciliables avec ceux des accueillantes, peut leur faire connaître ces tensions morales. Lorsqu’elles apparaissent sur de brefs instants, il est probable que ces femmes parviennent à trouver des aménagements pour elles-mêmes. Mais sur une durée plus longue, des stratégies devraient pouvoir être trouvées pour les soulager. Marie dénonce cette situation :

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« Enfin, vu de notre point de vue, y a un mur en face de nous. C’est pas une porte, hein… Vous ne pouvez ni l’ouvrir ni la fermer… C’est un mur. C’est : “Nous savons ! C’est nous qui pilotons et c’est nous qui vous disons comment faire.” »
(Marie, 67 ans, accueillante familiale depuis vingt-quatre ans.)

39Le « mur en face » décrit un regard, une focale et une position fixe. Alors qu’une porte et son ouverture pourraient offrir une issue, un changement de perspective, un mouvement pour modifier le vécu de ces femmes, le manque de relation les fige dans un monde univoque. Marie est exaspérée. L’aide entre paires pourrait être opportune. Elle permettrait d’éviter l’écueil d’une relation ascendante (dominé/ dominant) et d’installer, en revanche, un rapport de compagnonnage. Aujourd’hui, les nouvelles règles ne le permettraient pas. La prise en considération des critères entrant en jeu dans un accueil est désormais de l’unique ressort du conseil départemental. Pourtant, qui connaît le mieux ce métier de l’accueil ? Les pourvoyeuses de care sont aussi vulnérables. Elles ont des besoins [13]. Ne pas les prendre en compte risque non seulement d’effondrer leur identité d’accueillante mais aussi d’avoir un impact sur celle de l’accueilli.

40La réception d’un hôte vulnérable suppose l’existence d’une asymétrie relationnelle. Le voilement et dévoilement émotionnel participe aux soins, dont elles ont la mission. Dans le récit des accueillantes, on remarque que cette dimension échappe à leur conscience. Ces émotions sont « enfouies » en elles. Elles « ne les savent pas et, en un autre sens, les savent mieux que quiconque » [14] (Bourdieu, 1993). Le travail qu’elles doivent accomplir peut parfois impliquer un effort constant, qui peut leur être douloureux. Le profil des personnes accueillies détermine la pénibilité. Elles ne sont généralement pas préparées à la prise en charge et ne possèdent que très peu, voire pas du tout, d’informations pour maîtriser leurs émotions et celles des accueillis. Les effets de ce manque se perçoivent dans l’interprétation qu’elles font du comportement des accueillis. Déconnectées d’une épistémologie de l’affectivité, la tension du rapport qu’elles vivent les enferme dans une atteinte personnelle. Lorsqu’Apolline a commencé à exercer, elle a reçu une femme souffrant du syndrome de Korsakoff [15]. Les comportements de cette dernière ont été vécus comme une douleur insidieuse :

41

« J’en aurais fait une dépression quoi, tellement j’en avais marre. Parce que monter du papier, faire pipi dans le papier… Elle avait des livres parce qu’elle lisait beaucoup… Mettre les feuilles plein de pipi entre les pages, caca derrière les livres… Donc, je ne vois pas aussitôt… Y avait l’odeur… Obligée de faire tout… Ah, mais quand vous découvrez ça… Elle était méchante, hein… »
(Apolline, 63 ans, accueillante familiale depuis cinq ans.)

42L’odeur, l’urine, les fonctions excrétrices de l’accueillie sont apparues dans l’espace social de l’accueil. Alors qu’elles devraient se circonscrire au lieu réservé à ces besoins, à l’abri des regards, leur présence a peu à peu rendu impossible le maintien d’une vie en commun. L’anormalité de l’accueillie, appréhendée par Apolline sous l’angle du caractère, a presque entraîné « une dépression ». La perte de la maîtrise de soi, suscitée par le dégoût, révèle une forme de tension, de coupure-lien entre le moi social de l’accueillante et son moi intime. Submergée par ses émotions, elle a décidé de mettre fin à l’accueil.

43L’approche du métier d’accueillante familiale par la sociologie des émotions montre que cette dimension s’intègre entièrement dans leur pratique. Elle est ce qui révèle l’attachement à leur métier mais également ce qui entraîne les mécanismes interactionnels dans leur rapport de soignantes. La difficulté de ce travail implique le voilement et dévoilement de leurs émotions. Des espaces ou des stratégies de régulation contribuent à réduire la pénibilité de leur métier. Mais lorsqu’ils sont absents ou ne peuvent avoir lieu en raison de la prédominance des troubles de l’accueilli, les accueillantes sont inévitablement exposées à un risque psycho-social important. Cette non-visibilité de leur travail, qui échappe aussi à leur conscience, ne peut qu’entraîner des malentendus quant à leur capacité à accueillir et tronquer leurs véritables conditions d’exercice.

Conclusion

44Bien que les résultats de cette enquête restent à approfondir, les premiers éléments recueillis montrent que des améliorations statutaires doivent être effectuées pour que ce métier gagne en visibilité et en légitimité. Ses conditions d’emploi précaires ne peuvent permettre son exercice en toute sécurité. Ces femmes sont dotées de compétences informelles, de savoir-faire domestiques, organisationnels, relationnels, d’une conception humaniste quant à leur rapport à l’autre. Ces atouts contribuent à la construction de leurs qualités de soignantes. Leur capacité à créer une forme d’accompagnement personnalisé permet de réaffirmer leur identité. Mais, nous l’avons vu, cette capacité est subordonnée à leurs ressources personnelles, ce qui les expose à un risque de vulnérabilité sociale et, par conséquent, économique. Cet impact doit être pris en compte pour penser l’accueil des publics qu’elles reçoivent.

45À l’instar du métier d’assistant familial, qui a connu une profonde réforme grâce à loi n° 2005-706 du 27 juin 2005 relative aux assistants maternels et aux assistants familiaux, il conviendrait que le législateur prévoie leur professionnalisation. Leur savoir-faire pratique lié au domicile doit se lier à une théorie clinique propre au profil des accueillis. La validation de leurs compétences pourrait être sanctionnée par un diplôme d’accueillante familiale, ce qui les dispenserait du renouvellement de leur agrément tous les cinq ans. Par ailleurs, il me semble que leur attache institutionnelle actuelle est susceptible de les desservir. Ces femmes ont besoin de pouvoir partager leur regard et d’échanger avec des acteurs familiarisés au public qu’elles reçoivent. Leur appartenance au conseil départemental les éloigne de la dimension du soin. Or, les accueillis peuvent présenter des symptômes difficiles à gérer au sein du domicile. Le croisement de leur regard avec celui d’autres professionnels du soin, spécialisés en gériatrie ou en psychiatrie [16], les aiderait à poser leurs propres limites et à articuler leur place dans un plus grand ensemble que celui de leur domicile, limité, pour leur permettre d’évacuer leurs émotions. Ce rattachement au domaine de la santé a été proposé également au sujet des « auxiliaires de vie » (Weber et al., op. cit.). Enfin, si l’on s’intéresse vraiment à ce métier d’accueil, n’y aurait-il pas là de nouvelles pistes à explorer pour améliorer et développer la prise en charge des soins ambulatoires ?

Références bibliographiques

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Date de mise en ligne : 14/05/2019

https://doi.org/10.3917/rfas.191.0017

Notes

  • [1]
    Horel C. (2014), Accueil familial : État des lieux. Enquête menée par l’IFREP dans 96 départements.
  • [2]
    Voir à ce sujet la loi n° 89-475 du 10 juillet 1989 relative à l’accueil par des particuliers, à leur domicile, à titre onéreux, de personnes âgées ou handicapées adultes.
  • [3]
    Le care peut se traduire par « le prendre soin ». À l’inverse du cure, il n’a pas de visée réparatrice mais davantage de maintien de l’état de santé. Distinct d’une culture savante et d’un cadre de référence théorique, il s’appuie sur des croyances et une culture souvent acquises au sein de la cellule familiale. Relevant du moment vécu, il porte sur des préoccupations alimentaires et sanitaires, sur le choix des vêtements ou encore sur le langage utilisé.
  • [4]
    La loi du 14 juillet 1905 relative à l’assistance publique aux vieillards, infirmes et incurables instaure la possibilité d’un placement familial. Il est destiné aux vieillards qui n’ont pas de ressources financières.
  • [5]
    Le service de suivi est chargé de vérifier la qualité de l’accueil, d’assurer le bien-être physique et moral des personnes accueillies.
  • [6]
    Extrait du contrat d’accueil familial de gré à gré, annexe 3-8-1 « Accueillants familiaux de gré à gré ».
  • [7]
    Ces données proviennent des grilles de rémunération de l’accueil familial. Les élus des départements votent annuellement leur montant.
  • [8]
    L’accueil familial thérapeutique est régi par la loi du 10 juillet 1989 relative à l’accueil par des particuliers, à leur domicile, à titre onéreux, de personnes âgées ou handicapées adultes. Les accueillants sont, dans ce cas de figure, salariés de l’hôpital. Ils reçoivent des personnes atteintes de maladie mentale.
  • [9]
    Voir à ce sujet Béréni et al., Introduction aux études de genre, 2e édition, Bruxelles, De Boeck, collection « Ouvertures politiques », p. 111-113.
  • [10]
    Concept emprunté à Everett Hughes pour désigner les tâches subalternes, sans valeur sociale. Anne-Marie Arborio l’emploie dans son étude sur le métier d’aide-soignante, op. cit., p. 117.
  • [11]
    Termes employés par Martine, 60 ans, accueillante familiale depuis cinq ans, pour désigner les débordements d’une accueillie.
  • [12]
    Rappelons qu’une partie du salaire des accueillantes peut provenir de l’aide sociale. Le contrôle est une manière de vérifier que ces femmes endossent dans la durée le transfert de responsabilité du conseil départemental.
  • [13]
    Les accueillantes cherchent à avoir du temps pour elles. Or, les besoins de l’accueilli peuvent réclamer leur présence ou leur vigilance de manière continue. La continuité est la condition de leur agrément mais c’est aussi ce qui peut entraîner une pénibilité de leur travail.
  • [14]
    Catherine Mercadier, dans sa contribution à l’ouvrage Le langage social des émotions. Études des rapports au corps et à la santé, emprunte cette formule à Pierre Bourdieu, p. 240.
  • [15]
    Le syndrome de Korsakoff est une maladie de la mémoire provoquée par un déficit de vitamine B1. Elle est consécutive à des alcoolisations massives sur une longue durée. Elle entraîne des troubles du comportement et de l’affectivité. Sur le plan sensitivomoteur, les membres inférieurs et supérieurs peuvent être touchés. On peut retrouver des troubles de la marche. En revanche, les facultés intellectuelles sont conservées ainsi que la mémoire du travail et la mémoire procédurale. Pour en savoir plus : « Korsakoff, troubles de la mémoire, lésions cérébrales… », Famidac, [en ligne] https://famidac.fr/Korsakoff-troubles-de-la-mémoire, consulté le 4 octobre 2016.
  • [16]
    Si l’on tient compte du profil des accueillis qui vivent chez les accueillantes rencontrées dans le cadre de cette enquête (tableau 1).

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