Notes
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[1]
Cet échange s’est déroulé par mail entre décembre 2016 et février 2017.
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[2]
Nous considérerons ici ces temps de pratique sans faire de distinction entre les stages et l’apprentissage.
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[3]
Pour plus de précisions sur les cursus de formation, voir Odena S. (2009).
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[4]
De nombreuses formatrices se mobilisent pour que les auxiliaires de puériculture obtiennent un niveau.
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[5]
Propos tenus devant sa tutrice, titulaire du CAP PE.
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[6]
Si nous avons souvent entendu, au cours de nos entretiens, que les « milieux de femmes sont compliqués à gérer », il nous semble que la complication évoquée peut aussi être induite par la structuration de ce processus de qualification qui paraît souvent décrochée des réalités professionnelles.
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[7]
Propos rapportés par une auxiliaire sur le discours d’une personnalité politique, lors de sa venue dans la crèche. Loin de flatter les professionnelles, ces propos les blessent souvent, tant leur travail fait l’objet d’indifférence.
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[8]
Sur la question des compétences invisibles du travail de care, voir Molinier P. (2002).
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[9]
La pratique évoquée portait sur le change d’un enfant. Ces propos ont été tenus avec des larmes dans les yeux.
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[10]
Phrases fréquemment prononcées par les formatrices lors des premiers moments de la formation des CAP PE comme des auxiliaires.
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[11]
Sur l’histoire de l’enseignement des pratiques de puériculture, voir Boltanski (1969).
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[12]
Éducatrice de jeunes enfants. Diplôme de niveau III (bac + 3). Cette auxiliaire effectue une validation des acquis de l’expérience (VAE) pour devenir EJE.
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[13]
Les collectivités territoriales notent un très fort taux d’absentéisme de ces professionnelles. Des chercheurs de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) ont récemment été sollicités pour comprendre l’absentéisme de ces personnels dans les crèches.
1Revue française des affaires sociales : Une formation est-elle vraiment indispensable pour travailler auprès des tout-petits ? Que doit-on enseigner de vraiment nécessaire pour travailler dans des crèches ou des écoles maternelles ?
2Anne-Lise Ulmann : Chacun peut bien sûr répondre à ces questions en partant de ses représentations du monde de l’enfance ou de ses souvenirs de parents, mais, au fond, que connaissons-nous vraiment de ce que savent faire les professionnelles qui s’occupent de nos enfants, pendant que nous travaillons ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons fait le choix de nous immerger dans des crèches, des écoles maternelles, des centres de formation et des lycées professionnels. Cette approche ethnographique du travail et des lieux où il est enseigné a permis d’appréhender les liens entre ce qui est appris en formation et ce qui est fait avec de très jeunes enfants dans le temps où ils sont confiés à des professionnelles. Nous avons ainsi observé à la fois le travail enseigné par les formatrices des matières professionnelles et celui effectué dans les crèches et les écoles maternelles par les apprenties et les stagiaires ou les professionnelles confirmées. Ce point de vue rend compte des efforts faits par les formatrices pour faire apprendre un travail dont les représentations sont souvent réduites à une activité ordinaire, domestique ou liée à une vocation.
3RFAS : Qu’en est-il des diplômes pour le domaine de la petite enfance ?
4A.-L. U. : D’emblée, il est important de noter la faible lisibilité des liens entre niveau de diplôme, reconnaissance de la qualification et emploi. Dans le cadre d’un appel d’offres de la Caisse Nationale des Allocations Familiales (CNAF) concernant la qualité de l’accueil, nous avons fait le point sur les parcours de formation pour deux qualifications : le Certificat d’Aptitude Professionnelle Petite Enfance (CAP PE) et le diplôme d’auxiliaire de puériculture. Ces diplômes se préparent soit dans des lycées professionnels, soit dans des centres de formation pour apprentis (CFA). Pour permettre l’apprentissage de la pratique professionnelle, les élèves suivent le plus souvent une formation en alternance, conduisant les futures professionnelles à effectuer des stages ou des périodes d’apprentissage dans des structures où elles seront susceptibles d’exercer leur métier, une fois le diplôme obtenu [2].
5Dans la nomenclature des niveaux de diplômes, ces qualifications sont toutes les deux indexées au niveau le plus bas (le niveau V) et ne dépendent pas du même ministère : le CAP PE dépend de l’Éducation nationale, le diplôme d’auxiliaire de puériculture, du ministère des Affaires sociales et de la Santé. Pour le premier, la formation est accessible sans prérequis dès l’âge de 16 ans ; un concours portant sur des connaissances générales est organisé pour le deuxième, ce qui exclut souvent de la formation des personnes sorties prématurément du système de l’enseignement général [3].
6Du point de vue de l’emploi, la qualification d’auxiliaire de puériculture est obligatoire pour travailler dans les services de pédiatrie des hôpitaux, ce qui élimine de ces fonctions les titulaires du CAP PE, plutôt destinés aux emplois d’agents spécialisés des écoles maternelles (ASEM), au travail chez des particuliers et dans les structures d’accueil collectif.
7Les statistiques d’emplois montrent néanmoins que les auxiliaires de puériculture sont de moins en moins présentes dans les services de pédiatrie et que la très grande majorité des diplômées trouve un emploi dans des structures d’accueil collectif : crèches, haltes-garderies… Concernant les CAP PE, leur embauche est de plus en plus fréquente dans les structures d’accueil collectif, notamment sous statut privé (crèches parentales, familiales, entreprises de crèches…) et leur présence auprès des enfants dans les crèches publiques dépend du choix de la municipalité : certaines grandes villes, par exemple à Paris, recommanderont que ces professionnelles soient placées à des fonctions logistiques, d’autres ne verront pas d’inconvénient à ce qu’elles travaillent auprès des enfants, comme des auxiliaires de puériculture.
8Nous constatons donc une certaine opacité des liens entre le niveau de diplôme, la reconnaissance de la qualification et l’emploi occupé, ce qui est parfois source de tensions entre les professionnelles. Ces difficultés se manifestent très tôt dans le cours de la formation sous la forme d’une déception ou d’une blessure identitaire :
« On a un diplôme, mais on nous appelle les sans-diplômes. »
10Par ailleurs, cette hiérarchie implicite entre ces deux qualifications, pourtant de même niveau et donnant souvent lieu aux mêmes activités professionnelles dans certaines crèches, est aussi véhiculée par les formatrices [4] :
« Je suis contente de ce que l’on me dit sur toi. Tu devrais passer le concours d’auxiliaire, tu le peux. Tu ne vas pas rester CAP toute ta vie, tu peux faire mieux [5]. »
12Les prestiges du concours et du milieu médical structurent les relations sociales au sein des crèches, ce qui ne sera pas sans conséquence pour l’apprentissage de ce travail, sa revalorisation et aussi le climat social [6] au sein de ces structures.
13RFAS : Former au travail avec les tout-petits : que peut-on enseigner ? Que faire valoir : les savoirs ou l’action ?
14A.-L. U. : Comment faire pour concilier des connaissances générales et des savoirs d’action, essentiels à la conduite des activités professionnelles ? Cette question est celle que rencontre tout formateur chargé d’un enseignement professionnel.
15Dans les écoles de nos sociétés occidentales, le savoir est mieux valorisé que la pratique. Plus les personnes ont un bagage important de connaissances générales, mieux elles sont reconnues dans la hiérarchie des professions et les milieux académiques. Les savoirs de la pratique, parce qu’ils sont liés aux situations réelles de travail sont peu visibles, restent difficiles à faire valoir.
16Dans le monde de la formation professionnelle, cette conception divisée entre savoir et pratique, contestable sur un plan théorique, tend à maintenir dans l’ignorance le travail réalisé par les professionnels pour arriver à produire ce qui est demandé. Ce point de vue prévaut fréquemment, notamment pour la construction des référentiels ou pour la conception des épreuves professionnelles aux examens. Pourtant, en portant l’attention sur les pratiques effectives de travail, on découvre que les connaissances générales apprises, aussi importantes soient-elles, ne suffisent pas pour agir efficacement si elles se trouvent désenclavées de celles éprouvées ou exigées par le travail réel.
17Pour les professionnelles de la petite enfance et pour les formatrices, rendre visibles ces savoirs d’action est un défi difficile à relever.
18RFAS : Les qualités peuvent-elles se substituer aux compétences pour travailler avec les tout-petits ?
19A.-L. U. : Les métiers de la petite enfance n’échappent pas à cette représentation sociale. Ils se trouvent en plus confrontés à une autre difficulté : celle d’avoir leur pendant dans la sphère domestique. L’idée toujours très ancrée, que ce travail peut se pratiquer sans formation, puisque les parents savent s’occuper de leurs enfants sans apprentissage particulier, contribue à entretenir l’opinion que ces métiers requièrent plutôt des qualités que des compétences. Les professionnels de l’orientation soulignent par exemple que « ces femmes doivent être avant tout douces et patientes », et les propos des enseignants dans des conseils de classe en fin de collège sont édifiants : les jeunes filles orientées vers ces voies professionnelles sont fréquemment qualifiées de « sans capacités » ou de « pas faites pour les études ». S’occuper de tout-petits n’exigeant pas de connaissances spécifiques ou rares, l’activité reste au bas de la hiérarchie des professions.
20Les formatrices se trouvent donc confrontées à une double difficulté : d’une part, elles doivent faire prendre conscience au cours de l’apprentissage de la différence entre une activité professionnelle (prendre en charge des enfants confiés) et une activité domestique (s’occuper de son enfant) ; d’autre part, elles essaient de revaloriser ces métiers peu reconnus, qui drainent de ce fait des jeunes filles qui sont soit orientées par défaut vers cette voie professionnelle, soit se montrent très motivées mais peu averties des complexités réelles de ce travail.
21Les formations pour ces deux qualifications visent deux objectifs : préparer les futures professionnelles à exercer leur travail dans la structure où elles seront employées ultérieurement et préparer aux épreuves professionnelles du diplôme, car l’ensemble des connaissances (générales et professionnelles) doivent être validées (donc évaluées) pour l’obtention du diplôme.
22RFAS : Comment distinguer le travail domestique du travail fait dans une crèche ?
23A.-L. U. : Une des difficultés pour faire reconnaître la professionnalité de ces métiers tient à la nature même de ce travail, qui ne se laisse pas aisément capter par le regard. Une certaine invisibilité du travail réel empêche de saisir les subtilités mises en œuvre pour s’occuper, non d’un enfant, mais de groupes d’enfants présents tout au long de la journée. Révéler ce travail nécessite de maintenir une attention soutenue à ce qui est fait. Ces quelques caractéristiques peuvent donner la mesure de la complexité de ces métiers.
24RFAS : Pouvez-vous détailler les caractéristiques inhérentes à ces métiers ?
25A.-L. U. : En voici les principales…
26– Un emploi idéalisé : les bébés c’est mignon !
27Dans le domaine de la petite enfance, le travail (Dejours, 2009 ; Jobert, 1993) – c’est-à-dire tout ce qui est mis en œuvre par les personnes pour faire face aux complexités de leurs tâches – est fréquemment dénié, même si ce type d’emploi est par ailleurs idéalisé. Il est très rare que ce que font les personnes soit évoqué, voire regardé ; en revanche, il est fréquent d’entendre de personnes qui ne s’occupent pas quotidiennement des enfants que cet emploi est « plaisant [7] », « gai » et en tous les cas « mieux que d’être à l’usine ou dans un bureau toute la journée ». Le bébé draine un imaginaire porteur d’avenir, d’espérance, d’affection qui tend à éclipser le travail concret effectué par les professionnelles (Hassoun, 1973 ; Gavarini, 2001).
28– Un travail qui ne se voit pas, sauf quand il est mal fait
29Ce travail disparaît d’autant plus facilement qu’il se perçoit difficilement. Il se caractérise même comme un travail qui ne se voit pas, sauf, comme tout travail de care, quand il échoue [8]. C’est, par exemple, quand les enfants se mettent brusquement à courir dans tous les sens, à se bousculer, à tomber sur ceux qui ne maîtrisent pas encore la marche, que l’on peut percevoir l’importance des savoir-faire subtils déployés par les professionnelles pour ménager des transitions moins heurtées d’une activité à une autre et empêcher que « les enfants ne partent en vrille », comme elles le disent souvent. Ces différences se perçoivent très bien entre des débutantes dans le métier et des plus expérimentées, mais il faut, pour les appréhender, prendre le temps d’observer avec attention ce que font les professionnelles.
30– Un travail fatigant, engendrant des affects contrastés : plaisir, exaspération, fascination…
31Ce travail est non seulement fatigant physiquement, mais il met à vif les affects et nécessite des professionnelles qu’elles répriment des moments d’exaspération pour arriver à contenir les enfants. Ces tensions se produisent bien sûr dans le cours des journées avec les enfants mais aussi, ce qui se voit moins, avec les parents. Quand, tout aux retrouvailles avec leur enfant à la fin de la journée, ces derniers ne saluent pas la professionnelle, le sentiment d’être « transparente » constitue une blessure et accroît le sentiment d’un manque de reconnaissance :
« Pour certains, le matin, on doit les écouter, les rassurer, prendre les consignes pour faire exactement comme ils veulent, mais le soir, c’est tout juste s’ils nous regardent et au revoir ou merci, ça, ils ne savent pas dire. On n’existe plus. »
33– Un travail qui met à l’épreuve ses valeurs et ses convictions éducatives
34Ce travail nécessite aussi des ajustements fréquents et une coopération permanente avec les collègues. Or, ces ajustements ne sont pas seulement organisationnels ou techniques : mais renvoient plus fondamentalement aux normes éducatives portées individuellement comme collectivement au sein de la structure. L’on repère souvent des conflits de valeurs entre les professionnelles sur la façon de s’y prendre avec un enfant lorsque ce dernier fait saillir un problème :
« Ce que je n’ai pas supporté dans cette crèche, c’est que si l’enfant ne veut pas manger, mais même simplement goûter à un plat, eh bien on doit le laisser. Pour moi ça, ce n’est pas éducatif… Je ne vois pas à quoi on sert… »
36Convaincues de la portée éducative de leurs actes dans le temps de l’accueil de l’enfant, les professionnelles ont non seulement à négocier entre elles sur la manière de s’y prendre avec un enfant (laisser faire/insister ; gronder/ne rien dire ; expliquer/empêcher…), mais également à se soumettre à des principes éducatifs édictés par la crèche. Ces principes sont d’autant plus difficiles à accepter qu’ils peuvent ne pas correspondre à leurs conceptions éducatives. Ils génèrent des tensions éprouvantes, des conflits de valeurs qui se perçoivent fréquemment à propos de la nourriture, du sommeil, ou des conflits entre enfants.
37– Un travail qui nécessite une organisation collective importante
38Enfin, ce travail suppose une organisation minutieuse entre les adultes pour s’ajuster aux demandes des enfants en limitant la fatigue. Nos observations semblent confirmer l’hypothèse, en apparence contre-intuitive, que plus le travail est organisé, préparé précisément tout au long de la journée et d’une certaine façon rigoureusement organisé, plus les professionnelles manifestent de l’aisance pour s’adapter aux demandes des enfants avec une fatigue moindre. En revanche, quand l’organisation de la journée est peu prévue, laissant ainsi une plus grande autonomie dans le choix des activités à faire, compte tenu de « l’état de la situation » avec le groupe d’enfants, plus la fatigue pour faire face aux enfants et improviser l’activité à proposer semble éprouvante. Nous constatons alors que le travail avec les tout-petits n’est pas un travail improvisé, mais qu’il suppose d’importants temps de préparation et de régulation au sein des équipes pour que les journées avec les enfants se déroulent de manière fluide, pour tous. Ce qui se prépare et s’échange en dehors de la présence des enfants contribue à assurer une qualité du travail avec les enfants.
39RFAS : Comment former à ces caractéristiques du travail ?
40A.-L. U. : Au cours des formations observées, les formatrices se mobilisent beaucoup pour tenter de revaloriser ces fonctions afin de développer chez les futures professionnelles une réelle appétence à les exercer. Le travail s’avère délicat. Les voies empruntées pour contribuer à cette revalorisation ne rendent pas toujours bien compte de la complexité du travail tel qu’il se passe avec les enfants.
41– Distinguer le métier des pratiques ordinaires
42Dans la mesure où ces métiers sont dévalorisés en raison de leur proximité avec les activités domestiques qui s’effectuent sans formation, un des leviers de la revalorisation consiste à marquer des différences avec des façons d’agir spontanées. On note donc une prévenance systématique à l’égard des expériences antérieures. Les débuts de la formation sont très fréquemment consacrés à l’apprentissage de la rupture entre ce qui est fait spontanément par ces jeunes femmes, qui pour certaines ont déjà des enfants, et ce qui doit être fait dans le cadre professionnel. Il est donc fréquent d’entendre au cours des formations des remarques comme :
« Non ! Ça, c’est à la maison. Ici, il faut… »
44Ces différences se remarquent également par l’apprentissage d’une langue de métier, empruntée au champ sémantique du soin : plutôt que d’évoquer le lien ou la communication avec les parents, il sera préféré l’expression « faire les transmissions aux parents » ; la recette pour apprendre à faire la cuisine aux enfants sera le « protocole » ; les jeux seront « des activités d’éveil »…
45Cette rupture peut alors être vécue différemment par les apprenties. Certaines trouveront dans ces nouvelles façons de faire une source de valorisation :
« Là, moi je sens que je suis professionnelle. Je ne fais plus du tout comme avant et je trouve que c’est important pour montrer aux parents que l’on est des professionnelles. »
47D’autres s’en trouvent plus inquiètes :
« Moi, je vois toutes les erreurs que j’ai faites avec ma fille et maintenant je me demande ce que ça va faire pour sa santé, son dos surtout… [9] »
49Ces ruptures, qui servent à valoriser des manières d’agir considérées comme professionnelles, se produisent aussi sur des habitudes culturelles qui doivent être corrigées :
« On ne peut quand même pas les laisser porter les enfants à l’africaine. Ça, il faut qu’elles oublient… »
51Les formatrices s’attachent à faire apprendre des techniques de portage des enfants qui sont présentées comme bienfaisantes pour leur développement. Pour y parvenir, les dimensions culturelles des pratiques sociales sont gommées au profit de points de vue présentés comme des allants de soi, qui ne se discutent pas.
52– Construire un professionnalisme sans affects
53Une autre façon de contribuer en formation à la revalorisation des métiers consiste à mettre une distance avec les affects. La pratique professionnelle est alors travaillée de façon à ne pas être traversée par des élans affectueux, qui doivent être réservés aux parents. Cette méfiance à l’égard des affects est souvent justifiée par la nécessité de ne pas favoriser une relation trop étroite avec les enfants, pour les protéger des épreuves de la séparation s’ils s’attachent aux stagiaires ou pour ne pas installer une concurrence affective avec les parents, s’il s’agit de professionnelles confirmées.
54Il est fréquent de voir des professionnelles débutantes se faire reprendre si elles se laissent aller à appeler les enfants par des surnoms affectueux (« mon chat », « ma puce… ») ou, pire, si elles leur font un baiser, geste aujourd’hui prohibé. Cette pratique distancée est pensée en référence à une posture médicale où l’affect du soignant doit être retenu pour ne pas inhiber l’acte professionnel. Dans la crèche, elle vise ainsi à installer un climat professionnel similaire à celui d’une salle de soins où les enfants peuvent évoluer dans un univers sécurisé, sans danger pour leur mobilité dans l’espace comme pour les attachements affectifs qu’ils pourraient développer avec les professionnelles qui s’occupent d’eux. C’est pour ces raisons que ces jeunes femmes apprennent également à parler de leur travail sans dire « qu’elles aiment les enfants […] Les enfants ont des parents pour cela [10] ». La peur d’un lien qui pourrait prendre des formes pathologiques conduit à empêcher tout attachement :
« Normalement, c’est interdit de les prendre et de les câliner comme ça, mais quand on voit qu’ils ne vont pas arriver à se calmer, moi, je les prends quand même. Je ne devrais pas, mais tant pis, on ne peut pas les laisser malheureux comme ça… »
56Cette façon d’extraire l’affect du travail et de le rendre stérile par l’imposition de cette distance se distingue des habitudes profanes des parents et fait écran aux risques de pratiques illicites.
57– Le soin : l’axe central de la professionnalité
58Ces façons d’agir distancées et sans affects ont pour principales références les pratiques soignantes, notamment celles des infirmières. La possibilité d’exercer en milieu hospitalier pour les auxiliaires de puériculture colore en effet de manière décisive les enseignements professionnels de ces deux diplômes. Susceptibles d’exercer dans un service pédiatrique hospitalier, les auxiliaires de puériculture ont davantage d’enseignements liés directement aux soins. Elles doivent, contrairement aux CAP PE, réaliser, à l’identique de la formation des personnels infirmiers, une démarche de soins qui consiste à savoir décrire une situation en corrélant strictement son action à la description faite.
59Si ce n’est l’apprentissage de cette démarche particulière, le soin, reconnu par le pouvoir médical, s’impose dans les deux diplômes comme un champ de savoirs universels et non discutables. Il découle de cette référence soignante omniprésente que tout ce qui est fait avec les enfants, malades ou bien portants, doit comporter une visée développementale ou soignante. Ainsi, les jeux ne sont pas simplement des moments de plaisir proposés aux enfants, mais des soins qui contribuent au développement de la motricité ou du langage ; les repas et les changes sont des soins, parce qu’ils permettent le « bien-être » corporel…
60Cette conception soignante du métier se décline en formation par l’apprentissage d’une gamme de gestes qui doivent s’effectuer avec un minimum de contacts corporels, pour prévenir, comme à l’hôpital, divers risques : la contagion et, ce qui est moins explicite, l’attachement de l’enfant à la professionnelle. Caresses, baisers et câlins sont fréquemment prohibés, à la fois comme gestes profanes, ordinaires et aussi parce qu’ils doivent être réservés aux parents. Les actes professionnels les plus habituels (changer, porter, nourrir…) font l’objet de nombreux exercices et entraînements pour acquérir cette technicité, dont l’enjeu essentiel et peut-être unique est de se distinguer de la pratique ordinaire.
61– Du geste technique au geste moral
62L’apprentissage de ce bon geste, comporte, en plus de sa technicité particulière, une composante que l’on peut qualifier de morale. Ainsi est-il souvent expliqué dans les enseignements de techniques professionnelles, qu’en adoptant la technique apprise pour changer un enfant, « on respecte sa nudité et sa pudeur ». Ne pas faire le geste appris peut alors être considéré comme une transgression des règles morales.
63Ces répertoires de gestes offriraient une triple garantie :
- ils assureraient une qualité du travail, puisqu’il semble implicite que ces bons gestes favorisent un bon développement de l’enfant ;
- ils contribueraient à la reconnaissance du métier par ces rapprochements avec les pratiques soignantes ;
- ils garantiraient enfin une certaine moralité des manières d’agir de ces jeunes femmes.
64Ce geste moral exige des professionnelles la maîtrise de l’intuition et la retenue des pratiques spontanées. La formation apprend à agir auprès des enfants en référence à un savoir qui renvoie à un besoin d’ordre physiologique ou psychique, traduit en procédures, en normes d’action et en gestes. Peut-on, dès lors exclure l’idée que l’apprentissage de ces techniques professionnelles modernes [11] ne soit pas toujours empreint des mêmes conceptions morales qui orientaient les visées de l’enseignement ménager dans les débuts du xxe siècle ?
65En dépit des difficultés et des tensions éprouvées dans le cours de l’apprentissage, beaucoup de ces jeunes femmes, qui passent le CAP comme le diplôme d’auxiliaires, se sentent, dans les premiers temps de la formation, très valorisées d’être ainsi promues au rang d’infirmières pour enfants bien portants ; elles réalisent cependant très vite que cette image véhiculée en formation n’est pas toujours celle des milieux professionnels :
« Ma tutrice se moque complètement de ce qu’on fait ici. Elle me dit : “Tu es là pour aider au ménage et puis c’est tout.” Je me demande pourquoi on apprend tout ça ici, si c’est juste pour le ménage à l’école ! »
« À la crèche, c’est les EJE [12] qui décident de tout. Nous, on fait tout ce qu’elles ne veulent pas faire. Dès fois, j’ai l’impression qu’on est leur bonne ! Même ma tutrice, elle pense ça. Elle m’a dit qu’elle préparait un dossier pour être EJE surtout à cause de ça. »
68Ainsi, ces efforts pour mieux faire reconnaître ces métiers produisent des effets inverses à ceux qui sont recherchés : même s’ils procurent parfois de la satisfaction, ils clivent davantage le monde de l’école et du savoir et les mondes professionnels et maintiennent toujours dans l’ombre le travail réel et ses complexités.
69RFAS : Comment reconnaître les compétences réelles ?
70A.-L. U. : Ces constats établis sur les établissements de notre échantillon ne sont bien sûr pas exhaustifs, et de nombreuses nuances pourraient être apportées en fonction des formatrices et également des lieux ou des modalités de formation. Ils révèlent néanmoins une réelle difficulté à mieux faire reconnaître ces métiers. Que faire apprendre, si l’on considère que le travail domestique et le travail professionnel ne sont pas identiques ? Sur quoi faire porter les différences dans l’apprentissage du travail ? La tâche est délicate pour les formatrices, qui sont souvent elles-mêmes d’anciennes professionnelles (infirmières puéricultrices ou éducatrices de jeunes enfants) qui ont à cœur de valoriser ce travail.
71Deux difficultés nous paraissent faire obstacle à la reconnaissance de ces métiers : d’une part les difficultés pour accéder au travail réel, avec comme corollaire une reconnaissance impossible de ce qui est fait par les professionnelles conduisant parfois au développement de pratiques clandestines ; d’autre part la fréquente dénégation d’un travail de réflexion exigeant pour arbitrer au sein du collectif de professionnelles entre diverses normes éducatives permettant de prendre soin de manière cohérente les enfants.
72– Développer un espace de paroles sur le travail effectif
73Le travail avec les enfants est difficile à observer, parce qu’il ressemble effectivement à celui qui est fait dans un cadre domestique. Cette difficulté est accrue par les discours des professionnelles elles-mêmes qui, fréquemment, confirment qu’elles ne savent « pas grand-chose » (CAP PE, lycée professionnel), comme il a pu leur être dit dans le monde scolaire. Au chercheur, intervenant ou formateur, de faire l’effort de dessiller ses yeux des habitudes qui ont sclérosé ses manières de voir. Se dévoilent alors la subtilité des manières d’agir avec les tout-petits, et les tensions entre les apprentissages de la formation et ceux de la pratique. Le poupon qui sert aux entraînements dans les séances de formation n’est pas l’enfant réel, celui avec lequel la professionnelle va nécessairement nouer une relation.
74Ce qui est mis en œuvre pour s’occuper de l’enfant et qui diffère toujours de ce qui est appris avec le poupon, reste caché, comme si ce n’était pas du bon travail. En témoigne cette remarque entendue à propos du changement d’une couche d’un enfant :
« Le jour où ta formatrice viendra pour t’évaluer, tu te rappelles ? Tu ne fais surtout pas comme ça… »
76Comment dès lors reconnaître la qualité du travail, s’il doit rester caché ?
77– Privilégier les raisonnements à l’application intenable de protocoles
78Enfin, l’observation attentive du travail avec les tout-petits permet de découvrir l’importance de la coopération avec les collègues. Il faut par exemple, s’accorder très fréquemment entre professionnelles pour ne pas agir avec les enfants de façon contradictoire. Ces ajustements, des micro-décisions en apparence, agitent en fait des questions très délicates à traiter en équipe : les conceptions de l’éducation, les valeurs, le mode d’engagement dans le travail…
79Ces arbitrages subtils et parfois éprouvants pourraient être travaillés dès la formation pour mieux préparer aux spécificités de la réalité professionnelle qui, sur ce point, diffère complètement du travail domestique. Cette réflexion sur l’action, apprise dès la formation, contribuerait à mieux faire valoir que, même pour s’occuper de tout-petits, des temps d’ajustements collectifs en dehors de la présence des enfants sont déterminants pour la qualité du travail fait avec eux.
80– La reconnaissance du travail réel : un enjeu pour la santé au travail ?
81Cette recherche ethnographique portant à la fois sur le travail et sur son apprentissage conduit à considérer que la reconnaissance de ces métiers, pensée à partir d’un domaine connexe comme le soin, n’atteint pas pleinement ses objectifs. Établies sur des représentations décalées du travail réel, ces manières de revaloriser le travail auprès des tout-petits créent des disjonctions trompeuses et éprouvantes entre ce qui est fait et ce qui peut en être dit, tout en maintenant dans l’invisibilité les savoirs et les compétences requises pour tenir ces fonctions.
82Cette identification aux pratiques soignantes et les disjonctions qui peuvent en résulter ne sont sans doute pas sans lien avec les difficultés fréquemment évoquées par ces professionnelles pour exercer ces métiers sur la durée. En témoignent notamment les forts taux d’absentéisme [13] qui se constatent dans certaines structures, quand des temps de travail collectif, pour penser des ajustements en dehors de la présence des enfants, ne sont pas organisés. En ce qui concerne les auxiliaires de puériculture, l’embauche dans une crèche constitue un deuxième choix après l’insertion en milieu hospitalier, devenue de plus en plus difficile. Après avoir éprouvé une dépréciation de leur valeur professionnelle dès leurs débuts dans le métier, beaucoup se détournent de ce travail, surtout quand des temps collectifs de régulation au sein des équipes font défaut.
83Les CAP PE, quand elles travaillent en crèche, éprouvent une certaine amertume de ne pas se voir reconnues à l’identique des auxiliaires, puisque sur les apprentissages professionnels liés aux soins de l’enfant bien portant, les contenus de formation sont très proches. Cette absence de reconnaissance est particulièrement mal supportée quand elles se trouvent sollicitées en remplacement des auxiliaires absentes.
84La reconnaissance de ces métiers est délicate, parce que le travail est complexe à saisir et également, parce que la hiérarchie réelle ou implicite entre les qualifications peut facilement alimenter une conflictualité entre les professionnelles, toujours en quête de reconnaissance de leur travail. L’absentéisme, très tôt dans la carrière de ces professionnelles diplômées, n’est-il pas le signe de la fin d’une illusion de la formation produisant une idéalisation du métier qui disparaît avec les réalités du travail ? Cette disjonction entre le « faire » et le « dire » attendu dans l’espace de formation pour l’obtention de la qualification ne conduit-elle pas à rendre le travail d’autant plus intenable, qu’il a pu, un moment, faire rêver à d’autres positions sociales ?
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Boltanski L. (1969), Prime éducation et morale de classe. Cahiers du centre de sociologie européenne, La Haye, Mouton, 162 p.
- Cresson G. (1998), « Formations et compétences dans les métiers de contact direct avec les petits enfants : quelques enjeux, conflits et paradoxes », Lien social et politique, n° 40, automne, p. 25-37.
- Cresson G. et Gadrey N. (2004), « Entre famille et métier : le travail du care », Nouvelles Questions féministes, vol. 23, n° 3, p. 26-41, [en ligne] https://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=NQF_233_0026.
- Dejours C. (2009), Le Travail vivant, Paris, Payot, tomes 1 et 2.
- Jobert G. (1993), « Les formateurs et le travail. Chronique d’une relation malheureuse », Éducation permanente, vol. 3, n° 116, p. 7-18.
- Gavarini L. (2001), La Passion de l’enfant. Filiation, procréation et éducation à l’aube du xxie siècle, Paris, Denoël, collection « Médiations », 417 p.
- Hassoun J. (1973), Entre la mort et la famille : l’espace crèche, Paris, Maspéro, 115 p.
- Molinier P. (2002), « Souffrance et théorie de l’action », Travailler, vol. 1, n° 7, p. 131-146, [en ligne] https://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=TRAV_007_0131.
- Odena S. (2009), « Les professions et leur coordination dans les établissements d’accueil collectifs du jeune enfant : une hétérogénéité source de tensions au sein des équipes », Paris, Caisse nationale des allocations familiales, Dossier d’études, n° 121, 89 p., [en ligne] https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00449771/document.
- Ulmann A.-L. (2012), « Le travail émotionnel chez les professionnels de la petite enfance », Politiques sociales et familiales, n° 109, p. 47-57, [en ligne] http://www.persee.fr/docAs-PDF/caf_2101-8081_2012_num_109_1_2883.pdf.
- Ulmann A.-L., Betton E. et Jobert G. (2011), « L’activité des professionnelles de la petite enfance », Paris, Caisse nationale des allocations familiales, Dossier d’études, n° 145, 88 p., [en ligne] https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00683114/document.
Notes
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[1]
Cet échange s’est déroulé par mail entre décembre 2016 et février 2017.
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[2]
Nous considérerons ici ces temps de pratique sans faire de distinction entre les stages et l’apprentissage.
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[3]
Pour plus de précisions sur les cursus de formation, voir Odena S. (2009).
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[4]
De nombreuses formatrices se mobilisent pour que les auxiliaires de puériculture obtiennent un niveau.
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[5]
Propos tenus devant sa tutrice, titulaire du CAP PE.
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[6]
Si nous avons souvent entendu, au cours de nos entretiens, que les « milieux de femmes sont compliqués à gérer », il nous semble que la complication évoquée peut aussi être induite par la structuration de ce processus de qualification qui paraît souvent décrochée des réalités professionnelles.
-
[7]
Propos rapportés par une auxiliaire sur le discours d’une personnalité politique, lors de sa venue dans la crèche. Loin de flatter les professionnelles, ces propos les blessent souvent, tant leur travail fait l’objet d’indifférence.
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[8]
Sur la question des compétences invisibles du travail de care, voir Molinier P. (2002).
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[9]
La pratique évoquée portait sur le change d’un enfant. Ces propos ont été tenus avec des larmes dans les yeux.
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[10]
Phrases fréquemment prononcées par les formatrices lors des premiers moments de la formation des CAP PE comme des auxiliaires.
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[11]
Sur l’histoire de l’enseignement des pratiques de puériculture, voir Boltanski (1969).
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[12]
Éducatrice de jeunes enfants. Diplôme de niveau III (bac + 3). Cette auxiliaire effectue une validation des acquis de l’expérience (VAE) pour devenir EJE.
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[13]
Les collectivités territoriales notent un très fort taux d’absentéisme de ces professionnelles. Des chercheurs de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) ont récemment été sollicités pour comprendre l’absentéisme de ces personnels dans les crèches.