Notes
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[1]
Nous utilisons ce terme entre guillemets pour trois raisons. Premièrement, la plupart des recherches explorant ce phénomène de « professionnalisation » en soulignent les limites et les incertitudes. Deuxièmement, comme l’a fait remarquer Geneviève Cresson, il s’agit d’une notion « fourre-tout » (Cresson, 1998) à laquelle tous les auteurs n’accordent pas le même sens. Tantôt celle-ci désigne de façon étroite la salarisation des assistantes maternelles et la régulation de la relation d’emploi par le droit du travail, tantôt, à partir d’une référence plus ou moins explicite à la sociologie américaine des professions, la « professionnalisation » en vient à désigner un processus global de métamorphose d’une activité informelle peu valorisée en une profession au sens noble du terme, dont les savoir-faire sont dûment reconnus. Troisièmement, la notion s’est aujourd’hui diffusée auprès des assistantes maternelles, promptes à se présenter comme des « professionnelles ». On a donc affaire à une catégorie hybride entre catégorie d’analyse et catégorie pratique.
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[2]
Nous utiliserons les termes « garde » et « garder » de la façon la plus neutre possible, cette famille de mots heurtant souvent les professionnelles de la petite enfance qui revendiquent plutôt les termes « accueil » et « accueillir », plus à même de décrire et de valoriser à leurs yeux le travail qu’elles effectuent, précisément dans une logique de professionnalisation promue par les réformes successives du statut des anciennes nourrices et gardiennes d’enfants. Mais d’une part le verbe « garder » reste utilisé par les assistantes maternelles et les parents interviewés – peut-être parce qu’il suggère l’importance de la surveillance et de la vigilance dans le travail des assistantes maternelles – et d’autre part le verbe « accueillir » comporte le risque de réduire le temps de travail à une séquence, celle de l’accueil, et le travail lui-même à une dimension d’altruisme ou de service.
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[3]
C’est à cette fin que nous préciserons les propriétés sociales des assistantes maternelles interviewées à chaque fois que nous citerons leurs propos.
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[4]
Ces entretiens ont été réalisés par Matéo Sorin, doctorant au Centre nantais de sociologie (CENS), université de Nantes.
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[5]
Pour une analyse de cet investissement des parents et, plus largement, de leurs relations sociales avec l’ensemble des personnels d’accueil, voir Geay (2014).
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[6]
Les noms ont été modifiés.
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[7]
Ministère du Travail, des Relations sociales, de la Famille, de la Solidarité et de la Ville (2009), Référentiel de l’agrément des assistants maternels à l’usage des services de protection maternelle et infantile, Direction générale des affaires sociales (DGAS), bureau Enfance et Famille. Pour un exemple de traduction et de diffusion des normes par une PMI nantaise du point de vue des assistantes maternelles, voir Cartier (2015).
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[8]
Voir « Pourquoi les parents préfèrent-ils la crèche ? » dans ce même numéro p. 249.
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[9]
Le développement de ces activités pédagogiques a été analysé par Catherine Sellenet pour laquelle, contrairement aux perceptions et croyances des parents, les assistantes maternelles offrent sans doute aujourd’hui davantage d’activités pédagogiques que les crèches (Sellenet, 2006).
Introduction
1Des politiques de « professionnalisation » [1] du métier d’assistante maternelle ont été menées en France depuis les années 1970 (Aballéa, 2005 ; Sellenet, 2006 ; Barrère-Maurisson et Lemière, 2006) et récemment incarnées, en 2005, dans un nouveau statut des assistantes maternelles. Celui-ci introduit notamment des critères d’évaluation nationaux dans la délivrance de l’agrément et étend l’obligation de formation à 120 heures. Pourtant, la compétence de ces femmes qui gardent [2] des enfants chez elles, même si elles sont davantage formées et désormais agréées à partir d’un référentiel national, n’est toujours pas reconnue par les parents à l’égal d’autres professions de la petite enfance. Ainsi, Élodie Albérola, tout en repérant l’émergence d’une « identité professionnelle » chez les assistantes maternelles, note que leur « positionnement éducatif » reste « délicat », leur avis en la matière n’ayant guère de poids aux yeux des parents (Albérola, 2009, p. 73). En 2009, une enquête du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) sur l’opinion des parents concernant les modes de garde indiquait de façon révélatrice que lorsque l’enfant est âgé de moins d’un an, les parents tendent à préférer l’assistante maternelle à la crèche – 41 % contre 21 % –, mais au-delà d’un an, c’est au contraire la crèche qui est préférée – 39 % contre 31 % – (Croutte et Hatchuel, 2009). Surtout, malgré les avancées de la « professionnalisation » du métier, les assistantes maternelles continuent d’être perçues, par des parents appartenant à des groupes sociaux différents, comme des pseudo-actives, assimilées à des femmes au foyer. Des enquêtes menées auprès de parents confirment la persistance de cette représentation, l’assistante maternelle étant soupçonnée de délaisser les enfants (Bouve, 2001 ; Bouve, Letrait et Plaisance, 2006 ; Bouve, 2007) et de privilégier son travail domestique (Collet et al., 2016).
2Moins légitimes que la crèche en matière d’éducation des enfants en âge de marcher, les assistantes maternelles peuvent aussi manquer des ressources nécessaires pour mettre en mots leur expérience de soin aux jeunes enfants. Leur invocation récurrente de l’« amour des enfants », aujourd’hui parfois interprétée par les professionnels de l’enfance plus diplômés comme le signe d’une absence de professionnalisme, s’explique tout autant par une difficulté à verbaliser le travail de soin aux enfants – qui, tout comme le travail domestique et familial en général, est tellement naturalisé qu’il en devient difficile à décrire –, surtout par celles qui en ont la plus grande expérience. Les assistantes maternelles n’en constituent pas moins aujourd’hui en France le premier mode de garde à titre principal en dehors des parents (Villaume et Legendre, 2014). Comment ces femmes s’y prennent-elles donc pour asseoir leur légitimité professionnelle en matière éducative auprès des parents employeurs ? Des parents qui, en raison du coût important de ce mode de garde, appartiennent principalement aux classes moyennes et supérieures, et aussi, plus récemment, aux classes populaires, suite à la hausse du montant des aides accordées aux familles pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée depuis le milieu des années 1990 (Fagnani, Letablier, 2003).
3Pour analyser ce travail de captation et de fidélisation de la clientèle des parents, cet article met au jour les stratégies de légitimation éducative mises en œuvre par les assistantes maternelles. Afin de déjouer les soupçons d’inactivité et d’incompétence, les assistantes maternelles apportent aux parents des preuves matérielles, des traces visibles et tangibles de leur travail pour et avec les enfants. Nous montrerons que l’effet de légitimation associé à ces traces est lié non seulement à leur visibilité, mais aussi au fait qu’elles se prêtent à des interprétations variées de la part de parents appartenant à des groupes sociaux hétérogènes. Cette notion de stratégies de légitimation vise ainsi des pratiques destinées à convaincre et à s’attacher les parents employeurs et qui exercent de fait un tel effet de persuasion. L’évocation de ces pratiques, relativement réfléchies et stabilisées, souvent revendiquées avec un ton appuyé, est réactivée en situation d’entretien à domicile, devant un•e sociologue, après l’avoir été devant des parents lors des visites précédant la signature d’un contrat et/ou devant les puéricultrices du centre de protection maternelle et infantile (PMI) lors de la délivrance de l’agrément ou de son renouvellement. À distance du discours aujourd’hui tenu par certains acteurs du secteur (formateurs, agents des PMI… et également assistantes maternelles), distinguant et opposant les assistantes maternelles « professionnelles » et celles qui ne le seraient pas, nous chercherons plutôt à décrire sans les hiérarchiser, dans leur diversité et en restituant leurs logiques symboliques, les stratégies de légitimation éducative mises en œuvre par ces salariées de la petite enfance. Nous suggérerons que ces stratégies peuvent se rencontrer chez des assistantes maternelles dont la situation professionnelle, l’âge, le niveau de diplôme et, plus largement, la position sociale varient ; telle ou telle stratégie n’étant pas systématiquement l’apanage de telle ou telle fraction générationnelle ou sociale du groupe des assistantes maternelles [3].
4Pour mettre au jour ces stratégies de légitimation éducative, nous nous appuyons sur deux corpus d’entretiens permettant l’un d’accéder aux points de vue des assistantes maternelles, l’autre aux points de vue des parents. Par ce croisement peuvent être repérées d’une part les pratiques mises en avant par les assistantes maternelles et d’autre part celles que valorisent les parents. Trois stratégies de légitimation professionnelle peuvent être ainsi identifiées, toutes fondées sur l’exhibition de preuves tangibles du travail et de l’engagement auprès des enfants : la salle de jeux, les activités, les cahiers et les apprentissages scolaires.
La combinaison de deux enquêtes
Trente-deux couples parents de jeunes enfants, qui avaient répondu à la fin de l’année 2013 à l’enquête statistique Modes de garde et d’accueil des jeunes enfants de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), ont été interviewés en 2015. Cette recherche collective (Collet et al., 2016) visait à saisir la façon dont se construisent les arrangements conjugaux autour de la garde des jeunes enfants. Les données de l’enquête Modes de garde ont permis de sélectionner des parents aux profils différenciés, tant en matière de mode de garde, de contexte résidentiel (dans cinq régions françaises) que d’appartenance sociale : couples de différentes classes sociales, homogames ou hétérogames. Le dispositif d’enquête reposait sur la conduite d’entretiens séparés avec les deux conjoints, qui abordaient le choix et l’organisation quotidienne de la garde, le travail domestique et parental, les expériences de socialisation à la parentalité, ainsi que les trajectoires sociales et résidentielles.
La preuve par la salle de jeux
5Mode de légitimation sans doute le plus visible, la salle de jeux peut être montrée aux parents lorsqu’ils prennent contact avec une assistante maternelle et se rendent pour la première fois à son domicile. S’ils en rencontrent plusieurs, ils sont amenés à comparer des lieux indissociablement privés et professionnels, exposés à leur évaluation proprement sociale d’employeurs potentiels – évaluation de la surface, de la disposition des espaces et des objets, de la décoration et de l’investissement matériel dans la prise en charge des enfants, qui fait écho à leur propre investissement matériel et/ou symbolique dans la naissance de leurs enfants [5]. La salle de jeux participe donc des stratégies de présentation de soi déployées par certaines assistantes maternelles au moment où se négocient le contrat de travail et la « délégation éducative » (Bouve, 2001). Elle matérialise également souvent un certain alignement sur les normes en vigueur en crèche, ce qui tend à rassurer les parents, dont les perceptions sont cependant modulées par leurs propriétés sociales.
Des salles de jeux propres à rassurer des parents aux morales éducatives différenciées
6Magalie Lary [6] a interrompu ses études juste après avoir obtenu son baccalauréat, suite à la naissance de son premier enfant. Le couple a aujourd’hui quatre filles. Après avoir tenté sans succès de reprendre des études supérieures, Magalie a travaillé comme hôtesse d’accueil à temps partiel dans un établissement bancaire pendant trois ans. En 2006, elle achète une maison dans une commune rurale de Loire-Atlantique et, en 2009, sa plus jeune fille ayant trois ans, elle devient assistante maternelle. Elle garde au moment de l’entretien trois enfants âgés de six mois à 14 mois, ainsi que deux enfants en périscolaire. Peu après avoir obtenu son agrément, elle a transformé le garage de son pavillon pour y installer ce qu’elle appelle une « pièce professionnelle ».
« C’est important d’avoir une pièce… une pièce professionnelle… Quand les petits dorment le mercredi, les grands, ils ont envie de jouer ! Donc, c’est important de séparer… Moi, j’ai vraiment voulu professionnaliser […]. Et puis, les parents… […] Vous pouvez venir voir, ça joue énormément. Parce que c’est un lieu… pour les enfants. »
8L’espace dédié aux enfants les plus grands et à leurs jeux est présenté par cette assistante maternelle, qui exerce ce métier depuis trois ans, comme un atout pour convaincre les parents. Mais cette offre d’une salle de jeux ne concerne pas que les assistantes maternelles les plus jeunes dans la profession. Ainsi Hélène Morel, 50 ans, sans diplôme, mariée avec un ouvrier qualifié avec lequel elle a eu sept enfants (âgés de 15 ans à 29 ans), est assistante maternelle depuis 10 ans dans une petite commune de l’agglomération nantaise. Elle ne s’occupe que d’un seul bébé au moment de l’entretien et semble avoir des difficultés à trouver d’autres enfants à garder, habitant un hameau éloigné du bourg. Elle souligne dans l’entretien qu’elle vient d’aménager une salle de jeux dans le prolongement de la cuisine, espérant ainsi obtenir de nouveaux contrats d’accueil. Si l’aménagement d’une salle de jeux peut concerner des assistantes maternelles d’âge et d’ancienneté professionnelle variés, il s’inscrit cependant souvent dans une situation professionnelle précise : développer et/ou maintenir son activité et convaincre de nouveaux employeurs.
9La salle de jeux tire sa force de légitimation de pouvoir correspondre aux attentes des parents de milieux sociaux variés, comme le révèle l’enquête menée auprès des parents. Élise Mathieu habite une commune de petite dimension située à 12 km de Strasbourg. Son conjoint et elle souhaitaient faire garder leur fille en crèche, mobilisant leur expérience commune d’enfants uniques : leur fille ne devait pas être seule chez une assistante maternelle, trop « choyée » et trop protégée. En l’absence de crèche à proximité de leur domicile, ils se tournent vers une assistante maternelle, choisie parmi la dizaine de professionnelles de la commune. Le récit de leur recherche et la comparaison des assistantes maternelles rencontrées font entrevoir l’effet de séduction exercé par la salle de jeux :
« Celle qui nous a le plus plu […], c’était celle qui […] avait une salle de jeux, qui était installée juste à côté de la cuisine […]. Vraiment le côté pratique où, chez elle, les gamins avaient une vraie salle de jeux […] et si elle était à la cuisine en train de faire un truc, ils sont à côté, ils sont pas obligés de jouer dans le salon ou dans un coin, ou dans le couloir. C’est vrai que c’est bien. […] Quand nous, on y était, y avait deux gamins qui avaient à peu près le même âge. Ils jouent vraiment aussi, ils grandissent ensemble […] et c’est un peu ce qu’on recherchait. »
11Comme l’indique cet extrait d’entretien, la salle de jeux évoque pour certains parents un cadre collectif, la co-présence constante entre enfants et adulte/enfants sur le modèle de la crèche. Cependant, d’autres parents, tout autant séduits par la salle de jeux, en ont une perception différente. Yannick Braud insiste lui aussi sur la salle de jeux quand il se remémore les premiers contacts avec l’assistante maternelle qui a gardé son fils :
« Elle avait fait une salle de jeux, parce que du coup, elle débutait juste en tant qu’assistante maternelle, elle venait juste d’avoir son agrément. Donc, Rayan, c’était le premier […]. Et ben, c’est vrai qu’elle avait créé une salle de jeux, quoi ! [Avec un ton étonné et enthousiaste] Vous imaginez une salle comme ça, vous faites un truc, un monde d’enfants, quoi. Et c’était merveilleux ! Enfin, c’était bien, on sentait qu’elle voulait faire quelque chose, quoi. Elle avait de la créativité. »
13Ce père est moins séduit par la salle de jeux, parce qu’elle lui rappellerait le cadre collectif de la crèche, que parce qu’elle témoigne à ses yeux très concrètement du dynamisme et de l’esprit d’entreprise de cette assistante maternelle, ce qu’il appelle sa « créativité ». Précisons que ce père, ouvrier menuisier, valorise le travail manuel dans sa vie professionnelle et aussi dans ses loisirs : il initie par exemple ses enfants au bricolage. La créativité de l’assistante maternelle, révélée à ses yeux par l’aménagement d’une salle de jeux, fait ainsi parfaitement écho à sa morale éducative. La salle de jeux aide donc les assistantes maternelles à capter des parents employeurs et à les convaincre de leur compétence éducative, parce qu’elle matérialise et certifie un intérêt pour l’enfant, invisible et difficile à exprimer, toujours soupçonné de faire défaut dans le cadre domestique du domicile de l’assistante maternelle, et également, parce qu’elle parle aux parents de classes moyennes comme aux parents de classes populaires tant elle est susceptible de perceptions différentes. L’effet de légitimation professionnelle tient tout à la fois à la matérialisation de l’intérêt pour les enfants et à la plasticité symbolique du dispositif, susceptible de faire écho à des morales éducatives socialement variées.
La salle de jeux, une « pièce professionnelle » ?
14L’expression de « pièce professionnelle » ainsi que le verbe « professionnaliser », utilisés par l’assistante maternelle précédemment citée, suggèrent qu’un tel dispositif serait privilégié par les assistantes maternelles les plus jeunes, celles qui ont été soumises à l’obligation de formation de 120 heures instituée en 2005. Selon une des assistantes maternelles interviewées, c’est la PMI qui, à l’occasion des visites relatives à l’agrément, encouragerait aujourd’hui les assistantes maternelles à créer des salles de jeux. Doit-on alors interpréter la diffusion des salles de jeux comme un signe de la professionnalisation des assistantes maternelles, de leur conformité aux normes de prise en charge des enfants diffusées par le Référentiel de l’agrément des assistantes maternelles [7] et localement par les agents de PMI ? L’examen des enjeux et des perceptions de la salle de jeux propres aux assistantes maternelles elles-mêmes invite à la prudence, tant cette pièce professionnelle peut en même temps s’inscrire dans des méthodes de travail relativement éloignées des normes actuelles de prise en charge des jeunes enfants.
15Ainsi Hélène Morel explique-t-elle en entretien que l’idée d’une salle de jeux lui a été suggérée par son conjoint, qui ne supportait pas le désordre occasionné par les enfants dans son espace domestique. Du point de vue des assistantes maternelles et de leurs familles, la salle de jeux fonctionne aussi comme un moyen de limiter l’envahissement de l’espace privé par l’activité professionnelle à domicile et de cantonner les enfants dans un espace délimité. Il apparaît de plus qu’Hélène Morel, très éloignée de la norme de disponibilité totale à l’enfant aujourd’hui promue par la « puériculture psy » (Gojard, 2010), laisse beaucoup les enfants jouer entre eux (ce que la salle de jeux autorise, tout en offrant en même temps un environnement sécurisé) et le revendique. Refusant de se rendre au Relais assistantes maternelles (RAM) pour y faire des « activités » avec les enfants, elle justifie ce refus par la « préférence » des parents pour que leurs enfants restent à domicile, d’autant qu’ils « ont la salle de jeux pour jouer ». Une autre assistante maternelle, Cécile Leroy, 37 ans, titulaire d’un baccalauréat professionnel de secrétariat, mariée avec un artisan dépanneur, mère de deux enfants adolescents, devenue assistante maternelle en 2001 dans une petite commune de Loire-Atlantique, insiste quant à elle sur le côté pratique de la petite salle de jeux qu’elle a aménagée dans le prolongement de sa salle de vie : elle peut ainsi « avoir l’œil » sur les enfants tout en « s’occupant de son linge » ou du « ménage ». Elle revendique elle aussi de laisser une partie de la journée les enfants « jouer entre eux » pendant qu’elle « fait ce qu’elle a à faire ». Ainsi, en décalage avec l’interdiction, diffusée aujourd’hui par les PMI, de toute activité de ménage pendant le temps d’accueil des enfants, la salle de jeux favorise la reproduction, sous une forme renouvelée, d’une morale éducative qui repose sur l’imbrication étroite du travail domestique et de la prise en charge des enfants (qui sont surveillés pendant que l’assistante maternelle prépare le repas, et aussi sollicités pour ranger, aller cueillir des fruits dans le jardin, l’aider à préparer une tarte…) et non sur la disponibilité totale aux enfants. Plutôt qu’un indice de conformité à l’ensemble des normes actuelles de prise en charge des enfants, la salle de jeux constitue ainsi une stratégie de légitimation professionnelle parmi d’autres.
La preuve par les activités : du travail manuel à l’éveil
16Autre preuve possible du travail, les « activités », notion récurrente dans les entretiens avec les assistantes maternelles, désignent une large gamme de pratiques. La notion renvoie tout d’abord aux activités à l’intention des enfants et des assistantes maternelles proposées par les RAM, structures communales ou intercommunales qui sont animées par des professionnelles diplômées de la petite enfance ou du travail social (éducatrices de jeunes enfants, parfois puéricultrices ou conseillères en économie sociale et familiale). Il s’agit alors d’activités d’éveil des bébés et des jeunes enfants, conduites par un intervenant spécialisé, et qui sont explicitement définies comme étant « éducatives ». Mais les activités renvoient aussi à des regroupements d’enfants et d’assistantes maternelles relativement autonomes par rapport aux instances d’encadrement du métier, par exemple dans le cadre des associations professionnelles d’assistantes maternelles. Parfois, il peut s’agir encore de regroupements informels entre assistantes maternelles voisines qui se tiennent au domicile de l’une ou l’autre, dans des ludothèques ou des bibliothèques, dans des jardins publics équipés en jeux. Quel que soit leur contenu, ces activités, plus ou moins explicitement définies comme éducatives (activités enfantines classiques, tels le coloriage et les jeux ; activités culturelles plus élaborées, tel l’éveil musical), semblent aujourd’hui se développer et répondre aux attentes des parents. Les parents appartenant aux classes moyennes comme aux classes populaires valorisent ces activités qui font sortir du domicile de l’assistante maternelle et désamorcent ainsi le soupçon qui pèse sur elle de quasi-femme au foyer dévouée à son intérieur plus qu’aux enfants gardés. Ces activités, dans un cadre collectif qui place l’assistante maternelle sous le regard de ses collègues et/ou d’une professionnelle plus diplômée qu’elle, rassurent aussi d’avance les parents qui appréhendent l’« isolement » de l’assistante maternelle. Il existe enfin une autre catégorie d’activités, celles que les assistantes maternelles réalisent elles-mêmes avec les enfants à domicile. Claudine Detrez a commencé sa vie professionnelle comme serveuse, puis s’est occupée de ses deux enfants ; elle devient assistante maternelle en 2003, à la fin de son congé parental. Après avoir souligné la diversité de ces activités en fonction de l’âge des enfants (vider des caisses de jouets, jouer avec des cubes, faire de la peinture, des puzzles), elle s’arrête sur les « petits bricolages » :
Ces activités faites avec les enfants ne sont pas toujours explicitement définies comme étant éducatives : elles visent indissociablement à occuper les enfants et à développer leurs savoir-faire et leurs habiletés physiques et intellectuelles. Le « petit bricolage », dont il résulte des productions visibles, est particulièrement apprécié des parents. Leur satisfaction est certes liée au fait que leurs enfants sont les auteurs de ces petits bricolages qui deviennent des « cadeaux », mais il s’agit aussi, plus prosaïquement, d’une trace matérielle du travail de l’assistante maternelle, d’un témoin de la journée de l’enfant qui aide à dissiper les appréhensions et les questionnements. Les parents, mères ou pères, membres des classes moyennes ou des classes populaires, valorisent ce bricolage pour des raisons variées : alors que des mères de classes moyennes ou classes populaires lui confèrent un rôle d’« éveil », d’autres parents, tel le père ouvrier menuisier déjà cité, y apprécient surtout la transmission d’un goût du travail manuel. Mais, salles de jeux et activités prennent de plus en plus, depuis les années 1990, un sens proprement scolaire [8], avec la généralisation, chez les parents, de dispositions à la « bonne volonté scolaire et culturelle ».« Des petits bricolages, quand c’est le moment de la fête des Pères, la fête des Mères… Alors on se creuse la tête… [rire] […] Et puis, les parents sont super contents. Des fois, un tout petit truc… Savoir que c’est les enfants qui les ont faits… Au moment de Noël aussi, des petits trucs pour mettre dans le sapin… Mais ça, il faut qu’ils soient plus grands ! Parce que si c’est moi qui le fais, ça n’a pas beaucoup d’intérêt ! [rire] »
La preuve par le cahier et les apprentissages scolaires
17L’horizon scolaire pèse en effet plus fortement qu’avant dans le choix d’un mode de garde, avec la banalisation de la représentation selon laquelle la crèche, pour des enfants en âge de marcher, prépare mieux à l’école maternelle que la garde chez une assistante maternelle (Bloch et Buisson, 1998 ; Bouve, 2001). Une autre stratégie de légitimation professionnelle des assistantes maternelles consiste dès lors à importer dans leur métier des pratiques renvoyant à l’école. Les assistantes maternelles ayant exercé antérieurement le métier d’agent territorial spécialisé des écoles maternelles (ATSEM) contribuent parfois à la diffusion de ces pratiques « scolaires ». Celles-ci prennent des formes variées pouvant aller jusqu’à des stratégies de scolarisation explicites, qui contribuent à légitimer le métier d’assistante maternelle aux yeux des parents et, parfois, aux yeux des salariées elles-mêmes.
Des pratiques « scolaires » diversifiées
18On peut mentionner tout d’abord le cahier utilisé par les assistantes maternelles pour enregistrer certaines activités ou moments passés avec l’enfant et/ou transmettre certaines informations à son sujet. Ce cahier s’appuie vraisemblablement sur une double pratique des écoles maternelles, celle du cahier de liaison et celle du cahier de vie. Le premier permet aux enseignants et aux parents d’échanger des informations (plutôt de l’institution scolaire vers les familles), alors que le second compile les traces des activités réalisées par les enfants. Chez les assistantes maternelles rencontrées, le cahier peut prendre plusieurs formes, depuis le simple cahier de transmission d’informations pratiques concernant les repas et les maladies de l’enfant jusqu’au « cahier de départ », en passant par le cahier consignant régulièrement au moyen de photographies les activités faites avec les enfants.
19Augustine Moreno évoque ici le cahier de départ qu’elle confectionne avec les enfants et leur remet à la fin du contrat, en insistant sur la satisfaction des enfants et des parents face à cet objet. « Album souvenir » des années passées chez l’assistante maternelle, ce cahier, sans doute conservé dans certaines familles, comme le sont les photos de classe et les cahiers scolaires les plus illustrés, constitue aussi une preuve de l’engagement de l’assistante maternelle dans son travail :
« Je fais… des photos avec les enfants, et ils partent avec leur petit cahier et leurs petites anecdotes, comme ça […]. Oui, à la fin de la garde… Donc du coup, ils sont très contents […]. Oh ! Quand ils partent avec ça, j’aime mieux vous dire que… [Rires] ce n’est pas grand-chose, mais pardi, qu’il fait le tour des familles. »
21Plusieurs assistantes maternelles s’attachent également à familiariser les enfants avec la lecture en les incitant à manier et à regarder des livres, en les accompagnant en bibliothèque ou en leur lisant elles-mêmes des histoires. Il arrive aussi que les regroupements informels d’assistantes maternelles, déjà mentionnés à propos des activités, fonctionnent comme une stratégie de légitimation visant à rassurer les parents inquiets quant à « l’adaptation » à venir de leurs enfants à l’univers de l’école maternelle : en faisant se rencontrer et jouer régulièrement ensemble les enfants d’une même commune, surtout lorsque celle-ci est de petite dimension et compte une seule classe de petite section de maternelle, les assistantes maternelles les incitent à « construire des amitiés […] et des repères » destinés à faciliter leur intégration à l’école (Beaujoin, 2016, p. 75). La préparation à l’école est parfois encore plus explicite et plus directe, les assistantes maternelles proposant des activités qu’elles qualifient elles-mêmes de « pédagogiques [9] ». Colette Fournier, devenue assistante maternelle dans une commune rurale de Haute-Vienne à la suite d’un licenciement économique, explique comment elle infléchit les activités qu’elle réalise avec les enfants au fur et à mesure qu’ils grandissent, dans la perspective de leur entrée à l’école.
« On apprend les couleurs, on apprend un petit peu à compter, on fait un petit peu de péda… On fait de la pédagogie tout simplement, hein. […] Quand on se promène, on fait du Code de la route, on apprend qu’il faut marcher là, en file indienne s’il y a des voitures. […] J’aime bien parce que c’est une autre facette du travail, en fait. C’est pas d’être là, de les changer, les faire manger. C’est le côté pédagogique aussi. […] Parce que moi, la dernière année, quand ils ont entre deux ans et trois ans, je leur apprends le langage qu’ils vont avoir à l’école. Parce qu’à l’école, il y a un langage particulier. Donc là, je passe une année à travailler sur le langage qu’il y aura à l’école. […] Ben c’est les mots que dit la maîtresse… à l’enfant. Donc moi, pendant un an, je leur explique les rituels, un peu, qu’il y aura à l’école pour qu’ils soient déjà un peu préparés. Donc, on travaille pas mal là-dessus. Pour les doudous, pour les totottes… “Bon, à l’école, tu l’auras pas à cette période-là, tu l’auras pas”… Donc, petit à petit, on fait le sevrage, on fait des choses comme ça. […] Je m’aperçois au fil du temps que plus ça va, plus ça me plaît. Et plus ça plaît aux parents. »
23Les propos de Colette Fournier suggèrent que cette dimension « pédagogique » – terme qu’elle hésite à utiliser et qui décrit à la fois des apprentissages formels, comme la maîtrise des couleurs, et une incitation à l’autocontrainte, avec l’abandon de la tétine – l’attache à son métier, c’est-à-dire le dote d’intérêt à ses propres yeux, après une reconversion professionnelle à l’âge de 43 ans fortement contrainte par l’impossibilité de quitter sa commune et sa maison, en raison de l’exploitation agricole de son conjoint. De telles activités d’apprentissage sont sans doute proposées depuis longtemps par certaines gardiennes : respectueuses de l’école, voire « frustrées d’école » parce qu’amenées à mettre un terme à leur scolarité pour aider leurs parents, ces femmes ont mis en place des rituels visant à familiariser les enfants avec l’univers scolaire. Anciennes, de telles pratiques prennent cependant un sens nouveau, celui d’une stratégie de légitimation face à la montée de l’enjeu scolaire et de la préférence des parents pour la crèche.
Une stratégie de légitimation plus incertaine ?
24Ces pratiques scolaires importées dans l’accueil à domicile satisfont de fait des parents appartenant à des milieux sociaux variés. Sarah Legallec aurait voulu obtenir une place en crèche pour son fils, mais elle a finalement dû employer une assistante maternelle. Suite à la démission de celle-ci, elle a tenté sans succès de faire entrer son fils à l’école dès deux ans, avant de trouver une nouvelle assistante maternelle. Elle relate ici avec satisfaction les « progrès » sur le plan du langage qu’elle a repérés chez son enfant suite à ce changement :
« Au départ, avec la première nourrice, j’étais contente, parce que je me suis dit : “Il sort beaucoup, il reste pas enfermé.” […] Avec la deuxième, il sortait moins. [Mais] elle faisait plein de jeux, plein de choses à côté qui… voilà, qui formaient à l’éveil. Et je vois qu’il a bien… Même au niveau du langage ! Chez elle, il s’est beaucoup plus développé. […] Elle a des bouquins […] pour les enfants, donc je pense qu’elle lui apprenait aussi des mots. Des choses basiques, au niveau du langage. Le vocabulaire, beaucoup. […] Et puis après, c’est vrai qu’elle est assez cadrée… assez militaire, hein ! […] [Chez l’autre], c’était un peu l’enfant-roi. Des fois, j’allais le chercher à [19 heures], il venait de bouffer un paquet de chips avec des gâteaux au chocolat. »
26On pourrait multiplier les exemples – dans notre corpus d’entretiens ou dans des recherches antérieures – de propos de parents rassurés par la présence de cahiers, de courts textes recopiés par leurs enfants à l’occasion d’un jeu ou d’une recette de cuisine, de mots nouveaux qu’ils importent à la maison. Ce sont plutôt les parents et tout particulièrement les mères exerçant des professions intermédiaires ou employées, croyant en l’école et en l’accumulation de ressources préparant à la réussite scolaire, qui attendent des assistantes maternelles ces pratiques de familiarisation avec l’écrit. Mais d’autres parents n’attendent pas de l’assistante maternelle qu’elle s’aligne sur le fonctionnement de l’institution scolaire ou même de la crèche : l’offre d’activités qui se déroulent selon un programme précis et des horaires délimités, en mobilisant un collectif d’enfants (même s’ils ne sont pas plus de quatre ou cinq), ne rencontre pas nécessairement leurs aspirations. C’est ce que montre l’entretien mené avec le couple Moreau ; à la faveur de la comparaison entre les pratiques des deux assistantes maternelles gardant leurs enfants (la première étant en congé maladie pendant six mois), ils en viennent à expliciter leur refus d’une garde se rapprochant trop du modèle scolaire, se plaçant du point de vue de leur fils cadet, fatigué par le rythme des activités et perdant tout plaisir à se rendre chez l’assistante maternelle.
Magalie : « Les enfants, c’est vrai que finalement, on s’est rendu compte que ça leur convenait pas forcément [les pratiques de la deuxième assistante maternelle, ancienne ATSEM contractuelle]. […]. Bah, c’est vrai qu’elle avait beaucoup d’enfants… »
Meven : « C’était un peu comme du périscolaire. »
Magalie : « C’est comme l’école, en fait. Elle a toujours cinq, six enfants, et du coup, c’est de telle heure à telle heure, on fait peinture, de telle heure à telle heure, on fait lecture. Donc c’est vrai que c’est super. Nous, on arrive, en tant que parents, on voit ce qu’ils ont fait, on se dit : “Oh là là ! Ils ont fait tout ça !” On a des livrets avec tout ce qu’ils ont fait, c’est super. Mais c’est vrai qu’on s’est rendu compte que les enfants y allaient un peu à reculons. Et on s’est dit que finalement, en fait, ils ont pas l’impression d’être chez eux. […] Par exemple, [le cadet] voulait jouer aux Playmobil ; ben non, il pouvait pas jouer aux Playmobil parce que c’était l’heure de la peinture. »
28Sous cet angle, la preuve par le cahier et les apprentissages scolaires se révèle sans doute plus fragile que celle par la salle de jeux et les activités. Des parents aux propriétés sociales assez différenciées peuvent en effet marquer une distance à l’égard d’un mode de garde perçu comme trop « scolaire ». Comme Magalie et Meven Moreau, ils peuvent appartenir aux classes populaires stables et préférer un accueil plutôt « familial », c’est-à-dire opposé à l’accueil en institution identifié au collectif, à la discipline et au même rythme imposé à tous les enfants. Mais ils peuvent également appartenir aux classes moyennes et supérieures : jugeant avec hauteur les apprentissages réalisés par l’assistante maternelle, ils sont assez assurés socialement pour ne pas entrer dans une course à la précocité et à l’accumulation de ressources scolaires ou pour s’arroger le monopole du travail éducatif, comme cette enseignante en collège interrogée par Catherine Bouve et Catherine Sellenet, qui attend de l’assistante maternelle de la « disponibilité », de la « douceur », de la « vraie cuisine » avec des « choses fraîches », mais pas qu’elle « éduque [son] enfant, mette son empreinte » sur lui (Bouve et Sellenet, 2011, p. 45). La prise en charge familiale, dans laquelle les apprentissages s’effectuent plutôt au hasard des occasions, rencontre ainsi les morales éducatives de parents aux positions sociales et aux rapports à l’avenir très inégaux.
Conclusion
29Bien que plus formées et plus encadrées, les assistantes maternelles restent confrontées au discrédit dès lors que sont évoquées leurs compétences éducatives face aux enfants en âge de marcher. Perçues à travers les catégories du « manque » – de compétence, d’engagement, de sincérité morale –, comme le soulignait Catherine Bouve (2007), ou encore du « retard » – en retard sur les normes de puériculture les plus récentes ou sur l’impératif de réflexivité et de formation continue, encore trop en retrait des espaces collectifs, comme les RAM, censés donner plus de transparence à leurs pratiques, en un mot jamais assez « professionnalisées » –, elles ont à élaborer des stratégies de légitimation pour trouver du travail et rassurer les parents, dont certains prévoient à l’avance une rupture de contrat dès qu’ils pourront disposer d’une place en crèche. Diversifiées, ces stratégies ne renvoient pas nécessairement à des profils tranchés liés à l’appartenance générationnelle et aux seuls effets de la politique de « professionnalisation » du métier d’assistante maternelle. En d’autres termes, dans l’état actuel des données dont nous disposons, il est difficile d’associer telle ou telle stratégie à tel ou tel groupe d’assistantes maternelles. Certes la position sociale paraît jouer : plus les assistantes maternelles sont diplômées, formées et proches des classes moyennes (Cartier et al., 2012), plus elles tendraient à légitimer leur métier en reproduisant certains des équipements et activités des structures collectives, comme la crèche ou l’école maternelle ; plus elles sont inscrites dans les classes populaires, peu diplômées et peu formées, plus elles seraient au contraire dans la revendication d’un accueil « familial » et la mise à distance de l’école maternelle, qui « vient assez tôt ». Mais cette grille d’analyse ne fonctionne qu’en partie. L’état du marché local de la garde est tout aussi décisif, pouvant contraindre telle ou telle assistante maternelle en quête de contrats à se démarquer de ses concurrentes en mettant en œuvre telle ou telle stratégie de légitimation éventuellement en décalage par rapport à d’autres de ses pratiques. Tout comme jouent les conditions d’entrée et de maintien dans le métier, certaines assistantes maternelles occupant de façon très provisoire et/ou très intermittente le métier et ne construisant dès lors pas de la même manière une expérience professionnelle et des stratégies de mise en visibilité de cette expérience.
30Ces stratégies de légitimation éducative suggèrent un rapprochement entre le domicile des assistantes maternelles et l’espace institutionnel des crèches – processus que pourrait aussi favoriser le développement des maisons d’assistantes maternelles. Cependant, comme nous l’avons vu, il faut aussi compter avec les perceptions des parents et les usages des assistantes maternelles : si les petits bricolages évoquent souvent la crèche et l’éveil, ils rencontrent également le goût pour le travail manuel d’autres parents ; de même, la salle de jeux constitue à la fois une preuve de l’attention portée par les assistantes maternelles au « développement » des enfants et une technique de surveillance et de cantonnement des mêmes enfants, toujours susceptibles d’envahir l’espace privé des salariées qui travaillent à leur domicile. Quant aux stratégies de scolarisation, elles peuvent s’accompagner (parfois chez la même assistante maternelle) de la valorisation d’une éducation familiale et hédoniste. Autrement dit, le rapprochement formel des modes de garde par de tels dispositifs matériels ne signifie pas homogénéisation des normes, des pratiques et des morales éducatives. Il faudrait ainsi mener une analyse plus systématique du rapport des assistantes maternelles aux différentes normes éducatives dominantes, rapport difficile à saisir, tant il est fait d’appropriations et de mises à distance, avec un fort éclectisme à l’échelle individuelle et des réajustements au cours des trajectoires professionnelles.
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Notes
-
[1]
Nous utilisons ce terme entre guillemets pour trois raisons. Premièrement, la plupart des recherches explorant ce phénomène de « professionnalisation » en soulignent les limites et les incertitudes. Deuxièmement, comme l’a fait remarquer Geneviève Cresson, il s’agit d’une notion « fourre-tout » (Cresson, 1998) à laquelle tous les auteurs n’accordent pas le même sens. Tantôt celle-ci désigne de façon étroite la salarisation des assistantes maternelles et la régulation de la relation d’emploi par le droit du travail, tantôt, à partir d’une référence plus ou moins explicite à la sociologie américaine des professions, la « professionnalisation » en vient à désigner un processus global de métamorphose d’une activité informelle peu valorisée en une profession au sens noble du terme, dont les savoir-faire sont dûment reconnus. Troisièmement, la notion s’est aujourd’hui diffusée auprès des assistantes maternelles, promptes à se présenter comme des « professionnelles ». On a donc affaire à une catégorie hybride entre catégorie d’analyse et catégorie pratique.
-
[2]
Nous utiliserons les termes « garde » et « garder » de la façon la plus neutre possible, cette famille de mots heurtant souvent les professionnelles de la petite enfance qui revendiquent plutôt les termes « accueil » et « accueillir », plus à même de décrire et de valoriser à leurs yeux le travail qu’elles effectuent, précisément dans une logique de professionnalisation promue par les réformes successives du statut des anciennes nourrices et gardiennes d’enfants. Mais d’une part le verbe « garder » reste utilisé par les assistantes maternelles et les parents interviewés – peut-être parce qu’il suggère l’importance de la surveillance et de la vigilance dans le travail des assistantes maternelles – et d’autre part le verbe « accueillir » comporte le risque de réduire le temps de travail à une séquence, celle de l’accueil, et le travail lui-même à une dimension d’altruisme ou de service.
-
[3]
C’est à cette fin que nous préciserons les propriétés sociales des assistantes maternelles interviewées à chaque fois que nous citerons leurs propos.
-
[4]
Ces entretiens ont été réalisés par Matéo Sorin, doctorant au Centre nantais de sociologie (CENS), université de Nantes.
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[5]
Pour une analyse de cet investissement des parents et, plus largement, de leurs relations sociales avec l’ensemble des personnels d’accueil, voir Geay (2014).
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[6]
Les noms ont été modifiés.
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[7]
Ministère du Travail, des Relations sociales, de la Famille, de la Solidarité et de la Ville (2009), Référentiel de l’agrément des assistants maternels à l’usage des services de protection maternelle et infantile, Direction générale des affaires sociales (DGAS), bureau Enfance et Famille. Pour un exemple de traduction et de diffusion des normes par une PMI nantaise du point de vue des assistantes maternelles, voir Cartier (2015).
-
[8]
Voir « Pourquoi les parents préfèrent-ils la crèche ? » dans ce même numéro p. 249.
-
[9]
Le développement de ces activités pédagogiques a été analysé par Catherine Sellenet pour laquelle, contrairement aux perceptions et croyances des parents, les assistantes maternelles offrent sans doute aujourd’hui davantage d’activités pédagogiques que les crèches (Sellenet, 2006).