Couverture de RFAS_164

Article de revue

Vivre en EHPAD : l’épreuve de la limite, entre transitions spatiales et singularités sous contrainte

Pages 249 à 266

Notes

  • [1]
    L’ordre de présentation a été défini par les auteurs.
  • [2]
    Pour 2011, Volant (2014) indique que 693 000 personnes en France vivent dans de tels lieux d’hébergement et, parmi celles-ci, près de 83 % dans des établissements pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).
  • [3]
    Pour ne prendre que cette question des indicateurs, il serait aisé de montrer que son traitement ne va pas de soi. Il est l’objet de débats et de constructions sociales progressives (Colin, 2004).
  • [4]
    Nous avions réalisé une enquête antérieure, sur une autre implantation, également pluri-méthodologique, pour un lieu spécifique (un pôle d’activités et de soins adaptés – PASA, un dispositif dédié à la maladie d’Alzheimer et aux démences apparentées : d’Arripe, Oboeuf et Routier, 2013), dont certaines hypothèses ont été ici poursuivies. Dans le cadre de la recherche menée ici, le PASA a une capacité d’accueil de 14 personnes par jour. Les personnes qui y participent peuvent varier d’un jour à l’autre. Lors de nos observations, ce PASA n’était pas ouvert le lundi et le vendredi.
  • [5]
    La grille « Autonomie gérontologique et groupes iso-ressources » – AGGIR catégorise les personnes selon leur degré plus (GIR 1) ou moins (GIR 6) important de dépendance.
  • [6]
    Élément d’analyse convergent avec Macia et al. (2008) qui relèvent combien le corps de la personne âgée dans un EHPAD occupe « le cœur de l’institution » et cristallise certains rapports de pouvoir, non évidents d’emblée lorsqu’on le considère simplement dans son déclin (« ici, la personne âgée semble souvent n’être plus qu’un corps », p. 191).
  • [7]
    Nous avons remarqué dans un étage des sets de table du même type, mais ils n’étaient pas installés systématiquement et semblaient plus sommaires. Nous n’avons pas observé d’objets de ce type au PASA.

1 Les résultats des grandes enquêtes menées au cours des quinze dernières années sur les lieux de vie réservés aux personnes âgées en France (Volant, 2014 ; Prévot, 2007) mettent en évidence trois tendances générales : un accroissement du nombre de personnes résidant dans des établissements d’hébergement pour personnes âgées ; un recul de l’âge moyen d’entrée en établissement et une proportion de plus en plus importante d’EHPAD parmi ces établissements [2]. Ces tendances confirment l’intérêt d’analyser ce que Caradec (2007) nomme l’« épreuve du grand âge » dans un contexte de médicalisation et d’accroissement de l’accompagnement professionnalisé. L’évolution de ce contexte gérontologique et de politique publique donne à voir des valeurs et des représentations de la vieillesse qui ne manquent pas de contradictions, voire de confusions autour, notamment, de la prise en charge de la dépendance d’un côté et de la reconnaissance de l’autonomie de l’autre (Ennuyer, 2013). Qui plus est, au-delà de possibles atermoiements par rapport à la finalité même du champ de la dépendance, l’action publique relative au vieillissement est au cœur de tensions plus larges, entre des préoccupations gérontologiques intégrant peu ou prou les questions démocratiques du droit et de l’autonomie des personnes d’une part et des impératifs de rationalisation des dépenses publiques d’autre part (Le Bihan et Martin, 2014). Tout en gardant en ligne de mire cette complexité institutionnelle, nous proposons d’analyser la vie en EHPAD à partir de l’expérience des résidents au sein des environnements matériels et organisationnels qui en dessinent les contours.

Étudier l’épreuve de la vie en EHPAD à partir des expériences spatialisées

2 La manière d’aborder le phénomène subjectif et social qui consiste à vivre en EHPAD emprunte ici à la sociologie de l’intermonde, telle que développée par Martuccelli (2006 ; 2010). Cet auteur propose, tout en évitant de verser dans une forme de subjectivisme, de sortir du paradigme de l’ordre social et du regard déterministe qu’il privilégie. Il postule la possibilité irrépressible de l’action, en accordant une importance première à l’élasticité de nos environnements, plutôt qu’en insistant sur la liberté individuelle. Il évite ainsi de verser dans une forme de subjectivisme. Pour parvenir à saisir la nature de ces environnements, il convient de comprendre la façon dont les individus s’y confrontent, ce que Martuccelli propose de réaliser à partir de la notion d’épreuves, c’est-à-dire « des défis historiques, socialement produits, inégalement distribués, que les individus sont contraints d’affronter » (Martuccelli, 2006, p. 12). À travers les changements de statut social, de même qu’à travers l’avancée en âge, les individus rencontrent diverses épreuves qu’ils appréhendent toujours subjectivement. Même s’ils ne les créent pas (ou, de toute façon, jamais complètement), ils les vivent. Aussi, être vieux, souffrir de la maladie d’Alzheimer, être handicapé, tout ceci ne définit pas des processus qui se construisent uniquement en rapport aux autres individus. Ces épreuves transforment également le rapport à soi. Néanmoins, elles se déploient toujours dans des environnements sociaux et matériels – historiques – qui y participent réciproquement et les construisent. Le caractère dynamique de ces phénomènes a d’ailleurs largement été intégré dans les approches contemporaines du handicap. À titre d’illustration, développer certains symptômes peut amener une personne à être diagnostiquée comme présentant une maladie d’Alzheimer ; ses symptômes se déployant, il pourra être conseillé à l’entourage de cette personne de la placer ; étant donné la caractérisation étiologique à laquelle répond médicalement et institutionnellement cette personne [3], elle pourra effectivement être admise en EHPAD ; enfin, la vie en EHPAD possède des caractéristiques propres, que nous étudierons ici plus spécifiquement. Aussi, être reconnu comme souffrant de la maladie d’Alzheimer engendre une épreuve qui ne se résume pas à la maladie stricto sensu mais aux nouveautés, impossibilités, précautions et entourages sociaux qu’elle crée.

3 Pour aborder les contours de la vie en EHPAD aujourd’hui, le façonnement de ces contours et les expériences qui y naissent, nos observations et nos lectures nous invitent à focaliser notre attention sur le croisement de deux questions : celles des espaces et des identités. En effet, les espaces sont à la fois ces dispositifs physiques que forment les lieux d’hébergement tels que reconnus institutionnellement, séparés de leur environnement territorial et différenciés au niveau interne (chambres, espaces collectifs…) et, en même temps, des lieux de vie, c’est-à-dire des lieux où se nouent ou se réinventent des relations sociales et où se jouent des investissements subjectifs (Serfati-Garzon, 2003). Cette attention à l’égard des espaces s’avère d’autant plus importante que l’EHPAD apparaît, dans bien des cas, comme un espace distinct de la société. En reprenant à titre d’invitation heuristique l’idéal-type de l’institution totale (Goffman, 1968), la dimension spatiale doit être directement articulée à celle des identités et de leurs redéfinitions, souvent posées autour de la question de l’entrée en établissement. À partir de recherches menées dans les maisons de retraite, Mallon (2005) a particulièrement travaillé cette double question de l’espace et de l’identité, au prisme de l’évolution des relations familiales, une fois la personne devenue résidente. En étudiant la vie en EHPAD, il est possible de prolonger les analyses de Mallon en y apportant une déclinaison particulière, en raison d’abord de la régulation plus forte des allées et venues et ensuite de la place considérable du travail professionnel dans le déroulement de la vie quotidienne. Aussi, la question des reconfigurations identitaires au sein d’espaces différenciés doit également intégrer celle des transitions spatiales qui, au quotidien, suscitent régulièrement des négociations identitaires. Une telle problématique met spécifiquement en évidence le fait que la circulation dans l’espace est composée de franchissements de dispositifs physiques, plus ou moins marqués, qui suscitent des ajustements en termes de statuts ou de conduites sociales, voire qui autorisent ou conditionnent ce franchissement (Bonnin, 2000). Ces questions apparaissent centrales dans ce lieu pluriel qu’est l’EHPAD, tant s’y côtoient une diversité de personnes aux statuts en théorie différents, dans des espaces successifs, à travers des interactions censées se référer, au moins indirectement, à des normes de comportement qui s’avèrent plurielles (institutionnelles, professionnelles, intersubjectives…).

4 La double question des transitions spatiales et des négociations identitaires, comme cristallisation de l’épreuve de la vie en EHPAD, est ici abordée d’un lieu à l’autre. Ces derniers seront à chaque fois caractérisés succinctement, pour ensuite être analysés plus spécifiquement à partir de la question des échanges et déplacements. À travers cette circulation dans la diversité sociospatiale de l’EHPAD, nous montrerons qu’apparaissent des dynamiques relationnelles largement marquées par l’omniprésence de limites et l’ambivalence du souci de personnalisation.

Précisions méthodologiques et caractéristiques de l’EHPAD observé

5 Nos propos s’appuient sur une étude de cas [4] menée dans un EHPAD du secteur privé non lucratif, dont l’activité principale concerne l’accompagnement et le soin. La résidence qui a constitué notre terrain d’observation a une capacité d’accueil de près de 100 places. Cette implantation accueille des personnes âgées et handicapées, le niveau moyen de dépendance y est considéré comme élevé, on y accueille prioritairement des personnes évaluées aux niveaux GIR 1 et GIR 2 [5]. Plus de 80 % d’entre elles viennent préalablement d’une structure hospitalière. Le taux d’occupation y est particulièrement élevé (99,67 % en 2013), ce qui s’explique par le fait que l’activité a connu une croissance au cours des dernières années et est considérée comme atteignant son maximum (33 832 journées comptabilisées en 2013). À côté de ces caractéristiques médicales et organisationnelles, la composition du public de l’EHPAD – les résidents – s’avère proche de celle observée plus généralement en France (Volant, 2014). En 2013, les femmes y sont présentes à hauteur de 70,3 % et l’âge moyen y est de 82 ans. Un peu plus de la moitié des personnes sont prises en charge au titre de l’aide sociale ; la moitié des résidents bénéficient de l’aide personnalisée au logement (APL). Cette résidence comprend deux structures spécifiques : une unité de vie Alzheimer (UVA) et un pôle d’activités et de soins adaptés (PASA). L’UVA est un espace protégé et sécurisé, au sein de certains EHPAD. Réservé aux personnes pour lesquelles un diagnostic de maladie d’Alzheimer est posé, ce type de lieu, à la différence des PASA, fonctionne jour et nuit et comprend chambres et espaces collectifs. Physiquement distinct du reste de l’EHPAD, il l’est également dans les modes d’accompagnement, censés être plus spécialisés et personnalisés. Dans l’UVA étudiée ici, des travaux de rénovation de l’espace commun ont été réalisés récemment. Aussi, les lieux y sont considérés comme « à la fois plus agréables et plus fonctionnels. Les espaces d’activités sont mieux identifiés. L’aspect paramédical a été mis en retrait sans pour autant le cacher ou le nier. »

6 Cet EHPAD est à resituer à travers son implantation et sa configuration spatiales. Il se trouve dans une grande ville française. Il n’en demeure pas moins, au quotidien, séparé de son environnement, même proximal. En effet, l’EHPAD est un lieu présentant différentes entrées, matériellement tracées et/ou socialement contrôlées. La première d’entre elles relie le quartier urbain environnant et le domaine au sein duquel est implanté l’EHPAD : il s’agit d’une grille généralement ouverte en journée. Pour entrer dans le bâtiment situé en retrait par rapport à la rue, on trouvera ensuite deux entrées distinctes. L’une, sur la gauche, assez discrète, est réservée aux professionnels qui, pour pénétrer dans la résidence, doivent être munis d’un badge. L’autre, au terme d’une allée plus large située sur la droite, se constitue en fait d’une succession de portes automatiques, d’un sas d’entrée et de deux portes à battants. Il s’agit de l’entrée principale, destinée au public. Cependant, cette entrée est ouverte uniquement le matin et l’après-midi, selon des horaires précis. Lorsque cette entrée est accessible, une fois ses seuils passés, une personne est disponible à l’accueil : elle peut ainsi tout autant renseigner les visiteurs que contrôler les entrées et les sorties. Enfin, au sein de l’établissement, l’on accède à des espaces spécifiques via des accès supplémentaires : le PASA ou l’UVA nécessitent que l’on sonne pour pouvoir y accéder, tandis que les étages se gagnent en prenant l’ascenseur ou la cage d’escalier – elle aussi précédée d’une succession de portes battantes. Les lieux, qualifiés ici d’étages, correspondent aux lieux de vie conventionnels : les chambres et espaces collectifs de l’EHPAD non inclus dans les lieux que la réglementation qualifie de « spécifiques ». Autrement dit, l’entrée au sein de l’établissement est en fait décomposée en différents seuils : la séquence d’entrée est triple, voire quadruple si l’on ajoute, au sein des étages, le passage des couloirs et espaces communs vers la chambre.

7 Pour réaliser cette enquête, nous avons croisé différentes méthodes, la principale ayant été celle de l’observation ethnographique. Durant cinq mois, les auteurs ont passé plusieurs journées complètes d’observation au sein des différents lieux de l’établissement. Une variation systématique des lieux, périodes de la journée, activités et types de professionnels croisés a été ordonnée au cours de cette période. Ce séjour s’est doublé d’une exploration de la littérature grise interne à l’établissement. Un troisième temps de l’enquête, ici non mobilisé, a consisté en une validation d’hypothèses inductives réalisée, dans un souci de vraisemblance (Dubet, 1994), lors d’un focus-group avec plusieurs professionnels (aides-soignants, cadres, infirmiers, médecin coordinateur).

Circulations entre espaces, changements de statuts et d’expériences

L’entrée dans la chambre – Respect de l’intimité et caractère intrusif du soin

8 La chambre est l’espace dans lequel se manifeste le plus nettement la question du rapport singulier à l’intimité et son degré d’importance pour les acteurs en présence. Via la levée potentielle d’inhibitions et la privauté qu’elle révèle, la chambre dessine un espace essentiel pour l’expression subjective des personnes. Elle est ainsi concernée au premier chef par une tension aiguë entre publicité et privauté de l’être et du corps, que les espaces de l’EHPAD obligent à considérer.

9 Les discours et les pratiques soignantes semblent ici marquer un souhait de s’adapter au maximum à l’individu particulier. Attentions, connaissance des familles que l’on évoque, petites habitudes auxquelles on se plie : sélectionner une musique appréciée, brancher la télévision ou la radio sur une chaîne qui convient (parfois d’emblée et dès l’entrée dans la pièce, signant alors une habitude domestique extérieure), partager une prière ou souhaiter un anniversaire en arrivant dans la chambre sont des marqueurs de ce souhait. Certains résidents et leurs proches marquent l’appropriation singulière de cet espace par des objets spécifiques : une cafetière personnelle qui permet d’offrir un café, un parfum diffusé dans l’atmosphère, des photographies que l’on dispose (conjoint, enfants et petits-enfants, animal de compagnie…). Une autre manifestation de ce que la chambre supporte une intimité non permise ailleurs est le choix de s’y isoler, opéré fréquemment par les proches, à l’exemple de ce mari et d’un fils qui, devant les plaintes régulières de leur épouse et mère, choisissent très vite d’aller dans la chambre avec elle, plutôt que de séjourner dans la salle collective.

10 La chambre offre un autre signe de l’intimité qui s’y exprime : la nudité possible et la manière pour chacun de composer avec elle. Les entrées et les sorties des chambres, les portes entrouvertes qui donnent à voir cette nudité révèlent des routines professionnelles acquises en réponse et pour faire face à ces expressions singulières. Le degré de désinhibition dont font preuve ou non les résidents est un thème récurrent des échanges professionnels. Mais que des personnes soient nues ou, lors d’une toilette, acceptent l’intrusion professionnelle dans l’intimité de cet espace n’entame en rien, pour elles, l’importance de cette question. Elles restent attentives aux détails de l’aménagement permettant de se dissimuler au regard d’autrui (les rideaux aux fenêtres).

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« Elle ne se promène pas toute nue dans les couloirs. Mais dans sa chambre, oui, semble-t-il. Une aide-soignante revient sur ce qu’elle avait dit au premier abord : “c’est vrai que dans sa chambre, c’est chez elle, elle fait ce qu’elle veut. […] Même devant son fils, elle ne se gêne pas.” La deuxième aide-soignante présente dit que : “ça, ce sont des habitudes de vie, elle a sûrement toujours fait comme ça”. »
(Observation du 27 janvier 2015, étages.)

12 Pour autant, la chambre reste aussi perçue comme un espace étranger, non équivalent au chez-soi quitté définitivement. Ainsi le déclare un mari ayant choisi d’accompagner sa femme dans l’établissement au bénéfice de cette dernière, mais ne s’appropriant pas cette chambre, pas tout à fait perçue comme un domicile malgré tout. Parmi les signes caractéristiques de cette dépossession d’un chez-soi, ne pas disposer de la clé est un autre motif de plainte, sans toujours savoir expliquer pourquoi l’on veut en disposer.

13 Le moment des toilettes, très liées à la chambre, est également critique : la personnalisation d’une relation y est contrariée par des dimensions d’organisation du travail.

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« Nous entrons dans la chambre, M. Adamson nous fait un grand sourire, il dit bonjour, il me regarde gentiment, me sourit. Cela fait beaucoup rire Agathe qui lui dit : “Ah, vous êtes content je vous amène une belle jeune fille !” Quand Agathe commence la toilette, son sourire gentil se transforme en énervement : “Oh… Vous me laissez tranquille !” Agathe tente alors une ruse, par la flatterie, pour désamorcer cet énervement. »
(Observation du 19 janvier 2015, étages.)

15 En cours de toilette, la discussion reste sommaire. Si des échanges plus personnels ont parfois lieu quand le soignant se trouve seul avec le résident, une toilette réalisée à deux soignants sera plutôt le support d’une discussion entamée ailleurs. Le résident semble alors davantage objet de soins plutôt que véritablement sujet [6], salué, certes, mais souvent exclu de la discussion, plongé au cœur d’un moment d’intimité forte pourtant contrariée par une logique d’exclusion aussi forte. Et que certains résidents tentent d’attirer l’attention n’inverse pas nécessairement la tendance, tentative qui peut même être qualifiée de forme de résistance lorsqu’elle se concrétise dans des cris et des tensions. Les moments de vif agacement, voire de manifestations tonitruantes ne sont alors pas rares. Ainsi que Macia et al. (2008) l’ont bien montré, la domination n’est que partielle, les résidents étant capables d’exercer une forme de contre-pouvoir, à leur mesure certes, mais réel. Dans cette joute, le souci de l’intimité se manifeste encore dans les attentions discrètes des professionnels. Leur souci de l’autre mène à couvrir la personne, repousser les portes, ne convier que le strict personnel nécessaire, interagir avec la personne, malgré des plaintes qui ne sont pas tout à fait prises en compte.

Allées et venues dans les espaces communs – Mondes personnels et présences extérieures ponctuelles

16 La première caractérisation des espaces communs est sonore : plaintes sourdes et lancinantes ou vives et brusques, gémissements, cris, sont une régularité de la vie des services. Professionnels comme résidents y semblent accoutumés. Pourtant ciblés ou diffus, ces plaintes et ces cris tapissent ces espaces d’un fond de manifestations d’inconfort. La seconde caractérisation, comme en écho à la première, apparaît dans les discours des résidents que l’on interroge dans ces espaces communs : un tracas constant à base d’anxiété, d’inquiétudes récurrentes est régulièrement évoqué. Focalisés sur des préoccupations corporelles, ces discours cristallisent surtout la solitude, l’ennui, l’impossibilité ressentie d’aller et venir librement – a contrario du bien-être exprimé lorsque les sorties sont réalisées. Ainsi que dans l’expérience de tout enfermement, les espaces communs sont aussi ceux de la centration sur soi, d’une préoccupation qui se retourne sur le corps dans une circonspection inquiète, et d’un environnement sonore hostile témoignant d’un inconfort global.

17 Certains de ces espaces sont pourtant le creuset d’une élaboration collective du vécu. S’y partagent des mondes singuliers qui se rejoignent dans la confrontation à l’organisation globale. Deux résidentes échangeront sur la meilleure stratégie à suivre pour aller aux toilettes, une troisième énonce l’agenda des soins du jour pour une autre, une quatrième les rejoint à la table pour les saluer et discuter, etc. Ces formes de vie ne sauraient prendre place ailleurs que dans les espaces communs, qui répondent pourtant d’abord à l’architecture de l’EHPAD et à ses nécessités d’organisation fonctionnelle. De plus, la plupart ne gagne ces espaces que sous la guidance des professionnels, dans une autonomie et une singularisation toutes relatives, donc.

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« “C’est étrange de sentir qu’on n’a plus de personnalité, qu’on est à la merci… de bonnes personnes, mais on n’est plus soi-même.” Sans vouloir commander, [elle dit] vouloir parfois encore prouver quelque chose, faire admettre sa vérité. »
(Observation du 19 novembre 2014, étages.)

19 Ces espaces sont aussi ceux d’allées et venues de visiteurs qui font le lien avec l’extérieur. Des familles participent à certains repas auprès de leur proche. D’autres reconnaissent dans l’espace commun tel résident et le saluent, même s’il n’est pas de leur famille, alimentent parfois une conversation à plusieurs. D’autres encore font entrer le monde extérieur à travers les récits de ce qui s’y passe ou des objets. L’on pourrait donc estimer que ces espaces communs sont in fine un lieu de croisement salutaire pour l’expression de singularités auprès d’autres personnes que les seuls professionnels, donnant d’autant plus de relief auxdites singularités. Ce serait laisser un peu trop vite de côté ce qu’Hélène Thomas (2005) appelle le modèle de « protection rapprochée » pour la grande vieillesse. Ce modèle souligne une autre fonction aux contacts entre visiteurs et résidents dans les espaces communs. Dans le modèle de protection rapprochée, le vieillard est bénéficiaire d’une sollicitude de proximité en permanence, visant à lui assurer sécurité et souci de lui-même par procuration. Il s’agit de le protéger de ceux qui pourraient profiter de sa faiblesse, mais aussi de lui-même. Ce modèle est à la fois disciplinaire et hygiéniste, professionnel, mais associant aussi les profanes. Les aidants professionnels vont diffuser le modèle sécuritaire aux proches et à l’entourage de la personne, à ceux que l’on nomme les aidants dits « naturels ». Les rapports pluriels à l’autonomie des résidents sont directement liés à cette distribution de la surveillance.

20 L’autonomie, justement, reste essentielle pour les résidents que nous avons rencontrés. Les personnes qui ne souffrent pas de démences tiennent ainsi à montrer qu’elles sont différentes : encore libres et indépendantes, capables de quitter l’espace commun pour nous recevoir dans leur chambre, ou demandant à différer une toilette. Corrélativement, la marge de manœuvre quotidienne laissée aux personnes est effectivement fonction des individus : pour certains, la liste de choix sera plus importante, même si limitée.

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« Une résidente, considérée comme “très riche” et “qui a eu la belle vie”, dit : “Eh, j’ai droit à mon vin, je paie.” Une professionnelle du service de restauration lui dit qu’elle vient de demander de l’eau, la dame dit que oui, mais elle voudrait bien du vin après. La professionnelle peste et ne lui ramènera rien d’autre que de l’eau. Par ailleurs, elle lui dit qu’il n’y a plus de tartiflette non mixée. La résidente demande ce qu’elle a, elle lui répond “de la purée et de la viande mixée”. La résidente accepte de prendre cela. »
(Observation du 2 décembre 2014, étages.)

22 La perte d’autonomie vécue peut également s’exprimer plus globalement : vivre difficilement par exemple de n’être plus maître de ses affaires, parce qu’une pension est prélevée directement pour payer l’EHPAD, sans plus d’intervention personnelle. Elle peut enfin, dans une certaine mesure, être concrétisée par un choix organisationnel : rompre de fait le lien avec le médecin de famille au profit d’un médecin de la structure, afin de réagir plus vite aux situations d’urgence.

Des lieux à part, l’UVA et le PASA – Mobilisation des capacités et filtre à l’entrée

23 Au PASA et à l’UVA, il semble exister des stratégies de gestion du quotidien différentes de celles que nous avons pu observer aux étages. Ainsi avons-nous retrouvé dans ces espaces ce que nous avions appelé le « désamorçage continu » (d’Arripe, Oboeuf, Routier, 2013) : les soignants sont très attentifs aux personnes, afin de réagir rapidement à tout comportement dont ils savent, par expérience, qu’il pourrait dégénérer en trouble du comportement. En cas de signes précurseurs d’une crise d’angoisse par exemple, ils veillent à rassurer rapidement la personne, quitte à prendre un temps pour se poser calmement avec elle. Il n’est pas rare, dans ces espaces, de voir un soignant se détacher du groupe pour s’occuper individuellement d’un résident. Ils veillent également à limiter les temps morts, à donner un maximum d’occupations aux personnes.

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« Mme Wanne, que j’avais déjà vue au PASA, passe devant nous. L’infirmière présente : “Mme Wanne, vous savez qu’il n’y a pas de PASA aujourd’hui. On est vendredi… Je vais voir s’il y a une animation… Oui, il y a une revue de presse. Mais c’est à 11 heures.” »
(Observation du 27 février 2015, étages.)

25 Ainsi les soignants nous expliquent-ils que pour une résidente qui perturbe les repas à l’UVA en venant chercher les assiettes des autres résidents qui n’ont pas terminé leur repas, la solution trouvée, outre le fait de la surveiller en permanence, est de lui donner rapidement son repas « pour qu’elle soit occupée ».

26 De manière générale, toute particularisation de la relation semble plus facile à mettre en œuvre dans un espace comme l’UVA et, dans une certaine mesure, le PASA, où la personne primerait sur l’organisation. Les soignants semblent y disposer de davantage de temps pour discuter plus longuement avec les résidents lors des activités ou en les emmenant dehors pour fumer leur « cigarette thérapeutique ». Lors des repas, une qualité distincte se lit dans l’attention portée aux résidents : les soignants leur parlent, veillent à ce qu’ils les regardent quand ils s’adressent à eux, que ce soit en leur touchant le bras ou en s’abaissant à leur niveau quand ils sont assis par exemple. Même quand des propos semblent incohérents, les soignants prennent le temps d’écouter les résidents. Les objets jouent également un rôle important dans la relation. Par exemple, à l’UVA, des sets de table renseignent sur la vie de la personne avant son arrivée dans l’établissement. Nous y trouvons sa photo, son nom, son métier, ses passions, si elle a des enfants ou non, si sa famille vient souvent lui rendre visite… À l’UVA, les personnes semblent attachées à ces objets, qu’elles ont contribué à réaliser [7]. Si l’on conçoit l’existence même de l’objet comme un message d’un individu à un autre, d’un collectif à un individu, cet objet nous semble significatif du rapport différencié aux individus, qui existe dans certains de ces espaces. La continuité avec le monde extérieur et la représentation de la personne en tant qu’individu unique et non comme résident anonyme sont renforcées par la présence de ce type d’objet.

27 L’autonomie semble plus favorisée à l’UVA et au PASA que dans d’autres étages de l’établissement. Les contre-exemples évoqués par des professionnels nous invitent cependant à nuancer les contours de cette affirmation : ainsi, une dame ne désirait plus se rendre au PASA, car elle trouvait cela trop infantilisant, tandis qu’une autre personne aurait retrouvé une autonomie qu’elle avait perdue après être sortie de l’UVA pour retourner aux étages. Au sein de ces espaces sont fortement encouragées liberté de mouvement et expression des capacités personnelles. Si ces phénomènes se retrouvent parfois aux étages, ils n’en constituent pas pour autant le cœur, bien davantage organisé autour des besoins quotidiens et du soin. De plus, à l’UVA et au PASA, la mobilisation des capacités adopte régulièrement des contours collectifs. Y sont constamment organisées des activités collectives, prétextes à la « mise en activité » des résidents. Autrement dit, ces moments visent la mobilisation (physique, cérébrale…) des personnes et l’obtention de divers effets (effets thérapeutiques, sensation de bien-être, amélioration de la qualité de vie…). L’un des effets attendus est par ailleurs de l’ordre d’une sociabilité suscitée. Une ambivalence se repère néanmoins chez certains résidents, à propos du fait de se voir ajouter des activités à leur vie quotidienne, comme s’il y avait une contradiction entre « être animé » et « rester autonome ». Entrer dans cette dynamique d’animation dépend des personnes en même temps que de la façon dont elles ont été diagnostiquées.

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« Ils m’expliquent qu’ils doivent remplir des fiches pour les troubles du comportement, pour voir si les personnes peuvent encore aller au PASA, ce que ça peut leur apporter, si elles sont encore capables de participer aux activités. Une des professionnelles corrige. “Ce ne sont pas que les activités. Le PASA, c’est aussi déambuler. Il y a des trucs bien précis. S’ils sont en fauteuil par exemple, il faut qu’ils puissent se déplacer tout seuls. Il y a le fait qu’ils soient agressifs, s’ils comprennent ou pas ce qu’on dit, la dépression, la désinhibition…” »
(Observation du 27 janvier 2015, PASA.)

29 L’accès à l’UVA et au PASA répond à des critères réglementaires, eux-mêmes traduits et mis en œuvre au sein des EHPAD. Ainsi, ces espaces apparaissent comme des îlots circonscrits, à l’accès fortement régulé au sein de l’EHPAD. Au cœur de ces espaces, l’accompagnement personnalisé permet le soutien d’une autonomie qui s’inscrit dans la poursuite de gestes quotidiens et prend de plus la forme d’une cible à mobiliser et à soutenir spécifiquement.

L’appel du monde extérieur – Réalité de la fermeture et lieux fantasmés

30 En termes de parcours physique du résident, le passage d’un espace à l’autre n’est pas strictement aléatoire. Autrement dit, il est possible de prédire, pour un individu précis, quels sont les lieux dans lesquels il circulera au cours d’une journée. La nuit ou même en soirée, les résidents sont censés être dans leur chambre. En journée, ils circulent entre leur chambre et les espaces communs de l’étage au sein duquel ils résident. À différentes heures, certains d’entre eux sont amenés à quitter ou à rejoindre ces étages, pour gagner ou quitter une salle d’animation ou le PASA. Globalement, les allées et venues au sein d’espaces aux statuts différents se combinent donc à un découpage horaire et se déroulent uniquement à l’intérieur de l’établissement. La séquence de sortie peut s’élargir occasionnellement pour certains résidents, lorsque des animations sont organisées sur une implantation voisine ou ailleurs, en lien avec des activités menées par des associations partenaires. Au cours de l’année, certains résidents profitent également de courts séjours de loisir (à la mer, par exemple).

31 En somme, des jeux entre séquences d’entrée et de sortie, entre intérieur et extérieur, apparaissent autour de différents seuils et s’avèrent, pour les résidents, tout à fait cadrés. Les résidents sortent peu de l’établissement. Les sorties ponctuelles sont conditionnées. Et, au sein de l’établissement, leurs déplacements sont limités. La régulation de ces allées et venues se réalise grâce à la combinaison efficace de barrières matérielles (des serrures, des portes, des garde-corps) et d’un contrôle social à visage humain (des professionnels qui circulent, une personne à l’accueil lors des heures d’ouverture de l’établissement). S’il est possible que cette attente institutionnalisée envers les résidents de rester dans cet ultime lieu de vie soit en partie intériorisée, cette intériorisation de la norme n’est néanmoins pas opérante chez tout le monde, ni constamment : le contrôle social externe apparaît donc crucial pour éviter les sorties imprévues. Ainsi les éléments matériels et le contrôle social construisent-ils une frontière entre l’établissement et la vie qui se déroule autour. Certains résidents nous expliquent cette situation et rechignent à accepter que la coupure entre l’établissement et son environnement urbain puisse être aussi nette. D’autres l’expriment plus violemment, lorsque par exemple elles tentent de sortir de l’EHPAD ou d’un de ses espaces.

32

« L’aide-soignante en gériatrie à Mme Adel : “Je ne peux pas vous laisser sortir tant qu’il n’y a pas une personne de l’étage qui vient vous chercher.” Mme Adel, en criant : “Vous ne m’aurez jamais plus, jamais plus !” Elle poursuit : “Je suis en prison ! Merde alors, je m’en vais !” Elle émet plusieurs cris. La professionnelle, sur un ton apaisant : “Madame Adel…” Mme Adel : “Il n’y a pas de ‘Madame Adel’ ! Mme Adel, elle dit ‘merde’ !” Quelques dizaines de secondes plus tard, elle poursuit, très fort, en levant la tête vers le plafond : “Ouvrez-moi la porte !… Je vais le dire à ma mère !” Finalement, la deuxième aide-soignante présente va rejoindre les deux protagonistes. Elle prend Mme Adel par le bras, elle ouvre la porte du PASA et l’emmène se promener. Quant à moi, je prends mes affaires, salue les résidents qui, pour la plupart, sont assis dans les fauteuils devant la télévision, et sors du PASA. L’aide-soignante qui est restée se trouve à l’entrée. Elle accueille les professionnels des étages qui viennent pour les transmissions. Elle m’explique que sa collègue est partie avec Mme Adel faire un tour dans l’EHPAD et que, même si elle dit vouloir sortir complètement, faire un tour dans l’EHPAD peut suffire pour la calmer. »
(Observation du 19 février 2015, PASA.)

33 Quand ils sont exaucés, les souhaits de rejoindre le monde extérieur à l’EHPAD peuvent l’être par le retour fantasmé dans une époque révolue ou ponctuellement, de manière réelle, à travers les sorties organisées par exemple. Pourtant, ce mode de transaction avec l’extérieur n’est pas nécessairement le plus fréquent. Si les supports symboliques, à l’instar des photographies disposées dans la chambre, permettent également ces déplacements, leur volet imaginaire – qui s’accompagne généralement d’un déplacement physique, certes – est à mettre en évidence. Régulièrement, les uns et les autres parlent de l’extérieur (une ville, un quartier ; un marché, un magasin de vêtements) comme d’un espace où le résident pourrait potentiellement encore se rendre. Ces échanges apparaissent comme des formes de ruse ou de fiction entretenues à plusieurs (Hennion, Vidal-Naquet et Guichet, 2012). Ces croyances partagées permettent de composer collectivement avec la vie en EHPAD.

La vie en EHPAD et l’épreuve de la limite

Épreuve de la limite

34 À travers les interactions entre une grande diversité de personnes, les circulations régulièrement problématiques d’espaces en espaces et les temporalités régulées, la vie en EHPAD se cristallise autour d’une épreuve de la limite. Cette limite se donne à voir de la façon la plus manifeste quand, physique, elle rappelle aux personnes qu’elles sont enfermées dans ce lieu ou, du moins, que leurs éventuelles sorties sont conditionnées. Cette limite matérielle (agencement des murs, des portes ; présence de serrures, de garde-corps) est régulièrement rappelée oralement et dans les gestes. Elle est largement motivée par des objectifs de contrôle, à travers un processus complexe de délégation (de la société aux professionnels de première ligne). En outre, si l’épreuve de la limite est centrale, c’est aussi parce qu’elle surgit comme question régulière au cœur des interactions quotidiennes. D’abord, l’EHPAD est un lieu de concentration des vulnérabilités. Cette concentration se traduit en une promiscuité qui rend d’autant plus visible la coexistence, sans échange, de bulles personnelles et les frictions, lors des atteintes portées à ces bulles. Autrement dit, le travail de rassemblement que constitue la politique « EHPAD » amène des personnes à éprouver d’autant plus les limites de leur quant-à-soi et de celui des autres, c’est-à-dire les limites des différents « territoires du moi » (Goffman, 1973). Ensuite, ces limites ne cessent d’être présentes dans les gestes de la vie quotidienne, qui sont l’objet d’un accompagnement professionnel (s’habiller, se laver, prendre le repas). Tous ces moments révèlent les incapacités des personnes, soit parce que les professionnels font « à la place de », soit parce qu’ils donnent à voir des incapacités, même lors de leur effort de rendre l’autonomie possible. C’est d’ailleurs là un paradoxe central et quotidien de l’accompagnement et du soin personnalisé aujourd’hui, c’est-à-dire mené dans un contexte de centration sur le sujet, sur son autonomie et sur ses droits.

Ambivalence de la personnalisation

35 L’analyse de cette dimension de l’épreuve de la limite mérite d’être approfondie, car elle concerne directement les modalités du travail sur autrui, les orientations et les marges de manœuvre professionnelles et organisationnelles, ainsi que les manières dont les résidents racontent ce travail sur eux-mêmes. Une tension se joue entre une contribution à une dynamique d’autonomie relationnelle d’un côté et le fait d’être considéré comme objet d’une prévention individualisée des risques de l’autre. Dans le concept d’autonomie relationnelle, tel que développé par Rigaux (2012), « l’être […] se définit au sein d’un réseau d’interdépendances étant intrinsèquement vulnérable, dès lors la solidarité et la réciprocité dans le prendre soin sont pour lui fondamentales. » À cette logique de reconnaissance de l’interdépendance fondamentale des êtres et de coconstruction de leurs libertés, s’articule régulièrement une logique, pourtant en partie contraire, marquée par le souci de sécurisation (au moins physique) et d’activation de l’autre, d’autant plus lorsque cet autre est jugé vulnérable. Il s’agit d’une logique de prévention individualisée des risques présents (Thomas, 2005 ; Amyot, 2012) et à anticiper (Demailly, 2008). Si la logique préventive dans laquelle on se trouve engagé ne cesse de nous rappeler la limite, celle de l’autonomie relationnelle n’en fait pas fi, mais la pose comme fondement anthropologique commun. Dans les deux cas, la personnalisation de la relation est particulièrement présente. La vie en EHPAD n’est bien sûr pas que cela : les heures de repas sont rythmées, les menus sont prédéfinis, les toilettes doivent être faites en matinée… Mais plus que sous la forme de négociations à la marge, la dynamique personnalisée infiltre tous les lieux et les moments de l’EHPAD. Elle n’en demeure pas moins ambivalente puisque, déterminée par des logiques organisationnelles, elle pousse des professionnels (qui connaissent les dossiers des résidents, qui les connaissent souvent aussi à travers des singularités non formalisées) à anticiper pour ces résidents, à induire leurs comportements, à leur amener des activités et, à un autre moment ou dans d’autres espaces, à les laisser libres de mouvement, à les laisser vaquer à leurs occupations (au risque qu’il ne se passe rien) et à leur proposer des moments privilégiés susceptibles de combler les attentes des uns et des autres. La frontière est parfois ténue entre ces deux logiques. Pour autant, l’une insistera davantage sur le différentiel de vulnérabilité (ce qui place le plus vulnérable dans une situation d’objet) et l’autre sur le postulat d’égalité fondamentale des êtres.

Liberté, dépendance et interdépendance

36 Les ambivalences de la personnalisation sont particulièrement présentes dans les interactions concrètes entre professionnels et résidents. Elles constituent l’un des trois éléments définissant l’épreuve de la limite, les deux autres éléments étant un agencement matériel générateur d’enfermement et une densité sociospatiale qui accentue les négociations autour des « territoires du moi ». Cette épreuve, telle que vécue subjectivement, trouve toute son intensité dans un lieu comme l’EHPAD. En effet, l’EHPAD est un lieu : clairement distinct de son environnement, spatialement et institutionnellement ; dans lequel sont réunies des personnes semblables du point de vue de catégorisations médicales, mais où s’observe pourtant de la différenciation sociospatiale ; qui fait se rencontrer des personnes, en particulier professionnels et résidents, aux statuts et temporalités différents ; et qui cristallise des injonctions plurielles (personnelles, familiales, institutionnelles…). Aussi, dans la mesure où l’EHPAD réunit ces différentes caractéristiques, l’épreuve de la limite, qui se déclinera différemment selon les contextes, apparaît particulièrement structurante pour y penser les modes d’existence : elle se pose dans la confrontation aux espaces délimités ; elle est une forme de protection face aux élans, parfois agressifs, d’autres résidents ; elle s’inscrit dans la rencontre avec des professionnels qui, par définition, ne peuvent pas ne pas rappeler la présence de limites (qu’elles soient physiques, cognitives, psychologiques…) dans la construction, plus ou moins ouverte, des interactions. Si la présente étude de cas ne prétend pas produire un discours relatif aux multiples facettes de la vie en EHPAD, nos pistes d’analyse constituent une invitation à généraliser la portée compréhensive de cette épreuve de la limite dans d’autres formes de lieux spécialisés, professionnalisés et organisés autour de la vulnérabilité (comme dans le champ du handicap ou de l’enfance).

Conclusion

37 Nous avons choisi de focaliser notre attention sur des scènes sociales propres à certains espaces de l’EHPAD et aussi, plus précisément, sur des changements de statuts endossés entre les espaces et des autorisations à circuler ou non d’un espace à l’autre. Le terme « limite » est apparu utile pour qualifier ce qui s’y joue, car, dans son sens premier, il permet de rendre compte, du point de vue des résidents, des multiples barrières physiques à l’œuvre et, dans son sens figuré, il permet de rendre compte du lien étroit entre les transitions spatiales au sein de l’EHPAD et les perceptions sociales des capacités des uns et des autres. Cette limite constitue bien une « épreuve » au sens qu’en donne Martuccelli dans ses développements pour une sociologie de l’intermonde. Ce qui apparaît cristallise des expériences subjectives façonnées par un environnement qui est institutionnel, professionnel et organisationnel (plus que familial ou urbain par exemple). Il serait d’ailleurs intéressant de voir comment, aux niveaux organisationnel et professionnel, d’autres acteurs et d’autres contextes parviennent à décliner alternativement cette épreuve de la limite. L’enjeu est de taille. En effet, cette épreuve, très concrète, rend compte d’un phénomène social plus général : celui de la tentative d’articuler conjointement un souci de protection de la vulnérabilité, une rationalisation des espaces et du travail (notamment, celui du care) et une expression des droits démocratiques. Elle a à voir avec des enjeux d’interdépendance et de liberté. Dans une ambition critique et prospective, il serait dès lors utile de se demander jusqu’à quel point il existe, et pour quelles raisons, un différentiel de confrontation à cette épreuve de la limite dans un monde pourtant considéré, de manière dominante, spatialement, anthropologiquement et culturellement, comme « sans limite ».

Bibliographie

Références bibliographiques

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Notes

  • [1]
    L’ordre de présentation a été défini par les auteurs.
  • [2]
    Pour 2011, Volant (2014) indique que 693 000 personnes en France vivent dans de tels lieux d’hébergement et, parmi celles-ci, près de 83 % dans des établissements pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).
  • [3]
    Pour ne prendre que cette question des indicateurs, il serait aisé de montrer que son traitement ne va pas de soi. Il est l’objet de débats et de constructions sociales progressives (Colin, 2004).
  • [4]
    Nous avions réalisé une enquête antérieure, sur une autre implantation, également pluri-méthodologique, pour un lieu spécifique (un pôle d’activités et de soins adaptés – PASA, un dispositif dédié à la maladie d’Alzheimer et aux démences apparentées : d’Arripe, Oboeuf et Routier, 2013), dont certaines hypothèses ont été ici poursuivies. Dans le cadre de la recherche menée ici, le PASA a une capacité d’accueil de 14 personnes par jour. Les personnes qui y participent peuvent varier d’un jour à l’autre. Lors de nos observations, ce PASA n’était pas ouvert le lundi et le vendredi.
  • [5]
    La grille « Autonomie gérontologique et groupes iso-ressources » – AGGIR catégorise les personnes selon leur degré plus (GIR 1) ou moins (GIR 6) important de dépendance.
  • [6]
    Élément d’analyse convergent avec Macia et al. (2008) qui relèvent combien le corps de la personne âgée dans un EHPAD occupe « le cœur de l’institution » et cristallise certains rapports de pouvoir, non évidents d’emblée lorsqu’on le considère simplement dans son déclin (« ici, la personne âgée semble souvent n’être plus qu’un corps », p. 191).
  • [7]
    Nous avons remarqué dans un étage des sets de table du même type, mais ils n’étaient pas installés systématiquement et semblaient plus sommaires. Nous n’avons pas observé d’objets de ce type au PASA.
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