Notes
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[*]
Brigitte Frotiée, docteure en sociologie, chercheure à l’ISP Cachan. Ses recherches portent sur les politiques d’égalité de genre en Espagne et sur les politiques de genre et développement ainsi que sur les thématiques de l’accès aux droits sociaux.
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[**]
María Jesús Rodríguez Garcia, docteure en sociologie, maîtresse de conférences à l’université Pablo Olavide de Séville et chercheure au Centre de sociologie et politiques locales (Espagne). Ses recherches portent sur les politiques locales et les dynamiques sociopolitiques de genre au niveau municipal.
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[1]
L’article 14 de la Constitution exige de renforcer les actions destinées à favoriser la réalisation effective des principes d’égalité et de non-discrimination pour raison de sexe et à faciliter l’insertion des femmes dans le cadre d’une politique d’emploi. « Les Espagnols sont égaux devant la loi, sans discrimination pour raison de naissance, race, sexe, religion ou autre condition ou circonstance personnelle ou sociale. »
L’article 9.2 attribue aux pouvoirs publics « le devoir de promouvoir les conditions pour que la liberté et l’égalité des individus et des groupes dans lesquels ils s’intègrent soient réelles et effectives et le devoir de réduire les obstacles qui empêchent leur pleine réalisation en facilitant la participation de tous les citoyens à la vie politique, économique, culturelle et sociale ». Traduction propre. -
[2]
Voir Frotiée (2006b : 87-96). À partir de 1983 s’élabore au sein de l’Instituto de la Mujer une matrice conceptuelle ainsi qu’un univers lexical qui lui est rattaché et qui se matérialisent dès le premier Plan d’égalité des chances entre les hommes et les femmes, matrice qui sera déclinée ensuite dans les organismes d’égalité décentralisés en lien avec l’Instituto de la Mujer. Cette matrice pose les fondements de l’architecture de la politique d’égalité des chances entre les sexes en Espagne et même si, ultérieurement, les politiques décentralisées se déploient et se diversifient, elles gardent la même structure architecturale.
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[3]
Par construction, ces plans articulent les programmes communautaires, les programmes issus des grandes conférences onusiennes des femmes, au contexte national et à la situation des Espagnoles évaluée à partir d’enquêtes initiées par l’Instituto de la Mujer (Frotiée, 2005, 2006b).
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[4]
Cette question de l’externalisation du care et du rôle clé de la famille a été intégrée dans les travaux sur les États-providence, notamment ceux de J. Lewis (1992), M. Naldini (2003), G. Esping-Andersen (1999, 2002), C. Sarraceno et M. Naldini (2001).
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[5]
Par exemple, sur les conditions de prise en charge des congés maternité/paternité, la Communauté de la Castille et Léon adopte une mesure pionnière en mai 2001 : les familles dont le père sollicite un congé de paternité bénéficient d’une allocation. Ou encore, en Andalousie, le « Plan d’ouverture de centres publics et concertés », en vigueur depuis 2003, étend les horaires d’ouverture des maternelles et écoles primaires (3 à 12 ans) de 7 h 30 à 18 heures et, depuis 2006, les garderies publiques pour les enfants âgés de moins de 3 ans sont gérées par le département de l’éducation de la Communauté autonome et doivent également appliquer ces horaires.
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[6]
Suivant A.G. Mazur (2002), on entend par machineries de genre les organismes spécifiques, agences gouvernementales, autonomes, départementales, municipales, ou tout autre mécanisme institutionnel en général où sont représentés les intérêts des femmes. Par ailleurs, l’ONU qualifie ces structures de « machineries for the advancement of women » (appareils chargés de la promotion des femmes) ou encore de « women’s policy machineries » (appareils chargés de la politique en direction des femmes).
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[7]
Recherche financée par l’Instituto de la Mujer sur les dynamiques sociopolitiques de genre au niveau municipal. La méthodologie et les principaux résultats obtenus sont disponibles sur le site de l’Instituto de la Mujer (http://www.inmujer.gob.es).
Introduction
1Les piliers fondateurs de l’actuel État social espagnol s’enracinent dans la Constitution de 1978. Celle-ci impulse, au cœur même du processus de démocratisation, une reconfiguration des relations entre l’État et la société, ainsi que des relations entre centre et périphérie. C’est dans ce contexte, et avant l’adhésion de l’Espagne à l’Union européenne en 1986, que l’égalité entre femmes et hommes émerge comme une question politique portée par les mouvements féministes.
2Partant d’une attention au poids de l’histoire, aux empreintes des origines de la politique de genre au tournant de la décennie 1980, l’objectif de cet article est de mettre en relief les points saillants de l’évolution de la prise en charge des questions de l’égalité entre les sexes en Espagne quant à ses développements multiniveaux et multidimensionnels.
3La première partie propose un retour sur les conditions d’émergence de la politique espagnole d’égalité des chances entre les femmes et les hommes. Les articles constitutionnels de 1978 ainsi que les premiers programmes centraux et décentralisés d’action publique en faveur de l’égalité sont alors en avance par rapport aux pratiques sociales, la société espagnole demeurant encore fortement familialiste, marquée par les quarante années du franquisme. Les normes légales sont alors décalées par rapport aux normes sociales.
4Au regard de ces constats, il s’agit, dans la deuxième partie, de saisir les principales étapes du chemin parcouru jusqu’aux lois de 2006 sur la dépendance et de 2007 sur l’égalité effective des femmes et des hommes. En effet, ces lois marquent l’aboutissement du long processus d’externalisation du care entre normes législatives et politiques décentralisées. De fait, d’une part, les structures d’accueil pour les jeunes enfants ou des personnes âgées dépendantes incombent principalement aux Communautés autonomes dans le cadre des transferts de compétences, qui incluent également les services sociaux d’assistance et d’aide aux personnes, comme nous le verrons. Et, d’autre part, ce n’est qu’au tournant des années 1990 que l’articulation entre la vie professionnelle et la vie familiale devient un enjeu de politique publique (centrale et décentralisée).
5Les deux premières parties visent ainsi à apporter des éclairages sur les temporalités avec lesquelles s’est édifiée la politique espagnole d’égalité de genre au cours des trois dernières décennies entre déploiement législatif et mise en œuvre aux différentes échelles de l’action publique.
6En troisième partie, un retour sur la loi de 2007 permet d’évoquer les avancées qu’elle a permises ainsi que les évolutions institutionnelles qu’elle a induites quant au traitement de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes en l’insérant dans celui de la lutte contre les discriminations. Si ce processus n’est pas spécifique à l’Espagne, il n’en demeure pas moins qu’il s’insère dans une genèse singulière et renforce les dynamiques locales. Certains des nombreux articles de cette loi incitent les localités à créer de nouvelles instances d’égalité, telles que les conseils locaux de la femme afin de faire participer les associations de femmes aux prises de décisions politiques. Il apparaît intéressant ici de s’y attarder car cette question reste peu explorée, alors que l’Union européenne recommande aux municipalités de s’impliquer dans les services sociaux de proximité et d’élaborer des agendas de genre.
7Ainsi, et non sans avoir questionné les mesures d’austérité qui se mettent en place actuellement en Espagne, il s’agit de contribuer, avec cet article, à identifier les dynamiques à l’œuvre quant à la prise en charge des questions d’égalité entre les femmes et les hommes en Espagne depuis plus de trente ans.
Un principe d’égalité en avance sur les pratiques sociales
8Au tournant du milieu de la décennie 1970, les relations État-société sont marquées par un changement radical de paradigme (voir sur cette notion Hall, 1993) qui conditionne ensuite les politiques de genre sous le référentiel de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Toutefois, les valeurs et les représentations jusque-là dominantes dans la société résistent au changement d’orientation politique qu’impliquent les principes constitutionnels relatifs à l’égalité entre les sexes.
Le principe constitutionnel d’égalité entre les sexes de 1978
9Le contexte de la transition démocratique a facilité les transformations normatives et institutionnelles en faveur de l’accès des femmes à la sphère publique. C’est conformément aux principes constitutionnels [1], mais aussi aux recommandations des Nations unies (Frotiée, 2006b, 2009), que l’État espagnol, en 1983, sous le gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez, élabore des mécanismes institutionnels à visée fédératrice [2] de l’action publique de genre intersectorielle et multi-échelles. Tout d’abord, un organisme central d’égalité est créé (loi 16/1983 du 24 octobre), l’Instituto de la Mujer auquel lui est associé un Conseil recteur (composé de représentants des ministères, des partenaires sociaux et des associations de femmes) qui propose au gouvernement les plans d’égalité des chances entre les hommes et les femmes (PIOM). Avec le premier Plan (1988-1990) s’affiche la politique institutionnelle espagnole pour l’égalité des chances des femmes et se crée un cadre référentiel où est organisé, planifié, réuni un ensemble d’actions sectorisées et ciblées de lutte contre les inégalités entre les sexes dans tous les domaines de la société. Y sont également fixés les objectifs ainsi que les acteurs impliqués pour leur mise en œuvre : cet article en citera des exemples. Ce premier Plan répond à un besoin de légitimation collective des enjeux d’une telle politique qui n’allait pas de soi dans une société où les mentalités restaient marquées par une forte division des rôles sexués (Astelerra, 2005).
10Quatre plans [3] sont élaborés avec une certaine continuité entre eux, et quel que soit le gouvernement au pouvoir jusqu’en 2006. Ils sont déclinés à l’échelle régionale, comme il le sera observé ultérieurement.
11Ainsi, au tournant de la décennie 1990, l’égalité des chances entre les hommes et les femmes s’impose comme référentiel, c’est-à-dire comme un ensemble de prescriptions qui donnent du sens à un programme d’action publique en définissant des critères de choix et des modes de désignation des objectifs (Muller, 2004 p. 371).
12Mais si les Espagnoles deviennent alors objet d’action publique visant à leur rendre accessibles les sphères professionnelle et politique, elles se heurtent néanmoins à des résistances non seulement conjoncturelles et structurelles, mais aussi à des schèmes sociaux familialistes. De plus, il existe très peu de services sociaux à la fin de la décennie 1970, en raison du modèle patriarcal franquiste selon lequel les soins apportés aux personnes dépendantes (enfants en bas âge, personnes âgées dépendantes, handicapés) incombent aux familles et donc aux femmes. La femme n’a encore que des droits dérivés de ceux du mari, eux-mêmes liés à l’emploi, et le système de sécurité sociale s’est édifié sur la base du modèle de famille à un seul apporteur de ressources : le mari, ou male breadwinner (Lewis, 1992).
Et des transformations sociétales plus lentes
13Le familialisme espagnol se traduit par des stratégies et des styles de vie qui reposent sur la solidarité familiale entre générations à travers un ensemble d’échanges de ressources tout autant affectives qu’économiques, notamment autour du care ou selon la formulation espagnole el cuidado y la atención de los dependientes (Moreno, 2006). Selon A. Moreno et R. Acebes (2008), cette solidarité familiale est attestée par la tardive émancipation des jeunes, l’activité réduite des Espagnoles ayant des charges familiales, et le pourcentage élevé de familles qui prennent en charge leurs proches âgés ou malades. Entretenu par le régime franquiste en limitant l’activité professionnelle des femmes/mères, ce familialisme a contribué à l’entrée tardive des femmes sur le marché du travail.
14Toutefois, les changements de comportement d’activité des femmes mariées s’amorcent dès 1976 et s’accélèrent entre 1985 et 1996 d’abord aux âges intermédiaires puis s’étendent aux autres groupes d’âge. De génération en génération, les Espagnoles interrompent de moins en moins leur activité professionnelle en raison de la présence d’enfants. Le taux d’activité des femmes de 25 à 35 ans, qui était de 22 % en 1976, est proche de 85 % en 2011 (Encuesta de Población Activa, EPA). Ces changements sont, par ailleurs, corrélés au recul de l’âge moyen au premier enfant et à la chute de la natalité.
15Au milieu de la décennie 1990 s’observent à la fois l’émergence du modèle de famille dual breadwinner (Lewis, 1992) et l’affichage politique en faveur de la coprésence des hommes et des femmes sur le marché du travail, ainsi que l’apparition de droits sociaux individuels (depuis 1992, les Espagnoles peuvent effectuer une déclaration fiscale séparée de leur conjoint) ; les congés liés à la présence d’enfants s’allongent aussi bien pour les femmes que pour les hommes, nous y reviendrons, mais le système d’externalisation du care [4] reste encore faible durant cette décennie 1990.
16Il est à noter que, dans le cas espagnol, la question de la compatibilité entre la vie familiale et la vie professionnelle s’inscrit tout d’abord dans la politique d’égalité entre les sexes avec comme objectifs un « meilleur partage des responsabilités familiales et professionnelles » et le « droit au travail pour tous ». C’est dans un deuxième temps que le terme même de conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle apparaît comme objet de politique publique en tant que tel, sous l’impact des politiques européennes qui contribueront à l’amélioration des dispositifs législatifs dans ce domaine.
L’externalisation du care
17Ainsi, les voies tracées par le franquisme, durant plus de trente-cinq ans, ont consolidé les représentations sociales des femmes : la mère était confinée aux tâches domestiques. Cet héritage a contribué notamment au maintien des liens de socialisation de l’enfant dans son environnement territorial ou de parentèle, par les familiares, et ce bien au-delà du milieu de la décennie 1970. Dans ce système d’organisation sociale, la question de la garde externalisée des enfants ne se pose même pas. Ainsi, le familialisme conservateur d’État s’est prolongé au-delà de la fin du franquisme dans la continuité des schèmes sociaux et s’observe dans les pratiques sociales, bien qu’il ne soit plus rattaché à l’action publique. Comme nous le verrons, il faudra encore attendre près d’une décennie pour que la question de l’enfant soit posée de manière différente par les pouvoirs publics sous la pression de nouvelles demandes sociales. Cette externalisation du care résulte de divers processus aussi bien législatifs que décentralisés. Finalement, avec les dernières législations de 2006 et de 2007, l’État espagnol peut, aujourd’hui, être qualifié d’État social « défamiliarisé » au sens de François-Xavier Merrien (Merrien et al., 2005 p. 185), puisque les pouvoirs publics s’engagent à assumer une part des responsabilités de la prise en charge familiale de la dépendance.
Le tournant des années 1990 et la prise en charge de la petite enfance
18C’est par le travail féminin que la question des modes de garde des jeunes enfants s’impose tout d’abord en Espagne avec la réforme de 1990 sur l’éducation. Cette réforme représente un premier pas vers l’externalisation des modes de garde des jeunes enfants en réorganisant le système d’accueil des enfants en bas âge (0-3 ans). Par ailleurs, les pouvoirs publics, au niveau central et des Communautés autonomes, commencent à développer des politiques de sensibilisation « pour agir sur les mentalités », conditions sine qua non du changement selon eux. Des campagnes publicitaires (affichage, spots télévision) mettent en avant l’argument de la « coresponsabilité », la co-responsabilidad, des deux parents dans l’éducation de l’enfant ainsi que « du partage des charges domestiques », la première campagne datant de 1994. Conformément à l’objectif 5.1 du deuxième Plan d’égalité des chances entre les hommes et femmes qui consiste à « promouvoir et parvenir à un partage plus équilibré des responsabilités familiales entre les hommes et les femmes », l’Instituto de la Mujer finance de nombreuses études sur le partage des tâches domestiques et les budgets temps. D’autres actions sont tournées vers le marché, notamment celle du « coût zéro » pour l’entreprise associée aux aides financières dont elle peut bénéficier lors de l’embauche d’un chômeur en remplacement d’un salarié en congé parental. Sur la fiscalité, ajoutons qu’avec la réforme de 2002, mise en vigueur en 2003, des déductions fiscales pour les frais de garde pour chaque enfant de moins de 3 ans pour les mères qui travaillent visent à encourager la natalité. Par ailleurs, certaines mesures favorisant la garde des enfants se mettent en place dans le cadre de programmes d’action positive, notamment les programmes nouvelles opportunités pour les femmes (NOW), mis en place au début des années 1990 et financés en partie par le Fonds social européen. Elles sont initiées soit par les administrations centrales, soit par les Communautés autonomes ou encore par les municipalités. Ces mesures ne sont pas systématiquement encadrées par une loi ; elles s’inscrivent parfois dans des programmes d’action comme, par exemple, la prise en compte de la compatibilité entre vie familiale et vie professionnelle dans le quatrième Plan d’égalité des chances entre les hommes et les femmes, dans le Plan d’emploi (2005) ou dans le Plan d’appui à la famille (2001-2004) ainsi que dans le Plan d’inclusion sociale (2003-2005). Ces plans se déclinent du centre à la périphérie, selon la logique d’action publique espagnole. Notons que les partenaires sociaux sont également impliqués dans l’élaboration des divers plans nationaux. De même, depuis 2000, dans le cadre de la lutte contre le vieillissement de la population, des programmes d’action pour la protection de la famille contiennent des incitations financières au développement des services de garde des jeunes enfants (0-3 ans) et des personnes dépendantes par des subventions aux associations (Frotiée, 2006a).
19En matière de petite enfance, on observe un transfert progressif des compétences du gouvernement central vers les Communautés autonomes. Cependant, cette délégation en matière d’accueil des jeunes enfants ne se réalise pas dans les mêmes conditions et au même moment pour chacune des Communautés autonomes. Les premières à avoir les pleins pouvoirs dans ce domaine sont au nombre de six : l’Andalousie, les Canaries, la Galice, la Catalogne, le Pays basque et Valence. Rappelons que les Communautés autonomes ont leur propre Parlement et Conseil de gouvernement qui dispose d’un pouvoir réglementaire et d’initiative législative. Certaines d’entre elles sont plus innovantes, plus dynamiques que d’autres [5].
20Sur le plan législatif, la loi de conciliation de 1999, la Ley de Compatibilidad entre Familia y Trabajo, outre le fait de regrouper les textes législatifs existants, met la législation espagnole en conformité avec les directives européennes comme la directive 96/34/CEE sur les effets du vieillissement. La loi de 1999 institue un congé pour la garde de personnes dépendantes. Avec la loi 3/2007 du 22 mars relative à l’égalité effective des femmes et des hommes (Ley 3/2007 para la Igualdad de Oportunidades entre Mujeres y Hombres, ou dite LOI), une nouvelle étape est franchie avec l’amélioration de la prise en compte des charges familiales dans des prestations de sécurité sociale, de paternité et d’allaitement. Avec cette loi, il devient possible de réduire son temps de travail pour s’occuper d’une personne dépendante ou d’enfants mineurs ou d’autres membres de la famille. L’extension de périodes considérées est prise en compte pour le calcul de la base de prestations contributives. Ainsi, des femmes qui n’auraient pas assez cotisé pour obtenir des allocations maternité bénéficieront néanmoins d’une prestation non contributive pendant quarante-deux jours après l’accouchement (à 100 % du salaire minimum). La loi de 2011 sur l’actualisation, l’adaptation et la modernisation du système de sécurité sociale prolonge de deux à trois ans la prise en compte du congé parental dans les prestations sociales. Elle intègre le régime spécial des employés de maison dans le régime général de la sécurité sociale (fortement féminisé et dont les montants de retraites étaient plus faibles que la moyenne). L’effet correcteur de ces deux lois permet ainsi à des femmes d’atteindre la période minimale de référence nécessaire à l’octroi de prestations contributives et donc d’en améliorer les montants, dont ceux de la retraite, de l’incapacité permanente, des allocations maternité et paternité.
Les avancées de la loi de 2006 : la prise en charge de la dépendance par les pouvoirs publics
21La loi sur la dépendance (Ley 39/2006 de Promoción de la Autonomía Personal y Atención a la Dependencia) acte de la reconnaissance sociale et politique du coût assumé par les femmes dans les soins à autrui sur de longues périodes. Cette loi contribue ainsi à passer d’un risque familial assumé dans la sphère privée essentiellement par le travail non rémunéré des femmes à un risque social dont la responsabilité incombe à la société tout entière et aux pouvoirs publics (Rodríguez Cabrero, 2007).
22Cette loi a permis de rendre visible le travail des aidants familiaux et de prendre en compte la période dédiée aux soins dans les droits à la retraite, à condition cependant d’avoir signé une « convention spéciale avec la sécurité sociale » (CES, 2011). Une allocation, de l’ordre de 375 euros, est versée aux personnes dépendantes non autonomes (montant variable en fonction de l’âge, de la maladie ou du handicap) pour compenser les « coûts dérivés » de leur atención à domicile, en résidence ou en centre de jour et de nuit, voire par le biais de la téléassistance ; cette allocation peut être versée à un aidant familial (cuidadores).
23Avant cette loi sur la dépendance, dont l’appellation exacte est « loi de promotion de l’autonomie personnelle et d’aide aux personnes en situation de dépendance », les dispositifs de prise en charge des personnes âgées se trouvaient fragmentés entre diverses politiques sectorielles décentralisées, inégalement réparties sur l’ensemble du territoire espagnol. Afin d’améliorer ce système, des réseaux de services à la personne sont alors impulsés dans le cadre des « services sociaux des Communautés autonomes en concertation avec les services publics et services privés ». Cette nouvelle politique décentralisée s’organise à travers « le système de services sociaux communautaires et spécialisés d’aide aux personnes dépendantes » qui inclut les soins à domicile, les centres de jour, l’aide aux aidants familiaux, la téléassistance… Cette loi de 2006 est la résultante d’une réponse politique à une demande sociale et d’une réponse aux stratégies encouragées par l’Union européenne et l’OCDE sur les soins de longue durée. Ainsi, le pouvoir central espagnol fait de l’accessibilité une priorité de la politique d’inclusion sociale déployée dans l’ensemble des Communautés autonomes. Sa mise en œuvre par les diverses administrations publiques se heurte toutefois à l’insuffisance de réseaux de services sociaux (CES, 2011).
24Une amélioration de la situation était prévue à l’horizon 2015, date à laquelle le taux de couverture devait atteindre les 100 % mais, en raison de la crise économique et financière que traverse l’Espagne, certains dispositifs de la protection sociale ne sont plus considérés comme prioritaires, et on assiste à l’affaiblissement de certains pans de la protection sociale avec, notamment, la suspension des mesures relatives à la dépendance ou la suppression du cumul des heures prises pour l’allaitement (alors qu’elles pouvaient représenter un mois de plus de congé maternité) et la fermeture de centres d’accueil de femmes victimes de violence de genre dans certaines Communautés autonomes. La question de la réévaluation de la pension de veuvage est elle aussi suspendue dans le plan gouvernemental de la réforme du système de retraites ainsi que la loi de 2012 de « mesures urgentes pour la réforme du marché du travail » renforçant la flexibilité des emplois. Les multiniveaux et les multidimensions de la question genre et protection sociale sont touchés par les mesures d’austérité et par la crise. Nous y reviendrons à la fin de l’article.
La décentralisation, un impact au-delà des politiques de care
25Aujourd’hui, une grande partie des politiques sociales se formulent et se mettent en œuvre à l’échelle autonome (Gallego et al., 2003). Ana Guillén et Santiago Álvarez (2003) soulignent le rôle qu’elles jouent dans leur développement. Leurs travaux portent principalement sur la question des transferts des compétences dans les domaines de la santé publique, des services sociaux d’assistance et d’aide personnelle, ainsi que sur les revenus minima (certaines pensions non contributives de vieillesse dépendent des Communautés autonomes).
26La protection sociale espagnole s’appréhende donc à l’aune d’une gouvernance multiniveaux. Les compétences appelées de bien-être (bienestar) – santé, éducation, services sociaux – ont été transférées au niveau infranational des dix-sept Communautés autonomes dans lesquels les municipalités jouent un rôle clé dans la prestation de services sociaux et des services à la personne (Navarro et Rodríguez, 2009). Les municipalités, conformément à la loi de base du régime local de 1985, complétée par la loi 57/2003 de mesures pour la modernité du gouvernement local (voir notamment Navarro, 1998 ; Plana et al., 1998 ; Brugué et Gomà, 1998 ; Navarro et Rodríguez, 2009), développent leurs propres mécanismes et mesures. Elles sont responsables, sur leur territoire, de la gestion et de la mise en œuvre de services sociaux en collaboration avec les Communautés autonomes conformément aux plans concertés de prestations basiques de services sociaux dans les municipalités (Planes Concertados de Prestaciones Básicas de Servicios Sociales en las Corporaciones Locales). De plus, les municipalités élaborent leurs propres plans d’égalité et « agenda de genre ». Ainsi, l’espace local, comme le souligne M. León (2005), devient le lieu de la mise en pratique, de la matérialisation des politiques pour les citoyens, là où se définit le champ réel d’application des objectifs initiaux, et par là même devient un acteur incontournable dans la lutte contre les inégalités de genre. Par ailleurs, selon C. Valiente (2005), la majorité des femmes qui ont été en contact avec un organisme d’égalité l’ont été avec celui de leur localité.
Évolution institutionnelle des politiques d’égalité de sexes en central et en local
27La question institutionnelle des mécanismes d’impulsion et de promotion de l’égalité de sexes a été peu abordée jusqu’ici. Il apparaît opportun de s’y attarder maintenant car ils sont reconfigurés avec la loi de 2007 (LOI) qui affirme l’affichage féministe de l’État espagnol en instaurant notamment le système de quotas 60/40 sur les listes électorales pour tous les partis politiques, et en introduisant une notion nouvelle dans l’arsenal juridique espagnol : celle de l’effectivité du droit à l’égalité entre les femmes et les hommes. Outre ces avancées, elle modifie le cadre institutionnel alors en place qui affecte les organismes d’égalité aux différentes échelles, notamment en renforçant l’échelle locale.
La loi-cadre de 2007 et les transformations institutionnelles
28Cette loi-cadre induit un changement institutionnel et conceptuel qui mérite l’attention. Les voies jusqu’ici empruntées par l’Instituto de la Mujer, comme organisme d’égalité fédérateur et coordinateur des plans d’égalité des chances entre les femmes et les hommes, sont modifiées : le Conseil recteur est supprimé, les plans d’égalité sont remplacés par les plans stratégiques (art. 17 de la LOI). Ces plans stratégiques sont définis comme « instruments de base » et comme « une nouvelle planification publique des actions en faveur de l’égalité ». Le premier Plan stratégique, en référence au texte de loi, annonce la création d’un ministère de l’Égalité où la question de l’égalité de genre est englobée dans celle de la non-discrimination. Ces plans stratégiques se déclinent alors dans les Communautés autonomes, et certaines d’entre elles ont promulgué leur propre loi d’égalité (Andalousie : loi 12/2007 ; Galice : loi 12/2007 ; Murcie : loi 7/2007 ; Pays basque : loi 4/2005 ; Baléares : loi 12/2008).
29Le ministère de l’Égalité, créé en 2008, se transforme deux ans plus tard en secrétariat d’État de l’Égalité, rattaché au ministère de la Santé, Politique sociale et Égalité. Il comporte deux subdivisions : la Délégation du gouvernement pour la violence de genre et la Direction générale pour l’égalité dans l’emploi et contre la discrimination. L’Instituto de la Mujer se retrouve sous sa tutelle comme organisme public. La modification des organigrammes afin de subsumer les organisations étatiques formellement chargées de la défense des droits et des intérêts des femmes dans une organisation « plus large » n’est pas propre à l’Espagne, car ce phénomène est aussi observé au Québec et en France (Dauphin, 2008). Pour sa part, Jane Jenson (2008) en cherche les raisons du côté de la mise en place d’une nouvelle architecture sociale dans les différents États de l’Union européenne, qui intègre la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes à d’autres préoccupations politiques et l’englobe dans des stratégies et des actions publiques plus larges, comme la lutte contre les discriminations. C’est bien ce processus qui s’observe en Espagne.
30L’Instituto de la Mujer et les plans d’égalité (PIOM) participaient du référentiel espagnol de l’égalité des chances entre les femmes et les hommes. Ces instruments avaient acquis une visibilité et une légitimité en partie grâce à la stabilité du système conceptuel qu’ils représentaient. Dans le prolongement des travaux de Sandrine Dauphin et de Jane Jenson, on peut se demander si, dans le cas espagnol, on n’assiste pas à l’affaiblissement du référentiel de l’égalité entre les femmes et hommes, tel qu’il a été posé au tournant des années 1980. Les changements législatifs réalisés sous le gouvernement de J.L. Zapatero (Parti socialiste espagnol - PSOE) marquent des avancées certaines. Cependant, ils n’en reflètent pas moins les pressions de l’Union européenne sur les mécanismes institutionnels nationaux afin de mieux intégrer la lutte pour l’égalité de genre parmi d’autres préoccupations politiques en les articulant autour de la notion de respect des droits et de la non-discrimination. Dès lors existe le risque que l’égalité des chances entre les femmes et les hommes ne soit plus objet de politique publique à part entière à l’échelle nationale. En effet, si on regarde ce qui s’est déroulé avec la stratégie européenne pour l’emploi (SEE) en 1997, qui a coïncidé avec l’institutionnalisation du gender mainstreaming, il ressort qu’au fil des révisions les références aux inégalités entre femmes et hommes et aux engagements sur l’égalité des chances s’effacent progressivement des textes communautaires. Ou, autre exemple, la directive 2000/43/CE, dite « directive race », a pour objectif d’uniformiser les catégories et les définitions de la discrimination raciale au sein de l’Union européenne en obligeant notamment les pays à adopter la notion de « discrimination indirecte ». Elle contient l’obligation faite aux pays membres de créer un « organisme de promotion de l’égalité de traitement ». La loi de 2007 et le Plan stratégique qui s’est ensuivi sont allés dans ce sens.
31De plus, conformément à la Charte européenne pour l’égalité des femmes et des hommes dans la vie locale (conseil des communes et régions d’Europe), cette loi invite « les collectivités territoriales à utiliser leur pouvoir et leurs partenariats en faveur d’une plus grande égalité pour toutes et tous », et elle les incite à développer la participation citoyenne pour atteindre l’égalité effective, notamment par la mise en place de conseils de participation de la femme.
32Par ailleurs, les recherches sur les gender policies ont souligné l’effectivité des organismes d’égalité dans de nombreux pays et notamment sur leur capacité à faire émerger sur la scène publique des débats autour des thèmes comme la formation professionnelle, l’avortement, la prostitution, la représentation politique, la violence (Stetson et Mazur, 1995 ; Mazur, 2002 ; Stetson, 2001 ; Outshoorn, 2004 ; Lovenduski, 2005 ; Valiente, 2006 ; Brush, 2003). Ces recherches ont aussi montré que l’existence d’alliances entre la société civile et les représentant(e)s politiques, à travers des machineries de genre [6], favorise l’émergence de ces thèmes. Ce qui accorde aux mouvements de femmes un rôle significatif dans les processus de remontée de leurs demandes. En effet, de nombreux travaux ont montré l’interface entre les mouvements de femmes et les appareils administratifs promouvant l’égalité des femmes (Mazur et Pollack, 2009). En revanche, à l’échelle locale, peu de travaux existent et ils portent sur le rôle des femmes dans l’inscription de thématiques reliées à l’égalité de genre dans l’agenda local (Andrew, 1995 ; Boles, 2001). De fait, les municipalités espagnoles peuvent être considérées comme une fenêtre d’opportunités de participation pour rapprocher l’administration de la citoyenneté et, plus concrètement, de se rapprocher des femmes à travers les conseils locaux de la femme. D’ailleurs, la loi de 2007 (LOI) expose dans l’article 1.1.2 « qu’atteindre l’égalité effective dans notre société ne pourra rester en dehors du champ de la participation politique, tant au niveau national qu’autonome et local… ». Cette préoccupation se concrétise dans l’article 78 qui pose la création de conseils de participation de la femme, les conseils locaux de la femme (Consejos Locales de la Mujer - CLMs), afin de mettre en place des mécanismes spécifiques rapprochant la citoyenneté, et en particulier les femmes, aux processus de prise de décision.
Les conseils locaux de la femme : action publique de genre en local et participation
33Ces conseils locaux de la femme visent à créer des liens de proximité entre les services sociaux mis en place par les municipalités et les conseils locaux sectoriels (dont font partie ceux de la femme). Ces conseils locaux sectoriels (conseils de la jeunesse, conseils des immigrants, conseils des femmes, conseils du bien-être) structurent la participation citoyenne, instituée en vertu de l’article 23 de la Constitution espagnole et de la loi 7/1985, régulant les bases du régime local qui oblige les municipalités à favoriser la participation citoyenne dans la vie sociale. Même si des conseils locaux de la femme (CLMs) apparaissent au début des années 1990 (Instituto Andaluz de la Mujer, 2010 ; Martínez, 2005), c’est depuis l’approbation de la loi d’égalité que de nombreuses municipalités impulsent la création de conseils consultatifs de femmes. En 2009, 36 % des municipalités de plus de 100 000 habitants en ont un. Ces CLMs bénéficient d’une reconnaissance institutionnelle (San José, 2003) et permettent la remontée vers le conseil municipal des attentes et revendications des femmes via les associations de femmes locales. Ils intègrent ainsi dans le processus de mise sur agenda local des femmes traditionnellement plus éloignées des cadres institutionnels et des fonctionnements en réseau (Martínez, 2005). Pour S. Murillo (2003), participer dans les CLMs est une opportunité pour les associations de femmes de diffuser plus largement leurs propositions et initiatives.
34L’étude exploratoire « Género, Participación y Sistemas Locales de Bienestar [7] » réalisée en 2009 dans cinq villes espagnoles de plus de 100 000 habitants ayant un conseil local de la femme (Madrid, Barcelone, Séville, Grenade, Cordoue) cherche notamment à savoir jusqu’à quel point les CLMs révèlent des dynamiques sociopolitiques de genre rapprochant les agendas locaux des revendications des femmes. Les résultats révèlent que les politiques et actions municipales prennent en considération la perspective de genre et contribuent à la construction de nouveaux modèles ayant un impact sur la société et qui repose sur la proximité. Les CLMs permettent en effet une communication directe et effective entre les associations de femmes, comme entités, qui peuvent transmettre leurs visions, leurs besoins et leurs attentes au cœur du pouvoir local. Toutefois, l’étude montre qu’il apparaît certaines divergences entre l’agenda des CLMs, comme organe d’information et de conseil de l’administration municipale, et les propositions faites par les associations de femmes. En effet, les premiers se centrent sur l’égalité et principalement sur un thème central de l’agenda public, la violence de genre, et sur l’architecture des plans municipaux d’égalité ou agenda institutionnel, où se fixent les lignes centrales et prioritaires d’action en conformité avec les lois nationales et autonomes. Tandis que les intérêts des femmes portés par les associations, sans négliger ces thèmes, paraissent se centrer sur la participation politique et, notamment, sur les aspects concrets de la protection sociale comme la santé, l’exclusion sociale ou la participation politique. Il est possible, toutefois, de parler de l’inscription des intérêts des femmes dans l’agenda local, même si cet agenda local est soumis à ses propres contraintes budgétaires et politiques. Il n’en demeure pas moins que l’espace local est bien souvent la phase ultime de la concrétisation des politiques publiques. Cette interaction entre gouvernement municipal et associations de femmes observables à travers les CLMs offre un cadre innovateur à l’analyse des dynamiques sociopolitiques de genre. En effet, elle montre que l’agenda de genre, en Espagne, s’inscrit dans un modèle décentralisé, dans lequel les prestations des services aux citoyens se jouent à ce niveau territorial. Or, les femmes, en raison de facteurs socio-économiques et démographiques, sont les principales usagères de ces services (emploi, services à l’enfance, services à la dépendance, formation…). L’analyse révèle aussi tout l’intérêt d’observer l’ensemble des composantes de l’agenda local de genre et de prendre en compte les interactions entre les acteurs institutionnels (CLMs) et la société civile (les associations de femmes) pour étudier les processus d’insertion des intérêts des femmes dans les processus de décision en local.
35La place du local se voit renforcé aussi bien dans l’élaboration d’agenda de genre que dans les prises de décision concernant les services sociaux. Les municipalités deviennent l’enjeu privilégié dans la mise en place de mécanismes propres, enjeu favorisé par les politiques européennes en faveur d’un État central de moins en moins interventionniste. Pour ces raisons, le local paraît constituer un espace privilégié pour analyser l’action publique de genre ainsi que l’évolution du système de protection sociale espagnole.
Conclusion
36Les dynamiques de prise en charge des questions d’égalité entre les femmes et les hommes, tant à l’échelle centrale que décentralisée, initiées à la fin de la décennie 1970, ont permis des avancées incontestables compte tenu du retard de l’Espagne dans ce domaine.
37C’est au tournant des années 1990 que se dessinent les contours de l’État social espagnol. Dès lors, les mécanismes institutionnels mis en place contribuent à l’impulsion de la politique d’égalité des chances entre les hommes et les femmes à l’échelle centrale et décentralisée. Les différents codes du travail et civil ont déjà été modifiés pour supprimer les mesures discriminantes, et les articles constitutionnels sont traduits progressivement dans les législations puis commencent à être mis en application dans divers dispositifs sectoriels.
38Dans la construction de l’État social espagnol, l’échelle régionale est d’autant plus à prendre en considération que la décentralisation est initiée avec la démocratisation, conformément à la Constitution de 1978. Cependant, pour l’analyse, il est utile de rappeler que ce processus n’est pas uniforme selon les Communautés autonomes et selon les secteurs concernés par les transferts de compétences. En effet, la première priorité de l’État espagnol a été de se construire comme État démocratique et de moderniser son appareil politique et administratif, la décentralisation s’est effectuée progressivement. C’est ainsi que, finalement, émergent les politiques publiques des gouvernements des Communautés autonomes au tournant des années 1990. Ensuite se déploient les réseaux de structures d’accueil pour les jeunes enfants, les services sociaux, puis les structures d’accueil pour les personnes dépendantes âgées, qui sont de leurs compétences. Il faut arriver aux alentours des années 2000 pour que les contours des politiques sociales décentralisées se dessinent de manière plus précise et variée selon les Communautés autonomes.
39Ces dynamiques historiques expliquent les décalages observables entre les affichages politiques de l’État central en faveur de l’égalité de sexes et la réalité sur les terrains locaux, notamment les insuffisances en matière de services, de structures pour aider les femmes à mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale. Mais ces insuffisances ne peuvent masquer les avancées réalisées et les dynamiques à l’œuvre en Espagne depuis trente ans. Aussi, les dernières législations de 2006 (loi de la dépendance) et la loi de 2007 (loi d’égalité) nous autorisent à qualifier l’Espagne comme État social défamiliarisé, indépendamment des retards et des difficultés dans l’application de certaines mesures en faveur de l’égalité de sexes comme aujourd’hui pour la loi de dépendance. En effet, ces deux lois (2006 et 2007) franchissent un pas supplémentaire dans la reconnaissance de la prise en charge par la collectivité d’une partie des coûts assumés par les femmes dans les soins d’autrui.
40Aujourd’hui, l’égalité des droits entre les hommes et les femmes a toute légitimité dans l’opinion publique espagnole, même si des décalages demeurent entre législations avancées et pratiques sociales. Les dynamiques à l’œuvre depuis 1978 en faveur de l’égalité de sexes ont permis des progrès, voire des législations innovatrices comme la loi contre la violence de genre de 2004, mais ces dynamiques risquent d’être freinées face aux restrictions budgétaires actuelles qui affectent les politiques sociales. De plus, avec un marché du travail tendu où le taux de chômage ne cesse d’augmenter, les femmes sont parmi les plus affectées et elles risquent d’être confrontées au retour d’une forte ségrégation de l’emploi et de schèmes conservateurs les associant aux tâches de care. Autre risque est celui de la perte des droits acquis avec la loi d’égalité et la loi de dépendance.
41Certes, nous manquons de recul pour effectuer des diagnostics quant à l’avenir de l’État social espagnol dans ses dimensions centrale et décentralisée. De nouveaux mécanismes apparaissent et viennent brouiller l’analyse, c’est le cas des politiques budgétaires restrictives, de la mise en retrait institutionnel du pouvoir central sur la question de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, puisque cette question s’insère maintenant dans la stratégie plus large de la lutte contre les discriminations.
42En revanche, les municipalités voient leur rôle renforcé sur les questions de genre et de protection sociale. En effet, le local semble de plus en plus devenir un acteur clé dans le traitement de ces questions comme lieu des prestations de services de proximité. Il est à la convergence des politiques de lutte contre les inégalités entre les sexes, du care, de protection sociale. Les municipalités sont incitées, par l’État espagnol (loi de 2007) et par l’Europe (Charte européenne pour l’égalité des femmes et des hommes dans la vie locale, notamment), à mettre en place des mécanismes propres, comme les conseils locaux de la femme, qui permettent aux femmes d’entrer dans les espaces locaux de formulation des politiques publiques locales et d’interagir sur l’agenda municipal de genre. Mais, si les Communautés autonomes et les municipalités sont devenues les principaux protagonistes de la prise en charge des dispositifs d’action publique de genre, elles sont aussi fragilisées par la crise et par l’endettement pour certaines. Pour la première fois depuis trente ans, le risque de rupture est présent dans les dynamiques à l’œuvre en matière d’égalité de sexes en Espagne.
Bibliographie
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Notes
-
[*]
Brigitte Frotiée, docteure en sociologie, chercheure à l’ISP Cachan. Ses recherches portent sur les politiques d’égalité de genre en Espagne et sur les politiques de genre et développement ainsi que sur les thématiques de l’accès aux droits sociaux.
-
[**]
María Jesús Rodríguez Garcia, docteure en sociologie, maîtresse de conférences à l’université Pablo Olavide de Séville et chercheure au Centre de sociologie et politiques locales (Espagne). Ses recherches portent sur les politiques locales et les dynamiques sociopolitiques de genre au niveau municipal.
-
[1]
L’article 14 de la Constitution exige de renforcer les actions destinées à favoriser la réalisation effective des principes d’égalité et de non-discrimination pour raison de sexe et à faciliter l’insertion des femmes dans le cadre d’une politique d’emploi. « Les Espagnols sont égaux devant la loi, sans discrimination pour raison de naissance, race, sexe, religion ou autre condition ou circonstance personnelle ou sociale. »
L’article 9.2 attribue aux pouvoirs publics « le devoir de promouvoir les conditions pour que la liberté et l’égalité des individus et des groupes dans lesquels ils s’intègrent soient réelles et effectives et le devoir de réduire les obstacles qui empêchent leur pleine réalisation en facilitant la participation de tous les citoyens à la vie politique, économique, culturelle et sociale ». Traduction propre. -
[2]
Voir Frotiée (2006b : 87-96). À partir de 1983 s’élabore au sein de l’Instituto de la Mujer une matrice conceptuelle ainsi qu’un univers lexical qui lui est rattaché et qui se matérialisent dès le premier Plan d’égalité des chances entre les hommes et les femmes, matrice qui sera déclinée ensuite dans les organismes d’égalité décentralisés en lien avec l’Instituto de la Mujer. Cette matrice pose les fondements de l’architecture de la politique d’égalité des chances entre les sexes en Espagne et même si, ultérieurement, les politiques décentralisées se déploient et se diversifient, elles gardent la même structure architecturale.
-
[3]
Par construction, ces plans articulent les programmes communautaires, les programmes issus des grandes conférences onusiennes des femmes, au contexte national et à la situation des Espagnoles évaluée à partir d’enquêtes initiées par l’Instituto de la Mujer (Frotiée, 2005, 2006b).
-
[4]
Cette question de l’externalisation du care et du rôle clé de la famille a été intégrée dans les travaux sur les États-providence, notamment ceux de J. Lewis (1992), M. Naldini (2003), G. Esping-Andersen (1999, 2002), C. Sarraceno et M. Naldini (2001).
-
[5]
Par exemple, sur les conditions de prise en charge des congés maternité/paternité, la Communauté de la Castille et Léon adopte une mesure pionnière en mai 2001 : les familles dont le père sollicite un congé de paternité bénéficient d’une allocation. Ou encore, en Andalousie, le « Plan d’ouverture de centres publics et concertés », en vigueur depuis 2003, étend les horaires d’ouverture des maternelles et écoles primaires (3 à 12 ans) de 7 h 30 à 18 heures et, depuis 2006, les garderies publiques pour les enfants âgés de moins de 3 ans sont gérées par le département de l’éducation de la Communauté autonome et doivent également appliquer ces horaires.
-
[6]
Suivant A.G. Mazur (2002), on entend par machineries de genre les organismes spécifiques, agences gouvernementales, autonomes, départementales, municipales, ou tout autre mécanisme institutionnel en général où sont représentés les intérêts des femmes. Par ailleurs, l’ONU qualifie ces structures de « machineries for the advancement of women » (appareils chargés de la promotion des femmes) ou encore de « women’s policy machineries » (appareils chargés de la politique en direction des femmes).
-
[7]
Recherche financée par l’Instituto de la Mujer sur les dynamiques sociopolitiques de genre au niveau municipal. La méthodologie et les principaux résultats obtenus sont disponibles sur le site de l’Instituto de la Mujer (http://www.inmujer.gob.es).