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Article de revue

[Entretien]. Un regard de philosophe sur le statut de l'embryon et de l'interruption volontaire de grossesse

Pages 61 à 67

Notes

  • [1]
    A. Fagot-Largeault et G. de Parseval (1987), « Les droits de l’embryon (fœtus) humain et la notion de personne humaine potentielle », Revue de métaphysique et de morale, 3, p. 361-385 ; repr. in Médecine et philosophie, (2010), Paris, PUF, p. 103-143.
English version

1De quelle façon les grands courants de pensée définissent-ils la nature de l’embryon et quelles en sont les conséquences sur la façon d’aborder la question de l’avortement ?

2Dans les années soixante-dix, qui furent en France à la fois celles de la dépénalisation de l’avortement et de l’accès des femmes à la pilule contraceptive, la question du statut de l’embryon humain a surtout été débattue en termes de libertés individuelles : droit des femmes à disposer d’elles-mêmes, contre « droit à la vie » du fœtus caché dans le corps de sa mère. Puis sont apparues, dans les années 1980, les techniques d’aide médicale à la procréation (AMP) pour les couples souffrant de stérilité. Ces techniques impliquent la fécondation en éprouvette, hors du corps humain, et la mise au congélateur d’embryons de réserve. La question du statut de l’embryon a dès lors aussi été abordée en termes de responsabilité collective : on s’est demandé quel degré de protection juridique est dû à ces embryons « surnuméraires » conservés au congélateur. Loin de leur conférer le « droit à un utérus d’accueil », on décida que, s’ils n’entraient plus dans le projet parental du couple dont ils étaient issus, ils devaient être détruits (et non pas commercialisés, par exemple). Le débat tournait alors autour de la question : l’embryon humain congelé est-il une « personne » humaine ou une chose ? Dans un article écrit avec Geneviève Delaisi de Parseval [1], j’avais distingué deux grands courants de pensée (tous deux d’inspiration chrétienne) dont les thèses sur la nature de l’embryon étaient opposées : un courant « biologique », porté aujourd’hui par l’Église catholique romaine, et un courant appelé « kantien » parce qu’il se rattache à la philosophie d’Emmanuel Kant.

3Le courant biologique et la tradition catholique

4S’agissant de l’avortement, la France est marquée par une tradition culturelle forte issue du catholicisme. L’Église catholique elle-même a cependant changé de doctrine sur le sujet à la fin du xixe siècle. Dans la tradition catholique, comme dans toutes les grandes religions révélées, ce qui élève l’homme au-dessus de sa condition animale, c’est une élection divine, comme la Bible le suggère : « Yahvé m’a appelé dès le ventre de ma mère » (Isaïe, 49, 1). Cet appel est compris comme l’acte par lequel Dieu insuffle une « âme » personnelle dans le corps de l’enfant. Les théologiens ont beaucoup discuté au Moyen Âge sur le moment de cette « animation ». Certains pensaient qu’elle a lieu dès la conception (« animation immédiate »), d’autres pensaient qu’elle a lieu quand le fœtus est assez développé pour recevoir une âme spirituelle (« animation médiate »).

5La doctrine de l’animation médiate a été celle de l’Église catholique depuis le Moyen Âge jusqu’au xixe siècle. Elle avait été très clairement exprimée par saint Thomas d’Aquin. Pour Thomas d’Aquin, l’âme intellective est créée par Dieu après que toutes les fonctions végétatives, puis sensitives et motrices ont été mises en place, c’est-à-dire à peu près au moment où la mère commence à sentir bouger le fœtus. En conséquence, Thomas d’Aquin admet que l’avortement n’est pas un homicide avant l’animation. En fait, cette notion reprenait l’idée aristotélicienne d’un développement progressif de l’être humain. Selon Aristote, l’être humain a trois âmes : une âme végétative, une âme sensitive puis une âme intellective. Ces trois âmes sont comme emboîtées l’une dans l’autre : il faut que la première se développe pour que la deuxième apparaisse et que la deuxième se développe pour que la troisième surgisse. Aristote pensait, d’ailleurs, que ce développement était plus lent pour les filles que pour les garçons. Bref, dans cette tradition qui fut pendant plus de six siècles la tradition catholique, l’embryon à ses débuts est assimilable à un petit végétal, puis à un petit animal. Durant les trois premiers mois, l’interruption de grossesse ne soulevait, par conséquent, aucune difficulté aux yeux de l’Église.

6En 1869, l’Église catholique a changé de doctrine et décidé que l’on devait considérer l’embryon humain comme ayant une « âme » personnelle dès la conception. Cette nouvelle approche était cependant assez théorique et abstraite à la fin du xixe siècle, puisque l’embryon était caché dans l’utérus féminin, que la femme pouvait ignorer qu’elle était enceinte, et que l’échographie n’existait pas pour révéler la présence du fœtus. La situation a changé depuis que les couples cherchent dans l’échographie une attestation précoce de la grossesse, et surtout depuis que l’on conserve des embryons hors de l’utérus.

7La thèse biologique, poussée à l’extrême par certains catholiques, pose en réalité des problèmes majeurs. Supposant l’animation immédiate, dès le moment de la conception, c’est-à-dire dès que se trouve fixé le patrimoine génétique de l’individu à venir, elle « personnalise » l’embryon de façon absolue. Elle est alors conduite à vouloir assurer à tous les embryons la même protection qu’aux enfants, ce qui n’est clairement ni viable ni enviable. Autant on peut admirer l’œuvre de saint Vincent de Paul qui, au xviie siècle, milita pour que les « enfants trouvés », c’est-àdire les enfants abandonnés à la naissance, au lieu d’être voués à la mort, soient recueillis, nourris et élevés dans des orphelinats, autant il est irréaliste de penser qu’il faudrait « sauver » tous les embryons formés dans l’espèce humaine. Il n’y a aucune obligation morale à assurer un avenir humain à tous les embryons qui sont dans les congélateurs de la procréation médicalement assistée. Aussi me semblet-il acceptable de relativiser la notion de « dignité » de l’embryon et de dire que, certes, l’embryon est un être humain possible, une personne future éventuelle, mais que ce n’est pas encore une personne à part entière, et que s’il y a une raison de l’abandonner, par exemple si ses géniteurs ne peuvent pas lui assurer un avenir décent, il vaut mieux l’abandonner à ce stade-là que de l’abandonner à la naissance ou que de lui assurer une vie dans des conditions qui ne seraient pas acceptables.

8Le courant kantien

9Le philosophe Emmanuel Kant pensait que le respect qu’on doit à la personne est « un respect pour quelque chose qui est tout à fait autre que la vie ». La « personne » humaine est ce qui dans l’homme fait que la morale existe. La personne est un être raisonnable, un sujet libre, qui juge par lui-même de ce qu’il doit faire, et qui reconnaît la même prérogative à ses semblables. Cet être raisonnable prend ses responsabilités d’homme, si l’on peut dire, et construit avec ses semblables une communauté humaine régie par des lois qui transcendent les lois naturelles. Il y a eu, au xxe siècle, un fort courant philosophique néo-kantien, particulièrement aux États-Unis, qui a insisté sur le respect qu’on doit à la capacité d’autonomie des sujets moraux et sur le devoir que nous avons d’instituer un monde plus juste. Dans cette perspective, le critère retenu pour définir la personne n’est pas biologique ou naturel, il est éthique ou culturel. Cela veut dire que la personne à part entière n’existe pas tant qu’elle n’est pas un « sujet moral », c’est-à-dire qu’elle n’est pas capable de jugement normatif. Cette conception recule l’âge d’accession à l’état de personne à part entière bien après la naissance. Elle s’oppose ainsi au courant biologique qui insiste pour qu’on attribue la qualité de personne au fœtus bien avant la naissance.

10Mais, comme la tradition biologique, la tradition kantienne pose de redoutables problèmes de casuistique : où passe la juste limite entre personne et non-personne ? Qui a le droit de décider que tel est, ou n’est pas, vraiment autonome ? On a amplement discuté, au sein du mouvement néo-kantien, la question du respect pour les êtres humains qui n’ont pas leur entière autonomie de jugement : ainsi les petits enfants, et aussi les personnes âgées « en perte d’autonomie », atteintes, par exemple, de la maladie d’Alzheimer. Sont-ils exclus de la communauté morale ? Il serait choquant de les traiter « comme des choses ». Pour résoudre cette difficulté, les néo-kantiens admettent qu’on peut attribuer la dignité de personne à des êtres humains qui ne sont pas entièrement lucides et autonomes, mais qui l’ont été ou qui vont le devenir. Kant, dans son Traité de pédagogie, écrivait qu’il faut apprendre aux enfants à dégager eux-mêmes les règles d’un agir raisonnable, au lieu d’exiger d’eux l’obéissance à des règles dont ils ne comprendraient pas le bien-fondé. L’extension de la communauté morale au petit enfant se justifie parce que le petit enfant est capable de comprendre très tôt ce qu’on lui explique. Le fait que l’enfant soit ouvert à cet apprentissage permet que l’on étende le statut de personne à cet enfant en développement qui est en train de forger son jugement. Pour la personne âgée devenue dépendante, l’inclusion dans la communauté morale se justifie par ce qu’elle a été et ce qu’elle a pu vouloir pour sa fin de vie.

11On note que, dans les deux cas, personne morale et personne juridique sont dissociées. Il y a une progressivité dans l’apparition de la personne morale et dans son éventuel déclin qui justifie l’extension d’un principe de respect de l’autre (au sens de respect de l’autonomie des personnes), au-delà de ce que fixe le droit, et au-delà du principe de protection et de bienfaisance. Mais étendre l’application du principe de respect de la personne jusqu’avant la naissance est difficilement concevable puisqu’il n’y a pas de communication avant la naissance ou du moins pas de communication par la parole. Le nouveau-né exprime très vite des volontés distinctes de celles de son entourage, ne serait-ce que par des cris. C’est l’ébauche d’une autonomie. Le fœtus logé dans l’utérus maternel n’est pas autonome, il n’exprime pas de volonté indépendante. La valeur d’un embryon n’est, dans cette perspective, pas intrinsèque, elle est celle que lui attribuent les personnes qui attendent la naissance à venir. En revanche, on doit aux personnes actuelles le respect de leur autonomie, ce qui conduit à respecter la liberté de la femme enceinte de choisir ou non d’interrompre sa grossesse.

12Pour résumer : aucune de ces deux traditions ne permet à elle seule de définir des attitudes praticables collectivement, la première parce qu’elle refuse la maîtrise humaine de la procréation qui est devenue un fait ; la seconde parce qu’elle fait une confiance probablement excessive à la raison humaine individuelle.

13Une voie médiane

14Cela explique l’attitude souvent très pragmatique des comités d’éthique de nombreux pays qui, comme au Royaume-Uni, se préoccupent moins de définir la nature de l’embryon que de savoir comment il doit être traité. Les débats qui se sont développés dans le cadre des comités d’éthique, sur lesquels je ne reviens pas ici, témoignent cependant de la possibilité de fonder nos choix sociaux sur une pensée philosophique informée des progrès de la science, que cette pensée soit d’inspiration utilitariste, dans les pays anglo-saxons, ou d’inspiration kantienne, en Europe continentale.

15Ce qui nous manque peut-être le plus en effet, pour concevoir le statut de l’embryon humain, est une pensée philosophique informée par le travail anthropologique et scientifique. Les références culturelles qui imprègnent notre droit et nos mentalités sont liées à une embryologie fruste et notre philosophie morale a été jusqu’ici plus attentive aux conditionnements socio-économiques de la liberté qu’à ses conditionnements organiques. Si on accepte l’idée d’une continuité de la vie, et d’une accession progressive de chaque génération humaine à la vie personnelle, une des voies les plus fécondes est celle de la réflexion sur les seuils de développement. L’embryologie décrit des étapes dans le développement de l’embryon et il est naturel de s’interroger sur ce que ces étapes peuvent signifier pour l’accession à l’être personnel.

16L’évolution que vous relatez ne va-t-elle pas à l’encontre de l’idée d’une morale universelle ?

17C’est bien possible. Je me suis, en effet, intéressée à un raisonnement développé par un philosophe japonais (Tomonubu Imamichi) qui était le suivant : est-ce qu’il y a une morale universelle et des principes moraux permanents ou bien est-ce que la morale peut changer avec le temps ou des circonstances ? Il y a des gens fermement convaincus qu’il y a une morale universelle venant des religions révélées, ou s’exprimant dans la Déclaration des droits de l’homme des Nations unies, et qu’en conséquence la morale ne peut pas changer. Ce philosophe japonais nous donnait des exemples de cas où la morale devait changer. Par exemple, la Bible dit : « Croissez et multipliez-vous. » On peut très bien comprendre que, lorsque l’espèce humaine s’est développée sur la terre, c’était un commandement important. Il fallait faire d’autant plus d’enfants que la mortalité infantile était très forte et que la survie de notre espèce dépendait de sa fécondité. Faire des enfants était une règle morale absolue et les femmes qui n’avaient pas d’enfants étaient déconsidérées. Mais, expliquait ce philosophe japonais, notre espèce s’est développée au-delà du raisonnable. Il y a actuellement tant d’êtres humains sur la Terre qu’il est à craindre que l’on ne puisse plus les nourrir. Et donc, disait-il, l’impératif moral a changé. Il faut désormais faire peu d’enfants, d’autant qu’on les fait mieux, qu’ils se portent mieux et qu’ils ont toutes les chances d’atteindre l’âge adulte.

18Cela éclaire d’un jour intéressant certains des éléments de contexte qui ont pu conduire à modifier la façon d’aborder la question de l’avortement. Pour revenir à la législation française sur l’avortement, comment analyseriez-vous les équilibres recherchés à partir de la loi de 1975 ?

19La législation française sur l’interruption volontaire de grossesse issue de la loi de 1975 s’inscrit dans une perspective largement acceptée par les principaux courants de pensée en France et elle est aujourd’hui considérée comme une avancée précieuse qu’il faut absolument conserver. Elle organise un équilibre qui me semble raisonnable entre différentes exigences.

20L’absence de dé?nition de la nature de l’embryon

21Certaines personnes se sont plaintes que la loi de 1975 ne définisse pas la nature de l’embryon. Mais je pense que c’est une bonne chose. Ce choix délibéré, à l’époque très discuté, est un bon choix.

22Le Comité national d’éthique a essayé de donner une définition de la nature de l’embryon comme personne potentielle. D’autres ont parlé de personne future ou de personne possible.

23Je pense que le point principal c’est de dire que l’enfant devient une personne juridique, un citoyen qui porte un nom, et qui a des droits, au moment de l’inscription sur le registre des naissances. Et c’est suffisant. L’opinion que l’on a sur le statut « métaphysique » du futur citoyen, de l’enfant en gestation, varie selon les traditions culturelles et il faut se satisfaire de cet état de fait. Ce serait une espèce d’acte dictatorial que de vouloir absolument définir par une loi la nature ontologique de l’embryon.

24La prise en considération des circonstances de la grossesse et des conditions dans lesquelles l’enfant pourra être élevé

25Même dans les milieux catholiques qui considèrent que l’embryon est déjà un être humain qu’il faut respecter, il paraît nécessaire de tenir compte des conditions dans lesquelles la femme est tombée enceinte (je pense ici notamment au viol) et des conditions dans lesquelles l’enfant pourra être élevé. Bien des futurs parents, même dans ces milieux, admettent qu’il est raisonnable de pratiquer un dépistage prénatal, suivi éventuellement d’une interruption de grossesse, en cas de doute sur l’existence d’une maladie génétique sévère.

26Un choix responsable qui appartient à la mère

27Je pense qu’il est important qu’une femme ait le choix et qu’il lui appartient de se demander : est-ce que je peux élever cet enfant et l’amener jusqu’à l’âge adulte dans des conditions correctes ou est-ce que ce n’est pas raisonnable ? Dans ce dernier cas, il vaut mieux qu’elle s’autorise à pratiquer une interruption volontaire de grossesse. L’embryon n’est, en effet, pas un être individuel seul. Il n’est pas une personne autonome. Il fait corps avec la mère. Il ne peut survivre en dehors de l’utérus de la mère et c’est à la mère de prendre ses responsabilités avant la naissance de l’enfant. L’indispensable partage charnel que l’on attend de la mère ne saurait être exigible.

28Dans beaucoup de cas, l’interruption de grossesse vient de ce que la femme est confrontée à la perspective de devoir élever seule un enfant et ne pense pas pouvoir l’assumer. Dans ce cas-là, je considère que la décision d’interrompre la grossesse peut être une décision responsable et respectable. Il est vrai qu’une part importante des femmes qui avortent sont mariées et ont déjà des enfants. Il me paraît également légitime que des couples qui trouvent qu’ils ont déjà trop d’enfants souhaitent et puissent interrompre une grossesse. Le taux de naissance est, me semble-t-il, tout à fait confortable en France, et faire beaucoup d’enfants n’est plus un devoir civique.

29La nécessité d’une délibération conduite dans la transparence

30Interrompre une grossesse est, cependant, une décision moralement importante à méditer et à prendre en toute responsabilité. Peu de femmes adhèrent, d’ailleurs, me semble-t-il, à l’idée radicale que l’avortement serait un acte banal ne soulevant pas de débat moral et sans conséquences psychologiques.

31Cette considération justifie à mes yeux, jusqu’à un certain point, l’entretien proposé préliminairement à l’avortement.

32On peut citer l’exemple de femmes qui, après réflexion, ont renoncé à avorter et ont finalement pu élever leur enfant dans des conditions satisfaisantes. Il est difficile de prévoir toutes les circonstances de la vie.

33Plus fondamentalement, ce qui distingue l’acte socialement admis de celui qui est interdit, c’est le fait que la décision comporte une dimension collective et s’exerce dans des conditions transparentes. Le raisonnement est le même dans le débat opposant, en France, l’euthanasie et les soins palliatifs. Le nœud c’est le partage de la décision.

34Pour l’interruption de grossesse, la délibération est partagée entre la femme, le médecin et les intervenants sociaux qu’elle rencontre le cas échéant. Cette délibération doit se tenir dans le cadre d’une procédure transparente. On peut diffi-cilement souhaiter qu’une femme puisse exercer sa liberté en allant simplement chercher chez le pharmacien un produit qui la fasse avorter. Le fait que l’interruption de grossesse puisse devenir un acte un peu furtif d’un médecin qui donne ou prescrit sous le manteau un médicament ne serait pas non plus, à mes yeux, une très bonne chose. C’est ce qui a justifié, sans doute, la procédure qui encadre l’IVG médicamenteuse en ville, et dont la lourdeur est aujourd’hui critiquée. Il y a là matière à réflexion, d’autant plus que l’évolution des techniques médicales accroît la ressemblance entre la contraception et l’avortement. Cette évolution brouille les frontières entre les deux (notamment entre l’interruption de grossesse médicamenteuse et la pilule du lendemain).

35Que pensez-vous du choix de la médicalisation de l’IVG fait par la loi Veil et des conséquences qu’il emporte quant à l’exercice du choix des femmes d’interrompre ou non une grossesse ?
Le choix de la médicalisation de l’interruption volontaire de grossesse est lié à des préoccupations sanitaires qui se sont exprimées fortement lorsque, en 1975, le gouvernement a souhaité mettre un terme à des avortements clandestins qui se déroulaient souvent dans des conditions tragiques. Ce choix s’est heurté à la résistance de certains médecins, et logiquement de l’Ordre des médecins.

36C’est un fait que la déontologie médicale (le serment d’Hippocrate) est explicite : le médecin s’engage à ne pas tuer. Des médecins un peu militants ont cependant pris à l’époque le parti de la femme. Mais le peu d’enthousiasme manifesté alors par les médecins à pratiquer l’interruption de grossesse peut se comprendre, du fait de l’engagement affiché par la profession de ne jamais donner la mort.
L’accroissement du rôle des sages-femmes dans la prise en charge des interruptions de grossesse, peu valorisées par les médecins et qu’ils délèguent souvent pour des raisons d’organisation, n’est peut-être pas une mauvaise chose. On peut peut-être attendre de cette profession, comme des infirmières d’ailleurs, une meilleure prise en charge globale de l’interruption de grossesse et de l’utilisation des méthodes contraceptives.
Comment analysez-vous la différence de traitement opérée par la législation entre interruption volontaire de grossesse et interruption de grossesse pour des raisons médicales ?
La loi française distingue le cas de l’interruption volontaire de grossesse et celui de l’interruption de grossesse pour raison médicale (en cas notamment d’anomalie de l’embryon). On peut souligner le paradoxe apparent qui veut que les mêmes prémisses (l’embryon est une personne potentielle) conduisent :

  • dans le cas de la grossesse « normale », à considérer qu’elle doit être menée à son terme, sauf raison forte (dans la loi française : la « détresse » de la mère). D’où un délai relativement court pour accéder à l’IVG et un encadrement de la procédure (entretien, etc.) ;
  • dans le cas de la grossesse pouvant aboutir à un enfant malformé, handicapé, à considérer que l’interruption de grossesse est « normale ». Avec un délai plus long et un encadrement moindre de la procédure.
Cela mène à conclure que le raisonnement ontologique faisant de l’embryon une personne potentielle ne suffit généralement pas à déterminer un choix moral. Ce n’est pas parce qu’un fœtus est porteur d’anomalies telles qu’il ne pourra se développer comme une personne humaine à part entière qu’il s’ensuit qu’il n’aurait pas le droit de vivre. Ce n’est pas non plus parce qu’un fœtus est présumé normal qu’il s’ensuit qu’il a un droit à la vie. Pour arriver à une conclusion morale, il est nécessaire au minimum de déterminer ce que nous pensons être bien et devoir être promu. Nous mettons alors en balance des considérations morales telles que la valeur de l’autonomie de décision des femmes, ou telles que le caractère précieux de la vie d’un fœtus humain. Nous devons accepter la part d’arbitraire de nos choix moraux et leur caractère contingent.

Notes

  • [1]
    A. Fagot-Largeault et G. de Parseval (1987), « Les droits de l’embryon (fœtus) humain et la notion de personne humaine potentielle », Revue de métaphysique et de morale, 3, p. 361-385 ; repr. in Médecine et philosophie, (2010), Paris, PUF, p. 103-143.
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