Couverture de RFAS_082

Article de revue

La dénonciation du problème des éthers de glycol en France

Les organisations syndicales face à l'après-crise de l'amiante

Pages 97 à 118

Notes

  • [1]
    Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Institut d’études politiques de Grenoble.
  • [2]
    Ce licenciement a été déclaré abusif par la Cour de cassation en octobre 2000.
  • [3]
    Depuis 1982, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) réunissent dans toutes les entreprises de plus de cinquante salariés les représentants des employeurs et du personnel, ainsi que le médecin du travail. Ils constituent des instances de concertation locales au sujet des questions de santé au travail.
  • [4]
    Souligné et en gras dans le texte.
  • [5]
    En majuscule dans le texte.
  • [6]
    En gras dans le texte.
  • [7]
    Les épisodes de médiatisation du problème des éthers de glycol tendent à s’espacer. Pour s’en tenir à la presse écrite, et si l’on considère qu’un tel épisode a lieu dès lors qu’au moins un des principaux journaux d’information générale rend spécifiquement compte dans un article sur quatre colonnes ou plus d’une évolution du problème des éthers de glycol, on compte un épisode de médiatisation en 1998, un en 2000 s’étendant sur plusieurs semaines, un en 2001, un en 2002, un en 2005, et aucun depuis.

Introduction

1La sphère de la santé au travail est marquée par un héritage institutionnel qui la singularise dans l’ensemble des politiques de gestion des risques collectifs en France. Elle repose encore aujourd’hui en grande partie sur l’héritage de la loi du 9 avril 1898 sur la réparation des accidents du travail (Ewald, 1986). Le compromis historique alors institué entre employeurs et travailleurs créait un ensemble de concessions mutuelles qui dessinaient un espace juridique dont la singularité reste aujourd’hui très forte par comparaison avec d’autres régimes d’indemnisation des victimes de risques collectifs. Le principe de la responsabilité sans faute des employeurs, comme celui de la réparation forfaitaire automatique distinguent les travailleurs des autres catégories de victimes d’accidents, qui peuvent plus facilement attaquer les responsables en justice et obtenir une réparation intégrale du préjudice subi. Ces règles ont été étendues aux maladies professionnelles par la loi du 25 octobre 1919 instituant un ensemble de tableaux de maladies professionnelles mettant en œuvre la présomption d’imputabilité en faisant correspondre des listes de travaux et des listes de pathologies ouvrant droit à une réparation forfaitaire sous condition de respect des délais de prise en charge. À partir de la Seconde Guerre mondiale, cette logique de compromis a été institutionnalisée dans le cadre de la mise en place de la Sécurité sociale, à travers la création d’un ensemble d’instances de concertation paritaires au sein desquelles les représentants des employeurs et des salariés ont la charge de la plupart des décisions relatives aux modes de prévention et de réparation des risques professionnels.

2La crise de l’amiante, survenue au milieu des années 1990, a cependant considérablement fragilisé ce modèle. Elle a brutalement mis en lumière les lacunes de dispositifs de prévention et de réparation des risques dépendant davantage de l’état du rapport de force entre les représentants des travailleurs et les représentants des salariés que de l’état d’avancée des connaissances scientifiques relatives aux dangers auxquels sont exposés les travailleurs (Déplaude, 2003). Elle a ouvert la voie à une judiciarisation massive des contentieux en matière de santé au travail, contrairement à l’esprit de la loi de 1898 (Arhab, 2003), et a également souligné la nécessité d’une intervention plus importante de l’État pour réguler les modes de production et de prise en compte des connaissances relatives aux risques présents sur les lieux de travail (Henry, 2005). Du point de vue des mobilisations syndicales, la crise de l’amiante a constitué un tournant majeur en apparence. Elle a été l’occasion pour les acteurs syndicaux de porter dans l’espace public des critiques d’ordinaire confinées au sein des instances paritaires de gestion des risques professionnels. À la suite d’associations militant dans le secteur de la santé au travail, comme l’Association pour l’étude des risques du travail (ALERT), la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés (FNATH) ou la Mutualité française, la Confédération générale du travail (CGT) et la Confédération française démocratique du travail (CFDT) se sont engagées, à partir de 1995, dans la dénonciation des activités du Comité permanent amiante (CPA), instance informelle de concertation paritaire créée en 1982 (Henry, 2007). La totalité des syndicats bénéficiant d’une présomption de représentativité avait auparavant pris part aux travaux du CPA et aux débats qui ont eu lieu pendant près de quinze ans en son sein sur les moyens de mieux « contrôler l’usage » de l’amiante en milieu professionnel pour éviter que ce matériau cancérogène ne soit interdit. En se désolidarisant publiquement des activités du CPA et en s’engageant dans le soutien politique et juridique aux victimes de l’amiante, ces deux organisations syndicales ont contribué à mettre en lumière les failles des modes de gestion de la santé au travail en France.

3À cet égard, on peut dire que la crise de l’amiante a favorisé un certain alignement des pratiques politiques dans l’univers de la santé au travail sur celles qui ont cours dans d’autres domaines de gestion des risques collectifs, qui ont également été transformées par des crises sanitaires contemporaines, comme les politiques de gestion des produits de santé après l’affaire du sang contaminé ou les politiques de sécurité alimentaire après la crise de la vache folle. Les organisations syndicales ont, comme les associations de consommateurs, de malades ou de riverains de sites dangereux, initié de nouvelles formes de protestation destinées à « déborder » (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001) les cadres usuels de gestion des risques auxquels ils ont affaire et à en rendre visibles les limites. Pour autant, ces changements ne vont pas sans générer un certain nombre de tensions et de mécanismes de résistance qui permettent que se maintiennent les traits singuliers de la sphère de la santé au travail (Henry, Jouzel, 2008). L’objet de cette contribution est de mettre en lumière certains de ces mécanismes de résistance aux changements en interrogeant les pratiques syndicales de dénonciation de scandales de santé au travail à la suite de la crise de l’amiante. Pour cela, nous travaillerons sur le cas des éthers de glycol. Depuis une dizaine d’années, un collectif d’organisations professionnelles françaises, parmi lesquelles deux des principaux syndicats bénéficiant d’une présomption de représentativité, dénonce publiquement les dangers que représentent ces solvants massivement employés dans un grand nombre de secteurs industriels pour les salariés qui y sont exposés. Cette activité critique a pris forme dans la suite chronologique immédiate de la crise de l’amiante. Elle est depuis alimentée par les acteurs qui se sont auparavant le plus fortement engagés dans la dénonciation des dangers de l’amiante.
Bien que certains éthers de glycol soient dangereux pour l’homme, leur usage est toujours autorisé en milieu professionnel et n’est assujetti à aucune limite formelle de concentration dans les produits que manipulent les salariés (alors qu’une telle limite existe dans les produits de consommation courante depuis 1997). Pour autant, comme nous allons le voir, leur transformation en une cause de mobilisation syndicale puis en un problème public auquel les médias d’information générale accordent un certain degré d’attention n’a rien de « naturel ». Il suffit pour s’en convaincre de constater qu’à l’exception de la France, ces substances n’ont jamais été abordées durablement comme un problème public dans le reste du monde. Cette « exception française » représente un intérêt majeur pour l’analyse politologique de l’univers de la santé au travail: il est en effet possible d’utiliser la carrière politique des éthers de glycol comme un traceur des évolutions en cours dans ce secteur, la manière dont ces molécules sont devenues un problème pouvant jouer le rôle de révélateur des mécanismes de changement et de résistance au changement qui y sont à l’œuvre.
La première partie de cet article retrace la carrière silencieuse des éthers de glycol en France entre 1979, date de la découverte de leurs dangers pour l’homme, et 1998, date de la formation d’un Collectif Éthers de Glycol regroupant des organisations professionnelles dénonçant le « scandale des éthers de glycol ». Elle met en évidence les obstacles qui ont empêché que ces molécules ne deviennent une cause de mobilisation pour les acteurs syndicaux. La deuxième partie analyse les raisons qui ont, à l’inverse, permis au problème des éthers de glycol d’intéresser les organisations syndicales et leurs alliés après l’éclatement du scandale de l’amiante.

Les rendez-vous manqués entre les organisations syndicales françaises et le problème des éthers de glycol

4Les éthers de glycol constituent une famille de solvants dont une quarantaine a été synthétisée et commercialisée depuis les années 1930. Cette famille se divise en deux sous-groupes: la série E, qui regroupe l’ensemble des éthers de glycol dérivés de l’éthylène, est la plus simple et la moins coûteuse à synthétiser; la série P, ensemble des éthers de glycol dérivés du propylène, est longtemps restée très minoritaire en raison de coûts de production plus élevés. Toutes séries confondues, les éthers de glycol ont une propriété chimique remarquable: ils sont amphiphiles, c’est-à-dire à la fois miscibles dans l’eau et dans les corps gras. C’est cette propriété qui a permis qu’ils s’imposent comme l’un des principaux solvants industriels à partir des années 1960 et qu’ils entrent massivement dans la composition des nouvelles peintures dites « à l’eau » qui virent alors le jour. À partir du début des années 1980, 300 000 tonnes d’éthers de glycol furent ainsi produites ou importées annuellement en Europe (Inserm, 1999). Ces molécules sont particulièrement présentes en milieu professionnel, en raison de la variété des branches d’activité qui y recourent: l’automobile, la chimie, le bâtiment, l’électronique, l’imprimerie… 2,5 % des salariés français seraient aujourd’hui exposés, en des quantités très variables, aux éthers de glycol (source: enquête Sumer 2002-2003).
Cependant, en 1979, une équipe de toxicologues japonais dirigée par K. Nagano (Nagano et al., 1979) fit une découverte qui assombrit les perspectives de carrière industrielle des éthers de glycol: elle montra que les quatre éthers de glycol « à chaîne courte » les plus fréquemment synthétisés de la série E induisaient sur des animaux de laboratoire des effets toxiques sur les fonctions de reproduction (cas de stérilité, mais aussi malformations embryonnaires). Les travaux des toxicologues japonais n’eurent toutefois pas de conséquences politiques immédiates. Nulle part dans le monde ils ne déclenchèrent d’affaire de santé publique autour des éthers de glycol. Comme l’écrasante majorité des centaines de molécules sur lesquelles existent des données indiquant des dangers graves pour l’homme, les éthers de glycol ne firent alors l’objet que d’une prise en charge routinière à travers des procédures administratives d’inscription dans les systèmes de classement des substances toxiques. Au sein de l’Union européenne, cette prise en charge a débouché en 1993 sur le classement des quatre éthers de glycol à chaîne courte comme « cancérigènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction humaine » (CMR) probables, à la manière de centaines d’autres molécules. En France pas plus qu’ailleurs dans le monde, les syndicats représentants les salariés n’émirent alors de critique quant au maintien de l’usage industriel de ces quatre éthers de glycol. Pourtant, les occasions pour les syndicats français de s’intéresser au sort des éthers de glycol n’ont pas manqué, mais elles ont d’abord été autant de rendez-vous manqués.

Une alerte sans suite en Californie

5Le premier espace au sein duquel les éthers de glycol apparurent comme un problème à part au sein de l’ensemble des substances toxiques utilisées sur les lieux de travail fut la Californie, et plus précisément la Silicon Valley, au sud de la baie de San Francisco. Les usines de production de semi-conducteurs dont l’implantation dans cette zone est ancienne sont en effet très fortement consommatrices de substances chimiques. Dans les salles blanches, des centaines de molécules différentes sont utilisées, souvent à faibles doses, pour produire les puces. Au début des années 1980, les éthers de glycol à chaîne courte y étaient ainsi présents. Or, peu après la publication des travaux des toxicologues japonais, un certain nombre de salariées de cette industrie firent part à leur encadrement de leur sentiment d’avoir subi un nombre anormalement élevé de fausses couches et de leur conviction que le responsable en était une des nombreuses molécules auxquelles elles étaient exposées.

6En raison de l’absence presque totale de syndicalisation dans ce secteur industriel aux États-Unis, l’affaire aurait pu en rester là si ces femmes n’avaient trouvé à l’extérieur des usines les relais manquant à l’intérieur. Une association de riverains de la Silicon Valley, la Silicon Valley Toxics Coalition (SVTC), avait en effet vu le jour en 1982. Elle regroupait des résidents qui accusaient certaines firmes d’avoir contaminé les eaux de consommation courante en y rejetant des substances toxiques comme le trichloroéthylène. À partir du milieu des années 1980, cette association devint le principal porte-parole des travailleuses des salles blanches et exigea des firmes électroniques qu’elles financent une enquête épidémiologique de grande ampleur pour vérifier s’il existait un « effet salle blanche » sur le taux de fausses couches et en identifier la cause éventuelle. Pour limiter la mauvaise publicité que leur causait cette mobilisation, les firmes acceptèrent et réunirent cinq millions de dollars pour financer une enquête inédite sur l’« effet salle blanche ». En octobre 1992, l’équipe retenue pour la conduire concluait qu’il existait un « effet salle blanche » sur les fausses couches, et que les responsables probables en étaient les éthers de glycol à chaîne courte utilisés dans les mixtures photorésistantes. La SVTC s’empara de ces résultats pour mener une campagne publique de dénonciation des dangers de ces molécules et pour exiger leur retrait des salles blanches. En 1994, l’ensemble des firmes du secteur des semi-conducteurs aux États-Unis avaient accepté de substituer de nouvelles substances aux éthers de glycol à chaîne courte, et ceuxci retombèrent dans l’anonymat politique aussi rapidement qu’ils en étaient sortis (Jouzel, 2006).
Ce bref épisode de publicisation des dangers des éthers de glycol outre-Atlantique – seul exemple à notre connaissance de transformation de ces molécules en enjeu politique dans le monde à l’exception ultérieure du cas français – n’eut à l’époque aucune répercussion en France. Ni les médias, ni les pouvoirs publics, ni les organisations syndicales n’accordèrent alors à ces molécules une importance spécifique. Celles-ci firent bien alors leur entrée dans un tableau de maladies professionnelles en 1987, avec l’ensemble des solvants organiques liquides irritants et sans que leurs effets sur la reproduction ne soient mentionnés. En somme, au moment où les découvertes de Nagano alimentaient (brièvement) un problème public centré autour des éthers de glycol en Californie, rien de tel ne se produisait en France.

À l’ombre de l’« affaire Cicolella »

7Les éthers de glycol n’étaient alors en France, comme ils le sont restés depuis à l’étranger, que des molécules toxiques parmi tant d’autres. Seul un organisme de recherche spécialisé dans les questions de santé au travail porta un intérêt aux découvertes de Nagano. Il s’agit de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), basé en Meurthe-et-Moselle. Cet institut est le seul organisme de recherche français spécialisé autour des risques professionnels. Contrairement à la plupart des organismes de recherche français, l’INRS est une association relevant de la loi de 1901, financée par cotisations patronales et gérée de manière théoriquement paritaire par les partenaires sociaux, conformément à la logique héritée de la loi de 1898. Depuis sa création en 1968, la présidence en a cependant constamment été assurée par un représentant du patronat. À partir de la fin des années 1980, l’INRS confia à un de ses ingénieurs chimistes, André Cicollela, le soin de mettre en œuvre un programme de recherche sur les dangers des éthers de glycol.
Ce programme devait aboutir à un symposium international au printemps 1994, sous la présidence d’André Cicolella. Cependant, quelques semaines avant l’ouverture du symposium, un conflit entre la direction de l’INRS et l’ingénieur-chimiste se solda par le licenciement de ce dernier pour faute grave [2]. Cette spectaculaire éviction d’un salarié, par ailleurs délégué CFDT au sein de l’Institut, fut l’occasion d’une première mobilisation syndicale en lien avec les éthers de glycol. Les organisations syndicales présentes au sein de l’INRS organisèrent ainsi un bâillonnement symbolique de salariés de l’Institut. Pour autant, à aucun moment cet épisode ne déboucha sur une prise de position syndicale dénonçant les dangers des éthers de glycol et réclamant l’interdiction ou la limitation de leur usage professionnel. Les syndicalistes soutenant André Cicolella dénoncèrent les conditions de la recherche sur les risques professionnels en France en pointant du doigt les effets pervers du fonctionnement paritaire de l’INRS, plaçant de fait les chercheurs dans une situation de dépendance vis-à-vis des employeurs finançant cet organisme. Mais jamais ces acteurs ne thématisèrent les éthers de glycol comme un problème en soi, encore moins comme un scandale de santé au travail. Tout au plus ces molécules furent-elles traitées comme un exemple parmi d’autres de dossiers sur lesquels la recherche scientifique et le paritarisme en matière de gestion de la santé au travail semblaient faire mauvais ménage (Jouzel, 2007). Les actions syndicales de critique publique ont alors porté sur les conditions du licenciement d’un chercheur spécialiste des questions de santé au travail, et non sur les lacunes du contrôle d’un toxique professionnel. Dans les discours syndicaux, jamais les modes de prévention des risques liés aux éthers de glycol ni les victimes potentielles de la circulation de ces substances sur les lieux de travail n’ont alors été mentionnés. Faute d’un travail rhétorique qui aurait permis de les constituer comme un problème à part, ces molécules sont rapidement retombées dans l’ombre qu’elles n’avaient qu’à peine quittée, et ont disparu des médias jusqu’en janvier 1998.

Des difficultés des appareils syndicaux à se saisir des questions liées aux toxiques professionnels

8Dans les années qui suivirent, André Cicolella commença une carrière de lanceur d’alertes sur les éthers de glycol. Il tenta d’attirer l’attention des acteurs de la santé publique et de la santé au travail sur les dangers de ces molécules. Auprès des pouvoirs publics, il se heurta à une série de portes closes (Jouzel, 2007). Mais auprès des acteurs syndicaux, l’alerte autour des éthers de glycol eut également du mal à prendre forme. Certains appareils syndicaux, comme la CGT, invitèrent André Cicolella à venir présenter le problème des éthers de glycol à des délégués d’usines employant massivement ces solvants. Pour autant, ces présentations sont loin d’avoir enclenché une dynamique forte de mobilisation syndicale autour de la question des éthers de glycol, comme le montre l’exemple de l’action menée par les délégués CGT de l’usine IBM de Corbeil-Essonnes.

9Présents lors d’une présentation faite par André Cicolella en 1997, plusieurs délégués CGT de cette usine de production de semi-conducteurs fortement consommatrice d’éthers de glycol jusqu’au milieu des années 1990 en sortirent avec la conviction qu’il existait un « problème des éthers de glycol »:

10« C’était en sommeil, tranquille, et puis à un moment donné il y a eu un effet de déclenchement. […] On savait que c’était des produits dangereux, on savait qu’on était suivis médicalement de façon particulière, au niveau du CHSCT[3], il y avait de façon cyclique des présentations du médecin du travail, qui, bon, disait ce qui se passait au niveau des États-Unis, des enquêtes qui avaient été faites. Mais on restait, nous, un petit peu, enfin… pas très agressifs au niveau de la défense, dans le sens où nous, on se disait “ben, on est bien suivis, il y a des choses qui sont faites”, hein, bon on était bien dans notre cocon, quoi, bon, je schématise. Bon, ça, c’est l’état avant qu’on s’inscrive à des journées d’étude qui étaient programmées […]. Quand il y a eu la journée d’études sur les produits chimiques, on était relativement bien représentés au niveau de la CGT, dans le cadre du CHSCT IBM Corbeil, on devait être quatre ou cinq élus, et on s’était inscrits tous les quatre ou cinq à ces journées d’étude. Et là on a rencontré André Cicolella, qui lui animait, au niveau technique ces journées d’étude. Parce que sa connaissance en la matière était… et en plus il se mettait à notre portée, nous forcément on ne connaît pas toutes les formules, tout le machin, mais il tirait la sonnette d’alarme […]. Alors nous, l’oreille se tend, et, effectivement il nous annonce tout un tas de trucs.

11Donc dès notre retour à l’usine, on s’est dit “putain on en a dans l’usine, c’est sûr, avec tout ce qu’on a trimballé”. Et on a été dans les lignes de production, parce qu’on avait accès, on travaillait dedans, et on a trouvé un certain nombre d’éthers de glycol de type E, huit exactement, donc on a interpellé le médecin, l’ingénieur de sécurité, etc., et on leur a dit “bon ben nous, on voudrait des fiches de ces produits-là”. On les avait listés. Alors là, on a dû attendre trois mois avant d’avoir les résultats, pour s’entendre dire, “ben, ces produits-là n’existent plus, depuis qu’on a fait le changement de procédé”. » (Entretien avec un délégué CGT de l’ancienne usine IBM de Corbeil-Essonnes, juillet 2003).

12Cette prise de contact entre André Cicolella et des délégués syndicaux d’entreprise recourant ou ayant recouru massivement aux éthers de glycol de série E aurait pu enclencher une série de mobilisations syndicales locales autour de ces substances. Il n’en a rien été, et l’histoire propre au site IBM de Corbeil-Essonnes permet de comprendre les difficultés que les délégués syndicaux locaux peuvent rencontrer pour construire des actions de protestation contre l’usage d’un toxique professionnel. Avant de rencontrer André Cicolella, les délégués CGT d’IBM de Corbeil-Essonnes n’étaient pas inconscients de la présence des éthers de glycol dans les salles blanches. Ils avaient eu connaissance des développements du conflit californien autour de ces molécules et n’étaient pas sans savoir qu’ils s’agissaient de solvants potentiellement dangereux pour la reproduction humaine. Pour autant, leur vigilance critique vis-à-vis de ces dangers était alors maintenue « en sommeil » en raison de la confiance qu’ils accordaient aux dispositifs de prévention des risques professionnels mis en place par l’entreprise, en particulier le médecin du travail et le CHSCT.

13Le principal ressort de la mobilisation de la CGT au sujet des éthers de glycol sur le site d’IBM à Corbeil-Essonnes a donc moins été la révélation des dangers de ces molécules par André Cicolella que la fragilisation de la confiance accordée par les délégués syndicaux à ces dispositifs de gestion du risque professionnel. Les réponses apportées par l’encadrement aux questions des délégués CGT et la mise en avant de l’arrêt de l’utilisation des éthers de glycol en 1994 dans les salles blanches d’IBM ne suffirent dès lors plus à interrompre le mouvement de protestation visant ces molécules. Les délégués CGT exigèrent de la direction qu’elle finance une enquête épidémiologique afin de repérer d’éventuels cas de salariés exposés aux éthers de glycol jusqu’en 1994 et devenus victimes de ces substances. Pour autant, la fragilisation de la confiance syndicale envers les dispositifs usuels de gestion de la santé au travail est restée relative: après leur rencontre avec André Cicolella, les délégués CGT n’ont pas cessé de se tourner vers ces mêmes dispositifs pour obtenir la prise en charge du problème des éthers de glycol. La revendication d’une enquête épidémiologique a abouti à une demande formelle devant le CHSCT. Contrairement à ce qui s’est produit aux États-Unis à la fin des années 1980, à aucun moment les délégués syndicaux n’ont alors envisagé de faire « dériver » (Lemieux, 1996) leurs critiques vers l’« extérieur » de l’usine et l’espace public en cherchant à alerter les médias ou à sensibiliser l’opinion publique locale ou nationale au problème des éthers de glycol. Le travail syndical de dénonciation des dangers incontrôlés des éthers de glycol a été maintenu au sein des frontières institutionnelles de l’entreprise.

14L’histoire de la mobilisation des délégués CGT d’IBM de Corbeil-Essonnes permet aussi de mettre le doigt sur les divergences intersyndicales en matière de dénonciation des risques professionnels. La proposition de la CGT de conduire une enquête épidémiologique sur les salariés exposés aux éthers de glycol fut rejetée par le CHSCT à une voix près, en raison du refus des délégués FO de s’associer à la demande. Cette divergence radicale entre deux syndicats masque cependant un éventail plus large de positions syndicales diverses sur la question. Ainsi, tout en ayant accepté de voter le projet, les délégués CFDT ont toujours souhaité marquer leur confiance envers les formes de prise en charge des risques professionnels mises en place par l’encadrement d’IBM de Corbeil-Essonnes:

15« Nous – CFDT – on avait une attitude par rapport à IBM, qui était une approche assez pragmatique, qu’on n’a pas voulue trop polémique, à savoir que le service sécurité du travail à IBM Corbeil, à nos yeux ne méritait pas d’être vilipendé et accusé de n’avoir rien fait. Je pense que les salariés du service sécurité ont fait ce qu’ils pouvaient dans les limites qu’on leur accordait au niveau de l’entreprise. Et au niveau du service lui-même et des salariés de base, qui étaient conscients qu’il y avait un problème, ben ils ont fait ce qu’ils ont pu, depuis les dernières années, mais même les années quatrevingt, en termes de précaution d’usage. » (Entretien avec un délégué CFDT de l’ancienne usine IBM de Corbeil-Essonnes, juillet 2003).

16Les dispositifs paritaires de gestion du risque ont donc constitué un rempart efficace contre la constitution des éthers de glycol en problème à part de santé au travail. À cela s’ajoute le contexte d’un plan social alors mis en place par IBM, qui a contribué à marginaliser l’intérêt que les salariés de l’usine pouvaient porter à ces substances et à faire échouer les tentatives des syndicalistes de la CGT pour faire remonter des informations sur des pathologies survenues parmi les salariés et pouvant éventuellement être liées aux éthers de glycol:
« Ce qu’on recherchait, c’est effectivement des collègues de boulot qui avaient eu des problèmes pour avoir des enfants, parce que ça pouvait aussi le faire. Et les femmes, beaucoup de collègues qui auraient eu des fausses couches… c’est vrai que ça ne se dit pas. On a fait des petites enquêtes, moi j’ai envoyé, je sais pas, moi, peut-être une centaine, distribué une centaine de questionnaires à des copines, il m’en est revenu cinq, hein. Alors bon, travailler avec ça, on s’essouffle. Alors, le plan social venait, on a laissé un peu tomber. » (Entretien avec un délégué CGT de l’ancienne usine IBM de Corbeil-Essonnes, juillet 2003.)
Avant que l’affaire des éthers de glycol ne prenne forme en France, ces substances ont donc eu une histoire politique souterraine, marquée par une série de rendez-vous manqués avec les organisations syndicales. Cette phase au cours de laquelle les éthers de glycol n’ont pu devenir un problème donne de précieux enseignements sur les difficultés que rencontrent les organisations syndicales pour se saisir des enjeux de santé au travail. Dans un contexte de sous-emploi chronique, les syndicats ne sont pas en position favorable pour peser sur les arbitrages en matière de santé au travail. Mais en acceptant de passer par les dispositifs au sein desquels ces arbitrages sont effectués pour porter leurs revendications, ils tendent à les légitimer quand bien même ils sont défavorables à la santé des travailleurs. Le CHSCT d’IBM de Corbeil-Essonnes a joué le rôle d’un instrument de canalisation des oppositions, à la manière de nombre d’instances paritaires locales ou nationales qui ont en charge la gestion des risques professionnels (Henry, 2005), et a ainsi permis, au moins temporairement, d’empêcher que le problème des éthers de glycol ne prenne forme.

Dérivation vers l’espace public et problématisation de la question des éthers de glycol

17Le 21 janvier 1998, quatre organisations professionnelles tinrent une conférence de presse au cours de laquelle le problème des éthers de glycol fut pour la première fois décrit publiquement comme un problème à part en France. Il s’agissait de deux syndicats: la CGT et la Fédération Chimie-Énergie de la CFDT, ainsi que de la Mutualité française, principale fédération de mutuelles en France, et de la FNATH, association spécialisée dans l’assistance juridique aux salariés victimes de maladies et d’accidents professionnels, créée en 1921 et qui regroupe aujourd’hui 200 000 adhérents. Le « Collectif Éthers de Glycol » voyait ainsi le jour, attestant que le problème des éthers de glycol pouvait être saisi par les organisations syndicales – du moins deux d’entre elles – et leurs alliés dans l’univers de la santé au travail après plusieurs occasions manquées.

18L’éclatement, au cours des trois ans et demi qui séparent cette date du licenciement d’André Cicolella par l’INRS, du scandale de l’amiante a joué un rôle crucial dans l’intéressement (Callon, 1986) des organisations syndicales au problème des éthers de glycol. Les acteurs qui ont dénoncé ces deux problèmes sont les mêmes. Sans cesser d’alimenter la protestation collective autour de l’usage professionnel de l’amiante, ils ont étendu leur action au cas des éthers de glycol à partir de 1998. La longue période pendant laquelle des données toxicologiques sur les effets nocifs des éthers de glycol étaient disponibles sans pour autant susciter d’intérêt en France suffit à démontrer que le degré de notoriété de ces substances n’est en aucun cas la résultante pure et simple de leur dangerosité. L’histoire de l’amiante a bien montré que le passage d’un toxique professionnel des espaces confinés de la gestion ordinaire de la santé au travail vers l’espace public nécessite des opérations de « construction du sens » (Benford, Hunt, 2001) qui permettent de convaincre un public du caractère problématique de l’usage de ce toxique et de la nécessité de résoudre ce problème (Henry, 2007). Pour comprendre pourquoi les éthers de glycol sont devenus intéressants aux yeux des organisations professionnelles françaises seulement après la survenue du scandale de l’amiante, nous analyserons les liens qui unissent les mobilisations autour de l’amiante et des éthers de glycol en recourant à la notion de « problématisation ». Il s’agira pour nous de montrer comment ces acteurs ont pu se saisir des éthers de glycol en les définissant comme un problème, alors qu’une telle opération n’a pas été possible avant la crise de l’amiante. La notion de problématisation ne renvoie « pas seulement [à] la formulation d’un problème mais encore [à] l’identification des voies à suivre pour le traiter, et par conséquent la désignation des acteurs les plus légitimes pour le prendre en charge » (Barthe, 2006, p. 14). Depuis dix ans, le Collectif Éthers de Glycol œuvre à mettre en avant les effets de ces molécules sur les corps exposés, à désigner des catégories qui en sont victimes, mais aussi à définir des solutions et à imputer des responsabilités… C’est dans cette activité de problématisation que réside le lien entre les éthers de glycol et l’amiante.

« Re-scandaliser » le monde de la santé au travail

19La création du Collectif Éthers de Glycol coïncide avec la phase de « normalisation » du traitement médiatique de l’amiante qui a suivi l’interdiction de ce minéral par le décret du 24 décembre 1996 (Henry, 2007). À partir de l’année 1997, les médias ont continué de s’intéresser à l’amiante mais ont présenté le problème comme partiellement réglé par les mesures d’interdiction, alors même que se multipliaient les actions en justice intentées par des salariés exposés à l’amiante ou leurs ayants droit à l’encontre de leur employeur. Dans ce contexte, attirer l’attention sur les dangers liés à un autre toxique professionnel a permis aux organisations syndicales de prolonger la dénonciation des lacunes du système français de gestion de la santé au travail initiée à l’occasion du scandale de l’amiante. La continuité du problème des éthers de glycol avec celui de l’amiante a souvent été soulignée dans les prises de position des membres du Collectif Éthers de Glycol:

20« La politique d’usage contrôlé a montré ses lacunes dans le scandale de l’amiante !

21Tirons-en les leçons pour les éthers de glycol!

22Le principe de précaution ne doit pas s’arrêter à la porte des entreprises !»[4]. (Communiqué de presse du Collectif Éthers de Glycol, le 16 novembre 2001).

23« ÉTHERS DE GLYCOL: UNE NOUVELLE AFFAIRE DE SANTÉ PUBLIQUE? […][5] Pour la FNATH, il est urgent que les pouvoirs publics interdisent les éthers de glycol toxiques et instaurent une procédure permettant la reconnaissance des victimes qui ont déjà été contaminées (usage professionnel ou domestique). La FNATH craint en effet qu’on se retrouve dans la même situation qu’avec l’amiante, c’est-à-dire avec un produit considéré par les professionnels comme “miraculeux” compte tenu de ses propriétés, largement utilisé dans l’industrie et répandu dans les produits domestiques, dont il sera très difficile d’assurer un usage contrôlé. » (Communiqué de presse de la FNATH, le 21 octobre 1999).

24La traduction la plus visible de cette stratégie rhétorique de mise en série critique de ces deux substances toxiques et de la définition des problèmes que leur usage professionnel pose est l’application au cas des éthers de glycol de la grille de lecture qui a au préalable permis aux membres du Collectif d’aborder dans l’espace public les expositions professionnelles à l’amiante comme un scandale sanitaire. Dans les deux cas, les porte-parole des salariés se trouvent placés face à la contrainte d’expliquer pourquoi ils ont attendu plusieurs décennies après la découverte des dangers de la substance incriminée pour en dénoncer publiquement les dangers. Dans le cas de l’amiante, la « présentation efficace des faits » (Henry, 2007) a consisté à décrire le CPA comme un « lobby de l’amiante » aux mains des industriels et œuvrant à cacher les informations disponibles sur les risques liés à l’amiante. Cette stratégie rhétorique a eu des prolongements dans le discours du Collectif Éthers de Glycol. Celui-ci s’est en particulier livré à une relecture a posteriori du licenciement d’André Cicolella par l’INRS pour en faire un épisode clé de l’histoire politique des éthers de glycol:

25« Il y a des pressions de la part des industriels. Un chercheur a été licencié par l’INRS alors qu’il s’apprêtait à publier ses recherches sur la dangerosité de ces produits. Le lobbying existe. Il serait regrettable que les décisions des pouvoirs publics tiennent compte de ces pressions. » (Interview de Marcel Royez, président de la FNATH, dans La Croix du 18 août 2000).

26Le licenciement d’André Cicolella est ici interprété non plus seulement comme le symptôme d’un malaise général au sein de l’INRS, mais comme une action de « lobbying » patronal ayant délibérément visé l’interruption d’un programme de recherche sur le point d’aboutir à la mise en lumière des dangers des éthers de glycol. Les éléments de la rhétorique du scandale comme « drame de la dissimulation et du dévoilement » (Thompson, 2000, p. 18; de Blic, Lemieux, 1995) ont donc permis l’émergence publique d’un discours dénonçant les dangers des éthers de glycol. Ils ont donné aux membres du Collectif Éthers de Glycol la possibilité de présenter la « période muette » (Chateauraynaud, Torny, 1999) au cours de laquelle ces substances sont restées dans l’ombre comme la conséquence d’activités de dissimulation autour desquelles peut s’articuler une légitime indignation prolongeant celle, alors en voie de rapide relativisation, qui avait pris forme autour de l’amiante au cours des années précédentes.

Ubiquité et descendance: une présentation efficace des victimes

27Cette stratégie rhétorique s’est accompagnée de la mise en avant par les membres du Collectif Éthers de Glycol d’un certain nombre de cas de victimes supposées de ces substances à partir de l’année 2000. Lors du scandale de l’amiante, ces mêmes acteurs ont eu l’occasion de mesurer la difficulté que représente l’intéressement des médias d’information générale aux victimes de maladies professionnelles. Dans les années qui ont précédé l’éclatement du scandale de l’amiante, le silence médiatique autour de ce minéral a été favorisé par le fait que les journalistes peinent à appliquer la catégorie de « victimes » à des salariés qui subissent dans leur corps les conséquences des « risques du métier » (Henry, 2003). La fortune médiatique du scandale de l’amiante est en partie liée à la capacité des organisations professionnelles qui ont participé à sa dénonciation à anticiper cette contrainte de l’activité journalistique et à y répondre efficacement en mettant en avant non seulement la dimension professionnelle de l’épidémie de cancers liés à l’amiante mais aussi les risques – pourtant bien plus incertains – que ce minéral représentait pour les personnes qui y étaient exposées passivement dans les transports, sur leur lieu de travail, voire dans leur domicile. En extrayant l’amiante du cadre strictement professionnel, les porte-parole des salariés ont permis aux journalistes de s’en saisir plus aisément et de le traiter comme un scandale de santé publique (Henry, 2007).

28Le Collectif Éthers de Glycol a partiellement maintenu cette stratégie rhétorique pour attirer l’attention des médias. Dès ses premières prises de position, il a mis en avant le caractère ubiquitaire de ces molécules, présentes non seulement dans de nombreux produits à usages professionnels, mais également dans de multiples préparations destinées au grand public: peintures, produits d’entretien, cosmétiques…:

29« On les trouve dans les produits à usage industriel et domestique de grande diffusion tels que les peintures, encres, vernis, cosmétiques, produits de nettoyage, produits pour les mécaniques et la métallurgie, et, d’une façon générale, dans tous les produits à l’eau. » (Lettre ouverte adressée par la CGT, la FCE-CFDT, la FNATH et la Mutualité française à Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, 20 avril 1998.)

30Mais dans le même temps, les organisations professionnelles ont introduit une différence très nette entre leur traitement du dossier de l’amiante et celui des éthers de glycol. Dans le cas des éthers de glycol, elles ont travaillé à souligner en permanence que la menace pesait prioritairement sur les salariés. Dans leur discours, la population générale apparaît relativement plus protégée que les salariés des effets toxiques des éthers de glycol. Le Collectif a ainsi depuis son origine mis l’accent sur l’existence d’un arrêté du 7 août 1997 transcrivant en droit français une directive européenne de 1994 limitant de façon générique à 0,5 % dans les produits de consommation courante la concentration des substances classées CMR probables, parmi lesquels les quatre éthers de glycol à chaîne courte. Ces dispositions excluant le milieu professionnel, elles légitiment dans le discours des membres du Collectif l’argument selon lequel le problème des éthers de glycol concerne d’abord les salariés. Les organisations professionnelles parviennent ainsi à se présenter comme les seuls « propriétaires légitimes » (Gusfield, 1981) du problème des éthers de glycol:

31« Madame la ministre,

32Les éthers de glycol forment une famille de produits dont l’usage, en tant que solvants, s’est développé de façon très importante ces dernières années. […] Des millions de personnes ont été et sont encore exposées au plan domestique et au plan professionnel. Conscients des risques qu’ils présentent pour la santé, les pouvoirs publics ont interdit par arrêté du 7 août 1997, quatre éthers de glycol dans les usages domestiques […]. Malheureusement, ces dispositions réglementaires restent largement insuffisantes […]. Curieusement, […] ces dispositions ne consistent qu’en des mesures protégeant la santé de la population en général, desquelles sontexclus les travailleurs[6] exposés aux éthers de glycol. Les doses reçues par inhalation ou par la peau par les travailleurs sont beaucoup plus importantes que celles qui peuvent être reçues via les cosmétiques ou les produits domestiques. » (Lettre ouverte du 20 avril 1998 précitée).

33Cette insistance sur la dimension essentiellement professionnelle du problème des éthers de glycol avait pour fonction d’éviter que ne se reproduise autour de ces substances le même biais de traitement médiatique que lors de la crise de l’amiante. En effet, le choix des organisations de défense des salariés d’attirer l’attention sur le caractère ubiquitaire de l’amiante, s’il a favorisé l’éclatement d’un scandale de grande ampleur, a eu pour conséquence l’euphémisation constante par les journalistes en charge de ce dossier du caractère d’abord professionnel de l’épidémie de cancers liés à l’amiante (Henry, 2007). L’Association nationale des victimes de l’amiante (ANDEVA) est alors devenue l’interlocuteur principal des médias, tendant à masquer la contribution des organisations professionnelles qui avaient pourtant largement concouru à sa création. À cet égard, il est possible de dire qu’une des fonctions politiques de la mobilisation autour des éthers de glycol a été de recentrer l’attention médiatique disponible après la survenue du scandale de l’amiante vers l’univers de la santé au travail, et d’y rapatrier l’indignation nouvelle vis-à-vis des modes de contrôle des substances toxiques en France.
Il en a résulté depuis dix ans une difficulté constante pour le Collectif Éthers de Glycol. Comment intéresser les médias d’information générale à un problème touchant essentiellement une catégorie d’acteurs, les salariés du secteur industriel, à laquelle les journalistes ne s’intéressent pas très spontanément? Pour contourner la difficulté, les organisations syndicales ont mis l’accent sur une catégorie spécifique de victimes des éthers de glycol: les enfants des salariés exposés ayant subi des malformations intra-utérines. En 2001, les membres du Collectif ont activement contribué à ce que voie le jour une Association des victimes des éthers de glycol (AVEG) regroupant depuis sa création trois familles d’anciens salariés exposés aux éthers de glycol dont un enfant a été atteint de graves malformations. L’essentiel des articles de presse mentionnant des victimes des éthers de glycol porte depuis sur ces trois familles. L’existence de l’AVEG permet l’intéressement des médias d’information générale à ces molécules à travers des figures de victimes du travail qui échappent à la catégorie des « risques du métier » et qui de plus rendent physiquement visibles les effets potentiels des éthers de glycol, bien mieux que ne le feraient les corps de salariés stériles, par exemple. C’est, autrement dit, en mettant en avant des conséquences du problème des éthers de glycol relativement éloignées de la sphère professionnelle stricto sensu que le Collectif est parvenu à maintenir un certain degré d’attention médiatique autour de ces substances et à rendre publiques des revendications concernant d’abord la sphère de la santé au travail. Il reste que l’intérêt des médias pour le problème des éthers de glycol est sans commune mesure avec celui que l’amiante a suscité, et que la très petite dimension de l’AVEG par comparaison aux 20 000 membres de l’ANDEVA fait obstacle à une couverture journalistique plus large.

Maîtriser la protestation et ses conséquences

34La filiation entre les mobilisations syndicales auxquelles ont donné lieu l’amiante puis les éthers de glycol, est donc plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Ces deux mobilisations entretiennent des rapports de continuité non dénués d’éléments de discontinuité. Pour les organisations professionnelles s’exprimant au nom de la santé des salariés, la dénonciation des dangers des éthers de glycol a certes contribué à prolonger l’activité de critique publique des failles de la gestion des maladies professionnelles. Toutefois, le Collectif Éthers de Glycol a pris soin de mettre l’accent sur une propriété du problème des éthers de glycol qui le différencie radicalement du cas de l’amiante: la possibilité de lui apporter des solutions relativement simples à mettre en œuvre. Dans le discours du Collectif, deux solutions au problème sont proposées, la première concernant la prévention des risques liés aux éthers de glycol, et la seconde leur réparation.

35L’essentiel des données relatives à la reprotoxicité des éthers de glycol concerne en effet les substances de la série E. Si les molécules de la série P sont relativement plus coûteuses à synthétiser, elles n’en ont pas moins des propriétés physico-chimiques proches de leurs cousines de la série E. Depuis 1998, le discours des organisations professionnelles dénonçant le problème des éthers de glycol a constamment mis l’accent sur l’existence d’une solution technique simple pour prévenir les effets néfastes de ces molécules: l’interdiction des substances de série E et leur substitution par des substances de série P:

36« Cette décision [l’interdiction des éthers de glycol toxiques pour la reproduction en milieu professionnel] est d’autant plus facile à prendre que les produits de remplacement existent dans la famille des éthers de glycol et que cette substitution peut se faire sans difficulté technologique majeure. Un certain nombre d’entreprises ont déjà procédé à des changements et deux fabricants d’éthers de glycol (les sociétés Dow et Arco) ont arrêté la production des éthers de glycol toxiques pour la reproduction, en raison de cette toxicité. » (Lettre ouverte du 20 avril 1998 précitée).

37Cette insistance sur le caractère soluble du problème des éthers de glycol tranche avec les positions que les syndicats ont adoptées pendant la crise de l’amiante, au cours de laquelle ils sont subitement passés d’une stratégie de négociation avec le patronat au sein du Comité permanent amiante (CPA) portant sur le degré de « contrôle » dont l’usage de l’amiante devait faire l’objet (Henry, 2005) à une exigence radicale d’interruption immédiate de l’exploitation de ce minéral en France. À l’inverse, au sein du Collectif Éthers de Glycol, ces mêmes acteurs dénoncent les dangers de ces molécules tout en ménageant un espace de négociation autour d’une solution technique acceptable au problème. Notons que, s’il n’existe pas ou peu de données toxicologiques indiquant la reprotoxicité des éthers de glycol de la série P, il n’en existe pas plus qui démontreraient l’innocuité de ces substances, dans l’ensemble beaucoup moins étudiées par les toxicologues que les molécules de la série E (Inserm, 1999). Autrement dit, les organisations membres du Collectif ont fait le choix délibéré d’accorder aux molécules de la série P le bénéfice du doute en les présentant comme des substituts acceptables aux éthers de glycol de la série E. Ce faisant, elles offrent aux acteurs administratifs ou industriels désireux de se saisir du problème des éthers de glycol une solution clé en main, qu’elles légitiment en passant sous silence les incertitudes toxicologiques relatives aux substances de la série P.

38En ce qui concerne la réparation des effets des éthers de glycol sur le corps des salariés qui y ont été exposés et sur celui de leur progéniture, le Collectif propose depuis son origine une solution simple: la création d’un tableau de maladies professionnelles propre à ces molécules et aux salariés qui y sont exposés:

39« Nous demandons donc […] la création d’un tableau de maladies professionnelles spécifique aux éthers de glycol prenant en compte tous leurs effets sur la santé, au-delà de ce qui est prévu aujourd’hui par le tableau 84: effets sur le sang, tératogènes, atteintes à la fertilité pouvant être générées par l’exposition aux éthers de glycol quels qu’ils soient. » (Lettre ouverte du 20 avril 1998 précitée).
Loin de remettre radicalement en question les modes de gestion de la santé au travail, le Collectif en appelle aux dispositifs de réparation existants et à leur extension pour prendre en charge le problème des éthers de glycol. Depuis dix ans, les organisations syndicales membres du Collectif n’ont jamais dénoncé le système des tableaux de maladies professionnelles, dont les évolutions sont pourtant dépendantes d’un rapport de force qui leur est globalement défavorable, avec pour conséquence une sous-reconnaissance chronique des maladies professionnelles (Thébaud-Mony, 1991). Pour le dire autrement, la mobilisation autour des éthers de glycol constitue moins une rupture avec l’héritage historique de la sphère de la santé au travail qu’une forme de continuation des logiques de gestion négociée par d’autres moyens. En faisant dériver les éthers de glycol vers l’espace public, les syndicats et leurs alliés ont à la fois alimenté des protestations nées à la faveur de la crise de l’amiante, mais ils les ont également rapatriées vers l’univers de la santé au travail stricto sensu en les retraduisant dans des termes qui restent finalement relativement proches de ceux dans lesquels s’expriment les débats entre les partenaires sociaux au sein des instances paritaires qui ont en charge la prévention et la réparation des risques professionnels. La mobilisation des organisations syndicales autour du problème des éthers de glycol a sans doute moins eu pour but de déstabiliser l’architecture des politiques du risque professionnel en en exposant publiquement les lacunes que de faire pencher en leur faveur le rapport de force au sein de ces instances.

Conclusion

40L’observation des étapes de la transformation des éthers de glycol en problème public nous livre des enseignements sur les évolutions contemporaines de la sphère de la santé au travail en France. Elle montre en premier lieu que l’engagement syndical dans la dénonciation publique de problèmes de santé au travail ne va jamais de soi. Extraire une substance toxique des instances paritaires de concertation au sein desquelles les questions liées aux risques professionnels sont d’ordinaire traitées et en exposer les dangers à la vue du public représentent un coût pour les porte-parole des salariés. La crise de l’amiante a considérablement fragilisé le système hérité de la loi du 9 avril 1898, la multiplication de procès visant des employeurs ayant entraîné des modifications substantielles des principes qui fondent l’indemnisation des risques professionnels. Pour ne prendre que deux exemples, la réparation forfaitaire est devenue intégrale dans le cadre du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante mis en place en 2001; et depuis les « arrêts amiante » de la Cour de cassation en février 2002, la faute inexcusable de l’employeur, dont la démonstration permet d’obtenir une majoration de l’indemnisation, ne repose plus sur une obligation de moyens mais sur une obligation de résultats, ouvrant la voie à une judiciarisation plus massive des contentieux en matière de risques professionnels. Or, si elles ont conscience de ses lacunes, les organisations syndicales tiennent aux acquis de l’héritage politique et institutionnel de la loi de 1898: la présomption d’imputabilité des maladies professionnelles et leur propre participation aux dispositifs au sein desquels la plupart des choix relatifs à la gestion des risques professionnels sont effectués (Masse, Zeggar, 2001; yahiel, 2002).
La dénonciation des dangers des éthers de glycol a répondu à ces contraintes nouvelles de l’action syndicale en matière de protestation contre les conditions sanitaires du travail. D’une part, elle a permis aux syndicats concernés de prolonger l’activité critique entamée lors de la crise de l’amiante et, ce faisant, de peser à leur avantage sur le rapport de force qui demeure le principal déterminant des arbitrages effectués au sein des instances de gestion paritaire de la santé au travail. Mais, de l’autre, elle leur a permis de maîtriser en partie les effets politiques de la crise de l’amiante en les traduisant dans les termes d’un problème soluble ne nécessitant pas une reconstruction radicale du système français de prévention et de réparation des risques professionnels. Cette stratégie a également eu un coût pour les organisations syndicales. Elle a eu pour conséquence une difficulté permanente à intéresser les médias d’information générale au problème des éthers de glycol, qui se traduit par un suivi journalistique irrégulier de ce dossier depuis dix ans, et tendanciellement en baisse au cours des cinq dernières années [7]. Si les éthers de glycol se sont inscrits durablement comme un problème de santé professionnelle dans l’espace public français, cette inscription n’a pour l’heure pu se faire qu’à relativement bas bruit, loin du fracas créé par le scandale de l’amiante.

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Notes

  • [1]
    Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Institut d’études politiques de Grenoble.
  • [2]
    Ce licenciement a été déclaré abusif par la Cour de cassation en octobre 2000.
  • [3]
    Depuis 1982, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) réunissent dans toutes les entreprises de plus de cinquante salariés les représentants des employeurs et du personnel, ainsi que le médecin du travail. Ils constituent des instances de concertation locales au sujet des questions de santé au travail.
  • [4]
    Souligné et en gras dans le texte.
  • [5]
    En majuscule dans le texte.
  • [6]
    En gras dans le texte.
  • [7]
    Les épisodes de médiatisation du problème des éthers de glycol tendent à s’espacer. Pour s’en tenir à la presse écrite, et si l’on considère qu’un tel épisode a lieu dès lors qu’au moins un des principaux journaux d’information générale rend spécifiquement compte dans un article sur quatre colonnes ou plus d’une évolution du problème des éthers de glycol, on compte un épisode de médiatisation en 1998, un en 2000 s’étendant sur plusieurs semaines, un en 2001, un en 2002, un en 2005, et aucun depuis.
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