Notes
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[1]
Marcel Goldberg: Inserm Unité 687, Villejuif et Département santé travail, Institut de veille sanitaire, Saint-Maurice.
Ellen Imbernon: Département santé travail, Institut de veille sanitaire, Saint-Maurice. -
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On peut d’ailleurs souligner que la recherche en épidémiologie des risques professionnels a constitué historiquement le socle du développement des méthodes de l’épidémiologie moderne: la mise en évidence du rôle de l’amiante vis-à-vis du cancer du poumon dans les années cinquante en Angleterre a reposé sur des méthodes novatrices qui sont aujourd’hui toujours utilisées. Il faut rappeler que cette découverte est quasiment contemporaine de celle, par les mêmes chercheurs, du rôle cancérogène du tabac.
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Site: www. travail-solidarite. gouv. fr/ etudes-recherche-statistiques-dares/ statistiques/ santeau-travail/ enquetes/ sumer. html
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Site: www. travail-solidarite. gouv. fr/ etudes-recherche-statistiques-dares/ statistiques/ santeau-travail/ enquetes/ s. i. p. html
1Cet article est consacré aux dispositifs épidémiologiques d’observation de la santé en relation avec le travail en France. Il se compose de deux parties principales. La première rappelle brièvement des faits essentiels, mais souvent mal connus, concernant la place des facteurs professionnels parmi les déterminants de la santé des populations. La seconde présente les sources de données disponibles à l’échelle de la France, qui sont actuellement limitées, et décrit le Programme national de surveillance épidémiologique mis en place par le Département santé travail de l’Institut de veille sanitaire dans le but d’établir les indicateurs permettant de quantifier le poids de l’activité professionnelle sur l’état de santé de la population générale, de repérer des secteurs et des professions à risque élevé, d’alerter sur d’éventuels problèmes en relation avec le travail, connus ou émergents, et d’évaluer les dispositifs de prévention et de réparation.
Place des facteurs professionnels parmi les déterminants de la santé de la population: un poids important, mais mésestimé
2Les facteurs professionnels pèsent largement sur la santé des populations. Les maladies d’origine professionnelle sont nombreuses et diverses: cancers, troubles de l’audition, affections respiratoires, affections articulaires et troubles musculo-squelettiques, troubles psychologiques et dépressifs, troubles dermatologiques et allergiques, asthmes professionnels, troubles de la reproduction, maladies cardiovasculaires, etc. (Inserm, 1985). De fait, pratiquement l’ensemble de la pathologie, somatique et psychique, est potentiellement concerné par des facteurs de risque d’origine professionnelle. Ceux-ci sont eux-mêmes très nombreux et de nature variée. Les classiques nuisances chimiques se comptent en dizaines de milliers et sont présentes dans de nombreux secteurs d’activité. Les facteurs physiques concernent le bruit, la température, les vibrations, les rayonnements... Les agents biologiques se retrouvent en milieu de soin ou dans les secteurs agroalimentaire et du nettoyage, notamment. Les contraintes physiques et posturales sont encore nombreuses: port de charges lourdes, travaux dans des positions inconfortables et pénibles, gestes répétitifs. L’organisation du travail génère des contraintes de charge mentale et de stress, d’horaire, de rythme de travail, etc., qui peuvent être fortes et retentir sur la santé des opérateurs: ainsi connaît-on aujourd’hui l’influence considérable des facteurs psychosociaux associés à l’organisation du travail, et leurs conséquences pour la santé concernent aussi bien la sphère somatique que mentale (Marmot, Theorell, 1988). Au total, les risques professionnels ne concernent pas une pathologie ou un déterminant, mais un monde immense.
La contribution des facteurs professionnels à la survenue des problèmes de santé au niveau populationnel est encore mal connue en France. On dispose malgré tout de quelques indications permettant d’évaluer la part du travail vis-à-vis de l’occurrence de certains problèmes de santé à l’échelle de la population, la plupart provenant de pays de niveau économique comparable à la France. À titre d’illustration, on évoquera ici quelques exemples, qui doivent être considérés comme des « marqueurs », qui permettent d’évaluer l’ampleur de l’impact des facteurs professionnels sur la santé de la population.
Cancer
3Plus de la moitié des cancérogènes avérés chez l’homme se trouvent dans l’environnement professionnel, et l’exposition à des cancérogènes professionnels concernerait en France plus de deux millions de personnes. Les expositions professionnelles sont associées à de nombreux types de cancer. Le poumon est l’organe cible le plus fréquent des cancérogènes certains, suivi de la vessie, de la peau, des leucémies, des cancers nasosinusiens, du foie et du larynx, mais pratiquement tous les types de cancer peuvent être concernés. La part attribuable aux facteurs professionnels dans l’étiologie des cancers est importante dans les pays industrialisés: selon les estimations, elle serait de l’ordre de 3 à 8 % de tous les décès par cancer (Harvard Report, 1996; Académie nationale de médecine, 2007). L’amiante constitue de loin le facteur professionnel à l’origine du plus grand nombre de décès par cancer: il est responsable de la très grande majorité des mésothéliomes de la plèvre, et d’environ 5-7 % de tous les cancers du poumon (Inserm, 1997). Ces estimations sont établies sur la base des connaissances concernant les facteurs cancérogènes aujourd’hui avérés; or il est évident que des facteurs cancérogènes de l’environnement n’ont pas encore été identifiés et encore moins évalués. Cependant, le risque de cancer associé à ces expositions peut être relativement facilement prévenu, par une élimination des substances les plus nocives et par une diminution des niveaux d’exposition.
La situation actuelle en France est à l’évidence particulièrement défavorable, bien qu’elle soit encore peu documentée. Des signes indirects montrant que la question est mal prise en compte existent cependant; ainsi, le risque de mésothéliome continue à augmenter fortement parmi les générations les plus jeunes en France, alors qu’il diminue nettement dans divers pays: Suède, États-Unis, Grande-Bretagne, Danemark, etc. (Hemminki, Li, 2003). Ceci montre que nous avons, dans la prévention du risque amiante, au moins vingt à trente ans de retard sur ces pays. Or, l’amiante est un excellent « traceur » des risques cancérogènes en milieu de travail: il est clair que si ce risque, parfaitement établi et connu de tous depuis plusieurs décennies, n’est pas géré convenablement, il est extrêmement peu vraisemblable que la situation soit meilleure pour les autres cancérigènes professionnels.
Troubles musculo-squelettiques (TMS)
4Les TMS constituent aujourd’hui l’une des questions les plus préoccupantes en santé au travail et santé publique du fait d’un coût humain et socioprofessionnel considérable en termes de douleurs et gênes dans le travail et la vie quotidienne, de séquelles fonctionnelles parfois irréversibles, de réduction d’aptitude au travail et de risque de rupture de carrière professionnelle. Il s’agit d’un enjeu économique important du fait de ses conséquences sur le fonctionnement des entreprises et de la constante augmentation de leur fréquence. Les TMS et les lombalgies vont poser dans les années à venir des problèmes croissants du fait de l’effet conjugué prévisible du vieillissement de la population active et de l’intensification du travail. Quelques données de cadrage illustrent ce constat. Il s’agit du problème de santé au travail le plus répandu en France (CNAMTS, 2007), en Europe (Eurostat) ou aux États-Unis (National Research Council, 1998). Les TMS représentent, en France comme dans la majorité des pays de l’Union européenne, la première cause de maladies professionnelles indemnisées. En 2003, environ 25 000 cas de TMS ont été reconnus en France, ce qui représente 75% des maladies professionnelles indemnisées. Ces maladies professionnelles ont entraîné la perte de plus de six millions de journées de travail. Les coûts d’indemnisation des TMS pour le seul régime général de la Sécurité sociale en 2003 s’élèvent à près de 600 millions d’euros pour les maladies professionnelles. Le coût global des troubles musculo-squelettiques pour la société est considérable et avoisinerait pour l’Agence européenne pour la santé et la sécurité au travail, 1,5 % environ du PIB européen. Les coûts indirects pour les entreprises et l’État sont mal connus mais s’élèvent à plusieurs milliards d’euros chaque année. Les TMS des membres et du rachis sont la première cause d’invalidité avant 45 ans et arrivent en tête parmi les causes de limitation dans le travail pour des raisons de santé.
Les mécanismes le plus souvent avancés pour expliquer la très forte croissance du nombre de ces affections sont l’élévation de la productivité liée aux contraintes économiques, avec le développement des méthodes travail en « flux tendus », de « juste à temps », d’absence de stocks et de dépendance économique en situation de sous-traitance: de ce fait, le travail segmenté qui implique des tâches répétitives, est devenu plus fréquent (Leclerc et al., 2001). D’autres études mettent en évidence le rôle des relations sociales au travail et de facteurs intervenant en amont, caractérisant l’organisation de la production (Hales, Bernard, 1996).
Stress professionnel
5Ce qu’il est souvent convenu d’appeler « stress » fait l’objet d’études de plus en plus nombreuses depuis une vingtaine d’années. Le stress d’origine professionnelle est évalué par la « tension au travail » (job strain), qui repose notamment sur l’interaction entre l’autonomie dans l’exécution des tâches professionnelles, la demande psychologique et le soutien reçu de la part de l’entourage au travail, et plus récemment par un modèle fondé sur l’équilibre entre les efforts fournis par l’individu et les récompenses reçues (Niedhammer et al., 2000). Ces modèles ont été utilisés avec succès dans de nombreuses études qui ont clairement démontré le rôle des facteurs psychosociaux au travail vis-à-vis, d’abord, de la pathologie cardiovasculaire (Marmot, Theorell, 1988) et, plus récemment, de l’incidence des troubles mentaux, dont la dépression, et des troubles musculo-squelettiques. Les mécanismes invoqués sont à la fois directs et indirects. Les facteurs psychosociaux défavorables induisent un stress qui modifie directement certaines variables physiologiques, dont la tension artérielle, le taux de cholestérol, la concentration sanguine de fibrinogène et de catécholamines, ainsi que celle du cortisol; associés à une hyperstimulation physiologique, ils contribueraient à un « vieillissement précoce » de l’organisme et favoriseraient l’apparition de nombreuses pathologies. Les conditions psychosociales pourraient également jouer de façon indirecte, en favorisant l’exposition à des facteurs de risque reconnus, comme les consommations de tabac et d’al-cool ou le surpoids.
6Malgré d’importantes limites méthodologiques qui ne permettent pas d’estimations totalement fiables, il apparaît que le poids du stress d’origine professionnelle sur la santé de la population est très important. Une évaluation des coûts entraînés par le stress professionnel a été réalisée au Danemark et en Suède (Levi, Lunde-Jansen, 1996): il serait supérieur à deux milliards d’euros chaque année dans chacun de ces pays, dont la population est très nettement inférieure à celle de la France (8,8 millions d’habitants en Suède et 5,3 millions au Danemark).
Le poids global du travail
7Plusieurs tentatives visant à évaluer le poids global des facteurs professionnels sur la santé de la population générale ont été faites dans des pays qui disposent de données adéquates. S’il n’est pas possible d’appliquer mécaniquement de telles évaluations à notre pays, les données issues de pays de niveau d’industrialisation comparable permettent de donner un ordre de grandeur des effets globaux des facteurs professionnels, bien qu’il existe – avec certitude – des différences avec notre pays. Le travail de ce type le plus complet a été réalisé en Finlande (Nurminen, Karjalainen, 2001). Il s’agit d’une analyse de la mortalité imputable à des facteurs professionnels, qui ne donne qu’une vision partielle du poids de ces facteurs, puisque de très nombreux et très importants problèmes de santé d’origine professionnelle n’entraînent pas le décès (troubles musculo-squelettiques, dermatologiques, allergiques, etc.). Des fractions attribuables de risque ont ainsi pu être calculées. Globalement, la fraction de la mortalité totale attribuable à des facteurs professionnels a été estimée en Finlande à 3,7 % (6,4 % pour les hommes et 1 % pour les femmes). Appliquées « mécaniquement » à la population française, ces proportions indiquent qu’environ 20 000 décès (dont presque 90 % concernent les hommes) seraient attribuables chaque année dans notre pays à des facteurs professionnels.
Inégalités sociales et expositions professionnelles
8Le rôle des expositions à des facteurs physico-chimiques en milieu de travail est tel qu’on estime, à partir de la littérature internationale, qu’environ la moitié des différences sociales de mortalité par cancer du poumon constatées dans les pays industrialisés est expliquée par l’exposition à des facteurs d’origine professionnelle; or ces différences sociales sont très fortes, les ouvriers mourant trois fois plus de cancer du poumon que les cadres. La place des expositions professionnelles à des facteurs physico-chimiques est d’ailleurs du même ordre de grandeur pour les cancers de la vessie, dont les facteurs professionnels expliqueraient la moitié des différences sociales observées pour cette pathologie (Kogevinas et al., 1997). Même pour les cancers très fortement liés à des comportements personnels à risque (tabac et alcool vis-à-vis des cancers du poumon, de la vessie et de certains cancers des voies aérodigestives supérieures), la contribution des facteurs d’origine professionnelle aux inégalités sociales est considérable, le quart à la moitié des différences sociales étant expliquées, non par des comportements individuels, mais par l’exposition à des cancérogènes en milieu de travail (Menvielle et al., 2004). C’est en France que la différence de mortalité entre les hommes exerçant une profession manuelle et les autres est la plus forte d’Europe: la différence des taux de mortalité entre ces catégories pour les hommes de 45 à 59 ans y est environ deux fois plus élevée que dans des pays comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Suède ou le Danemark (Kunst, Mackenbach, 1994) (cf. tableau 1).
Mortalité toutes causes confondues parmi les hommes âgés de 45 à 59 ans de dix pays européens (taux pour 100 000)
Mortalité toutes causes confondues parmi les hommes âgés de 45 à 59 ans de dix pays européens (taux pour 100 000)
Réparation des maladies professionnelles
9Le système français de réparation des maladies professionnelles repose sur la déclaration volontaire par les victimes et sur l’existence de « tableaux » (Abadia et al., 2001). Ces tableaux sont créés et révisés régulièrement par décret, après avis du Conseil supérieur de prévention des risques professionnels. Il existe actuellement une centaine de tableaux de maladie professionnelle au régime général de la Sécurité sociale. Ils contiennent une définition stricte des maladies concernées, des conditions d’exposition aux nuisances et de délais entre la cessation de l’exposition et l’apparition de la maladie. Toute affection répondant aux conditions définies par un tableau fait l’objet d’une « présomption d’origine » professionnelle. Ce système ayant des limites évidentes, un système complémentaire de réparation a été mis en place en 1993, qui permet de réparer un certain nombre de maladies n’entrant pas dans le cadre strict des tableaux, mais imputables à l’activité professionnelle. Un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles se prononce alors sur l’existence d’un lien « direct et essentiel » et la présomption d’origine tombe. Le système français de Sécurité sociale prévoit, pour le financement des maladies et accidents liés au travail chez les salariés, des modalités spécifiques pour le financement, qui est abondé par les employeurs. Cependant, ce système est régulièrement mis en cause, notamment en raison d’une forte « sous-réparation », comme plusieurs rapports officiels l’ont souligné, notamment celui de la Cour des comptes (Cour des comptes, 2002).
10Celle-ci est indéniable et vraisemblablement de grande ampleur. On a quelques indications concernant les cancers, les TMS ou les accidents du travail. Cependant, on manque encore de travaux exhaustifs et fiables visant à quantifier l’ensemble de ce phénomène, les rapports cités s’appuyant surtout sur des études de cas pour mettre en lumière les dysfonctionnements du système actuel de réparation des pathologies d’origine professionnelle. Une telle quantification est cependant une nécessité du point de vue de l’efficacité et de l’équité. Ainsi, le mécanisme d’incitation à la mise en œuvre de mesures préventives dans les entreprises ne joue pas pleinement son rôle; la branche maladie de la Sécurité sociale financée par les cotisations de tous supporte des dépenses que la loi met à la charge des employeurs via la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécurité sociale (AT-MP); par ailleurs des ayants droit ne bénéficient pas des prestations auxquelles ils pourraient prétendre.
11Un autre aspect du problème de la réparation des maladies professionnelles est celui des inégalités géographiques. On observe en France d’importantes différences régionales du taux de maladies professionnelles reconnues (Déniel, 1997), sans que l’on puisse savoir si cette diversité recoupe de véritables différences de risque. Une étude concernant spécifiquement le mésothéliome pleural a permis de montrer que, à risque égal, le taux de reconnaissance diffère très fortement selon les régions: pour la période 1986-1993, la probabilité pour qu’un mésothéliome soit reconnu, par rapport à la CRAM de Nantes (la « meilleure »), est 2,5 fois moins élevée en moyenne, et environ 10 fois moins à Montpellier et à Clermont-Ferrand (Goldberg et al., 1999).
Malgré le caractère limité des données disponibles, il apparaît clairement que la sous-réparation des maladies d’origine professionnelle est importante. Il reste à comprendre les raisons d’un tel phénomène. Quelques travaux concernant les cancers professionnels montrent que le goulot d’étranglement se situerait surtout en amont des organismes de Sécurité sociale, au niveau des patients et de leur médecin traitant (Bergeret et al., 1994; Pairon, Schamming’s, 2005). Il semble donc nécessaire que les efforts entrepris ces dernières années pour l’information des travailleurs et des médecins traitants quant à la réparation des maladies d’origine professionnelle soient poursuivis.
Le coût de la santé au travail
12Ces quelques données, malgré leurs limites, montrent bien que le poids des facteurs d’origine professionnelle sur la santé de la population est beaucoup plus important que ne pourraient le laisser penser la place qui leur est accordée en France dans les priorités de santé publique et les moyens attribués à leur prévention et à leur prise en charge. De plus, le coût de leur prise en charge médicale et économique (arrêts de travail, indemnisation, etc.) est élevé et important pour la collectivité: le Comité économique et social des Communautés européennes estime les coûts des maladies liées au travail de 2,6 à 3,8 % du PNB dans les pays industrialisés (Communautés européennes, 2000).
Le Programme national de surveillance épidémiologique mis en place par l’InVS
Limites des sources de données disponibles à l’échelle de la population française
13Dans ce contexte marqué par le poids important de la pathologie d’origine professionnelle, les sources de données disponibles pour la connaissance de ces problèmes à l’échelle populationnelle en France sont limitées.
14Les données concernant les problèmes de santé qui proviennent des organismes médico-sociaux ne renseignent que peu sur les maladies professionnelles: les statistiques accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) ne couvrent pas toute la population au travail, ne sont pas homogènes entre régimes, et il existe une forte sous-déclaration et sous-reconnaissance; de plus ces données sont pratiquement inaccessibles sous des formes exploitables (Chevalier et al., 2006). Les données de mortalité, celles recueillies dans des registres de maladie, ou à l’occasion de séjours hospitaliers sont exhaustives, mais se caractérisent par l’absence de toute donnée professionnelle. Il en est de même des données d’absentéisme, qui de plus ne comportent pas de diagnostic et restent difficilement accessibles. Les données de santé provenant d’enquêtes nationales (Enquête décennale santé, HID, CCOMS, ESPS, SIP, EDP, Baromètre santé, événements de vie et santé…), elles sont presque toutes transversales ou ne couvrent que des domaines restreints, et les données professionnelles y sont limitées, voire absentes.
15Concernant les expositions professionnelles, on ne dispose que d’enquêtes transversales répétées, comme les enquêtes Sumer (qui ne couvrent pas toute la population au travail, mais seulement la majorité des salariés), et Conditions de travail, certes très importantes et utiles, mais ne fournissant pas de données d’exposition « vie entière » particulièrement importantes lorsque les effets sur la santé sont liés à des expositions cumulées sur de longues périodes, comme c’est le cas de beaucoup de maladies d’origine professionnelle.
Structurer la surveillance épidémiologique des risques professionnels
16L’ampleur des problèmes de santé et travail et l’insuffisance des dispositifs statistiques disponibles ont amené à développer une structure spécialisée, chargée d’améliorer les connaissances et de les mettre régulièrement à jour. C’est dans ce contexte qu’a été décidée la création d’un Département santé travail (DST) au sein de l’Institut de veille sanitaire (InVS) dès sa naissance en 1998, dans le but de mettre en place un Programme national de surveillance épidémiologique.
Les objectifs de la surveillance épidémiologique
17Cette surveillance peut être définie comme le suivi et l’analyse épidémiologique systématiques et permanents d’un problème de santé et de ses déterminants à l’échelle d’une population, afin de les contrôler par des interventions au niveau collectif, et d’identifier des phénomènes inconnus en termes d’effets ou de déterminants. Les phénomènes pris en compte dans les programmes de surveillance doivent être des pathologies identifiées comme ayant une composante professionnelle importante, et des facteurs de risques professionnels dont les effets sont clairement établis. Cependant, le choix des données à recueillir dans les programmes de surveillance épidémiologique et les modalités du recueil doivent également permettre d’identifier des problèmes non connus (fonction de « veille »).
18Les principaux objectifs de la surveillance épidémiologique des risques professionnels sont d’établir les indicateurs permettant de:
- quantifier le poids de l’activité professionnelle sur l’état de santé de la population générale;
- repérer des secteurs et des professions à risque élevé;
- alerter sur d’éventuels problèmes en relation avec le travail, connus ou émergents;
- évaluer les dispositifs de prévention et de réparation.
Méthodes de surveillance épidémiologique des risques professionnels
19Les maladies d’origine professionnelle présentent certaines caractéristiques qui en rendent la surveillance particulièrement complexe. Ainsi, la plupart ne sont pas d’origine monofactorielle, mais peuvent être occasionnées par le cumul (et souvent l’interaction) de nombreux facteurs professionnels et extraprofessionnels, et sont influencées par des phénomènes de susceptibilité individuelle; il est donc difficile d’isoler la contribution spécifique des facteurs professionnels. De plus, les caractéristiques cliniques et biopathologiques de la plupart des pathologies induites par des facteurs professionnels ne sont habituellement pas différentes de celles d’autre origine: rien ne permet au médecin de distinguer un cancer du poumon dû à l’amiante ou dû au tabac, ou une épicondylite d’origine professionnelle ou due à la pratique du tennis… Pour les maladies occasionnées par des expositions à des facteurs professionnels dont les effets sont différés, les durées d’induction et/ou de latence sont longues (parfois une ou plusieurs décennies), ce qui a diverses conséquences: l’imputation causale est difficile; il est nécessaire de prendre en compte des données d’exposition rétrospectives sur de très longues périodes (par exemple, il faut disposer d’un historique de carrière complet, et pas seulement de la profession au moment où la maladie s’est produite); la survenue de la maladie survient souvent après le départ en inactivité (elle échappera donc à la surveillance du médecin du travail, quand il s’agit de salariés).
20C’est pour toutes ces raisons que la surveillance épidémiologique des risques professionnels ne peut consister à simplement enregistrer la survenue de certaines pathologies spécifiques, mais doit simultanément identifier les facteurs professionnels potentiellement associés à ces pathologies. Les méthodes utilisées sont variées: analyse systématique des certificats de décès par profession, recherche « d’événements sentinelles » (événements dont la présence ou la fréquence indiquent un dysfonctionnement potentiel; ainsi, un mésothéliome indique l’existence d’une source d’exposition à l’amiante), analyse systématique de données de maladies professionnelles déclarées ou reconnues, de données de registres de maladies, cohortes historiques ou prospectives, description des expositions professionnelles. Cette brève énumération des principales méthodes de surveillance épidémiologique des risques d’origine professionnelle montre la grande variété des outils potentiellement disponibles. En fait, chaque programme de surveillance résulte d’une combinaison de méthodes concernant trois domaines: connaissance des pathologies, connaissance des expositions, analyse épidémiologique. Les choix doivent être faits en fonction des objectifs du programme de surveillance, des caractéristiques de la population et du système de santé, et des moyens à réunir. Il faut donc, dans chaque situation, examiner les méthodes disponibles dans chacun des trois domaines concernés.
21Certaines études relevant de la surveillance épidémiologique des risques professionnels sont parfois réalisées par des organismes divers: ainsi les enquêtes répétées Sumer [3] et Conditions de travail [4], réalisées depuis longtemps par le ministère chargé du Travail sur des échantillons nationaux apportent des données descriptives extrêmement importantes sur les expositions professionnelles à des facteurs de nature diverse (physico-chimiques, biologiques, psychosociaux et organisationnels), et sur les conditions de travail et leur évolution dans le temps.
La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) et la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) ont récemment mis en place une enquête longitudinale en population générale ayant pour objectif de faire progresser la connaissance sur les interactions entre le travail, l’emploi et la construction ou l’altération de la santé, l’enquête Santé et Itinéraires professionnels (SIP), dont la première vague a eu lieu fin 2006-début 2007, la deuxième étant prévue en 2010 [5]. L’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset), dont le « t » final n’a été ajouté qu’en 2006, n’a actuellement pas d’activité orientée vers la surveillance épidémiologique.
Aujourd’hui, l’InVS est le seul organisme dont la mission explicite est de développer des activités de surveillance épidémiologique des risques professionnels concernant la population française, et ses travaux représentent actuellement la grande majorité des études dans ce domaine. C’est pourquoi, on a choisi dans ce qui suit quelques exemples de programmes progressivement mis en place par le DST depuis sa création, accompagnés de résultats typiques d’un programme de surveillance épidémiologique à l’échelle populationnelle, afin d’illustrer la diversité des méthodes et des données de surveillance. Il faut souligner que la totalité de ces programmes ont été construits entièrement de novo, en l’absence de toute structure spécialisée préexistante.
Quelques exemples de programmes de surveillance épidémiologique des risques professionnels
Le Programme national de surveillance du mésothéliome (PNSM)
22Le PNSM, mis en place en 1998, a pour objectifs: d’estimer l’incidence nationale du mésothéliome en France et son évolution; d’étudier la proportion de mésothéliomes attribuable à une exposition à l’amiante quelle qu’en soit l’origine, et contribuer à la recherche d’autres facteurs étiologiques éventuels (fibres de substitution, virus, radiations ionisantes notamment); de contribuer à améliorer le diagnostic anatomopathologique du mésothéliome; d’évaluer la reconnaissance du mésothéliome de la plèvre comme maladie professionnelle.
Encadré : Quelques définitions
- Le concept de risque relatif permet de comparer les risques dans des groupes de sujets différents. Lorsque l’on veut comparer deux groupes de sujets l’un exposé à une nuisance (E+) et l’autre non exposé (E-), le risque relatif (RR) est le rapport du risque dans le groupe E+ au risque dans le groupe E-: RR = RE+/RE- où RE+ est le risque dans le groupe exposé et RE- est le risque dans le groupe non exposé.
La valeur du risque relatif s’interprète de la façon suivante: si le groupe exposé a le même risque que le groupe non exposé, il ne doit pas exister de différence de risque entre les sujets des deux groupes; dans ce cas, le risque relatif doit être égal à 1; s’il est supérieur à 1, cela signifie que l’appartenance au groupe E+ entraîne une augmentation de la probabilité de présenter la maladie (ou une diminution de cette probabilité s’il est inférieur à 1). Un risque relatif de 3 (ou de 10) doit donc être interprété de la façon suivante: les sujets du groupe exposé ont une probabilité 3 fois (ou 10 fois) plus élevée de présenter la maladie que le groupe non exposé. - La mesure du risque relatif repose sur des indices qui peuvent être légèrement différents selon le protocole précis de l’enquête. Ainsi dans certains types d’enquêtes épidémiologiques, on peut calculer un odds-ratio (OR). Celui-ci a la même interprétation qu’un risque relatif: un OR de 3 (ou 10) signifie que les sujets du groupe exposé ont une probabilité 3 fois (10 fois) plus élevée de présenter la maladie que le groupe non exposé.
- Lorsqu’on veut étudier la fréquence des problèmes de santé au sein d’une population particulière, il est toujours nécessaire de comparer celle-ci à d’autres populations, car il n’existe pas dans l’absolu de norme de « bonne santé » d’une population. L’analyse épidémiologique de la santé d’une population consiste donc à comparer celle-ci à une population de référence adéquate. Pour cela, on utilise une méthode qui consiste à comparer le nombre de problèmes de santé attendus dans la population d’intérêt si sa fréquence était identique à celle de la population de référence à laquelle on la compare, au nombre de problèmes de santé qui ont été réellement observés dans la population d’intérêt. Lorsqu’on s’intéresse à la mortalité, le rapport du nombre des décès observés sur le nombre des décès attendus est appelé ratio standardisé de mortalité (SMR). Si, au lieu de la mortalité, on analyse l’incidence d’une maladie (cancer par exemple), on parle de ratio standardisé d’incidence (SIR).
- Lorsque l’on a fait la preuve qu’un facteur est bien une cause de maladie, on peut se poser la question de son impact dans la population. La fraction de risque attribuable permet d’évaluer cet impact en calculant la proportion de cas attribuables au facteur de risque dans l’ensemble de la population. Le risque attribuable dépend du risque relatif et de la fréquence de l’exposition au facteur de risque dans la population. Une fraction de risque attribuable égale à 20% signifie que sur 1 000 cas de maladie dans la population, 200 sont attribuables au facteur de risque, et auraient donc pu être évités si celui-ci n’avait pas été présent. Ces indicateurs d’impact permettent d’évaluer le bénéfice attendu d’une politique de prévention dans une population.
23Le PNSM associe un ensemble de partenaires coordonné par le Département santé travail de l’InVS (LSTE-ISPED, panel Mésopath, IIMTPIF, CHU Marseille). Son fonctionnement repose sur le découpage du programme en plusieurs volets coordonnés chacun au niveau national par une équipe qui en est responsable: volet « Incidence », volet « Étiologie », volet « Confirmation anatomopathologique et clinique », volet « Médico-social », le DST assurant la coordination de l’ensemble. De nombreuses structures locales sont associées au programme: registres des cancers, services hospitaliers, anatomopathologistes, médecins-conseils du régime général de Sécurité sociale, notamment.
24Le PNSM repose sur l’enregistrement exhaustif dans un certain nombre de départements des mésothéliomes de la plèvre incidents depuis le 1er janvier 1998, accompagné durant les cinq premières années d’une étude cas témoins. Actuellement, vingt-deux départements sont inclus dans le PNSM (figure 1); l’ensemble de la population couverte représente environ 16 millions d’habitants.
Départements couverts par le PNSM
Départements couverts par le PNSM
25Malgré l’important décalage temporel entre le recueil des données et leur consolidation du fait de la complexité des procédures de validation, de nombreux résultats ont déjà été obtenus (Goldberg et al., 2006). Ainsi, la figure 2 présente les professions et les secteurs d’activité les plus à risque de mésothéliome: les odds-ratios (avec leurs intervalles de confiance, présentés en ordonnée) indiquent le risque pour chaque profession ou secteur mésothéliome par rapport à la situation de n’avoir jamais exercé cette profession ou travaillé dans ce secteur (par exemple, avoir exercé la profession de tuyauteur industriel qualifié est associé à un risque 17,5 fois plus élevé de développer un mésothéliome par rapport à la situation de n’avoir jamais exercé cette profession).
Risques de mésothéliome par professions et secteurs d’activité (hommes)
Risques de mésothéliome par professions et secteurs d’activité (hommes)
26Le PNSM a aussi permis d’estimer que le nombre annuel de cas incidents de mésothéliome de la plèvre se situe entre 660 et 760 environ dans la période actuelle. La fraction attribuable à des expositions professionnelles à l’amiante est de 83% chez les hommes; parmi eux 62% ont fait une demande d’indemnisation au titre des maladies professionnelles, qui a été accordée dans 91% des cas.
Le Réseau expérimental de surveillance épidémiologique des TMS des Pays de la Loire
27À l’initiative du Département santé travail, un programme expérimental de surveillance épidémiologique des troubles musculo-squelettiques visant à constituer un observatoire des TMS d’origine professionnelle a été mis en place en 2002 dans la région des Pays de la Loire, choisie en raison de l’expérience déjà acquise dans le domaine de l’épidémiologie des TMS par le Département santé travail ergonomie de la faculté de médecine d’Angers, et l’inspection médicale du travail des Pays de la Loire, qui collaborent à ce projet.
28Ce programme s’organise autour de trois volets:
- volet « Surveillance en population générale »;
- volet « Surveillance en entreprise »;
- volet « Analyse des données médico-administratives » (maladies professionnelles et maladies à caractère professionnel).
Ratios standardisés d’incidence du SCC chez les femmes
Ratios standardisés d’incidence du SCC chez les femmes
29Chaque barre de l’histogramme représente le surcroît de risque pour la profession concernée par rapport au nombre qui serait attendu si le risque était le même que pour l’ensemble des professions.
La figure 4 présente la fraction de risque de SCC attribuable chez les ouvrières non qualifiées de type industriel dans diverses branches, c’est-à-dire la proportion de cas qui seraient évités si cette profession ne présentait pas un risque plus élevé.
Fraction de risque de SCC attribuable chez les ouvrières non qualifiées de type industriel
Fraction de risque de SCC attribuable chez les ouvrières non qualifiées de type industriel
30Le programme de surveillance des TMS est en cours d’extension dans d’autres régions de France avec un protocole allégé.
Connaissance des expositions professionnelles: le programme Matgéné
31En épidémiologie des risques professionnels, il est nécessaire de disposer d’outils permettant d’évaluer les expositions professionnelles et de les mettre en relation avec des données individuelles concernant les personnes et leur état de santé. Pour de nombreuses pathologies, les effets des facteurs professionnels sont différés, et les expositions d’intérêt sont survenues de nombreuses années avant la détection clinique de la maladie. L’évaluation des expositions professionnelles doit donc le plus souvent être réalisée de façon rétrospective. Les matrices emplois-expositions sont un outil de choix pour une telle évaluation à très grande échelle.
32Une matrice emplois-expositions peut être décrite comme un tableau dont un axe correspond aux intitulés d’emplois (en général un croisement profession/branche d’activité), et l’autre axe aux nuisances. Les cellules à l’intersection de chaque emploi et de chaque nuisance comprennent un ou plusieurs indices d’exposition. Lorsqu’on croise ces matrices avec des histoires professionnelles individuelles, les expositions sont ensuite attribuées automatiquement aux individus en fonction de leurs intitulés d’emploi. Malgré certaines limites méthodologiques, les performances des matrices sont globalement satisfaisantes (Kromhout, Vermeulen, 2001).
33L’objectif principal du programme Matgéné est de réaliser une matrice emplois-expositions « multinuisances », spécifiquement adaptée à la population générale française. Elle permet notamment de décrire en France la prévalence des expositions professionnelles en fonction de la période, de la région, du secteur d’activité ou de la profession. Cette connaissance des expositions permet d’évaluer l’impact de l’exposition à différentes nuisances dans l’apparition de maladies comme par exemple les cancers. La matrice sera mise à la disposition de l’ensemble des acteurs de la santé au travail, dont certains (équipes de recherche Inserm, certains instituts universitaires de médecine du travail…) contribuent d’ailleurs à sa réalisation.
34Plusieurs matrices ont déjà été réalisées ou sont en cours d’élaboration avancée: poussières de farine, poussières de céréales, poussières de cuir et poussières de ciment, carburants, white-spirits, benzène, amiante, fibres minérales artificielles, poussières de silice et poussières de charbon, formaldéhyde, poussières de textile, hydrocarbures polycycliques aromatiques (Luce, Févotte, 2005).
À titre d’illustration de l’utilisation de Matgéné pour fournir des indicateurs d’exposition dans la population française, les figures 5a et 5b présentent pour les poussières de farine, la prévalence de l’exposition des actifs selon la profession, obtenue par croisement de Matgéné avec des données du recensement de 1999 (5a), et la proportion d’exposés « vie entière » (croisement de Matgéné avec un échantillon d’histoires professionnelles disponible au DST; figure 5b).
Programme Matgéné: exposition aux poussières de farine en France
Programme Matgéné: exposition aux poussières de farine en France
Cohortes en population générale
35La cohorte épidémiologique est un type d’enquête dont le principe est le suivi longitudinal, à l’échelle individuelle, d’un groupe de sujets. Les avantages principaux des cohortes sont la possibilité d’analyses épidémiologiques longitudinales permettant de tenir compte au mieux de phénomènes liés au temps. Le caractère prospectif des cohortes permet de planifier le recueil de données concernant les expositions à des facteurs de risque nombreux, et de prendre en compte des problèmes de santé très divers appréhendés en termes de morbidité, voire d’états précliniques, et de mortalité. Les cohortes constituent des outils indispensables si on veut avoir une image évolutive de la réalité des risques professionnels à l’échelle de la population.
36Coset est une cohorte prospective « multirisques », de très vaste dimension, diversifiée en termes de problèmes de santé, de recrutement et de secteurs d’activité économique, qui permettra le suivi à long terme d’un échantillon diversifié de la population au travail appartenant à divers secteurs économiques. Ce projet est en cours de développement, en partenariat avec la CNAMTS, la MSA et le RSI, afin de constituer une cohorte de plusieurs centaines de milliers de participants représentatifs de la population des actifs des trois principaux régimes de protection sociale.
37Une analyse de la mortalité par professions et secteurs d’activité économique (projet Cosmop) a été réalisée à partir de l’échantillon démographique permanent (EDP) de l’Insee. Cette cohorte contient les informations socio-démographiques et professionnelles (issues des trois recensements de 1968, 1975 et 1990) de 322 050 hommes et 332 396 femmes qui avaient 16 ans ou plus au recensement de 1990. Pour la première fois en France, l’appariement de l’EDP et des causes médicales de décès individuelles a pu être réalisé (67 574 hommes et 59 439 femmes décédés). Les résultats ont, pour la première fois en France, permis de décrire la mortalité par causes et par secteur d’activité (Geoffroy-Perez et al., 2005). On en présente dans le tableau 2 à titre d’illustration un extrait concernant les décès par mort violente.
Étude Cosmop: secteurs d’activité présentant un excès de décès par mort violente (risque relatif)
Étude Cosmop: secteurs d’activité présentant un excès de décès par mort violente (risque relatif)
Établissement de fractions de certaines pathologies attribuables à des facteurs professionnels
38Un des objectifs majeurs de la surveillance épidémiologique est l’estimation du poids des facteurs professionnels sur la santé de la population, par l’intermédiaire du calcul de fractions de cas attribuables, qui mesurent l’impact des facteurs de risque dans la population. Il n’est pas utile d’insister sur l’importance de ce type d’information pour définir et conduire des politiques de prévention. Une de ses retombées majeures doit cependant être soulignée: il s’agit en effet des données qui permettent l’évaluation de la réparation des pathologies au titre des maladies professionnelles et de celle des accidents du travail, dont le caractère insuffisant a été souligné par plusieurs rapports officiels récents.
39Il est cependant particulièrement difficile de quantifier les effets des facteurs professionnels sur la santé à l’échelle de la population d’un pays. En effet, la plupart des maladies pour lesquelles existent des facteurs de risque professionnels identifiés sont d’étiologie plurifactorielle, incluant des facteurs non professionnels. Sauf de rares exceptions, rien ne distingue sur le plan médical les maladies provoquées par des facteurs professionnels de celles qui seraient dues à d’autres facteurs connus ou inconnus. Devant un cas individuel, rien ne permet d’en attribuer l’étiologie à l’un ou l’autre des facteurs susceptibles d’en être la cause, et comme on l’a rappelé plus haut, il ne suffit pas de dénombrer les cas d’une maladie pour être renseigné sur leur origine. Seules les données épidémiologiques permettent d’estimer, au sein de l’ensemble de la population, la fraction de cas attribuable. Le calcul du nombre de cas d’une maladie attribuables à un facteur de risque donné dans une population donnée suppose qu’il soit établi que le facteur concerné est une cause de la maladie. La connaissance du risque relatif et de la proportion de personnes exposées au facteur dans la population permet d’estimer la fraction de risque attribuable à ce facteur. L’estimation de fractions de risque attribuables à un facteur nécessite donc de disposer de données concernant les risques relatifs et la fréquence des expositions. Si le premier élément peut être obtenu à partir de la littérature internationale, il n’en est pas de même pour le second. C’est pourquoi la fraction de risque attribuable à un facteur n’est pas une donnée universelle, car elle dépend de la distribution des expositions dans la population à laquelle on veut l’appliquer. La fraction de risque attribuable est donc spécifique d’une population donnée, et peut fortement varier d’une population à une autre.
Le Département santé travail a mis en place un programme d’évaluation des fractions attribuables à des facteurs professionnels pour diverses pathologies. C’est pour les cancers que les premiers résultats importants ont été publiés (Imbernon, 2003). Ce travail a notamment permis de quantifier la sous-réparation pour certains cancers; les résultats principaux sont résumés dans le tableau 3 (en rappelant que le régime général de Sécurité sociale ne couvre qu’environ 80% de la population française: il faudrait donc, lorsque l’on compare les estimations proposées et le nombre de cas effectivement reconnus comme maladies professionnelles, augmenter ceux-ci d’environ 20% pour tenir compte des travailleurs affiliés aux autres régimes de Sécurité sociale).
Nombre de cas de cancer professionnel reconnus au régime général en 1999 et estimation du nombre de cas attribuables à ces facteurs (hommes, France entière, tous régimes confondus)
Nombre de cas de cancer professionnel reconnus au régime général en 1999 et estimation du nombre de cas attribuables à ces facteurs (hommes, France entière, tous régimes confondus)
40On constate donc une sous-indemnisation globale très forte et très variable selon les sites de cancer. Les cancers les mieux reconnus sont les cancers rares dont la forte association avec une nuisance spécifique est bien connue des médecins spécialisés (les mésothéliomes pleuraux associés à l’amiante et les cancers nasosinusiens associés aux poussières de bois). En revanche, des cancers d’origine multifactorielle comme le cancer du poumon sont beaucoup moins bien reconnus; entre 20% et 40% des cas de cancer du poumon attribuables à des expositions professionnelles seraient indemnisés. Si le nombre de cancers du poumon reconnus en maladie professionnelle a nettement augmenté au cours des dernières années, c’est pratiquement uniquement en raison d’une exposition à l’amiante, les autres cancérogènes pulmonaires étant toujours largement ignorés. La proportion de cas reconnus est beaucoup plus faible pour les cancers de la vessie ou les leucémies.
Réseaux de médecins du travail sentinelles
41La mise en place de réseaux sentinelles de médecins du travail, en coopération étroite avec l’inspection médicale du travail en région, permet de bénéficier de la situation d’observateurs privilégiés de ces professionnels de terrain. De tels réseaux sont particulièrement bien adaptés à la surveillance de problèmes de santé d’origine professionnelle à temps de développement bref.
42Certains de ces réseaux mis en place sont à vocation « généraliste », comme le réseau Sumatras qui concerne les déclarations de « Maladies à caractère professionnel » (MCP): des opérations intitulées « Semaine des MCP » permettent de recueillir les observations des médecins du travail pendant une semaine, renouvelée de façon régulière (Ha et al., 2006). D’autres réseaux sont « thématiques » et concernent des pathologies spécifiques: TMS (cf. ci-dessus); Samotrace est un programme de surveillance de la santé mentale (Cohidon et al., 2007); Sentasm s’intéresse à l’asthme. Le territoire national se couvre progressivement de réseaux de médecins du travail volontaires (cf. figure 6), et à l’heure actuelle, plus de mille médecins du travail sont impliqués dans un ou plusieurs de ces programmes de surveillance.
Implantation actuelle des réseaux régionaux de médecins du travail
Implantation actuelle des réseaux régionaux de médecins du travail
Conclusions – Perspectives
43Toutes les activités de surveillance épidémiologique des risques professionnels brièvement présentées ici sont bien établies dans divers pays. Elles présentent un certain nombre de spécificités: caractère systématique et permanent, échelle populationnelle, diversité des situations et des structures impliquées, diversité des méthodes de surveillance selon la nature des problèmes, nécessité de la valorisation des dispositifs et des enquêtes nationales existants. Grâce à la mise en place au sein de l’InVS du Département santé travail, structure spécialisée de surveillance des risques professionnels à l’échelle de la population, ces activités de surveillance épidémiologique sont en plein développement en France, alors qu’elles étaient auparavant inexistantes ou à l’état embryonnaire dans notre pays, alors même que les compétences et les partenaires nécessaires à leur mise en œuvre existaient.
44Beaucoup reste cependant à faire. La plupart des programmes cités n’ont encore qu’un faible recul, et certains en sont encore à l’état expérimental. D’autres aspects de la surveillance épidémiologique des risques professionnels n’ont pas pu encore atteindre un niveau de développement suffisant, notamment ce qui concerne la surveillance épidémiologique en entreprise, pourtant clairement promue par la loi de santé publique de 2004 qui donne mission à l’InVS de « développer dans les entreprises des [systèmes de] surveillance épidémiologique » (article 55). Mais la santé au travail est confiée à la responsabilité de l’employeur, qui peut refuser la mise en place d’un système de surveillance; c’est ce qui s’est produit jusqu’à présent dans beaucoup de cas, notamment pour des entreprises publiques. On peut espérer que cette attitude particulièrement dommageable évoluera dans l’avenir.
Il est donc nécessaire de pérenniser et de renforcer l’activité de surveillance épidémiologique des risques professionnels. À cet égard, il faut souligner le faible coût des systèmes de surveillance quand on le rapporte à l’impact économique des problèmes de santé au travail. Ainsi, le programme de surveillance des troubles musculo-squelettiques des Pays de la Loire que nous avons décrit, un des plus importants au monde dans ce domaine à l’heure actuelle, coûte environ 250 000 €/an. Or, le coût total des TMS indemnisés (Tableau 57 – Régime général de sécurité social), s’est élevé à 540 millions d’euros en 2003, pour environ 25 000 cas indemnisés, le coût moyen net d’un TMS indemnisé étant de 22 856 € (Aublet-Cuvelier, 2005). On voit donc que le coût du programme surveillance des TMS des Pays de la Loire est équivalent à celui de 10 TMS « moyens », soit 0,005% du coût total de la réparation, qui elle-même ne représente qu’une fraction du coût global de ces pathologies!
Bibliographie
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- Toutes les publications de l’Institut de veille sanitaire sont téléchargeables: http:// www. invs. sante. fr/ publications/ default. htm, rubrique Santé et Travail.
Notes
-
[1]
Marcel Goldberg: Inserm Unité 687, Villejuif et Département santé travail, Institut de veille sanitaire, Saint-Maurice.
Ellen Imbernon: Département santé travail, Institut de veille sanitaire, Saint-Maurice. -
[2]
On peut d’ailleurs souligner que la recherche en épidémiologie des risques professionnels a constitué historiquement le socle du développement des méthodes de l’épidémiologie moderne: la mise en évidence du rôle de l’amiante vis-à-vis du cancer du poumon dans les années cinquante en Angleterre a reposé sur des méthodes novatrices qui sont aujourd’hui toujours utilisées. Il faut rappeler que cette découverte est quasiment contemporaine de celle, par les mêmes chercheurs, du rôle cancérogène du tabac.
-
[3]
Site: www. travail-solidarite. gouv. fr/ etudes-recherche-statistiques-dares/ statistiques/ santeau-travail/ enquetes/ sumer. html
- [4]
-
[5]
Site: www. travail-solidarite. gouv. fr/ etudes-recherche-statistiques-dares/ statistiques/ santeau-travail/ enquetes/ s. i. p. html