Notes
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Pierre Fournier, maître de conférences en sociologie (Université de Provence, Laboratoire méditerranéen de sociologie).
Cédric Lomba, chargé de recherche en sociologie (CNRS-Université Paris 8, Cultures et sociétés urbaines). -
[1]
Dans la suite de cet article, le terme de « pharmacie » sera utilisé comme abréviation de « pharmacie d’officine ».
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[2]
Comme il est d’usage dans la profession, le masculin a été conservé pour désigner les titulaires du diplôme de pharmacien même si la profession est féminisée à 66 % en 2006 (source : Ordre national des pharmaciens).
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[3]
Cette enquête a servi d’appui à la préparation de deux cours d’initiation à la recherche de terrain, l’un à l’EHESS Paris et l’autre à l’université d’Aix-Marseille I.
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[4]
Cette enquête s’inscrit aussi dans un programme collectif de recherche, croisant perspectives ethnographiques et historiques (1945-2007), sur la production et la distribution de médicaments (coordonné par P. Fournier, C. Lomba et S. Muller). Les diverses enquêtes (sur des industriels producteurs de principes actifs et de princeps, sur des façonniers, sur la fabrication à l’hôpital public, ou encore sur les grossistes-répartiteurs et la visite médicale) visent à souligner que les aspects industriels et commerciaux de l’industrie pharmaceutique ont leurs logiques propres qui pèsent sur les modalités de prise en charge de la santé.
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[5]
L’autorisation de création de pharmacie est ainsi accordée aujourd’hui dès lors qu’elle garantit la desserte de 2 500 habitants dans les communes de moins de 30 000 habitants, et de 3 000 habitants dans les plus grandes. Les pharmacies ont aussi une obligation de délai dans la mise à disposition de références susceptibles d’être prescrites par les médecins.
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[6]
Pour une histoire de la pharmacie d’officine en France, cf. Faure, 2005 ; Lefébure, 2004 ; Chauveau, 1999 et 2005.
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[7]
Des spécificités nationales fortes existent en matière de prise en charge des problèmes de santé. Il n’en demeure pas moins qu’un modèle général est repérable dans les pays occidentaux, voire plus largement.
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[8]
Cette expression désigne une liste de médicaments, contenant des substances actives, pouvant être achetés sans prescription (comme le paracétamol par exemple), mais sous contrôle du pharmacien censé informer les clients des contre-indications. Certains ont des prix fixés administrativement car ils sont remboursables (il faut qu’ils aient été prescrits par le médecin pour être remboursés). Les autres, non remboursables, sont à prix libres.
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[9]
À partir des années quatre-vingt, de longues négociations ont permis à la grande distribution d’obtenir la vente de produits auparavant sous monopole du pharmacien (par exemple, la vitamine C, l’aspartame, le préservatif, les produits pour bébé, etc.) (Hanot, 1995). Dans d’autres pays, comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni, cette situation est plus ancienne, le monopole ne couvrant qu’une gamme limitée de médicaments.
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[10]
La France est le pays d’Europe à la plus forte densité en pharmacies. Le nombre de pharmacies est relativement stable depuis le milieu des années quatre-vingt (source : Ordre national des pharmaciens, 2006).
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[11]
Si la carte de fidélité est interdite en France, elle est utilisée dans les pharmacies d’autres pays comme la Belgique.
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[12]
Nécessairement prudent car empiétant sur l’exercice de la médecine, ce commentaire inscrit néanmoins le pharmacien dans le travail d’orientation du patient entre les différents professionnels de santé, dans la « carrière de malade ».
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[13]
La loi prévoit qu’un catalogue des prix des médications familiales soit à disposition des clients pour palier l’inaccessibilité des produits. Aucune observation n’a cependant fait état de son usage.
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[14]
Les comparaisons de prix citées dans la presse spécialisée (Le Moniteur des pharmacies, source IMS) montrent que les écarts observés entre pharmacies sur la parapharmacie sont de l’ordre de 10 %, les prix étant plus élevés là où la concurrence est faible (zones « rurales » et « touristiques »), et plus faibles là où la concurrence est forte (« hypercentre », « villes moyennes », « zones de passages » où sont aussi concentrées les enseignes spécialisées en cosmétique).
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[15]
Dans la mesure où l’indication de ces spécialités médicales est laissée à l’appréciation du pharmacien, elles ne peuvent être placées en libre accès : obligatoirement de l’autre côté du comptoir, souvent sur des rayonnages immédiatement derrière les vendeurs. Par cette position stratégique, ils établissent aussi un continuum entre les produits de l’avant et de l’arrièreboutique, étendant virtuellement le statut de médicament à l’ensemble des produits vendus en pharmacie.
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[16]
Les industriels fabriquant ces produits ont eux-mêmes soutenu le monopole de facto de distribution des pharmaciens en imposant l’embauche de personnels qualifiés dans les grandes surfaces, voire en refusant de les livrer, comme Biotherm, filiale de l’Oréal en cosmétique et hygiène (source : Décision n° 03-D-53 du Conseil de la concurrence, 26 novembre 2003).
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[17]
En 2007, le gouvernement évoque et annonce l’ouverture du capital à des non-pharmaciens et la possibilité de créer des chaînes de pharmacie, la médication familiale en libre-service, une réduction du monopole, ou encore la mise en place de la carte Vitale 2, du dossier médical et pharmaceutique personnalisé, et des franchises médicales.
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[18]
Que l’on désignera par « Vitale » dans la suite de l’article.
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[19]
En 2002, les médecins ont mené une grève de la télétransmission pour protester contre le contrôle de leur activité, redoutant que le système introduise un contrôle de l’acte de prescription.
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[20]
Traditionnellement, les pharmaciens se voient reprocher la vente de produits très éloignés d’objectifs de santé (produits amincissants, compléments alimentaires, etc.).
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[21]
Selon une étude menée à partir des sources fiscales, les revenus nets moyens des pharmaciens propriétaires atteignent 8 500 € par mois en 2001 (Bernadet, Collet, 2004). Si ces revenus sont très dispersés (selon les régions, et selon que les pharmaciens exercent en entreprises individuelles ou en sociétés regroupant plusieurs pharmaciens), ils sont en moyenne plus élevés que ceux des médecins généralistes et spécialistes, et nettement plus élevés que ceux des cadres supérieurs. À ces revenus s’ajoute, pour le propriétaire, la cession de la pharmacie lors du départ en retraite (1,4 million d’euros en moyenne en 2006), leur assurant une capitalisation garante de rentes.
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[22]
Comme l’attestent de nombreuses thèses de pharmacie écrites durant les années quatrevingt (cf. par exemple, Bru, 1983 ; Mariotte, 1983).
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[23]
Par exemple, avec la création de rayons parapharmaceutiques dans la grande distribution généraliste, avec l’ouverture de boutiques rattachées à des chaînes spécialisées ou avec la vente à distance par internet.
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[24]
Si la préfecture autorise les créations de pharmacies jusqu’au ratio d’une pharmacie pour 2 500 à 3 000 habitants selon la taille de la commune, elle n’interdit pas l’existence de situations de moindre couverture, conduisant à des pharmacies à fort chiffre d’affaires, exposées au risque d’installation de concurrents.
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[25]
En dehors des cas de couverture mutuelle universelle et d’organismes qui gèrent à la fois la sécurité sociale et la couverture complémentaire comme la MGEN.
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[26]
Certains produits remboursables sont chers (plusieurs centaines d’euros) et périmables rapidement. En outre, les invendus ne sont pas repris par les fournisseurs et doivent passer aux « pertes » du bilan après une procédure complexe de renvoi au fabricant contre l’établissement de bons de destruction opposables en cas de contrôle fiscal.
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[27]
L’activité de préparation ne réclame plus guère d’un mètre de linéaire pour les étagères de stockage des principes actifs et la paillasse. D’après la revue professionnelle Porphyre, plus de la moitié des pharmacies font moins de cinq préparations par jour (n° 389, janvier 2003). Les documents comptables mis à disposition par un pharmacien d’une petite ville indiquent que les préparations représentent 1,3 % de son chiffre d’affaires.
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[28]
Certains industriels développent ainsi leurs propres réseaux de distribution.
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[29]
Sources : exploitation originale des recensements de population de 1968 (catégorie « pharmacie avec ou sans laboratoire ») et 1999 (NAF 523A, « commerce de détail de produits pharmaceutiques »).
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[30]
En outre, le nombre minimum de pharmaciens adjoints dans le personnel augmente avec le chiffre d’affaires suivant un barème réglementaire.
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[31]
En 1999, les pharmacies regroupent 28 245 pharmaciens titulaires, 22 197 pharmaciens salariés, 42 037 préparateurs et 35 230 autres personnels (source : Recensement de la population, 1999).
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[32]
La situation est également connue et acceptée par les inspecteurs de la DRASS (Porphyre, n° 311, mars 2005).
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[33]
Le recours aux stagiaires est généralisé dans les pharmacies, notamment parce que cette main-d’œuvre bon marché accepte volontiers de travailler le samedi et le soir, en dehors des heures de cours. Dans le cadre d’un stage validé, les étudiants en troisième année de pharmacie peuvent seconder le pharmacien sous son contrôle direct.
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[34]
Ces employées (88 % de femmes) françaises (à 95 %) sont peu diplômées (60 % ont obtenu au plus le CAP, 11 % ont le CEP, 15 % le bac et 14 % un diplôme d’études supérieures) et travaillent régulièrement en temps partiel (42 % dont la moitié à mi-temps au plus) (source : Exploitation originale des recensements de la population, 1999).
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[35]
Porphyre, n° 390, février 2003.
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[36]
La remise autorisée par la loi est de 10,74 %. À cela s’ajoutent d’autres remises beaucoup plus élevées, « les marges arrières », (partiellement limitées depuis 2005).
1Ces dernières années, des mesures importantes de politique publique ont contribué à modifier la place des pharmacies d’officines [1] dans l’organisation du système de santé (introduction de la carte Sesam-Vitale, promotion des médicaments génériques, délivrance d’une nouvelle gamme de produits jusque-là disponibles seulement auprès des hôpitaux, etc.). On peut dès lors s’interroger sur la nouvelle position du pharmacien [2] dans l’espace de production et de distribution des médicaments. Le rôle des activités de commerce et des professionnels dans les régulations de l’économie du médicament reste en effet encore peu connu. Les recherches en sciences sociales sur ce thème se sont surtout concentrées sur les relations complexes entre d’autres types d’acteurs (pouvoirs publics, représentants de firmes, associations d’usagers, etc.) pour construire un marché particulièrement contrôlé (par exemple, Dalgallarondo, 2004 ; Hauray, Urfalino, 2005). Pourtant, l’activité même de vente de médicaments aux consommateurs participe de l’organisation de ce secteur. La pharmacie, à la fois petit commerce et structure de santé, est à l’intersection de politiques publiques qui l’utilisent pour modifier les pratiques de consommation (politiques préventives, diminution des dépenses de santé, etc.) et des actions des industriels du médicament qui tentent de contrôler toujours plus l’aval du processus de production. L’observation des pratiques de commerce et de travail dans les pharmacies, étudiées dans le cadre de notre enquête de terrain (cf. encadré), montre que les pharmaciens composent avec ces contraintes, notamment en jouant des différentes réglementations autour du médicament, pour pérenniser leur activité.
2Dans un premier temps, nous présenterons la tension inscrite dans la pratique de la pharmacie, prise entre les règles de l’activité encadrée et du commerce libre, en lien avec les statuts du médicament et des autres produits commercialisés (parapharmacie). Dans une deuxième partie, nous soulignerons, en nous appuyant sur l’introduction de la carte Sesam-Vitale et des dispositifs informatiques associés, comment les pharmaciens ont fait prendre à leur commerce un tournant gestionnaire avec l’entrecroisement des activités libres et des activités encadrées. Enfin, nous montrerons quelles spécialisations professionnelles ces changements ont permis dans les pharmacies.
Encadré méthodologique
Ensuite (2005-2007), nous avons recueilli des données dans le cadre de monographies sur une vingtaine de pharmacies, principalement à Paris, Marseille, Aix-en-Provence et dans une petite ville du centre de la France [3].
Au sein de chacune des pharmacies, ont été menés :
- des observations de l’activité des personnels et des interactions entre le personnel, avec les clients, avec les fournisseurs ;
- et des entretiens (avec une trentaine de pharmaciens, propriétaires ou salariés, et avec une vingtaine de préparateurs).
Le mode d’entrée et les questions posées ont conduit à croiser de multiples dimensions, gestionnaire, juridique et sociologique de l’activité de pharmacien [4].
L’officine de pharmacie, entre régulation administrée et régulation de marché
3Le pharmacien d’officine est en France le seul professionnel de santé, avec l’opticien, dont l’activité soit inscrite au registre du commerce. En même temps, son installation fait l’objet d’une procédure d’autorisation délivrée par la préfecture en fonction de la couverture des besoins des populations, laissant entendre qu’il s’agit d’un commerce à part avec une mission de service public [5]. L’activité est aussi administrée de façon à séparer prescription et fourniture de médicaments ce qui assure une protection du consommateur, en privant le médecin de toute possibilité de se détourner de son mandat pour des motifs d’enrichissement. Assuré du monopole de la vente des médicaments de ville, le pharmacien est, en retour, interdit de publicité et même de fabrication de médications à sa seule enseigne pour ne pouvoir être accusé de concurrencer l’exercice de la médecine et d’abuser de son autorité paramédicale [6]. Les médications proposées font l’objet d’un contrôle amont par une autorité sanitaire (aujourd’hui l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé – AFSSAPS) qui autorise leur mise sur le marché (AMM) les transformant en médicaments proprement dits, et la délivrance de la plupart d’entre eux ne peut se faire que sur ordonnance médicale.
4Cet équilibre par limitation croisée des prérogatives du médecin prescripteur et du pharmacien d’officine fait sans doute partie des conditions qui ont présidé, en France [7], au développement pérenne d’un dispositif de mutualisation d’une partie des dépenses de consommation pharmaceutique dans le cadre de l’assurance maladie obligatoire. Pour éviter certaines dérives inflationnistes du système, il a été assorti de quelques règles administratives appliquées au médicament : chaque médicament est apprécié pour le service médical qu’il rend (avec application de taux variés de remboursement, voire de non-remboursement) ; un ticket modérateur est censé entretenir la vigilance individuelle contre les gaspillages (bien que les organismes de couverture complémentaire le prennent partiellement ou totalement en charge) ; le marché de chaque médicament est protégé temporairement par des brevets pour assurer les industriels d’un retour sur leurs investissements de recherche et développement, et, enfin, les prix des médicaments remboursables sont fixés administrativement (par le Comité économique des produits de santé) pour limiter les profits de monopole.
5Ce dispositif administré produit cependant potentiellement des rentes de situation pour les médecins et pour les pharmaciens, assurés de ressources stables par la garantie de solvabilité de la clientèle. Depuis 1975, les pouvoirs publics tentent de limiter ces rentes pour diminuer les remboursements des soins de santé. S’agissant des pharmaciens, cette lutte contre les rentes de situation prend deux formes principales : l’extension de la régulation de marché et la réorientation de la régulation administrée. Sur le premier point, les marges d’action sont limitées car 75 % du chiffre d’affaires des pharmacies provient de médicaments remboursables à prix fixes (prix d’achat et de vente). Seuls les 6 % de la médication familiale non remboursable [8] et les 19 % de la parapharmacie, des compléments alimentaires et des médicaments vétérinaires correspondent à des prix libres et à un financement individuel sur lequel la régulation par les prix peut avoir une prise (source : Pharmastat, 2005). Les mesures publiques de déremboursement partiel ou total de médicaments pour service médical rendu insuffisant sont tout de même de nature à accroître le volume de produits pour lesquels la demande est sensible aux prix de vente. De même, l’ouverture du monopole de distribution sur certains produits parapharmaceutiques introduit une pression plus grande à la baisse des marges des pharmaciens [9]. On peut attendre d’une concurrence effective sur les prix qu’elle entraîne l’adoption de principes de gestion économes pour toute la pharmacie, sur lesquels puisse s’appuyer l’assurance maladie pour réduire les marges des pharmaciens sur les médicaments remboursables sans menacer la survie de leur activité. Du côté de la régulation administrée, la réorientation peut porter sur la part en valeur des médicaments remboursables dans le chiffre d’affaires en favorisant une concurrence sur les prix des médicaments dont les brevets sont tombés dans le domaine public. Elle fait des pharmaciens les principaux acteurs de cet arbitrage sur les prix en leur reconnaissant un droit de substitution sur les produits prescrits, de façon à favoriser la délivrance de médicaments génériques.
Cette présentation rapide des principes de régulation du secteur permet de caractériser la situation commerciale du pharmacien : il intervient à la fois sur un marché protégé de la concurrence par les prix et sur un marché exposé à celle-ci.
Un marché protégé
6Sur le marché protégé, les résultats commerciaux, strictement dérivés des volumes distribués, dépendent essentiellement de la localisation de la pharmacie (à proximité de bassins de population, de lieux d’activité, de résidence ou de chalandise, ou encore à proximité de médecins prescripteurs) et de l’offre de services non facturés qui fidélisent des clients. Le jeu sur le premier aspect est largement contraint par les autorisations d’installation ou de transfert accordées avec mesure par la préfecture après avis de l’Ordre régional des pharmaciens et de syndicats de pharmaciens [10]. Le second est plus ouvert même si, contrairement à d’autres commerces, les représentants de la profession (l’Ordre ou les organisations syndicales) sont censés limiter les signes les plus visibles de concurrence entre les pharmacies, contraires au principe de « confraternité ». Sont ainsi visés la publicité dans les médias, le démarchage direct de clients, la carte de fidélité pour les médicaments de prescription [11], les liens d’entente avec des médecins prescripteurs. Il reste que les pharmaciens se sont créés des marges de manœuvre pour « cultiver » leur clientèle (Bigus, 1972). On peut citer l’extension de l’offre par-delà le seul médicament remboursable à usage humain, lui permettant de satisfaire en une fois toute demande du client : avec la distribution parallèle de médicaments homéopathiques, de substances vétérinaires, de produits cosmétiques, d’herboristerie, d’équipements orthopédiques, avec la vente ou la location de matériel médical, etc. D’autres techniques pour entretenir les relations avec le client sont mobilisées. Ainsi, l’économie de temps peut être une voie de fidélisation : les ordonnances déposées en dehors des heures d’ouverture sont préparées à l’avance pour éviter la file d’attente ; ou bien encore l’indication de quelque médication familiale pour faire face à des pathologies bénignes qui évite la consultation d’un médecin et son cortège de contraintes (déplacement, attente, interaction pas toujours facile…). Les facilités de paiement sous forme de médicaments avancés jusqu’à l’obtention d’une ordonnance ou sous forme de tolérance sur l’identité de l’ayant droit ont aussi été observées durant l’enquête. Une pharmacienne salariée d’une petite pharmacie d’un quartier populaire de Paris montre l’importance que peuvent avoir ces pratiques en décrivant la perte de clients au lendemain de l’arrivée d’une nouvelle propriétaire :
Dans le mouvement de singularisation de la relation au client qui prend parfois la forme d’une attention quasi thérapeutique à la personne, le personnel de la pharmacie peut aller jusqu’à traduire les indications de posologie dans une autre langue comme on l’a vu de la part d’un préparateur d’origine marocaine pour de vieux immigrés dans le quartier populaire de Belsunce à Marseille. Il assure aussi la livraison à domicile pour les gros consommateurs. Ou bien encore il met à disposition, en zone rurale ou périurbaine, les résultats d’analyses médicales ayant transité par la pharmacie, assortis d’un éventuel commentaire du pharmacien [12]. Ces pratiques de fidélisation sont à l’abri de toute suspicion d’intention intéressée dans la mesure où elles trouvent des justifications fortes dans un argument censé légitimer le monopole concédé au pharmacien pour la distribution finale du médicament : le souci de faire contrôler par des professionnels spécialisés la diffusion de produits dangereux. En outre, ces pratiques s’accordent bien à l’image de disponibilité désintéressée qui est publiquement associée à l’assistance sanitaire dans les sociétés occidentales (Freidson, 1984) et plus largement aux « professions établies » (Hughes, 1996, p. 107-121).« Pourtant, elle [la nouvelle propriétaire] est souriante, elle fait son travail correctement, mais elle est commerciale, elle est commerçante. Avant, c’était une petite officine de quartier et ils étaient accueillis par quelqu’un qui s’intéressait vraiment à eux. Elle, elle s’intéresse très sincèrement à leur porte-monnaie. Pourtant, l’équipe est la même et certains clients partent. [Le pharmacien] d’avant rendait beaucoup de services, il faisait le maximum. Celle-ci en fait le moins possible. Par exemple, on a du mal à lui faire maintenir que les feuilles de sécu du médecin qui vont avec les ordonnances, pour les gens qui sont au centre [de sécurité sociale] du quartier, comme nous on va porter les nôtres, on porte les feuilles des gens aussi. C’est une petite chose qui ne change rien pour nous. Ce genre de choses, elle veut pas le faire. Donc forcément, les gens, ça leur plaît pas. Pour les gens qui sont pas sur Paris, si ils ont pas leur carte Vitale, ils ont plus droit au tiers payant. Pour les gens, quand ça fait quinze ans qu’ils sont habitués à quelque chose, ils aiment pas qu’on le leur retire. Avant, on le faisait même s’ils avaient oublié la carte, ça prenait un peu plus de temps pour être payé, mais tant pis. La pharmacie d’où elle venait, deux rues plus loin, ils font beaucoup de parapharmacie et ils sont vraiment en service minimal. C’est pas la même clientèle. ».
Un marché exposé à la concurrence
7Le pharmacien intervient aussi sur un marché qu’on a décrit comme potentiellement concurrentiel mais sur lequel différentes attitudes commerciales sont possibles compte tenu de l’information limitée du public sur les prix [13] et sur les qualités des produits. Ainsi, certains pharmaciens rencontrés au cours de l’enquête cherchent à maximiser les volumes écoulés en jouant la baisse des prix, surtout avec les clients collectifs (comme les maisons de repos), ou dans des zones très denses [14]. D’autres, au contraire, font le choix d’une marge élevée sur des produits sur lesquels ils se sentent à l’abri de la concurrence en raison par exemple d’une « rente de situation » liée à leur localisation géographique, ou bien en tirant parti du « coup double » d’approvisionnement que permet la pharmacie, surtout sur les produits où l’achat n’est pas programmé comme les cosmétiques et les produits d’hygiène. Toujours dans le jeu autour de la constitution d’une clientèle captive, le pharmacien peut profiter de la confusion entre délivrance de médicaments prescrits, indication de médication familiale [15] et conseil commercial sur des produits d’allure médicale vendus souvent en exclusivité par un personnel se présentant comme expert, laissant attendre de ces produits un véritable service médical sans équivalent avec les produits parapharmaceutiques distribués en grande surface ou en parfumerie [16].
8Ces deux marchés qui méritent d’être séparés logiquement ne sont pas toujours si clairement identifiés par le consommateur, comme on a eu l’occasion de le voir dans des interactions entre clients et personnels, ni si distincts pour le pharmacien lui-même : la proposition de telle gamme parapharmaceutique (à bas prix, ou au contraire en exclusivité) peut être un argument de fidélisation pour telle ou telle clientèle, permettant de s’assurer la délivrance de ses médicaments sur prescription médicale ; inversement, telle pratique de fidélisation portant sur la délivrance des médicaments prescrits peut servir la vente conjointe de produits à prix libre sur lesquels la marge de la pharmacie est forte.
Ce sont même ces imbrications entre les deux secteurs protégé et exposé de la pharmacie que la réforme de l’assurance maladie qui a conduit à la généralisation de la carte Sesam-Vitale et du tiers payant immédiat, a pu faciliter. Elle a ainsi ouvert de nouvelles voies pour la réussite commerciale de la pharmacie, combinant relation de vente et relation de conseil sanitaire qu’on aurait tort d’opposer de façon tranchée.
La gestion des pharmacies face aux réformes administratives et aux ajustements des industriels
9Depuis les années quatre-vingt-dix, la pharmacie a fait l’objet d’un nombre important de réformes visant à réduire les dépenses de santé prises en charge par l’assurance maladie. On peut citer, pour les plus récentes, la diminution des marges des pharmaciens sur les médicaments chers (1990 et 1999), les déremboursements (1991 et 2005), l’introduction de la carte Sesam-Vitale (1998), le droit de substitution de génériques aux princeps (1999) puis l’obligation d’atteindre des taux de substitution, l’obligation d’affichage des prix en pharmacie (2003), la sortie de la « réserve hospitalière » (2004), la création de conditionnement à trois mois réduisant les marges (2004), l’introduction d’un tarif de référence pour les médicaments (2005), le plafonnement des marges arrières (2006), etc. Ces réformes s’enchaînent rapidement et suscitent des réactions des firmes pharmaceutiques dans leurs politiques commerciales et leurs organisations de la distribution. Cela place les pharmacies dans une situation de contraintes renforcées et d’incertitude sur les changements à venir [17]. Toutefois, une analyse d’une courte période, à partir de l’introduction de la carte Sesam-Vitale [18], indique que les pharmaciens propriétaires, ainsi que les industriels du secteur, mobilisent également ces réformes et ces ajustements à leur avantage. C’est ainsi que le taux de marge brute des pharmacies a connu une nette augmentation entre 1999 et 2006 (Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, 2006, p. 106-108).
La généralisation de la carte Vitale sur un terrain préparé
10Jusqu’en 1998, le dispositif de socialisation d’une partie des dépenses de consommation pharmaceutique réclame la plupart du temps une avance de trésorerie par l’assuré avec remboursement différé sur la base d’un document établissant la preuve des dépenses (feuille de soin portant les vignettes prélevées sur les boîtes de médicaments délivrés), transmis par lui à la Caisse primaire d’assurance maladie puis à un éventuel organisme de couverture complémentaire. La carte Vitale vient alors étendre une pratique jusque-là réservée aux assurés sociaux bénéficiant d’une prise en charge à 100 %, le tiers payant immédiat. Avec une carte à puce nominative, l’assuré fait état de ses droits. Par suite, ne lui est demandé que le règlement du ticket modérateur tandis que les factures à l’assurance maladie et à l’éventuel organisme de couverture complémentaire sont transmises directement par le pharmacien.
11Plusieurs acteurs tirent parti de cette mesure : les assurés qui ne sont plus exposés aux mêmes aléas de trésorerie que du temps où ils devaient faire l’avance de la totalité des frais de médicaments, l’assurance maladie qui sous-traite une partie du travail administratif d’encodage aux pharmacies, les instances de contrôle du secteur qui disposent d’un système plus complet de traçabilité en cas de rappel de lots, et les industriels qui s’évitent des réactions de consommateurs devant des médicaments aux prix de plus en plus élevés. Pour ce qui est des pharmacies, la réforme s’accompagne de changements dans l’organisation du travail. Les vignettes des médicaments sont désormais dotées d’un code à barres permettant une saisie informatique rapide et précise. Dès lors, les personnels en charge de la délivrance d’ordonnances dans la pharmacie n’ont plus à reporter manuellement sur les feuilles de soin la liste des produits délivrés. De la même façon, la tenue du registre des médicaments délivrés, censé servir en cas de rappel de lots, est informatisée. En revanche, les personnels ont à leur charge la transmission de bordereaux récapitulatifs à la CPAM et aux assurances complémentaires. Ils gèrent par suite les litiges avec ces interlocuteurs. Cependant, de l’avis d’un pharmacien rencontré, l’avancée principale permise par la carte Vitale est précisément la sécurisation plus grande des paiements, avec un taux de rejet des dossiers transmis à la CPAM passant de 6 ou 7 % à 1 ou 2 %.
12In fine, cette réforme fait porter sur la pharmacie l’avance de trésorerie et introduit de nouvelles tâches administratives et de contrôle, éloignant les pharmaciens des activités « nobles» de santé. Comment, dès lors, expliquer l’acceptation de cette réforme par la profession plus rapidement que chez les autres professionnels de santé ? Ainsi, la quasi-totalité des pharmaciens ont immédiatement demandé une carte de professionnel de santé (CPS) proposée en association avec Vitale : selon le rapport de la Cour des comptes sur la sécurité sociale (2000), en 2000, 93 % des pharmaciens ont demandé une CPS contre 63 % des médecins libéraux, et moins encore pour les spécialistes, soucieux de préserver l’autonomie de leur activité [19]. Les porte-parole syndicaux des pharmaciens ont critiqué le système mais sans le condamner. L’alourdissement de leur trésorerie avec la disparition de l’avance par le client a été en partie limité pour les factures télétransmises aux CPAM (dans les Hauts-de-Seine, 2,2 jours ouvrés de délais de remboursement du tiers payant par la CPAM contre 4,7 pour les factures non télétransmises). Mais, on peut faire l’hypothèse que ce sont surtout la position sociale des pharmaciens, l’histoire de l’organisation du travail dans la pharmacie et les possibilités de négociations de marché introduites par ce système qui expliquent ce peu de réaction face à la réforme.
13De manière générale, les pharmaciens occupent une position inférieure à celle des médecins libéraux dans l’espace social parce qu’ils ne sont jamais parvenus à imposer l’image d’une profession « désintéressée» [20]. Si les pharmaciens ont souvent des revenus supérieurs en moyenne à ceux des médecins généralistes (Bernadet, Colet, 2004, p. 8), ils ont toujours occupé une position moins prestigieuse dans le champ des professions de santé. Ce phénomène n’est pas nouveau, comme O. Faure l’a montré en analysant la subordination des pharmaciens aux médecins au XIXe siècle (Faure, 2005). Aujourd’hui, on l’observe d’abord dans la formation universitaire qui constitue une voie de relégation pour une partie des étudiants échouant dans les études de médecine (Cèbe, 2001, p. 159). Dans l’exercice même, jusqu’au récent droit de substitution, les pharmaciens n’avaient qu’une marge très réduite d’interprétation des prescriptions des médecins. Plus encore, les pharmaciens rencontrés au cours de l’enquête relèvent le mépris de médecins qu’ils doivent appeler régulièrement lorsqu’ils ne parviennent pas à déchiffrer une ordonnance ou devant des prescriptions erronées, voire aberrantes. Si les pharmaciens se sont dotés d’instruments de contrôle et de clôture de la profession, ils n’ont pas obtenu le monopole de la définition de l’activité comme ont pu le construire les médecins (Peneff, 2005, p. 154-241) pourtant dans une position très voisine de fournisseurs de services (diagnostic et conseil) et indirectement de biens (prescription de médicaments). C’est en ce sens que Denzin et Mettlin (1968) parlent de « professionnalisation incomplète ». Dans ces conditions, la profession de pharmaciens, subalterne dans les professions supérieures de santé, n’était sans doute pas en mesure de refuser la réforme alors que son monopole de vente et son monopole de propriété (qui réserve la propriété d’une pharmacie à un diplômé), qui assurent des revenus élevés aux pharmaciens [21], sont régulièrement mis en cause par les autorités publiques, notamment européennes.
L’arrivée de la carte Vitale s’inscrit par ailleurs dans une longue histoire de l’informatisation du circuit du médicament. L’informatique est introduite dès les années soixante-dix, à la demande des grossistes fournisseurs pour remplacer les commandes orales par téléphone [22]. La télétransmission des commandes a été rendue possible depuis l’instauration, à la fin des années soixante, d’un code unique (le code CIP) attribué à chaque spécialité par les industriels qui souhaitaient améliorer la connaissance statistique du secteur pour mieux se situer. Ce code a permis de standardiser les commandes entre industriels, grossistes-répartiteurs et pharmacies. Aujourd’hui, quasiment toutes les pharmacies télétransmettent leurs commandes auprès des grossistes et enregistrent informatiquement les ventes, ce qui permet de dresser des statistiques sur les périodes écoulées. Mais certains pharmaciens ont franchi le pas de façon plus ou moins poussée puisque près d’un sur deux, selon le représentant d’une société de vente de services informatiques, gèrent automatiquement leurs stocks. Dans ce cas, les commandes sont établies à partir de la base de données constituée au moment de la délivrance d’un produit.
Le travail dans la pharmacie s’en trouve modifié : la mini-fiche perforée qui est attachée à chaque produit et sur laquelle est portée manuellement chaque vente du mois pour aider à prévoir les commandes de l’année suivante à la même époque cède progressivement la place à des données instantanées sur le stock et à un déclenchement par seuil du réassort. Toutefois, cela réclame souvent que les produits reçus soient scannés avant d’être rangés. Des erreurs tenant à la fois à la maîtrise insuffisante du système informatique de gestion par les personnels de pharmacie et aux défaillances des fournisseurs compliquent cependant cette gestion automatisée. La propriétaire d’une petite pharmacie parisienne (trois salariés) explique ainsi au cours de l’enquête que sa tentative d’informatisation complète du stock a échoué en raison d’erreurs d’encodage : non prise en compte des retours par les personnels dans les moments de forte affluence, produits supposés acquis parce que commandés mais non livrés par le grossiste en rupture de stock, erreurs d’encodage sur des commandes de plus de dix pages, etc. (Entretien avec une pharmacienne propriétaire, juillet 2006, Paris). Au final, pour le pharmacien, le système « Vitale » vient donc se surajouter à d’autres systèmes informatisés acquis pour faciliter un contrôle de type gestionnaire et prévisionnel du commerce (gestion des commandes, des ventes et parfois des stocks).
Vers une nouvelle conduite des activités commerciales
14La double généralisation de la télétransmission et du tiers payant, d’une part, et de l’informatisation plus ou moins poussée de la gestion, d’autre part, change la situation commerciale de la pharmacie. Elle affecte les répertoires d’action dont dispose le pharmacien pour garantir la pérennité de son entreprise de commerce, pour en maximiser la profitabilité, et pour minimiser les risques liés aux changements fréquents qui la touchent. Ces risques tiennent aux pratiques commerciales des grossistes et producteurs, aux comportements des médecins prescripteurs et des consommateurs, à l’attitude réglementaire des pouvoirs publics, à celle de l’assurance maladie et des organismes de couverture complémentaire, ou à l’apparition de nouveaux entrants sur le marché dans sa partie «exposée» [23] comme dans sa partie « protégée » [24].
Sur le marché protégé
15Sur le marché des médicaments remboursables, où l’on a montré que le principal levier de croissance du chiffre d’affaires de la pharmacie se situe du côté de l’entretien et de l’extension de la clientèle, l’introduction de la carte Vitale ouvre de nouvelles voies de fidélisation en favorisant l’inscription du client pour lui permettre de bénéficier du tiers payant de la part prise en charge non seulement par l’assurance maladie mais aussi par le régime complémentaire. En effet, si la carte Vitale permet de faire partout et facilement état de ses droits d’assuré social, elle ne dit rien des droits acquis auprès d’un organisme de couverture complémentaire [25]. Cette information dont a besoin le pharmacien pour se faire payer la partie du ticket modérateur qu’elle prend en charge réclame la présentation d’un certificat d’assurance précisant la durée des droits acquis. L’inscription auprès d’une pharmacie dispense de le présenter ensuite à chaque délivrance. La délivrance s’en trouve donc facilitée pour le client, ainsi incité à la « fidélité ».
Inversement, des voies de fidélisation exploitées antérieurement sont rendues moins efficaces. C’est le cas de la tolérance sur les ayants droit avec des cartes désormais nominatives. L’offre large (avec la disponibilité de tout le spectre des médicaments remboursables dans des stocks suffisants, la disponibilité de produits d’autres gammes, homéopathique, vétérinaire…) pour engager le client à revenir s’est aussi trouvée moins facile à mettre en œuvre dans la mesure où l’informatisation des stocks a incité beaucoup de pharmaciens à privilégier un approvisionnement en « flux tendus ». Un pharmacien explique au cours de l’enquête, avoir ainsi réduit son stock de trente jours à moins de dix jours, non sans risque de se trouver ponctuellement en rupture. La limitation des stocks est permise par des grossistes-répartiteurs prêts à assumer des commandes dispersées en livrant les pharmacies plusieurs fois par jour (entretien avec un cadre du grossiste OCP, novembre 2005). Mais faire repasser à la pharmacie le client auquel on ne peut délivrer immédiatement l’ensemble de son ordonnance peut inciter celuici à rechercher une pharmacie mieux approvisionnée compte tenu de la grande densité de recouvrement du territoire. Cet aspect est très important dans les pratiques des pharmaciens propriétaires rencontrés, qui arbitrent sans cesse entre, d’un côté, les coûts et les risques de l’accroissement des stocks de produits remboursables [26], et, de l’autre, la fidélisation des clients en évitant les ruptures de stocks, dans certains cas en se dépannant éventuellement entre pharmaciens du quartier.
Sur le marché concurrentiel
16C’est sur la partie exposée du marché que les changements sont cependant les plus nets. Le fait de disposer d’informations de gestion très fines sur les ventes et sur les stocks conduit à l’adoption de nouvelles pratiques de travail dans la pharmacie et avec les fournisseurs. Plus économe en trésorerie, la limitation du stock permise par l’application de principes de flux tendus est aussi économe en place prise par les armoires de rangement. Ce gain de place pose la question de l’utilisation de l’espace libéré. Celui-ci est d’autant plus grand qu’on assiste parallèlement à un gain de place sur l’of-ficine de préparation qui se réduit à très peu de choses avec l’augmentation du nombre de spécialités produites par l’industrie pharmaceutique et avec le développement de la sous-traitance en matière de préparation [27]. Dès lors, des pharmaciens consacrent une part importante à la présentation des produits de médication familiale, avec un étirement des comptoirs permettant d’installer autant de présentoirs de médicaments ainsi exposés et imposés à la vue du client. Le reste de l’espace dégagé est parfois utilisé, à l’occasion d’un réaménagement de la pharmacie, pour implanter des étagères et des gondoles proposant de la parapharmacie en libre-service, pour réserver un emplacement à la démonstration de matériel médical, voire à du diagnostic, ou pour stocker certains produits commandés en grandes quantités directement aux industriels pour bénéficier de remises supplémentaires, etc. L’enjeu est d’importance car les marges sur les produits parapharmaceutiques sont nettement plus élevées que sur les médicaments remboursables : 35 à 40 % contre 25 % (Bernadet, Collet, 2004).
17Les industriels instrumentalisent ainsi l’information fine désormais à disposition du propriétaire de la pharmacie pour peser à leur avantage sur son activité. En effet, le propriétaire sait désormais avec précision ce qu’il vend, produit par produit, fabricant par fabricant, fournisseur par fournisseur. Cette information lui est capitale pour négocier des rabais en commandant des produits durant les saisons mortes où les grossistes veulent éviter les stocks (par exemple des sirops pour la toux en été) ou en grandes quantités auprès de certains industriels de façon à court-circuiter le grossiste et à se partager sa marge [28]. C’est particulièrement le cas de ceux qui fournissent des produits de médication familiale, comme Bayer-Upsa, et de ceux qui disposent de gammes très larges, comme Merck. Ces renégociations commerciales requièrent toutefois de contourner les réglementations du contrôle des prix qui fixent les marges des industriels et des grossistes sur les médicaments remboursables. C’est là que le développement de la partie non remboursable de la médication familiale et de la parapharmacie dans les ventes de la pharmacie prend tout son sens : la remise plus importante que l’industriel ou le grossiste souhaiterait consentir au pharmacien en fonction des volumes vendus mais qu’il ne peut légalement porter sur la facture de médicaments remboursables (limitée à 2,5 % du prix d’achat) est transformée en supplément de remise sur les produits à prix libres fournis parallèlement. Simplement, elle ne dépend pas des volumes vendus dans ce secteur mais de ceux qui sont remboursables. Cela réclame que des volumes conséquents de médication familiale et de parapharmacie soient écoulés pour que ces marges composites puissent être appliquées. D’autres formes de rétribution sont aussi utilisées pour contourner la limitation légale des marges sur les médicaments remboursables : la rémunération du propriétaire de la pharmacie pour mise en présentoir des produits, pour installation en rayonnages derrière le comptoir, pour réponse à des enquêtes sur les volumes écoulés, tout à fait redondantes avec les informations déjà tirées des factures, etc. Et même la fourniture de cartons de marchandise non facturée, connue sous le nom de « pratique du coffre ». Ce qu’ailleurs on désigne comme autant de « mesures commerciales ».
Dans le cadre strictement légal, de subtiles failles des dispositifs réglementaires sont parfois exploitées avec la participation des personnels de pharmacie. Ainsi, Sanofi-Aventis propose sous le nom d’Aspegic® de l’aspirine sous deux conditionnements très proches : en boîte de 15 sachets et en boîte de 20. Dans le premier cas, de médication familiale, le prix au sachet est plus élevé que dans le second, remboursable. La marge consentie au pharmacien est libre dans le premier cas tandis qu’elle est limitée par l’assurance maladie dans le second. Comme le pharmacien n’est pas tenu de proposer l’un et l’autre des conditionnements, son intérêt rejoint celui de l’industriel : indiquer la boîte de 15. Les industriels jouent aussi avec les réglementations conduisant à l’inscription « sur liste » des médicaments contenant des quantités de principes actifs susceptibles d’être dangereuses en cas de mauvais usage. Ainsi, l’Imodium® pour traiter la diarrhée doit être prescrit par un médecin car la boîte de 20 gélules contient une dose totale jugée potentiellement dangereuse, contrairement au Peracel® de même nature et dosage mais en boîte de 12. Ce médicament est alors versé dans la médication familiale : il devient délivrable sans ordonnance, sous contrôle du pharmacien, avec un prix unitaire plus élevé et une remise consentie au pharmacien qui est libre, dépendant des seuls volumes distribués.
Il en ressort que la gestion de la pharmacie se trouve prise sous tension entre une régulation administrative accentuée et l’inventivité des industriels pour la contourner et contrôler leur aval.
Des effets de spécialisation du travail dans la pharmacie
18Les transformations décrites précédemment ne sont pas désincarnées, elles sont portées par des personnels qui les mettent en œuvre. Ils participent activement à ce mouvement, mais on constate également que leurs conduites se jouent dans la dépendance par rapport aux évolutions des politiques publiques et des stratégies des industriels. L’émergence de nouveaux savoirfaire accompagne ainsi les pharmacies vers des organisations commerciales inédites, donnant une part plus ou moins importante aux tâches de gestion, ouvrant sur des spécialisations plus ou moins poussées des personnels.
19En terme de division du travail, la pharmacie a ceci de particulier que des professionnels de statuts très variés y ont en commun une grande partie des tâches qu’ils exécutent dans un espace restreint. Depuis quelques décennies, le nombre de personnes par pharmacie (propriétaires et salariés confondus) ne cesse de croître : on passe de 4 personnes en moyenne en 1968 (soit 65 080 personnes) à 5,6 personnes en 1999 (127 709 personnes) [29]. La pharmacie entièrement gérée par un seul pharmacien n’existe donc presque plus en France ; la plupart des pharmacies comptent au moins deux pharmaciens (76 % en 2005) pour respecter l’obligation de présence d’un pharmacien diplômé sur la durée d’ouverture du commerce, durée qui ne cesse de s’étendre [30]. Mais l’augmentation est surtout significative pour les pharmaciens copropriétaires ou salariés, et plus encore, pour les personnels qui ne sont ni pharmaciens ni préparateurs (16 % des personnels en 1968 et 28 % en 1999) [31]. Du côté du personnel non pharmacien, la quasi-disparition des tâches de préparation pharmaceutique a libéré de la main-d’œuvre quali-fiée comme préparateur (87 % de femmes) pour exercer d’autres tâches, notamment d’aide à la délivrance. Les tâches les plus simples, apparentées à de la manutention, autorisent le recrutement de personnels sans aucune qualification.
Le mouvement d’informatisation a ouvert la voie à diverses formes de redé-finition de l’organisation du travail. Certains propriétaires titulaires de pharmacie ont délégué aux techniques informatiques ou externalisé à des sociétés spécialisées ce qu’ils considèrent comme le « sale boulot » de gestion de la pharmacie pour se concentrer sur les relations avec le personnel, les professionnels de santé et les clients. C’est le cas par exemple d’une propriétaire d’une petite pharmacie proche d’un grand hôpital parisien (deux pharmaciennes, trois stagiaires et une femme de ménage) : diplômée de pharmacie et de biologie, elle a complètement informatisé la comptabilité, la gestion des stocks et des commandes, pour exercer des activités syndicales et pour s’investir dans les pathologies complexes en lien avec le transfert récent de la délivrance de certains médicaments des pharmacies d’hôpital aux officines (Entretien avec une pharmacienne propriétaire, juin 2006, Paris).
La délégation du travail de délivrance des médicaments : une spécialisation hiérarchisée
20A contrario, dans d’autres cas, l’informatisation est mise à profit pour déléguer une partie du travail de délivrance. Légalement, seuls les diplômés pharmaciens, propriétaires ou salariés, ont le droit de délivrer des médicaments. Les préparateurs peuvent traiter les commandes en réalisant les préparations ou en rassemblant les boîtes de médicaments, mais ils ne peuvent délivrer que sous le contrôle d’un pharmacien. Dans les faits, tous les pharmaciens rencontrés ont une interprétation relâchée de la loi, considérant que la présence d’un pharmacien au côté des personnels, prêt à être sollicité en cas de difficulté ou de doute, constitue un gage suffisant de la surveillance des délivrances par les préparateurs [32]. Parfois, ce contrôle par le diplômé se réduit à une présence dans un bureau à l’arrière. La délivrance est même parfois assurée par des personnels non préparateurs, formés sur le tas. Pour le client, ignorant des règles en matière de délivrance, il ne vient pas à l’idée de chercher à distinguer un pharmacien diplômé d’un autre personnel, et de s’attacher au port de tel ou tel badge (d’ailleurs pas observé partout durant l’enquête) précisant le titre du professionnel. Dans ces conditions, la plupart des pharmaciens rencontrés se sont approprié les techniques informatiques pour se concentrer sur les tâches de gestion. Il s’agit vraisemblablement de la situation la plus courante, à en croire les entretiens menés au cours de l’étude avec des pharmaciennes salariées et des préparatrices ayant travaillé dans plusieurs pharmacies. Les propriétaires lourdement endettés pour avoir acheté une pharmacie sans gros apport personnel sont les premiers concernés (souvent les hommes de la profession, n’ayant pas hérité d’une pharmacie familiale) : par là, ils contrôlent de près l’évolution comptable de la pharmacie, gérant au quotidien les stocks, les négociations avec les fournisseurs (lors de visites de représentants, au gré des relances par téléphone), les relations avec les banques (qui utilisent ces indicateurs de gestion) et les retards ou les contentieux de remboursements avec la CPAM et les organismes de couverture complémentaire. Ce travail de gestion demande du temps et de véritables capacités de négociations commerciales, appuyées sur une connaissance des produits vendus et des habitudes de prescription des professionnels, ainsi que sur l’anticipation de mesures publiques et des risques encourus en fonction de la situation commerciale.
Le travail autour des produits est alors délégué à d’autres professionnels qui peuvent bénéficier de l’appui informatique. Ce sont les pharmaciens salariés (en majorité des femmes, qui ne peuvent ou ne veulent acheter de pharmacie comme l’indique D. Cèbe (2001)), des préparatrices diplômées (titulaires d’un brevet professionnel aujourd’hui considéré comme de niveau bac + 2), voire des étudiants en pharmacie ou préparateurs en stage [33]. Ces derniers voient leurs tâches grandement facilitées par les logiciels informatiques qui indiquent, après le scannage du produit à délivrer, les incompatibilités médicamenteuses, y compris entre les prescriptions de différents médecins spécialistes. Ces logiciels confortent la voie conduisant à confier l’activité de la délivrance de médicaments à des professionnels moins qualifiés mais avec une grande autonomie (préparateurs, voire stagiaires). Le reste des tâches, les moins nobles comme le déballage des très fréquentes commandes, le scannage et la mise en rayon, est réparti entre les préparateurs et des employées peu qualifiées [34] : les « conditionneuses », les « rayonnistes », et autres « stockistes », selon les appellations officielles des conventions collectives. Dans une pharmacie d’un quartier populaire de Paris, c’est le vigile que l’on voit intervenir pour accompagner le travail de guichet face à des clients en difficulté venant s’approvisionner en substituts aux opiacés. Le propriétaire trouve donc dans l’informatisation un moyen de s’écarter de ce que certains considèrent comme le « sale boulot » de la délivrance et de l’indifférenciation avec le reste de la main-d’œuvre qui, du même coup, se trouve différenciée et hiérarchisée suivant des tâches précises. C’est ce qu’on pourrait appeler une « spécialisation hiérarchisée ».
L ’autonomisation d ’activités dans la pharmacie : une spécialisation segmentée
21Une autre voie qui s’ouvre pour les personnels, toujours en s’appuyant sur les instruments informatiques de gestion des stocks et des compatibilités médicamenteuses, pourrait s’appeler une « spécialisation segmentée ». Les personnels ont la compétence d’organiser un segment d’activité. Une pharmacie du Val-d’Oise par exemple comprend six « conseillers » de vente (dont deux pour la phytothérapie, l’aromathérapie et la diététique, un pour l’homéopathie, un préparateur diplômé pour la podologie et l’orthopédie) qui sont chacun responsables du rayon avec les achats et l’organisation des animations [35]. Si la spécialisation porte surtout sur la parapharmacie, elle s’étend à d’autres segments puisque nous avons rencontré au cours de l’enquête, des préparateurs se spécialisant dans la télétransmission des commandes, des feuilles de soin, ou encore dans le suivi des contentieux avec la CPAM et les organismes de couverture complémentaire, de l’actualité du médicament avec les nouvelles autorisations de mise sur le marché, les retraits partiels ou totaux de médicaments, les ruptures de stocks chez les fournisseurs… Ces spécialisations reçoivent parfois une reconnaissance officielle, notamment par le biais de certificats de qualification professionnelle, comme celui de dermocosmétique, ouverts aux non-diplômés, ou par des formations spécifiques aux préparateurs (par exemple, en orthopédie ou en diabétologie), proposées par des écoles privées ou par les firmes pharmaceutiques (comme Boiron pour l’homéopathie). La plupart des préparatrices rencontrées ont suivi plusieurs formations de ce type, en particulier pour les produits de médication familiale. L’intérêt pour les propriétaires est d’élargir la gamme de vente avec une main-d’œuvre appropriée, sans craindre une perte de contrôle puisqu’ils disposent d’une information fine sur le détail des ventes. Les produits de la pharmacie sont alors plus ou moins « travaillés », pour reprendre un jargon indigène, par les personnels en fonction des stocks et des marges, exactement comme l’a observé M. Villette (2001) dans d’autres magasins.
Ces deux tendances de réorganisation des tâches permises par l’informatisation sont ainsi rarement isolables. Plus souvent, on rencontre des situations hybrides. D’un côté, le propriétaire s’octroie les prérogatives de gestion ; de l’autre, les salariés (pharmaciens, préparateurs, conseillères) se construisent une spécialisation pour un temps de son activité sur un segment de clientèle ou de produits sans que celle-ci soit nécessairement reconnue en terme de rémunération.
Conclusion
22Si l’introduction de la carte Vitale prise ici comme clef d’entrée ne fait que donner à voir plus clairement, à l’occasion des revirements gestionnaires qu’elle accompagne, les tensions entre lesquelles se joue l’activité commerciale de la pharmacie qui reçoit une très grande part de ses recettes de l’assurance maladie et des organismes de couverture complémentaire, elle marque aussi un tournant, tant dans les relations avec l’assurance maladie qu’avec les industriels du médicament. La pharmacie se trouve un peu plus mobilisée par l’assurance maladie qui lui délègue une part plus grande de son travail antérieur de guichet et de suivi du dossier des assurés sociaux (saisie des données de consommation, facturation, vérification des droits…), la CPAM se repliant sur des missions de contrôle ex post. L’introduction de la carte Vitale et la perspective de Vitale 2 marquent donc un nouveau pas vers une quasi-salarisation sur fonds publics de l’activité du pharmacien (à de hauts niveaux de salaires et avec un intéressement à la baisse des dépenses de santé). Et du côté industriel, on observe un même mouvement d’intégration accrue, la pharmacie apparaissant comme un distributeur idéal (méritant rétribution pour cela), avec une certaine capacité de jeu sur les volumes (méritant intéressement), que ce soit grâce au droit de substitution sur les médicaments, au droit d’indication sur la médication familiale, ou à l’ambiguïté entretenue entre parapharmacie et médicament avec des vendeurs supposés experts. La pharmacie devient alors un partenaire du développement en volume global des consommations de produits de santé.
23Si le statut d’entrepreneur ayant à assumer de l’incertitude mérite cependant d’être maintenu à propos du pharmacien, c’est principalement à propos de l’incertitude introduite paradoxalement par les pouvoirs publics eux-mêmes qui changent sans cesse les règles encadrant la pharmacie pour tenter de limiter les surprofits du secteur de l’industrie pharmaceutique et, plus classiquement, par les industriels qui font preuve d’inventivité pour s’y soustraire. L’exemple de l’attitude de l’entreprise Merck face à l’introduction des génériques – telle qu’elle est perçue par un pharmacien rencontré au cours de l’enquête – est très illustratif de ce point : en 1999, la première étape de cette lutte a été, pour les pouvoirs publics, de donner aux pharmaciens le pouvoir de substitution et de leur accorder une marge nettement plus grande sur les génériques que sur les princeps [36] ; face à cela, Merck Generiques devient la même année l’un des leaders de la production et de la commercialisation de génériques de ville avec une large gamme commercialisée en direct (114 produits en 2000), en parallèle de la fourniture de ses princeps phares, ce qui dispense le pharmacien recourant à ses services de s’approvisionner en autres génériques. Une deuxième étape est franchie lorsque les pharmacies se voient imposer des objectifs de substitution par la Caisse nationale d’assurance maladie, mais ce que Merck perd alors sur ses princeps, elle le gagne sur les génériques très variés (plus de 400 en 2006) et bien introduits dans les pharmacies. La troisième étape, qui a été celle de l’implication du consommateur dans le contrôle de la substitution et qui revient presque à une obligation de substitution pour le pharmacien, conduit les producteurs de princeps à aligner leurs prix sur les génériques, ce qui a pour effet d’en décourager la production. Cela coïncide avec un retournement de Merck qui se défait en 2007 de la fabrication et de la distribution de génériques.
24Il en ressort un portrait du pharmacien pris entre deux dépendances, comme nous le montrent les « négociations » d’un pharmacien rencontré. Celui-ci n’a poussé la substitution des génériques, qu’après plusieurs rappels à l’ordre de la CPAM, car le médecin installé à proximité était « très antigénérique». Il passe désormais de grosses commandes de génériques, mais, comme les producteurs de princeps alignent leurs prix sur ceux des génériques, il pense les réduire bientôt. En attendant, il passe une commande importante de génériques (pour quatre mois) afin de profiter d’une forte remise en pensant que la législation ne sera pas modifiée à court terme. Dans le même temps, il reçoit un délégué d’une grande marque de parapharmacie qui lui propose une remise de 15 %, augmentée de 2 % s’il lui réserve deux rayons et de 8 % pour toute une colonne d’étagères. Il doit arbitrer car, en passant une commande directe, il risque de diminuer la remise que lui accorde le grossiste. Toujours dans la même semaine, un producteur de médicaments remboursables lui propose une remise de 4 % s’il achète directement sans passer par le grossiste ; il se reproduit donc le même dilemme car, comme propriétaire d’une pharmacie moyenne, il doit veiller à atteindre un montant minimal de commandes auprès du grossiste pour profiter des remises et de bonnes conditions d’approvisionnement (entretien avec un pharmacien propriétaire, petite ville du centre de la France, août 2007).
Le travail de ces pharmaciens propriétaires devient donc un véritable travail de gestion, appris essentiellement sur le tas, jouant de ratios passés et prévisionnels, se comparant aux autres pharmacies du secteur grâce aux statistiques achetées auprès de sociétés spécialisées (comme IMS Health ou le GERS), se regroupant entre pharmacies pour obtenir des remises supplémentaires, analysant les ventes passées grâce aux outils informatiques, négociant auprès des vendeurs, etc. En cela, on est loin de la situation antérieure, où les remises étaient surtout négociées, empiriquement, sur quelques produits de forte rotation et où les « gestes commerciaux » relevaient principalement de l’échange direct avec le représentant qui fournissait des cartons de marchandise non facturée.
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Notes
-
[*]
Pierre Fournier, maître de conférences en sociologie (Université de Provence, Laboratoire méditerranéen de sociologie).
Cédric Lomba, chargé de recherche en sociologie (CNRS-Université Paris 8, Cultures et sociétés urbaines). -
[1]
Dans la suite de cet article, le terme de « pharmacie » sera utilisé comme abréviation de « pharmacie d’officine ».
-
[2]
Comme il est d’usage dans la profession, le masculin a été conservé pour désigner les titulaires du diplôme de pharmacien même si la profession est féminisée à 66 % en 2006 (source : Ordre national des pharmaciens).
-
[3]
Cette enquête a servi d’appui à la préparation de deux cours d’initiation à la recherche de terrain, l’un à l’EHESS Paris et l’autre à l’université d’Aix-Marseille I.
-
[4]
Cette enquête s’inscrit aussi dans un programme collectif de recherche, croisant perspectives ethnographiques et historiques (1945-2007), sur la production et la distribution de médicaments (coordonné par P. Fournier, C. Lomba et S. Muller). Les diverses enquêtes (sur des industriels producteurs de principes actifs et de princeps, sur des façonniers, sur la fabrication à l’hôpital public, ou encore sur les grossistes-répartiteurs et la visite médicale) visent à souligner que les aspects industriels et commerciaux de l’industrie pharmaceutique ont leurs logiques propres qui pèsent sur les modalités de prise en charge de la santé.
-
[5]
L’autorisation de création de pharmacie est ainsi accordée aujourd’hui dès lors qu’elle garantit la desserte de 2 500 habitants dans les communes de moins de 30 000 habitants, et de 3 000 habitants dans les plus grandes. Les pharmacies ont aussi une obligation de délai dans la mise à disposition de références susceptibles d’être prescrites par les médecins.
-
[6]
Pour une histoire de la pharmacie d’officine en France, cf. Faure, 2005 ; Lefébure, 2004 ; Chauveau, 1999 et 2005.
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[7]
Des spécificités nationales fortes existent en matière de prise en charge des problèmes de santé. Il n’en demeure pas moins qu’un modèle général est repérable dans les pays occidentaux, voire plus largement.
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[8]
Cette expression désigne une liste de médicaments, contenant des substances actives, pouvant être achetés sans prescription (comme le paracétamol par exemple), mais sous contrôle du pharmacien censé informer les clients des contre-indications. Certains ont des prix fixés administrativement car ils sont remboursables (il faut qu’ils aient été prescrits par le médecin pour être remboursés). Les autres, non remboursables, sont à prix libres.
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[9]
À partir des années quatre-vingt, de longues négociations ont permis à la grande distribution d’obtenir la vente de produits auparavant sous monopole du pharmacien (par exemple, la vitamine C, l’aspartame, le préservatif, les produits pour bébé, etc.) (Hanot, 1995). Dans d’autres pays, comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni, cette situation est plus ancienne, le monopole ne couvrant qu’une gamme limitée de médicaments.
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[10]
La France est le pays d’Europe à la plus forte densité en pharmacies. Le nombre de pharmacies est relativement stable depuis le milieu des années quatre-vingt (source : Ordre national des pharmaciens, 2006).
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[11]
Si la carte de fidélité est interdite en France, elle est utilisée dans les pharmacies d’autres pays comme la Belgique.
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[12]
Nécessairement prudent car empiétant sur l’exercice de la médecine, ce commentaire inscrit néanmoins le pharmacien dans le travail d’orientation du patient entre les différents professionnels de santé, dans la « carrière de malade ».
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[13]
La loi prévoit qu’un catalogue des prix des médications familiales soit à disposition des clients pour palier l’inaccessibilité des produits. Aucune observation n’a cependant fait état de son usage.
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[14]
Les comparaisons de prix citées dans la presse spécialisée (Le Moniteur des pharmacies, source IMS) montrent que les écarts observés entre pharmacies sur la parapharmacie sont de l’ordre de 10 %, les prix étant plus élevés là où la concurrence est faible (zones « rurales » et « touristiques »), et plus faibles là où la concurrence est forte (« hypercentre », « villes moyennes », « zones de passages » où sont aussi concentrées les enseignes spécialisées en cosmétique).
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[15]
Dans la mesure où l’indication de ces spécialités médicales est laissée à l’appréciation du pharmacien, elles ne peuvent être placées en libre accès : obligatoirement de l’autre côté du comptoir, souvent sur des rayonnages immédiatement derrière les vendeurs. Par cette position stratégique, ils établissent aussi un continuum entre les produits de l’avant et de l’arrièreboutique, étendant virtuellement le statut de médicament à l’ensemble des produits vendus en pharmacie.
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[16]
Les industriels fabriquant ces produits ont eux-mêmes soutenu le monopole de facto de distribution des pharmaciens en imposant l’embauche de personnels qualifiés dans les grandes surfaces, voire en refusant de les livrer, comme Biotherm, filiale de l’Oréal en cosmétique et hygiène (source : Décision n° 03-D-53 du Conseil de la concurrence, 26 novembre 2003).
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[17]
En 2007, le gouvernement évoque et annonce l’ouverture du capital à des non-pharmaciens et la possibilité de créer des chaînes de pharmacie, la médication familiale en libre-service, une réduction du monopole, ou encore la mise en place de la carte Vitale 2, du dossier médical et pharmaceutique personnalisé, et des franchises médicales.
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[18]
Que l’on désignera par « Vitale » dans la suite de l’article.
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[19]
En 2002, les médecins ont mené une grève de la télétransmission pour protester contre le contrôle de leur activité, redoutant que le système introduise un contrôle de l’acte de prescription.
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[20]
Traditionnellement, les pharmaciens se voient reprocher la vente de produits très éloignés d’objectifs de santé (produits amincissants, compléments alimentaires, etc.).
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[21]
Selon une étude menée à partir des sources fiscales, les revenus nets moyens des pharmaciens propriétaires atteignent 8 500 € par mois en 2001 (Bernadet, Collet, 2004). Si ces revenus sont très dispersés (selon les régions, et selon que les pharmaciens exercent en entreprises individuelles ou en sociétés regroupant plusieurs pharmaciens), ils sont en moyenne plus élevés que ceux des médecins généralistes et spécialistes, et nettement plus élevés que ceux des cadres supérieurs. À ces revenus s’ajoute, pour le propriétaire, la cession de la pharmacie lors du départ en retraite (1,4 million d’euros en moyenne en 2006), leur assurant une capitalisation garante de rentes.
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[22]
Comme l’attestent de nombreuses thèses de pharmacie écrites durant les années quatrevingt (cf. par exemple, Bru, 1983 ; Mariotte, 1983).
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[23]
Par exemple, avec la création de rayons parapharmaceutiques dans la grande distribution généraliste, avec l’ouverture de boutiques rattachées à des chaînes spécialisées ou avec la vente à distance par internet.
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[24]
Si la préfecture autorise les créations de pharmacies jusqu’au ratio d’une pharmacie pour 2 500 à 3 000 habitants selon la taille de la commune, elle n’interdit pas l’existence de situations de moindre couverture, conduisant à des pharmacies à fort chiffre d’affaires, exposées au risque d’installation de concurrents.
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[25]
En dehors des cas de couverture mutuelle universelle et d’organismes qui gèrent à la fois la sécurité sociale et la couverture complémentaire comme la MGEN.
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[26]
Certains produits remboursables sont chers (plusieurs centaines d’euros) et périmables rapidement. En outre, les invendus ne sont pas repris par les fournisseurs et doivent passer aux « pertes » du bilan après une procédure complexe de renvoi au fabricant contre l’établissement de bons de destruction opposables en cas de contrôle fiscal.
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[27]
L’activité de préparation ne réclame plus guère d’un mètre de linéaire pour les étagères de stockage des principes actifs et la paillasse. D’après la revue professionnelle Porphyre, plus de la moitié des pharmacies font moins de cinq préparations par jour (n° 389, janvier 2003). Les documents comptables mis à disposition par un pharmacien d’une petite ville indiquent que les préparations représentent 1,3 % de son chiffre d’affaires.
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[28]
Certains industriels développent ainsi leurs propres réseaux de distribution.
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[29]
Sources : exploitation originale des recensements de population de 1968 (catégorie « pharmacie avec ou sans laboratoire ») et 1999 (NAF 523A, « commerce de détail de produits pharmaceutiques »).
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[30]
En outre, le nombre minimum de pharmaciens adjoints dans le personnel augmente avec le chiffre d’affaires suivant un barème réglementaire.
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[31]
En 1999, les pharmacies regroupent 28 245 pharmaciens titulaires, 22 197 pharmaciens salariés, 42 037 préparateurs et 35 230 autres personnels (source : Recensement de la population, 1999).
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[32]
La situation est également connue et acceptée par les inspecteurs de la DRASS (Porphyre, n° 311, mars 2005).
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[33]
Le recours aux stagiaires est généralisé dans les pharmacies, notamment parce que cette main-d’œuvre bon marché accepte volontiers de travailler le samedi et le soir, en dehors des heures de cours. Dans le cadre d’un stage validé, les étudiants en troisième année de pharmacie peuvent seconder le pharmacien sous son contrôle direct.
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[34]
Ces employées (88 % de femmes) françaises (à 95 %) sont peu diplômées (60 % ont obtenu au plus le CAP, 11 % ont le CEP, 15 % le bac et 14 % un diplôme d’études supérieures) et travaillent régulièrement en temps partiel (42 % dont la moitié à mi-temps au plus) (source : Exploitation originale des recensements de la population, 1999).
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[35]
Porphyre, n° 390, février 2003.
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[36]
La remise autorisée par la loi est de 10,74 %. À cela s’ajoutent d’autres remises beaucoup plus élevées, « les marges arrières », (partiellement limitées depuis 2005).