Notes
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Christian Bonah : IRIST, EA 3424, faculté de médecine de Strasbourg, université Louis Pasteur.
Jean-Paul Gaudillière : historien, CERMES (INSERM-EHESS). -
[1]
Les termes introduits pour présenter ces régimes sont largement utilisés dans la littérature primaire de cette étude. Leur usage analytique doit toutefois être distingué de leur emploi au cours des affaires que ce soit dans les arènes politiques, médiatiques ou juridiques. Le terme de « faute » est en particulier très répandu et polysémique. En droit, il correspond à la qualification d’un fait illicite caractérisé par un élément matériel, un élément légal et un élément moral d’imputabilité ; cette qualification ayant des conséquences en responsabilité civile et pénale. Dans les discours professionnels ou politiques, le terme de faute renvoie soit à cette qualifi-cation, soit au jugement expert imputant les effets indésirables à certaines causes, soit à une imputation de responsabilité. Chaque fois qu’il sera question des régimes de gestion des événements indésirables nous aurons donc recours aux guillemets.
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[2]
Dans le cadre de la pharmacie des années cinquante, le terme de « spécialité » fait référence à des médicaments préparés d’avance en vue de leur délivrance au public, par des entreprises qui, au stade de la production, prennent peu à peu la place des officines. Le nom des « spécialités » médicamenteuses autorisées par le visa est un nom de fantaisie choisi habituellement pour son agrément phonétique. Dans le cas du Stalinon, le nom est composé de la formule chimique de l’étain (sta) et de « lino » représentant la vitamine F, un acide gras tel que l’acide « linoléique » ou « linolénique ». Sans qu’elle soit revendiquée, l’association en pleine période de guerre froide avec le nom de Joseph Staline est difficile à écarter totalement et apparaît dans certaines publications de l’époque.
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[3]
Le nombre de victimes varie selon les différents comptes rendus journalistiques. Nous avons retenu ici les chiffres qui figurent dans le jugement du tribunal correctionnel de la Seine du 19 décembre 1957.
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[4]
Le dossier du Stalinon du ministère de la Santé publique, consultable sur dérogation, se trouve actuellement aux Archives nationales à Fontainebleau. Il est temporairement « non communicable pour cause d’amiante ».
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[5]
Outre sa fonction d’analyses de contrôle pour le ministère, le LNCM est habilité, au terme d’une convention du 31 décembre 1925 passée entre les ministères de l’Agriculture et de l’Instruction publique, à effectuer des analyses et des travaux scientifiques, à titre onéreux, pour le compte d’associations et de particuliers. Il est chargé dans ces conditions, par Feuillet, d’essayer sur la souris la toxicité du DIDEE, « produit à administrer aux humains par la voie buccale à la dose maxima de 30 cg par jour ».
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[6]
En France, les deux problèmes furent discutés à des moments différents et sans que leur mise en rapport ait joué un rôle dans leur traitement politique et administratif.
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[7]
Les dossiers d’archives conservés à la FDA contiennent quelques exemplaires de ces lettres envoyées par des patientes ou des médecins généralistes ainsi que les réponses du commissaire. FDA, Dockett Office, 76N-002.
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[8]
Il n’y a pas eu en la matière de « class action » cette procédure de traitement global d’une série d’affaires mettant en cause des événements et délits tenus pour identiques, mais à l’occasion des regroupements d’affaires.
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[9]
L’ensemble des documents de la procédure se trouve archivé à la FDA. Dockett Office, Files 76N-002.
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[10]
L’enquête la concernant spécifiquement est encore en cours. Elle porte notamment sur les dynamiques de recours au droit.
Introduction
1Septembre 2004. La firme Merck annonce le retrait du marché de son antiinflammatoire vedette, le Vioxx, molécule pourtant à l’origine de 10 % du chiffre d’affaires de la compagnie. Cette décision exceptionnelle était motivée par le fait que cet inhibiteur de Cox-2 aurait facilité la survenue de multiples infarctus. Quelques mois plus tard, les données révélées par la Food and Drug Administration (FDA) américaine confirmaient l’ampleur des événements indésirables associés à l’utilisation thérapeutique du Vioxx : il aurait induit près de 28 000 infarctus supplémentaires entre 1999 et 2003. Ce qui est devenu « l’affaire Vioxx » a des conséquences économiques et juridiques évidentes. Le sort de l’anticholestérol Lipobay, un autre « blockbuster », retiré du marché en 2001, est là pour nous rappeler que le cas des inhibiteurs de Cox-2 n’est pas isolé.
2Les événements indésirables associés aux usages des médicaments peuvent avoir pour conséquence des retraits du marché et des actions juridiques. Ils peuvent aussi, comme dans le cas des controverses sur les thérapies hormonales substitutives (THS) et le risque accru de cancer qu’elles induisent, susciter d’autres réactions : nouvelles recommandations des agences sanitaires, modification des pratiques de prescription, changement de point de vue des utilisateurs. Très médiatisés, certains de ces événements ont, au cours des dernières années, contribué à accréditer l’idée selon laquelle l’usage massif des agents thérapeutiques est la source de nouveaux dangers, mal prévus et mal gérés par les systèmes de santé. On aurait toutefois tort de considérer que les crises liées aux effets indésirables des médicaments sont une réalité totalement nouvelle.
3L’émergence des systèmes de santé contemporains correspond, dans la plupart des pays européens, à un ensemble de transformations qui ont profondément changé la nature et les conditions des interventions sanitaires faisant appel au médicament. Entre la fin du XIXe siècle et la fin du XXe siècle, un ensemble de dispositifs scientifiques, industriels et administratifs a contribué à faire de la médecine, autrefois un « art » pratiqué par un notable libéral, une pratique de masse, fortement technique, prise en charge par la collectivité et théoriquement accessible à chaque citoyen.
4Les médicaments occupent une place essentielle dans ces systèmes. Non seulement parce que les préparations pharmaceutiques sont, pour de nombreuses pathologies, devenues des outils essentiels de l’administration de soins, mais aussi parce que la régulation de leur commercialisation et de leurs utilisations est l’un des premiers objectifs des administrations sanitaires. Alors qu’au début du siècle, le médicament était encore souvent une préparation magistrale, réalisée en toute indépendance par un pharmacien, faisant appel aux substances isolées et mélangées selon les recettes des Codex, il est désormais un bien industriel, soumis à autorisation de commercialisation, évalué selon des normes d’essai standardisées et dont les effets sont justiciables d’une veille continue. Autrement dit, on est passé d’une gestion des dangers et effets indésirables des substances thérapeutiques basée sur le renvoi des choix et décisions aux compétences et prérogatives de la profession pharmaceutique à l’organisation de véritables dispositifs de régulation qui ont des dimensions scientifiques, économiques et politiques.
L’étude historique présentée ici part de l’idée selon laquelle les événements indésirables du type de ceux impliqués dans le retrait du Vioxx sont l’indice de modifications importantes de la gestion du danger thérapeutique et plus généralement des régulations sanitaires et médicales. Quatre éléments semblent à l’origine de cette nouveauté :
- la multiplication des « affaires » (scandales médiatiques, procès, retraits, ou controverses dans la presse scientifique) touchant aux effets indésirables des médicaments que l’on peut mettre en rapport avec le changement d’échelle de la consommation ;
- la nature particulière de certains effets indésirables avec une plus grande visibilité des maladies iatrogènes et une moindre importance accordée aux problèmes de toxicité et de surdosage ;
- le recours à des modes de cadrage et de prévention basés sur les outils de la statistique, de l’épidémiologie du risque, voire de l’optimisation des choix économiques ;
- les mobilisations collectives des victimes, et plus généralement des patients, avec notamment les interventions d’associations spécifiques dans les arènes médiatique et judiciaire.
- de celui de la « faute » dans lequel dominent la figure du professionnel ainsi que les normes d’action définies par les collectifs de pairs de sorte que l’événement indésirable est dû à une erreur ou une incompétence individuelle, éventuellement doublée d’un défaut de contrôle par la corporation ;
- de celui de « l’accident » dans lequel l’administration sanitaire est responsable de la surveillance des marchés et des pratiques, responsable d’une évaluation préalable de l’utilité et du danger qui – en théorie – permet de définir de bonnes conditions d’usage ;
- de celui du « risque » dans lequel le système médical et les interventions de masse sont inévitablement à l’origine de risques ; ceux-ci sont difficiles à prévoir, leur repérage et leur définition ont lieu après coup, en situation de routine, et font directement intervenir les arènes politiques, judiciaires et médiatiques dans le processus d’expertise.
- l’affaire du Stalinon dans la France des années cinquante illustre l’émergence d’un régime de « l’accident » qui vient s’ajouter, et pour partie remplacer, celui de la « faute » ;
- l’affaire du Distilbène dans les États-Unis des années soixante-dix, met en évidence un second déplacement de « l’accident » au « risque ». Cette double comparaison – entre affaires et entre contextes nationaux de régulation du médicament – rend plus complexe l’analyse. Elle est rendue indispensable par les formes assez différentes que peut prendre, d’un pays à l’autre, l’articulation entre ces régimes de gestion des événements indésirables. Dans la configuration française, le régime de la « faute » a – encore aujourd’hui – un rôle nettement plus important que celui du « risque ».
Encadré méthodologique
- L’étude de l’affaire du Stalinon en France s’appuie sur :
- une analyse systématique de la presse quotidienne et hebdomadaire (Le Monde, France Observateur, Paris-Match), des notes et commentaires dans la littérature juridique (Gazette du palais, Recueil Dalloz, Juris-Classeur périodique, Revue des sciences criminelles…) et de la presse médicale (Presse médicale, Bulletin de l’Académie de médecine…) ;
- pour le volet politique, sur les débats et annexes de l’Assemblée nationale, les procès-verbaux de la Commission de la famille, de la population et de la santé publique de l’Assemblée nationale (CARAN) ;
- et, enfin, sur une monographie du président de l’Association des victimes du Stalinon (A. Zurcher).
- Pour la crise du Distilbène aux États-Unis :
- l’analyse de la presse quotidienne a été limitée aux deux grands quotidiens nationaux New York Times et Washington Post ;
- on a, par contre, procédé à une étude systématique de la presse médicale (New England Journal of Medicine, Cancer Research, Journal of Gynecology and Obstetrics…), des rapports publiés par les NIH et le National Cancer Institute, des commentaires juridiques consacrés aux procès DES et à une exploration partielle de la presse vétérinaire (Farm Journal, Feedstuff…) ;
- l’analyse des pratiques d’expertise publique s’appuie sur la lecture des transcripts des auditions réalisées par les commissions du Sénat et de la Chambre des représentants ainsi que sur l’examen des archives « DES » de la FDA, en particulier les minutes et les documents relatifs au jugement administratif sur la mesure d’interdiction des usages agricoles du Distilbène.
L’affaire du Stalinon (1953-1957) et la réforme de la législation du médicament en France en 1959-1960
6Le 8 juillet 1954, un journaliste anonyme du quotidien Le Monde écrivait à la suite de révélations alarmantes publiées la veille au sujet d’accidents mortels constatés à Niort et imputés à un médicament dit « Stalinon à la vitamine F » [2] : « il est donc à peu près impossible d’éviter que ne surviennent de tels accidents qui ne sont que la rançon des immenses progrès réalisés d’autre part par la chimiothérapie ». Même si l’observateur ajoutait que cela ne voulait pas dire que le filet des précautions réglementaires ne puisse pas être encore resserré, il se référait néanmoins à un avis du ministère de la Santé publique considérant que parmi les décès par intoxication ceux qui sont provoqués par des médicaments, pour spectaculaires qu’ils soient, ne représentent qu’un pourcentage infime. L’étendue de la catastrophe médicamenteuse – 100 décès et 117 intoxications avec des lourdes séquelles essentiellement sous la forme de paralysies [3] – ne se révéla pleinement que dans les semaines qui suivirent pour devenir, de fait, le premier grand scandale sanitaire dans la France d’après-guerre. Cinquante ans plus tard, cette lecture journalistique de la catastrophe semble très décalée de nos exigences en matière de sécurité sanitaire et de mise en œuvre du principe de précaution. Le sentiment d’étrangeté est encore accru si l’on sait qu’au bout de presque trois ans d’enquête scientifique et juridique – une enquête couvrant 7 575 pages pour un coût global de 30 millions de francs [4] –, le tribunal correctionnel de la Seine, saisit par les victimes et le ministère de la Santé publique, finit par conclure, en décembre 1957, à des fautes patentes dans la fabrication et le contrôle du médicament par le pharmacien responsable (Tribunal correctionnel, 1958). Les victimes, entretemps regroupées en association, considéraient qu’à ces fautes individuelles s’ajoutaient des dysfonctionnements graves du régime d’autorisation et de contrôle des médicaments. Suivre « l’affaire du Stalinon » permet de mettre en perspective l’espace parcouru en cinquante ans dans le domaine de la sécurité sanitaire et de l’innovation thérapeutique en France, et en particulier de comprendre l’adoption en 1959 d’une réforme majeure de la législation du médicament (Ordonnance, 1959b). Autrement dit, l’affaire et le procès du Stalinon représentent un moment clé pour comprendre le passage, en France, d’un régime de gestion du danger thérapeutique par la « faute » à une gestion par « l’accident ».
L’histoire standard d ’une « innovation thérapeutique » : le Stalinon à la vitamine F
7En 1952, afin de développer l’activité du modeste laboratoire qu’il dirigeait à Saint-Mandé, le pharmacien Georges Feuillet décidait de créer une spécialité nouvelle de large diffusion, associant un dérivé organique de l’étain – connu pour son action antistaphylococcique – et des acides gras à la vitamine F, une substance réputée régénératrice de la peau. Le produit nouveau trouvait son indication dans le traitement de la furonculose et d’autres maladies infectieuses bénignes. Pour obtenir le dérivé organique, Feuillet passa contrat avec la société Syntha, établissement industriel spécialisé dans la chimie de synthèse. Sans autre contrôle, le pharmacien passa le diiododiethylétain (DIDEE) qu’il en avait reçu à ses façonniers habituels – les établissements pharmaceutiques Février, Decoisy et Champion (FDC) – pour confectionner des capsules ou des perles suivant la formule de 100 mg de vitamine F pour 50 mg de DIDEE. Il transmit quelques grammes de la première fabrication au Laboratoire national de contrôle des médicaments (LNCM) qui réalisa, pour son compte, les tests de toxicologie [5]. En même temps, Feuillet demanda au Service central de la pharmacie le transfert à son laboratoire, sous le nom de « Stanolex », de la Stannomaltine, une spécialité ancienne dont l’exploitation était abandonnée. Ce qui lui permit, lors de sa demande de visa en juin, de présenter le Stalinon, comme une extension d’une formule ancienne. Le 1er mai 1953 Feuillet apporta 260 perles de DIDEE accompagnées du compte rendu du LNCM au professeur Mougenot (un ami), chargé contractuellement d’un service à l’hôpital militaire Bégin, pour pratiquer des essais cliniques. Mougenot traita huit malades sans complication particulière.
8Le dossier du Stalinon fut soumis au Comité technique des spécialités (CTS), instance du Service central de la pharmacie qui statue sur les demandes de visa, lors de la séance du 24 juin 1953. Le Comité était composé des professeurs Hazard, Justin Besançon, Turpin et Brouet de la faculté de médecine de Paris, Valette de la faculté de pharmacie de Paris, Lespagnol de la faculté de pharmacie de Lille, de messieurs Choay, Chivot et Tavernier représentants des pharmaciens et des fabricants de produits pharmaceutiques et, enfin, de monsieur Vaille, chef du service central de la pharmacie qui en assurait ès qualités le secrétariat. Comme l’indique le procès-verbal de la réunion, un avis favorable à la modification de formule sollicitée fut émis. En octobre 1953, Feuillet fit procéder à un nouvel essai physiologique au Laboratoire national (LNCM) avec du DIDEE livré en septembre par son chimiste Landrin. Le compte rendu du LNCM en date du 4 novembre 1953 mettait en évidence une forte variation de la toxicité constatée. En novembre elle était très nettement inférieure à celle qui avait été signalée en avril. Néanmoins, la fabrication industrielle du Stalinon commença aussitôt, sans autre contrôle. Il convient de relever que jusqu’à ce point ni les matières premières qu’il allait utiliser ni les produits qui en étaient issus n’avaient jamais été analysés et vérifiés par Feuillet ou par le façonnier. Au cours de la première fabrication qui donna lieu aux trois premières livraisons, un précipité s’était formé à l’intérieur d’un certain nombre de perles. Averti de ce phénomène, Feuillet l’attribua, sans autre recherche, à une réaction à la température et fit colorer les perles au sous-carbone de fer, ce qui devait les rendre opaques. Entre le moment de sa mise sur le marché en novembre 1953 et le moment des accidents en juin 1954, le Stalinon fut vendu à 2 000 exemplaires, sans compter les échantillons médicaux, et acquit une bonne réputation auprès des praticiens. En mai 1954, lettres et coups de téléphone commencèrent à affluer au laboratoire de Saint-Mandé. Un peu partout à travers la France et jusqu’en Sarre, des malades traités avec le nouveau produit étaient atteints d’encéphalites sans fièvre. À Niort, trois femmes à qui avait été prescrit du Stalinon pour des abcès au sein mouraient presque simultanément, sans que l’on puisse donner à cette issue fatale d’autres causes que l’absorption du remède. Suite aux multiples cas recensés depuis mai et devenus publics fin juin, des plaintes furent déposées auprès de 33 tribunaux répartis dans la France entière. L’instruction fut confiée, à Paris, à maître Golléty, juge d’instruction, qui inculpa deux pharmaciens, l’inventeur Georges Feuillet et le façonnier Léon Decoisy, de blessures et d’homicides involontaires, puis, conjointement avec le directeur de la fabrication, M. Genet, d’infractions aux lois sur la pharmacie.
Enquêtes et fautes : du Stalinon aux « affaires du Stalinon »
9Les premières hypothèses causales incriminant le médicament invoquaient :
- une décomposition de son principe actif dans certaines conditions de conservation ;
- un « phénomène mystérieux de l’idiosyncrasie des victimes (sensibilité particulière) » ;
- la possibilité que l’adjonction de la vitamine F au Stalinon ait modifié l’absorption du sel iodé d’étain ;
- et, enfin, une possible erreur de fabrication (comme dans l’affaire du Baumol en 1951) (Anonyme, 1954b).
10En attendant les conclusions de l’enquête judiciaire et scientifique, les responsables du ministère de la Santé et du tribunal affirmaient prudemment : « On ne saurait même pas affirmer que le Stalinon soit la cause des décès constatés, encore moins que la responsabilité civile ou pénale du fabricant puisse être engagée. Rien ne permet notamment de dire – comme ce fut le cas dans l’affaire de la poudre Baumol, où, par la faute d’un fournisseur de l’anhydride arsénieux avait été substitué à l’oxyde de zinc – qu’une erreur de fabrication soit à l’origine des accidents mortels » concluait un rapporteur (Anonyme, 1954b).
11Deux ans et demi après, les victimes du Stalinon, entre-temps regroupées en association, attendaient toujours une quelconque forme de soutien et d’indemnisation ainsi qu’une réponse publique à leurs interrogations sur les fautes à l’origine des paralysies. L’enquête d’instruction s’acheva au printemps 1957. Elle individualisa quatre grands registres de fautes et de défaillances :
- le premier concernait les fautes et insuffisances dans la conception et la fabrication ;
- le deuxième, les négligences face aux « alertes » adressées au fabricant par le laboratoire de contrôle, le façonnier et des médecins individuels ; – le troisième était celui des fautes commises dans l’autorisation de la vente (visa) et la surveillance. Il impliquait ainsi la responsabilité de l’État ;
- un quatrième et dernier registre concernait les dysfonctionnements du « système » de production et de régulation pharmaceutique en vigueur en France.
De la faute de surveillance à la protection de la santé publique : responsabilités juridiques et réforme de la législation du visa en 1959
La mise en évidence de défauts du système de fabrication et de mise sur le marché
12Le substitut du procureur, Mitard, qui soutenait l’accusation à l’audience, tira de ces rapports un réquisitoire d’où il ressortait que les reproches adressés aux prévenus étaient de deux ordres bien distincts.
13La première catégorie de reproches, qui concernaient la fabrication, ne prêtait guère à discussion. Feuillet reconnaissait l’imprudence qu’il avait commise en ne surveillant pas la qualité des produits vendus. C’est à lui qu’il appartenait de contrôler le travail de H. Genet et d’éviter notamment que – d’une boîte à une autre – la quantité de sels d’étain contenue dans chaque perle de Stalinon ne varie du simple au quadruple, comme on avait pu le constater au cours de l’enquête. Le point le plus difficile du procès consistait à établir la part de responsabilité qui revenait à la conception, la production et la distribution d’un remède manifestement toxique, d’une part, et à l’autorisation de sa mise en vente, d’autre part. L’accusation faisait grief à M. Feuillet d’avoir arrêté son choix sur un composant instable et que toutes les bibliographies qualifiaient de dangereux, d’avoir présenté son produit comme une « extension » de la Stannomaltine alors qu’il en différait très sensiblement, et d’avoir fourni à l’appui de sa demande d’agrément un dossier d’expérimentation d’une valeur contestable. À cela le prévenu répondait que le visa officiel lui avait été accordé en juin 1953 en connaissance de cause.
14La seconde catégorie de reproches concernait en effet le contrôle de la mise sur le marché. Si pour l’opinion publique et les victimes, la question de savoir comment un produit présentant des risques de toxicité connus avait pu être mis en vente malgré la « sévère réglementation du commerce des produits pharmaceutiques » restait posée, la presse et les parlementaires affirmaient que « la législation française est une de celles qui entourent du maximum de précautions la fabrication des médicaments, en organisant notamment la responsabilité totale des pharmaciens diplômés. Non seulement ceux-ci peuvent seuls fabriquer des médicaments, et doivent pour cela être propriétaire de leur officine, mais encore la loi exige que le capital du laboratoire en société soit détenu en majorité par des pharmaciens ; elle impose un pourcentage minimum d’assistants diplômés parmi le personnel, elle oblige à ne délivrer les médicaments toxiques que sur ordonnance, et elle multiplie les contrôles en cours de fabrication et avant la distribution. Enfin, les spécialités ne peuvent être mises en vente qu’après avoir obtenu le visa du ministère de la Santé, qui n’est accordé qu’après un examen très sévère comportant notamment un contrôle chimique, un contrôle sur l’animal et des essais sur l’homme » (Anonyme, 1954c). Ne relevant pas de sa compétence, la question plus vaste d’une inadéquation du cadre réglementaire pour éviter des décès comme ceux provoqués par le Stalinon, ne pouvait pas être tranchée par le tribunal correctionnel.
15Les actions devant des juridictions administratives (qui s’étaient déclarées incompétentes) ayant découragé les victimes, il appartenait à l’Assemblée nationale et au ministère de la Santé de tenter de trouver une réponse. En effet, les victimes considéraient que cette affaire révélait également l’existence d’une faute dans l’autorisation et la surveillance, l’octroi du visa le 24 juin 1953 étant hautement problématique puisque l’étain était connu comme produit instable et toxique. Les avocats des victimes fustigeaient également l’absence totale de suites données à l’avertissement de nonconformité du 15 février 1954 et l’absence d’inspection des installations du façonnier depuis plus de quatre ans. Plus généralement s’ajoutait, pour les victimes, aux fautes de l’État, une série de dysfonctionnements du « système » de production et de régulation pharmaceutique, à commencer par la pratique tolérée du « rachat de spécialités » démodées offrant la possibilité d’une demande de « visa par extension », nettement plus facile à obtenir et moins contrôlée par le Comité technique : redoutant un avis défavorable du Comité s’il présentait son médicament comme une spécialité nouvelle, ce qui entraînait le triple examen du caractère de nouveauté de l’intérêt thérapeutique et de l’innocuité, Feuillet avait ainsi décidé d’entamer la procédure d’octroi du visa en mettant à profit la pratique administrative de l’extension et avait acheté à cet effet la « Stannomaltine », composé d’étain pur et d’oxyde d’étain, une spécialité, dont l’exploitation était abandonnée.
16Les autres griefs adressés au Service central de la pharmacie et au Comité technique des spécialités concernaient :
- l’insuffisance du nombre d’inspecteurs de pharmacie ;
- le fait que le ministère, même s’il en avait connaissance, ne pouvait pas signaler les cas suspects aux fabricants en raison du secret médical ;
- que le CTS fonctionnait mal en ce sens qu’il évaluait trop de dossiers en trop peu de temps (consacrant en moyenne une minute à chaque dossier) (Tek, 1956) ;
- que le SCP ne disposait pas d’un laboratoire d’analyse propre et indépendant (le LNCM dépendait du ministère de l’Agriculture) ;
- et que les essais demandés et pratiqués – dans le cas du Stalinon sur douze souris et huit hommes – étaient insuffisants (Escoffier-Lambiotte, 1957).
La réforme du régime des visas
17Interpellée dès le mois de juillet 1954, l’Assemblée nationale se pencha, d’une part, sur l’attitude du ministère de la Santé publique dans la gestion de l’affaire du Stalinon et sur les mesures du ministre Aujoulat pour éviter le retour d’une telle catastrophe et, d’autre part, sur les conditions générales de délivrance des visas pour les spécialités pharmaceutiques (Assemblée nationale, 1954).
18Les initiatives et débats parlementaires se cristallisèrent autour de deux propositions :
- le 24 novembre 1954, le nouveau ministre de la Santé publique, André Montéil, proposa une refonte complète des laboratoires travaillant pour le ministère de la Santé publique. Un Laboratoire national de la santé publique (LNSP) regrouperait désormais le Laboratoire national de contrôle des médicaments (LNCM) crée en 1941 et auparavant rattaché au ministère de l’Agriculture, et le Laboratoire national du ministère de la Santé publique et de la Population et de l’Académie de médecine, créé en 1950. Cette réorganisation devint effective dès 1955 (Assemblée nationale, 1957). Son but officiel était d’améliorer la communication entre les divers acteurs du contrôle des médicaments et de doter le Service central de la pharmacie d’un laboratoire propre et indépendant capable de réaliser rapidement les vérifi-cations de composition et les essais de toxicologie ;
- à partir de 1955, l’Assemblée débattit de la nécessité de réformer la législation concernant les produits pharmaceutiques, nécessité qui semblait désormais s’imposer avec force. Bien qu’il fût jugé l’un des plus sévères du monde (hormis celui des États-Unis), le régime institué par la loi du 11 septembre 1941, revu par l’arrêté du 22 janvier 1946, s’était révélé impuissant à empêcher « l’accident du Stalinon ». La refonte de la législation demanda de longs mois de débats et de controverse parlementaires, de sorte que trois ans après les accidents, les victimes attendaient toujours la tenue du procès ainsi que la réponse politique et réglementaire aux multiples insuffisances du droit, apparues au cours de l’enquête de police et de l’instruction.
19Une ordonnance « relative à la réforme du régime de la fabrication des produits pharmaceutiques et à diverses modifications du Code de la santé publique » (n° 59-250) fut publiée le 4 février 1959, celle-ci se proposait pour l’essentiel d’apporter une solution à deux grands problèmes : d’une part la protection de la santé publique pour éviter la mise sur le marché de médicaments insuffisamment étudiés et présentant des dangers pour la population ; d’autre part le problème économique et financier du nombre des spécialités pharmaceutiques et de la rétribution de l’inventeur. Au premier problème répondait la réforme du régime du visa. Au second, l’institution par le décret (n° 60-507) du 30 mai 1960 d’un « brevet spécial du médicament ».
20L’idée essentielle de la réforme du régime du visa (articles 601 et 602 nouveaux du Code de la santé publique) était d’exiger du fabricant plus de garanties, tout en accélérant la procédure. Les conditions de l’octroi du visa étaient renforcées. Aux exigences anciennes (innocuité et intérêts thérapeutiques) s’ajoutait la vérification de la conformité à la formule annoncée, par une analyse quantitative et qualitative. Toutefois, c’était au fabricant lui-même de prouver que les conditions étaient réunies, en produisant des essais menés à bien par des experts qu’il était libre de choisir sur une liste d’experts agréés. En conséquence de l’affaire du Stalinon, l’accent était mis sur les conditions de fabrication, en particulier sur le contrôle des matières premières et des produits finis. Le fabricant devait désormais produire à l’appui de sa demande de visa une description des procédés et des installations qu’il se proposait de mettre en place. Ce visa lui serait refusé, si les dispositions prévues ne paraissaient pas suffisantes pour garantir la pureté et la conformité du produit. En outre, après l’octroi du visa, le débit de la spécialité était subordonné à une visite d’un représentant de l’administration qui s’assurerait que les installations mises en place correspondaient bien à celles qui étaient annoncées et que le contrôle avait donné des résultats satisfaisants.
21Les commentaires des motifs de la nouvelle législation (Ordonnance, 1959a) affirmaient que si le nouveau régime était plus lourd en contrôles que celui auquel il succédait, il devait en même temps améliorer considérablement la situation des fabricants sérieux, qui étudiaient soigneusement leurs dossiers et contrôlaient rigoureusement leurs fabrications. Ceux-là devaient obtenir le visa dans un délai beaucoup plus rapide. On devait en revanche assister à l’élimination des firmes qui n’avaient « de fabricants que le nom et la façade commerciale, et qui se contentent d’apposer leur marque sur des produits dont elles n’assurent ni la fabrication ni le contrôle ».
22Une simplification, d’une importance considérable, devait résulter de la suppression d’une autre condition à laquelle la législation ancienne subordonnait le visa, et qui était celle de la « nouveauté ». La recherche de la nouveauté occupait avant 1959 la plus grande part du travail du Comité technique des spécialités, et elle était largement responsable de la longueur de la procédure. De ce fait, il parut indispensable de dissocier deux préoccupations : désormais le visa était une procédure visant exclusivement à la protection de la santé publique, tandis que le problème économique et juridique du droit de l’inventeur était réglé par une procédure distincte.
23La nouvelle législation esquissait un nouveau compromis entre l’État et l’industrie pharmaceutique en ce sens que les contrôles externes par l’État étaient renforcés, avec en contrepartie une accélération dans le traitement des dossiers déposés et la réintroduction, pour la première foi depuis 1844, de la brevetabilité des médicaments, une mesure demandée de longue date par le Syndicat des fabricants de produits pharmaceutiques. De plus, dans le paysage d’une industrie pharmaceutique marquée par son origine dans l’officine et par une faible concentration industrielle (la France comptait en 1956 environ 1 800 laboratoires pharmaceutiques dont 43 laboratoires réalisaient 43 % du chiffre d’affaires de la vente de médicaments alors qu’en Suisse quatre laboratoires totalisaient le même chiffre d’affaires (Chauveau, 1999)) le nouveau régime visait clairement à mettre un terme à des pratiques que le Syndicat industriel qualifiait de production de médicaments « dans une buanderie » (Arnsperger, 1958) visant ainsi la pharmacie d’of-ficine. Le souci de la protection de la santé publique du ministère rencontrait ici la volonté des industriels de protéger leur image dans le public, un souci qui trouvait son expression manifeste dans le fait de se porter partie civile devant le tribunal correctionnel de la Seine.
24Selon les mots prononcés par le professeur Cathala en 1954, « il faut comprendre en l’occurrence, – à l’exception de cas, d’ailleurs rarissime, d’erreur matérielle – la sévérité des contrôles ne saurait être mise en cause. C’est plutôt les limites mêmes de la science qu’on touche ici, ce qui fonde qu’en dépit de toutes les précautions on ne peut jamais dire qu’un produit lancé puisse pas se révéler toxique dans certaines circonstances. À cet égard, le thérapeute reste toujours un peu un “apprenti sorcier” » (Anonyme, 1954c). Si cette citation des années cinquante semble évoquer ce que nous avons désigné comme le régime du « risque », dans son contexte l’expression est essentiellement une rhétorique de défense qui oppose une faute professionnelle rare à un aléa thérapeutique – un accident – plus fréquent.
25À l’affirmation provocatrice du professeur Vaille du Service central de la pharmacie lors du procès du Stalinon en décembre 1957 que « si le Stalinon était présenté aujourd’hui à la commission, nous lui accorderions à nouveau le visa… », l’enquête juridique et le procès répondirent par les poursuites contre des producteurs ayant manqué à leurs obligations et causé, par leurs négligences et imprudences, blessures et décès. Les actions infructueuses devant des juridictions administratives qui se déclarèrent incompétentes découragèrent finalement les victimes de chercher à prouver la responsabilité de l’État. Un volet politique compléta le volet judiciaire puisque l’ordonnance du 4 février 1959 établissait le « visa nouvelle législation ». L’affaire du Stalinon mena ainsi à une refonte complète de la législation du médicament en France dont les répercussions dans la pratique sont encore à évaluer. La réforme répondait en partie à la critique du Syndicat des fabricants pharmaceutiques considérant que la faute était, dans le cas du Stalinon, à rechercher du côté des « établissements petits et dépassés ». De ce fait, il importait d’arrêter la production de « médicaments dans une buanderie ». La réforme renforçait aussi les garanties que l’État exigeait des fabricants.
Depuis août 1957, la Commission technique des spécialités, soucieuse de ne plus se compromettre, inquiète des suites de ses décisions trop précipitées, vexée des critiques violentes qui lui étaient adressées de toutes parts, estima «sans doute que les Français possèdent désormais suffisamment de médicaments pour se soigner (18875 spécialités, 18 900 produits sous cachets) » et cessa de délivrer des visas. Parce que les défauts du système d’évaluation étaient mis trop crûment en lumière dans le procès du Stalinon, les membres de la Commission jugèrent qu’ils ne devaient rien faire avant d’avoir obtenu une réforme. L’ironie de l’histoire voudra que dans les dossiers en attente qui s’empilaient au ministère se trouvait celui de la thalidomide.
La thalidomide, un médicament sédatif qui peut provoquer chez la femme enceinte des malformations congénitales majeures était, au début des années soixante, à l’origine de crises mettant en cause la régulation du médicament en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux États-Unis et conduisant, dans ces trois pays, à des actions en justice (Daemmrich, 2003, 2004). Commercialisé en Allemagne dès octobre 1957, le médicament ne l’était pas en France. Ayant pour enjeu la naissance de milliers d’enfants mal formés à travers le monde, la crise de la thalidomide contribua à l’émergence des mouvements de défense des consommateurs et à faire du choix des indications et du jugement d’efficacité des agents thérapeutiques un enjeu de débat public. Cette crise est aussi connue pour avoir, aux États-Unis, joué un rôle décisif dans l’adoption de la réforme de la Food an Drug Administration qui conditionna l’attribution d’une autorisation de mise sur le marché à une démonstration d’efficacité basée sur des essais cliniques contrôlés. Sans entrer ici dans les détails de l’affaire, il importe, dans le cadre de cet article, de souligner qu’elle a été abordée comme un « accident » dont la compréhension nécessitait une démarche statistique sans qu’une faute par manquement à des obligations réglementaires ou professionnelles soit imputée à l’entreprise pharmaceutique Grünenthal qui avait conçu et produit la thalidomide. En Allemagne où, compte tenu du nombre très important de victimes, la question de l’indemnisation se posait avec une particulière acuité, le procès a produit des résultats apparemment peu équitables dès lors que les affaires tournaient autour d’une causalité médicale où l’imputation juridique de faute était presque impossible à établir. Entre les deux solutions alternatives possibles, c’est-à-dire la voie assurantielle et celle de la solidarité nationale, c’est la seconde qui l’emporta avec la création d’un fonds d’indemnisation qui persiste jusqu’à nos jours. Il reste la question de savoir pourquoi, même en France où la thalidomide n’a été à l’origine d’aucune crise, la mémoire collective a largement oublié « la faute » du Stalinon, alors que « l’accident» de la thalidomide est devenu une référence obligée de l’histoire des médicaments et de leur régulation.
Entre l’accident et le risque iatrogène : la crise du Distilbène aux États-Unis
26« Une monumentale erreur médicale» : c’est avec cette manchette inhabituellement spectaculaire que Le Monde titrait la page médicale de son édition du 16 février 1983 consacrée aux « enfants du Distilbène » et basée sur une enquête auprès des femmes adhérentes de la MGEN, réalisée par deux gynécologues (Escoffier-Lambiotte, 1983). Cette étude épidémiologique concluait à l’existence d’un nombre important d’anomalies anatomiques observées chez les filles nées de femmes qui avaient été traitées par le DES ou Distilbène (un estrogène de synthèse) durant leur grossesse afin de réduire le risque d’avortement spontané. L’importance de la crise DES tient à ce double rapport au risque : la prescription avait pris pour cible non une maladie mais un risque ; surtout, l’événement indésirable avait pour origine le choix même des indications puisque le DES était non seulement toxique mais – rétrospectivement – tenu pour inefficace.
27Les résultats de cette enquête étaient publiés plus de dix ans après la première crise majeure concernant les effets iatrogènes de cette hormone arti-ficielle. C’est en effet en 1971, aux États-Unis que l’équipe du Dr Herbst au Massachusetts General Hospital de Boston annonça avoir observé une série tout à fait anormale de cas de cancer du vagin chez des adolescentes dont le seul point commun significatif était que leurs mères avaient été traitées par le DES (Herbst, 1971). La recherche de cas similaires organisée par le Public Health Service américain avait ensuite révélé quelques centaines de ces cancers exceptionnels ainsi que l’existence chez des milliers de « filles DES » de malformations génitales retrouvées dans l’enquête française. En novembre 1971, pressée par le scandale public, la Food and Drug Administration modifia les recommandations d’usage du DES. Alors que depuis son autorisation en 1941, le DES avait été utilisé en toute légalité pour des indications non mentionnées dans le premier permis (limité au traitement des cancers, des troubles du cycle sexuel et à la prise en charge de la ménopause) la FDA exclut explicitement la prévention du risque d’avortement en contre-indiquant la grossesse. Cette décision n’était qu’une première étape d’une controverse qui s’acheva en 1978 avec le maintien de quelques indications thérapeutiques et le retrait du DES de tout le marché de la médecine vétérinaire (Apfel, 1984 ; Meyers, 1986 ; Marcus, 1982).
Par rapport à l’affaire du Stalinon en France, la crise américaine du DES présente trois particularités :
- une visibilité politique et médiatique d’autant plus grande qu’elle a impliqué de façon collective de nombreux acteurs qui n’étaient pas des professionnels de la médecine ou de la santé – depuis les associations de victimes jusqu’aux mouvements féministes et de consommateurs ;
- la part importante que l’évaluation des risques, leur objectivation et les incertitudes de l’expertise ont eue dans son développement puisque les frontières des usages problématiques du DES étaient difficiles à cerner et qu’il s’agissait d’une molécule utilisée dans des contextes très différents (de la gynécologie à la nutrition animale) ;
- une très forte implication du Parlement et des cours dans le déroulement d’une affaire qui a eu, au final, un impact réel mais limité sur la régulation administrative du médicament ; résultat d’autant plus inattendu que la FDA était (depuis la réforme de 1962) en position de principal responsable de l’évaluation de l’efficacité thérapeutique, condition préalable à l’attribution d’une autorisation de mise sur le marché.
Avant d’en résumer les caractéristiques, il importe de rappeler que le problème des effets carcinogènes du DES n’était pas nouveau. Une première controverse portant sur son utilisation en médecine humaine avait, dès la mise sur le marché de 1936, mis aux prises biochimistes, gynécologues et chercheurs de l’industrie (Gaudillière, 2004). La mise en cause du composé s’appuyait sur des résultats de laboratoire et de modélisation animale. Comme tous les estrogènes connus, le DES induisait, chez les souris et à des doses diverses selon les races utilisées, la formation de tumeurs mammaires. La discussion fut d’autant plus vive qu’elle était nourrie par la compétition entre firmes productrices de DES (IG Farben) et firmes spécialisées dans la purification des hormones « naturelles » (Schering ou Roussel en France). Elle a toutefois été tranchée entre experts, sur la base des expérimentations pharmacologiques. Plus spécifiquement, il s’agissait des courbes « doseseffets » obtenues en transposant les données toxicologiques chez les souris et qui suggéraient que les concentrations tumorigènes étaient bien plus élevées que les concentrations nécessaires aux effets thérapeutiques. Bonne définition des doses et des indications, délivrance sur ordonnance et information des prescripteurs suffiraient donc à l’élimination du danger.
Une alerte clinique
29En avril 1971, Arthur Herbst (gynécologue au Massachusetts General Hospital de Boston) publia dans le New England Journal of Medicine un rapport sur une série de cas de cancers vaginaux dits à cellules claires, normalement très rares, observés en peu de temps chez des patientes très jeunes, de moins de 25 ans. L’enquête rétrospective réalisée par le groupe de Boston insistait sur le fait que ces cancers étaient significativement corrélés à un seul facteur : le traitement des mères de ces adolescentes par le DES. En moins de six mois, l’alerte gynécologique devint un scandale national discuté dans la presse, justifiant plusieurs auditions au Congrès, l’intervention de la FDA et la mise en place par le Public Health Service d’un programme national de surveillance.
30L’événement indésirable thérapeutique a, dès le début de la crise, été considéré comme la conséquence d’une prescription aux frontières de ce qu’il était médicalement légitime de faire, aux frontières de ce qui était su. Initialement absente de l’AMM, accordée en 1941, l’indication « prévention du risque de fausse couche » avait, dans les années cinquante et soixante, fait l’objet d’explorations cliniques aux résultats contradictoires (Bell, 1981 ; Dickeman, 1953; Apfel, 1984). En pratique, elle était toutefois devenue, en nombre de femmes traitées, le premier motif d’usage du DES.
31L’enquête de Herbst portait sur un nombre limité de cas révélant une corrélation statistique. Sa prise au sérieux par quelques institutions sanitaires comme le service de santé public de l’État de New York a été particulièrement rapide, mais elle est loin d’avoir été générale. La mise en évidence d’un cluster de cancers atypiques a aussi été traitée comme un hasard statistique ou la conséquence d’un tiers facteur local sans rapport avec le DES. La transformation de l’alerte en « affaire médicale » est ainsi intimement liée à la généralisation des observations. Celle-ci a été le produit d’une double dynamique.
32Durant la première phase, il s’agit de l’extension des enquêtes locales : celle de Herbst à Boston, celle du PHS de New York, celle de l’université de Chicago.
33Dans un second temps, à partir de 1972, en réponse aux sollicitations du Congrès, les NIH ont pris le relais et le National Cancer Institute s’est chargé de l’organisation d’un réseau de signalement des cas, d’analyse des données ainsi collectées ainsi que de la coordination d’enquêtes sous-traitées à des cliniciens universitaires, par exemple un suivi des mères utilisatrices du DES organisé par l’université de Chicago. Le mode d’administration de la preuve alors privilégié ne relevait plus du registre pharmacologique mais de celui de l’épidémiologie. Il s’agissait non pas de définir des doses iatrogènes mais – sur le modèle de la première publication de Herbst (1971) – de vérifier la corrélation à partir d’une enquête cas témoin dont l’enjeu était moins la puissance des grands nombres que la qualité du groupe contrôle. La rigueur méthodologique avait toutefois ses limites. Une fois reconnue l’existence de plusieurs dizaines de cas de cancer analogues, la controverse s’est déplacée vers l’interprétation du rôle exact du DES dans leur apparition avec de nombreuses incertitudes : sur la prise d’autres produits toxiques, sur l’existence d’un groupe de patientes particulièrement sensibles, sur la diversité des effets iatrogènes du DES au-delà des cancers vaginaux. L’acceptation par la grande majorité des acteurs du système de santé, y compris les compagnies pharmaceutiques, de la causalité entre prise de DES pendant la grossesse et cancers du vagin, autrement dit de l’existence d’un risque iatrogène, tient au moins autant à l’accumulation des cas qu’à la façon dont l’expertise a été organisée, c’est-à-dire à la construction politique et administrative de l’affaire.
34Deux manques ont été identifiés comme à l’origine de l’événement indésirable : défaut de contrôle du marché par les autorités administratives, et défaut d’évaluation et de spécification des bonnes pratiques par la profession, mais avec cette spécificité que le danger était venu non d’un effet secondaire mais d’un risque imprévisible, conséquence inévitable d’une prescription inutile.
35Faisant écho au traitement par la « faute », la réponse médicale a été liminaire, exclusivement centrée sur l’exclusion de l’indication grossesse sans que l’American Medical Association ou les sociétés de gynécologues ne rouvrent la discussion sur les autres prescriptions d’estrogènes. La réponse administrative a été beaucoup plus ample, débordant le registre de « l’accident », mettant en cause d’autres indications (par exemple l’utilisation du DES comme contraceptif du lendemain) et conduisant la FDA, soumise aux pressions des parlementaires et des juges, à changer une partie de ses procédures.
Entre 1971 et 1979, le DES a en effet fait l’objet – soit au Sénat soit à la Chambre – d’une dizaine de hearings, d’auditions formelles. La procédure peut être comparée aux auditions des commissions parlementaires françaises, à ceci près que :
- les membres du Congrès disposent de moyens d’investigations réels (les administrations sont par exemple tenues de leur fournir les documents qu’ils réclament) ;
- le choix des témoins relève d’une politique de la représentation pour laquelle l’ensemble des parties intéressées, bien au-delà des professionnels, est convoqué.
La politisation de l’affaire a tenu à ce contexte de discussion plus générale sur l’agence et ses missions, mais aussi, de façon plus spécifique, à l’existence de précédents qui ont été systématiquement mis en rapport avec l’apparition des cancers «DES» par les partisans d’une réforme du marché du médicament : parmi ceux-ci, la thalidomide (un tératogène comme le DES), les pilules fortement dosées en estrogènes (un autre exemple d’effet iatrogène des hormones stéroïdes pris pour cible par le Women Health Movement issu des mobilisations féministes (Marks, 2001 ; Morgen, 2002)), enfin et surtout les problèmes rencontrés dans les utilisations agricoles du DES.
La conjonction entre crise agricole et crise médicale
37Le DES était en effet massivement utilisé dans l’agriculture. Au milieu des années cinquante, un groupe de spécialistes de nutrition animale de Iowa State College dirigé par W. Burroughs mit en évidence la capacité de ce composé à accélérer la croissance des bovins (Marcus, 1986). Immédiatement breveté par l’université, le procédé connu un succès considérable : en deux ans, le nombre de bovins nourris aux préparations contenant du DES atteignait six millions. Burroughs obtint sans trop de difficulté de la FDA un permis de commercialisation pour les aliments enrichis en DES. Pour la FDA, la molécule était déjà connue comme médicament et les résultats de tests fournis par Burroughs laissaient penser que le DES était éliminé très rapidement des tissus, de sorte qu’un délai de quelques jours avant l’abattage suffirait à garantir l’absence de Distilbène dans les carcasses destinées à la consommation humaine. La transformation des utilisations agricoles du DES en problème de santé publique, avant même l’alerte médicale, est la manifestation d’une conjoncture particulière aux années soixante et soixante-dix, durant lesquelles conflits d’expertise, campagnes médiatiques et mobilisations sociales ont rythmé le développement des mouvements consommateur et écologique (Dunlap, 1981 ; Hays, 1987 ; Proctor, 1985).
38Un des événements caractéristiques de la conjonction entre environnement et santé publique qui en a résulté fut l’adoption par le Congrès de la clause dite « Delanay » (du nom du député démocrate qui en avait fait la proposition) ; c’est-à-dire d’une loi sur les additifs alimentaires spécifiant que tout composé ayant démontré son pouvoir carcinogène dans les expériences pratiquées sur les animaux de laboratoire devait être interdit des produits destinés à l’alimentation humaine (US Congress, 1958). Discutée en 1956-1957, dans un contexte marqué par les premières interrogations publiques sur les effets de l’industrialisation agricole, et en particulier sur l’emploi massif du DDT et des insecticides, la proposition fut votée à une large majorité. Au cours des auditions préalables au débat parlementaire, les représentants de la FDA jugèrent la clause Delanay « inapplicable » et s’opposèrent à son adoption. Ceux de l’industrie agroalimentaire avaient plaidé dans le même sens, voyant dans une formulation aussi stricte une menace contre l’emploi de tous les additifs alimentaires. Au cours des vingt ans qui suivirent l’adoption de cette règle, une alliance constituée des principaux producteurs d’aliments pour bétail, des nutritionnistes des collèges d’agriculture et des experts de l’industrie chimique et/ou pharmaceutique ne cessa de se mobiliser pour une modification de la loi.
39Après 1971, la convergence entre crise agricole et crise médicale a eu un rôle déterminant dans la dynamique de l’affaire du Distilbène et représente une spécificité américaine [6]. La mise en relation des deux DES a mis en évidence les points communs, à plusieurs niveaux. Le plus évident était le fait que les firmes productrices étaient les mêmes. Plus décisif pour la conduite de l’expertise, les modèles et outils de mesure des effets du DES étaient communs : les essais sur les souris furent utilisés à la fois pour mettre en évidence le composé dans les carcasses d’abattoirs et pour étudier son pouvoir carcinogène et sa toxicité en médecine humaine. Surtout, la FDA était une agence étatique en charge de l’ensemble de la régulation, depuis les systèmes d’autorisation des médicaments à usage humain au contrôle des additifs et colorants en passant par l’autorisation des produits vétérinaires. En dépit des différences de marchés, d’expertise, de disciplines ou de propriétés biologiques, il y a eu, dans l’espace public une seule crise «DES». En témoignent non seulement les articles de presse qui mentionnent presque toujours les deux problèmes, mais aussi les auditions au Congrès dont les thèmes ont officiellement alterné l’un ou l’autre type d’usage mais durant lesquelles la discussion sur les risques a toujours mêlé interventions médicales et pratiques agricoles.
40Cette synergie a conduit les parlementaires à exercer de fortes pressions sur la FDA pour qu’elle radicalise ses interventions. Jusqu’à la crise de 1971, celle-ci avait accepté sans difficulté l’utilisation du DES chez les femmes enceintes. Il s’agissait d’une indication justifiée par le consensus professionnel. Comme le disent les réponses de l’agence aux lettres de femmes s’inquiétant des risques de cancer induits par ces préparations hormonales, il s’agissait d’un composé utile (sans substitut pour cette indication), présentant – comme tous les estrogènes – des effets secondaires dus à son activité, et d’un usage accepté par « tous » les spécialistes [7].
41Fallait-il, ou non, retirer le DES du marché ? Pour les médecins (Herbst compris) la réponse était clairement non, au nom des autres indications du médicament, essentiellement le traitement du cancer de la prostate. Pour la presse et les parlementaires, la conjonction avec la crise agricole plaidait en ce sens. Lors des auditions, Edwards s’opposa au rapprochement agricole/médical au nom de la raison pharmacologique, en l’occurrence au nom des différences de dosage (entre médication et adjuvant de croissance) ainsi que de la présence normale d’estrogènes naturels dans les organismes animaux et humains, ce à des concentrations supérieures ou équivalentes à celles apportées par les prescriptions. À l’encontre de ces arguments, une partie des experts du NIH (cancérologues et épidémiologistes) – ainsi que la majorité des membres des commissions parlementaires – défendaient un autre cadre d’analyse. Ils insistaient sur les inconnus de la carcinogenèse, la difficulté ou même l’impossibilité de fixer des seuils en dessous desquels les effets adverses disparaîtraient (une seule molécule pouvant suffire à induire une mutation), sur les risques des expositions cumulées et sur la nécessité de prendre des précautions (US Congress, 1971b).
42Audition publique après audition publique, la FDA a enregistré ces pressions, laissant intacte l’AMM de 1941 mais contre-indiquant l’usage pendant la grossesse dès 1971 et n’acceptant aucune extension des usages médicaux (en 1975 l’agence restreint l’emploi du DES comme pilule du lendemain, en 1978 c’est le tour du traitement des engorgements mammaires). Parallèlement, la FDA a progressivement remis en cause son autorisation du DES agricole (en 1972, elle interdit son utilisation dans les rations et les granulés ; en 1973, les implants chez les bovins sont mis hors la loi) pour finir par retirer complètement le DES du marché vétérinaire en 1979.
Au-delà du sort du DES, les outils de la régulation administrative ont été modifiés de deux façons.
D’une part, une réforme interne du fonctionnement de la FDA a transformé les dispositifs de surveillance des effets des produits thérapeutiques une fois ceux-ci mis sur le marché. La FDA qui avait jusque-là choisi d’organiser la « pharmacovigilance » autour d’un réseau d’hôpitaux chargés d’inventorier les effets adverses des médicaments qu’ils utilisaient, adopta une approche plus globale enjoignant tout praticien à signaler (par le biais d’un nouveau formulaire) les accidents thérapeutiques et créant un bulletin d’information pour diffuser les alertes pharmacologiques auprès de l’ensemble des médecins.
D’autre part, les membres du Congrès adoptèrent en 1978 une nouvelle loi sur les médicaments. Les dispositions les plus importantes étaient de rendre accessibles au public (sous certaines conditions) les documents soumis par les industriels en appui à une demande d’AMM et de créer un centre national de pharmacologie clinique dont on pensait qu’il permettrait à la FDA de disposer de résultats d’expertise de laboratoire parallèles si ce n’est indépendants de ceux des firmes pharmaceutiques (US Congress, 1978).
Le droit fabrique l ’expertise du DES
43Une seconde spécificité de l’affaire DES aux États-Unis est la place qu’y a tenue le recours au droit. Les actions en justice ont, dès la fin des années soixante-dix, visé la compensation des dommages avec des centaines de procédures intentées par les patientes souffrant de cancer à l’encontre des firmes productrices de DES [8]. Souvent jugées collectivement, ces actions ont modi-fié la jurisprudence de plusieurs États. Certaines cours ont accepté le principe d’une responsabilité collective des entreprises et accordé des réparations même si la plaignante ne pouvait pas prouver avoir été traitée par le DES de telle ou telle marque. Les cours ont aussi joué un rôle essentiel comme lieu d’expertise, d’évaluation et – dans une certaine mesure de production – des savoirs sur les effets iatrogènes du DES. Ceci est tout particulièrement illustré par le procès administratif qui a opposé les industries de l’alimentation animale à la FDA sur la question de l’interdiction du DES agricole.
44Ce procès a pour origine la décision prise par la FDA, à l’été 1972, d’interdire les implants de DES. Les responsables de l’agence ont alors jugé qu’il était inutile de procéder à une audition des différentes parties. L’interdiction reposait sur la clause Delanay, une application désormais justifiée par la découverte des cancers humains et par l’identification de résidus de DES dans des viandes destinées à la consommation humaine par les services du département de l’agriculture (lesquels venaient d’introduire un nouveau type de détection, par chromatographie en phase gazeuse). Promulguée en 1973, la circulaire fut annulée en janvier 1974 par la cour du district de Columbia pour vice de forme dans la mesure où la détection des résidus de DES avait été effectuée avec des techniques chimiques nouvelles, non homologuées. La cour ordonna l’organisation d’un hearing contradictoire devant un juge administratif. La procédure débuta en janvier 1977, les auditions d’experts et de témoins s’échelonnant tout au long de l’année, l’arrêt final intervint en septembre 1978 [9].
45L’intérêt de cette procédure tient au fait que l’enjeu était non seulement de juger de la légalité d’une décision d’interdiction mais aussi de son caractère scientifiquement fondé. La possibilité d’appliquer la clause Delanay reposait non seulement sur l’interprétation de la jurisprudence touchant aux additifs alimentaires, mais aussi sur la démonstration de la carcinogénécité du DES, ou plutôt de ses résidus trouvés dans les viandes destinées à l’alimentation humaine. Le dispositif d’audition des experts avait ceci de remarquable qu’il organisait une authentique mise à l’épreuve des résultats de laboratoire (publiés et non) selon des normes judiciaires. En fonction de la pratique américaine, les industriels et la FDA avaient la possibilité de citer leurs propres experts ; devaient négocier en amont des séances un corpus d’articles et de documents pris en compte comme pièces à conviction ; et avaient le droit à un contre-interrogatoire de chacun des experts cités par la partie adverse, ces témoignages engageant la responsabilité légale de leurs auteurs. Le droit se trouvait ainsi organiser une véritable controverse débouchant, en séances, sur un travail de mise en contexte et parfois de déconstruction des données scientifiques et techniques.
46Dans le cas du DES, le juge a éliminé des débats toutes considérations concernant l’économie et l’utilité agricole du DES pour concentrer les questions sur les propriétés de la molécule et la démonstration du risque de carcinogenèse humaine. Ont ainsi été au centre des interrogatoires, non seulement l’enquête épidémiologique sur les pathologies dont souffraient les « filles DES» ou leurs mères mais aussi le détail des diverses méthodes de détection des dérivés du DES, l’organisation du programme de surveillance sanitaire des abattoirs, les résultats des expériences toxicologiques ou encore les conditions autorisant une inférence causale à partir de données statistiques.
Les auditions ont en conséquence accordé une très grande place aux quelques expériences pratiquées sur les souris pour révéler l’effet des faibles doses de DES, la question des relations doses/réponses et des seuils étant au cœur de l’approche toxicologique des risques privilégiée par les représentants des industriels tandis que ceux de la FDA se ralliaient au point de vue des oncologues. Le conflit sur le statut – fait ou artefact – à accorder aux courbes obtenues au début des années soixante par un certain G.H. Gass de l’université d’Illinois avec des souris d’une souche sélectionnée pour sa susceptibilité génétique aux carcinogènes a par exemple occupé de nombreuses heures (Gass, 1964). Au final, le juge estima, en un mélange de considérations techniques, politiques et administratives, que ces résultats étaient non pas des faits mais des indices, en tant que tels suffisants pour estimer – dans une démarche de précaution – que même à faibles doses le DES était carcinogène. L’arrêt rendu par le juge Davidson, en septembre 1978, légitima l’action de la FDA et confirma – même si ce n’était pas au nom de la clause Delanay – la légalité de l’interdiction du DES. Compte tenu de ses attendus et du travail d’expertise des auditions, cette décision créait une jurisprudence à la fois technique et administrative. L’opinion du juge selon laquelle les substances estrogènes synthétiques comme le DES ne peuvent pas être considérées comme équivalentes des hormones naturelles acquérait ainsi le statut de référence bien au-delà du cercle des employés de la FDA amenés à évaluer des dossiers d’AMM ; par exemple, pour les toxicologues effectuant les tests de carcinogenèse pour le compte de l’Environmental Protection Agency, ou encore pour les gynécologues prescrivant des analogues des stéroïdes naturels.
Et la France ?
47La crise française du Distilbène n’est pas analysée dans le cadre du présent article [10]. Toutefois, une mention rapide des traits qui l’opposent à la crise américaine souligne à quel point le régime de régulation par le risque n’est pas un attribut des substances mais la conséquence de cultures nationales de la régulation. En France, les gynécologues commencèrent à prescrire le DES après 1945. Produite par une demi-douzaine de firmes, la molécule n’a pour autant pas reçu beaucoup d’attention. Une demi-douzaine d’articles seulement lui sont consacrés dans la presse médicale des années 1945-1965. Ceux-ci, lorsqu’ils évoquent le pouvoir carcinogène, considèrent qu’il est indissociable de l’efficacité physiologique, du pouvoir estrogène et qu’il s’agit donc d’un effet secondaire inévitable mais contrôlable. Il est difficile de savoir dans quelle mesure l’alerte de 1971 a modifié les pratiques de prescription en France. Comme souligné plus haut, la crise a été tardive. L’« événement indésirable » a d’abord été abordé selon le registre de la « faute », sans débat public, par le biais d’une redéfinition des normes (professionnelles) de bonne pratique. En 1977, le premier signe d’un changement de perspective sur les dangers du DES apparaît avec une modification des indications répertoriées dans le Vidal qui exclut la prévention du risque de fausse couche et fait de la grossesse une contre-indication. Ce n’est qu’en 1983, après une enquête épidémiologique organisée par la MGEN auprès de ses adhérentes, que l’existence de patientes souffrant des malformations causées par le DES devient un fait médical. La crise qui suit cette alerte associe les registres de « l’accident» et du « risque» puisque ce que Le Monde qualifiait « d’erreur médicale », devient enjeu de débat public. Comme aux États-Unis, il y a création d’une association des « filles DES » et action en réparation. Les principales différences tiennent au faible rôle qu’ont eu les développements juridiques dans l’expertise du risque iatrogène à l’absence complète de lien avec les adjuvants de croissance agricole, et l’absence d’une jurisprudence engageant la responsabilité collective des industriels.
Conclusion
48Au terme de l’étude de ces deux cas, il convient de revenir aux «événements indésirables », à leur terrain d’émergence ainsi qu’aux conditions et conséquences de leur gestion. La compréhension d’un objet complexe comme un événement indésirable survenant dans un (des) système(s) de santé a beaucoup à gagner du croisement de différents regards. L’idée de suivre deux « trajectoires » d’affaires considérées comme particulièrement représentatives pour analyser les transitions entre les trois régimes (faute, accident et risque) évoqués plus haut suppose de s’intéresser tout autant à la recherche scientifique, à la préparation industrielle, aux modalités d’usage médical, à la réglementation juridique qu’à la commercialisation et à la prise en charge des patients. En adoptant cette perspective « biographique » de compréhension, dans des trajectoires de longue durée, des origines, du développement, et éventuellement de la redéfinition d’un ou plusieurs événements indésirables nous avons insisté sur la nature hybride et complexe de la gestion du danger thérapeutique, sur ses modalités historiquement diverses.
49On peut, de ce point de vue, résumer les deux affaires par le tableau suivant :
50Il serait réducteur de ramener chacune de ces deux affaires au rôle dominant d’un type d’acteurs ou à une seule logique. Chacune a fait intervenir divers registres d’action ainsi que de multiples arènes, bien au-delà des seuls professionnels de santé. On peut toutefois identifier dans chacune de ces trajectoires des modes particuliers de gestion des événements indésirables correspondant aux trois formes de régulation du médicament évoquées en introduction.
51Le régime le plus ancien est le cadrage par la « faute » du praticien ou du pharmacien dans lequel l’événement indésirable est associé à l’incompétence et au non-respect des règles (formelles ou pas) de l’exercice. Ce régime est professionnel au sens où il met fortement en avant l’autonomie et la liberté des acteurs pharmaciens et médecins et où il repose sur une délégation globale d’expertise. Ce sont les collectifs professionnels qui décident de ce que l’on peut vendre, administrer et comment. Le danger thérapeutique est dans une large mesure conçu comme un problème de toxicité que l’on peut gérer par l’évaluation au laboratoire et la définition des bonnes posologies. Dans cette perspective « pharmacologique », les outils de la régulation sont le Codex, les notices, la formation des producteurs et prescripteurs, et en cas d’échec le procès.
52La configuration de la « faute » a dominé la première moitié du siècle. Elle a ensuite été complétée (et dans certaines situations remplacée) par un autre cadrage, celui de « l’accident ». Dans ce cas, les événements indésirables sont des faits objectifs dont la qualification relève de l’enquête statistique et épidémiologique. Le régime de « l’accident » renvoie à un monde où l’efficacité est un problème collectif et le produit d’une évaluation par essai, où le médicament est, de façon quasi inévitable, producteur d’effets secondaires négatifs sur des catégories de population qu’il faut connaître. Essais précliniques et cliniques, AMM et réglementation étatique sont les formes privilégiées de la régulation. Dans ce cadre, l’événement indésirable «majeur » devient un scandale révélateur d’une défaillance du système dont ses administrateurs (experts plutôt que praticiens) doivent tirer les conséquences. En France, l’affaire du Stalinon est, entre 1953 et 1959, représentative de cette première transition.
En lien avec les changements évoqués ci-dessus, on peut voir dans la situation présente l’entrée dans une configuration du « risque ». Dans ce cas, l’événement indésirable n’est plus un effet parallèle, sanction de l’effi-cacité thérapeutique, mais une manifestation des « dégâts du progrès », la révélation des risques intrinsèquement associés à des interventions thérapeutiques complexes, nombreuses, non limitées à la prise en charge de pathologies avérées mais prenant souvent pour cible le risque de maladie. Dans le régime du risque, la défaillance a pour origine d’une part l’incertitude liée aux interventions, d’autre part les biais de prévision engendrés par les conflits d’intérêts dans lesquels sont pris médecins, administrateurs et industriels. La gestion du danger passe par des affaires qui débouchent non seulement sur des mobilisations publiques dans lesquelles les patients et victimes pèsent fortement, en particulier par l’intermédiaire de leurs associations et du recours au procès, mais aussi sur des controverses techniques dans lesquelles les arènes politiques et juridiques deviennent des lieux d’expertise et de qualification scientifique. Comme l’indique la multiplication des dispositifs de type « agence de sécurité sanitaire », le cadre du risque tend à favoriser une régulation par une puissance publique, mais une puissance publique mise sous tutelle afin qu’elle organise les systèmes de normalisation des pratiques, de précaution, de traçabilité et de surveillance continue des agents thérapeutiques. L’affaire Distilbène aux États-Unis (la situation française est plus contradictoire) illustre ce deuxième déplacement.
Bibliographie
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Notes
-
[*]
Christian Bonah : IRIST, EA 3424, faculté de médecine de Strasbourg, université Louis Pasteur.
Jean-Paul Gaudillière : historien, CERMES (INSERM-EHESS). -
[1]
Les termes introduits pour présenter ces régimes sont largement utilisés dans la littérature primaire de cette étude. Leur usage analytique doit toutefois être distingué de leur emploi au cours des affaires que ce soit dans les arènes politiques, médiatiques ou juridiques. Le terme de « faute » est en particulier très répandu et polysémique. En droit, il correspond à la qualification d’un fait illicite caractérisé par un élément matériel, un élément légal et un élément moral d’imputabilité ; cette qualification ayant des conséquences en responsabilité civile et pénale. Dans les discours professionnels ou politiques, le terme de faute renvoie soit à cette qualifi-cation, soit au jugement expert imputant les effets indésirables à certaines causes, soit à une imputation de responsabilité. Chaque fois qu’il sera question des régimes de gestion des événements indésirables nous aurons donc recours aux guillemets.
-
[2]
Dans le cadre de la pharmacie des années cinquante, le terme de « spécialité » fait référence à des médicaments préparés d’avance en vue de leur délivrance au public, par des entreprises qui, au stade de la production, prennent peu à peu la place des officines. Le nom des « spécialités » médicamenteuses autorisées par le visa est un nom de fantaisie choisi habituellement pour son agrément phonétique. Dans le cas du Stalinon, le nom est composé de la formule chimique de l’étain (sta) et de « lino » représentant la vitamine F, un acide gras tel que l’acide « linoléique » ou « linolénique ». Sans qu’elle soit revendiquée, l’association en pleine période de guerre froide avec le nom de Joseph Staline est difficile à écarter totalement et apparaît dans certaines publications de l’époque.
-
[3]
Le nombre de victimes varie selon les différents comptes rendus journalistiques. Nous avons retenu ici les chiffres qui figurent dans le jugement du tribunal correctionnel de la Seine du 19 décembre 1957.
-
[4]
Le dossier du Stalinon du ministère de la Santé publique, consultable sur dérogation, se trouve actuellement aux Archives nationales à Fontainebleau. Il est temporairement « non communicable pour cause d’amiante ».
-
[5]
Outre sa fonction d’analyses de contrôle pour le ministère, le LNCM est habilité, au terme d’une convention du 31 décembre 1925 passée entre les ministères de l’Agriculture et de l’Instruction publique, à effectuer des analyses et des travaux scientifiques, à titre onéreux, pour le compte d’associations et de particuliers. Il est chargé dans ces conditions, par Feuillet, d’essayer sur la souris la toxicité du DIDEE, « produit à administrer aux humains par la voie buccale à la dose maxima de 30 cg par jour ».
-
[6]
En France, les deux problèmes furent discutés à des moments différents et sans que leur mise en rapport ait joué un rôle dans leur traitement politique et administratif.
-
[7]
Les dossiers d’archives conservés à la FDA contiennent quelques exemplaires de ces lettres envoyées par des patientes ou des médecins généralistes ainsi que les réponses du commissaire. FDA, Dockett Office, 76N-002.
-
[8]
Il n’y a pas eu en la matière de « class action » cette procédure de traitement global d’une série d’affaires mettant en cause des événements et délits tenus pour identiques, mais à l’occasion des regroupements d’affaires.
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[9]
L’ensemble des documents de la procédure se trouve archivé à la FDA. Dockett Office, Files 76N-002.
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[10]
L’enquête la concernant spécifiquement est encore en cours. Elle porte notamment sur les dynamiques de recours au droit.