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Article de revue

Les identités nationales à l'épreuve de la décolonisation et de la migration

Identités administratives et identités perçues des migrants de Tunisie en France, de 1956 à la fin des années 1960

Pages 113 à 135

Notes

  • [*]
    Agrégée d’histoire, enseignante-chercheuse à l’université de Paris X - Nanterre.
  • [1]
    Sur la difficile construction des identités administratives en contexte colonial, voir Saada, 2007 et Blévis, 2004.
  • [2]
    Archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), Tunisie 1950-1955, vol. X, art. 395.
  • [3]
    La carte d’identité de Tunisien a été instituée par la circulaire du ministère de l’Intérieur du 3 août 1950. Elle vient remplacer la carte d’identité de protégé français, créée par le décret du 29 juin 1938 et qui est considérée comme implicitement abrogée par l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 2 novembre 1945. À sa création en 1950, il s’agit d’un titre de séjour, qui vaut titre de travail. Les accords signés entre la France et la Tunisie en 1955 conduisent cependant à une modification du régime de circulation et d’établissement entre les deux pays. En application de ces accords, la circulaire 2 du ministère de l’Intérieur du 19 janvier 1956 vient préciser que la carte d’identité de Tunisien demeure purement facultative, alors qu’elle reste un titre de séjour obligatoire pour les Marocains. Voir Centre des archives contemporaines (CAC), 880312, art. 22.
  • [4]
    Archives nationales (AN) F7-16093, Lettre du ministère de l’Intérieur au préfet de la Sarthe, en date du 24 avril 1961.
  • [5]
    CAC, 880312, art. 22, liasse 3, « Procès-verbal de la 1re réunion interministérielle relative à l’élaboration d’un projet concernant la main-d’œuvre tunisienne en France, 10 janvier 1958 ».
  • [6]
    Avec l’enlisement dans la guerre, la Tunisie tend à devenir une base arrière pour les nationalistes algériens ; certains membres de la communauté française de Tunisie développent également une activité politique de soutien aux ultras d’Algérie. La dégradation des relations entre la Tunisie et la France se traduit également par une série d’expulsions réciproques au cours de l’année 1958.
  • [7]
    CAC, 980547, art. 22.
  • [8]
    Circulaire du ministère de l’Intérieur du 21 janvier 1958, AN F7-16093.
  • [9]
    Entretien du 1er septembre 2005.
  • [10]
    Cette opposition entre les deux modèles de jeunesse est établie par A. Prost (Prost, 2004, p. 515-545). Les Français et les Italiens qui fréquentent l’école franco-arabe de T. sont en général les enfants des artisans, petits commerçants ou des ouvriers européens. Les enfants des familles les plus aisées effectuent en général la totalité de leur scolarité dans les lycées français de Tunis, comme pensionnaires ou en résidence chez des membres de la famille.
  • [11]
    L’institution de régimes dérogatoires pour les ressortissants de l’ex-Empire colonial vaut également pour les Marocains jusqu’en 1959, pour les anciens « protégés » du Laos, du Cambodge et du Vietnam, ainsi que pour les ressortissants d’Afrique noire et les Algériens. La déstabilisation du régime de contrôle commun n’est cependant pas uniquement liée au processus de décolonisation. La construction européenne joue également un rôle essentiel ; elle contribue à introduire une nouvelle distinction entre étrangers communautaires et étrangers non communautaires, appelée à jouer un rôle central après la suspension de l’immigration en 1974.
  • [12]
    Ce différentiel de coût avait déjà posé problème aux administrations françaises dans les années 1940 et 1950, à propos de la main-d’œuvre algérienne. En vertu de leur statut de citoyens de plein droit en métropole, institué par l’ordonnance du 7 mars 1944 et confirmé par le Statut organique de l’Algérie du 20 septembre 1947, les Algériens jouissaient d’un régime de libre circulation et du même traitement que la main-d’œuvre nationale en France. Ce traitement explique le recours fréquent des employeurs à une main-d’œuvre algérienne, plus facilement disponible et moins chère que la main-d’œuvre étrangère qui exigeait pour son introduction le paiement d’une redevance à l’Office national d’immigration. La concurrence créée par la main-d’œuvre algérienne a été pour beaucoup dans l’échec de l’ONI dès les premières années de sa création. Pour une analyse de cette question et une présentation des parades trouvées par l’administration pour réduire le différentiel de coût entre Algériens et étrangers, on se reportera à Spire, 2003.
  • [13]
    Sur les évolutions des politiques de naturalisation, voir Weil, 2002.
  • [14]
    En 1946, selon l’Annuaire statistique de la France, la communauté italienne compte ainsi 84 935 personnes, contre 143 977 Français. Sur la situation particulière des Italiens dans le Protectorat, voir les articles de J. Bessis, « Une émigration effacée : Italiens et Espagnols en Afrique du Nord française », et de R. Rainero, « Le gouvernement français et les Italiens de Tunisie (1938-1945) », dans Milza et Peschanski, 1994.
  • [15]
    Pour le détail du statut des réfugiés en provenance de Tunisie, voir AN F7 16124, dossier « Réfugiés » et Archives MAE, Tunisie 1956-1969, art. 489.
  • [16]
    AN F7-16124, Lettre du ministère de l’Intérieur au directeur du Centre d’orientation des Français rentrant du Maroc et de Tunisie, en date du 28 avril 1959. La position du ministère de l’Intérieur est relayée par le préfet des Bouches-du-Rhône, où s’installent la majorité des Italiens arrivant de Tunisie (cf. Lettre du préfet au ministère de l’Intérieur, 26 avril 1958).
  • [17]
    CAC, 900544, art. 3, Note de la direction générale du Travail et de la Main-d’œuvre au maître des requêtes au Conseil d’État relative à la réunion préparatoire à la commission mixte franco-italienne de décembre 1959.
  • [18]
    Pour le détail de ces dispositions, voir AN F7-16124, Compte rendu de la réunion tenue au ministère du Travail le 26 janvier 1960.
  • [19]
    AN F7-16124, Lettre du ministère de l’Intérieur au préfet du Var, 14 mars 1960.
  • [20]
    Voir AN F7-16093, Lettre du préfet des Bouches-du-Rhône au ministère de l’Intérieur, en date du 9 janvier 1962 et AN F7-16124, Lettre du président du Fonds social juif unifié au ministère de l’Intérieur, en date du 15 juillet 1964.
  • [21]
    CAC, 980547, art. 22, Lettre du ministère de l’Intérieur au préfet de police de Paris, 5 novembre 1958. Voir aussi AN F7-16093, Dépêche du ministère de l’Intérieur du 5 novembre 1958, mentionnée dans la lettre du préfet de police de Paris au ministère de l’Intérieur, 23 novembre 1959, « Conditions d’admission au séjour en France des ressortissants tunisiens ».
  • [22]
    Entretien du 24 mars 2006.
  • [23]
    On retrouve ces mêmes principes à l’origine de la construction de l’État-nation algérien. « Parmi tous les attributs susceptibles de servir l’idée de nation et, par suite, la cause du nationalisme, on ne dira jamais assez le rôle qu’a joué la religion et qu’on lui a fait jouer, non pas seulement comme force de résistance pour préserver la “personnalité” nationale, mais comme force active de ralliement à la cause nationale et au nationalisme », Sayad, 1999, note 8, p. 333-334.
  • [24]
    A. Memmi, article paru dans L’Arche en février 1961, cité par C. Zytnicki, 2000. Voir aussi Sebag, 1991, p. 294 sq.
  • [25]
    La même situation paradoxale et conflictuelle s’observe chez les immigrés algériens, mais aussi chez leurs enfants. Voir Sayad, 1999, p. 319-371, ainsi que Amrani et Beaud, 2004.
  • [26]
    Entretien du 16 mars 2005.
  • [27]
    En janvier 1974, une déclaration de fusion est signée entre Kaddafi et Bourguiba. Ce projet vise à créer un seul État, dénommé République arabe islamique. Cette union, dont les motivations sont obscures, avorte à peine le traité de Djerba signé. Voir sur ce point Toumi, 1989, p. 90-98.
  • [28]
    AN F7-16093, Lettre du préfet des Bouches-du-Rhône au ministère de l’Intérieur, 8 novembre 1962, « Autorisations de séjour pour les Tunisiens musulmans ne possédant qu’un visa de court séjour ».
  • [29]
    AN F7-16093, en particulier la lettre du ministère de l’Intérieur au ministère des Affaires étrangères, 18 décembre 1962, ainsi que la réponse des Affaires étrangères du 16 janvier 1963 ; voir aussi la lettre du ministère de l’Intérieur au préfet des Bouches-du-Rhône, 9 février 1963.
  • [30]
    Sur le contenu de la convention, voir Archives du MAE, « Tunisie 1956-1969 », volume 489 et CAC, 890519, art. 45.
  • [31]
    CAC, 890519, art. 45, circulaire du ministère de l’Intérieur aux préfectures, 7 octobre 1963.
  • [32]
    La loi du 12 mai 1964 sur la propriété agricole introduit en effet une condition de nationalité tunisienne. Voir Toumi, 1989, p. 60-67.
  • [33]
    Entretien du 1er septembre 2005.
  • [34]
    Après la survenue d’un accident dans une centrale nucléaire en France, à la fin des années 1990, Abdelmajid apprend par la télévision française que les autorités cherchent des spécialistes du coffrage en béton. Ayant réalisé des coffrages pour des installations nucléaires lors de son séjour en France, Abdelmajid se porte aussitôt volontaire. « Le consulat n’a pas voulu, ils demandaient une attestation de la mairie, un certificat d’hébergement. Comme je n’étais pas sur place, je ne pouvais pas demander à la mairie. Quand la France, elle fait Médecins Sans Frontières, elle ne demande pas une attestation d’accueil par un médecin tunisien ! ».

1Depuis le xixe siècle, le critère de la nationalité est devenu un critère essentiel de définition de l’identité sociale par l’administration. S’inspirant de la notion d’« habitus national » définie par Norbert Elias, Gérard Noiriel s’est appliqué à analyser la « révolution identitaire » qu’a entraînée la « nationalisation » de la société française (Noiriel, 1998). Les sociétés contemporaines fondées sur le principe d’État-nation ont en effet évolué dans le sens d’une interdépendance plus forte des individus, sous l’effet du développement des échanges et de l’accentuation de la division du travail. Ces phénomènes d’interdépendance opèrent désormais à une échelle qui dépasse largement le cadre local des interconnaissances individuelles et vont de pair avec une invisibilité croissante des liens. Parmi les instruments « de médiation qui permettent au pouvoir central de faire irruption, d’une façon de plus en plus massive, dans le vécu des individus », la carte d’identité joue un rôle central dans la mesure où elle « permet de donner une forme matérielle aux catégories abstraites créées par le droit et d’atteindre directement tous les individus » (Noiriel, 1998, p. 24 et p. 179-180). La nationalisation de la société s’accompagne dès lors d’une intériorisation de ces « identités de papier » qui donne toute sa force au processus et qui dessine une sorte de schéma idéal dans lequel l’État parvient sans peine à classer les individus et dans lequel chacun connaît et accepte son appartenance. Pourtant, dans la réalité, les choses ne sont pas toujours aussi simples et le processus de nationalisation ne se fait pas sans heurts.

2Les situations de décolonisation et de migration sont emblématiques des difficultés posées par le processus de nationalisation [1] ; moments de confrontation entre plusieurs ordres normatifs, elles permettent de voir comment les entreprises de catégorisation administrative parviennent concrètement à s’imposer aux individus et à contribuer à la formation de leur identité. L’hypothèse explorée ici est que la définition des identités administratives est un instrument de répartition du pouvoir entre les différentes catégories de population, ouvrant accès à des droits différents selon la catégorie à laquelle l’individu est rattaché, et que l’intériorisation des « identités de papier » s’accompagne dès lors d’une forme de violence faite aux individus qui peinent à se reconnaître dans cette catégorisation générique. Les migrations en provenance de la Tunisie postcoloniale comportent des étrangers, Tunisiens ou Européens, et des Français, de naissance ou par acquisition ; elles constituent un extraordinaire laboratoire pour analyser ces phénomènes (cf. encadré). La décolonisation de la Tunisie conduit en effet à une dispersion progressive de la mosaïque de populations constituée à l’époque coloniale ; les originaires de Tunisie qui arrivent en France à partir du milieu des années 1950 connaissent plusieurs modifications successives de leur statut, qui permettent d’étudier la façon dont les identités administratives parviennent à s’imposer aux individus.

Encadré :

L’analyse du processus de nationalisation des identités sociales, qui est présentée dans cet article, se fonde en premier lieu sur une étude des identités administratives, qui s’appuie sur le dépouillement des archives des administrations centrales concernant les modifications du régime de séjour et de travail des Tunisiens et des autres étrangers en provenance de Tunisie. Ce travail a été complété par une étude des identités perçues, appréhendées par le biais des récits de vie de quatre migrants de Tunisie. En dépit de leur faible nombre, ces récits de vie permettent tout d’abord de recueillir, fût-ce de façon partielle, des informations difficiles à saisir par le biais des autres sources – ils fournissent en particulier des informations complémentaires sur les interactions entre statut juridique et trajectoire personnelle. Ils nous permettent également d’entrevoir la façon dont les individus perçoivent leur propre trajectoire – migratoire, statutaire, sociale, professionnelle et familiale. Le choix des enquêtés ne répond à aucun critère de représentativité. Jacqueline, Abdelmajid, Salah et Claude n’ont pas pour fonction d’incarner des types sociaux ou des individus statistiques moyens. Leurs récits ont pour vertu d’humaniser les analyses, en montrant comment les mécanismes sociaux s’incarnent dans des trajectoires concrètes. Ils rappellent aussi que les trajectoires individuelles mettent en œuvre, à chaque instant, une multitude d’identités et de mécanismes dont l’articulation en une combinaison complexe tend à faire de chaque vie une expérience singulière.
Ces recherches s’inscrivent dans le cadre d’une thèse de doctorat d’histoire, dont le propos vise à interroger la force des identités de papier qui définissent un individu comme « étranger » ou comme « national », et leur influence sur le cours des trajectoires sociales et professionnelles (Bruno, 2006).

Les Tunisiens en France aux lendemains de la décolonisation, des étrangers pas comme les autres (1955-1963)

3En 1955, la Tunisie accède à un régime d’autonomie, avant d’obtenir sa pleine indépendance en 1956. Désormais les relations entre la Tunisie et la France sont celles de deux États égaux en droit, libres de leurs décisions politiques. Le régime de circulation et d’installation entre ces deux pays s’en trouve modifié, mais dans un sens inattendu : dans un premier temps, la décolonisation entraîne un assouplissement des conditions d’entrée et de séjour des Tunisiens en France, alors qu’à la période coloniale, les mouvements entre la Tunisie et la France étaient soumis à un contrôle strict. En raison du jeu des rapports de force politiques et des contraintes du droit international, les Tunisiens font l’objet d’un régime dérogatoire jusqu’en 1963 : ils bénéficient de ce fait de conditions d’entrée en France et d’exercice d’une activité professionnelle proches de celles qui prévalent pour les nationaux.

Le régime dérogatoire des Tunisiens en France : un effet différé de la colonisation

4La convention franco-tunisienne sur la situation des personnes du 3 juin 1955 [2] institue un régime de libre circulation entre les deux pays. De ce régime de libre circulation découle un régime de libre séjour. Il existe bien à cette date une carte de Tunisien, mais il s’agit d’un simple titre d’identité et non d’un titre de séjour [3]. Cette différence est essentielle : tant qu’elle constitue un simple titre d’identité, la carte de Tunisien n’est pas obligatoire. Les Tunisiens entrés entre 1955 et 1958 peuvent dès lors exercer l’activité professionnelle de leur choix, sans aucun contrôle de l’administration française. Étrangers pas comme les autres, ils bénéficient du traitement réservé aux nationaux pour « l’exercice de toutes les activités professionnelles ou économiques », y compris des professions réglementées [4]. Le principe de réciprocité solidement ancré en droit international est ici déterminant et fonctionne tant que la sauvegarde des intérêts français en Tunisie est en jeu. Au milieu des années cinquante, les Tunisiens en France sont à peine quelques milliers, tandis que la colonie française en Tunisie compte 180 000 personnes. Le ministère des Affaires étrangères parvient ainsi à défendre le principe de libre installation réciproque, malgré les réticences des administrations du Travail et de la Population [5], fidèles à une conception de la hiérarchie des populations dans laquelle les Nord-Africains sont loin d’occuper le premier rang (Rosental, 2003 ; Spire, 2005 ; Weil, 1995b).
Ce régime connaît une première inflexion en 1958, en raison des tensions franco-tunisiennes engendrées par la guerre d’Algérie [6]. En réaction au bombardement français, le 8 février 1958, de Sakiet Sidi-Youssef, village proche de la frontière et abritant un grand nombre de réfugiés algériens, le gouvernement tunisien décide de mettre en place un système de visa pour les ressortissants français de Tunisie et de les soumettre à la possession d’une carte d’identité. L’argument de la réciprocité étant levé, la France modifie à son tour son régime d’accueil des Tunisiens [7]. À partir du 15 mai 1958, les Tunisiens ne sont autorisés à entrer en France que sur présentation d’un passeport revêtu d’un visa consulaire, stipulant la durée du séjour. Le rétablissement du visa conduit à une transformation des conditions de séjour ; à compter du 31 août 1958, et jusqu’en 1963, la présentation d’un passeport revêtu d’un visa de long séjour est exigée pour se voir délivrer une carte de Tunisien. Cette modification de la réglementation est cependant d’un faible effet sur le régime de contrôle des Tunisiens en France ; la réglementation adoptée ne permet pas de les soumettre au contrôle imposé aux étrangers par le régime commun. En effet, la carte de Tunisien a une validité de dix ans [8], ce qui tend à conférer aux Tunisiens un statut proche de celui des résidents privilégiés, régime le plus favorable institué par l’ordonnance de 1945. Le renouvellement de la carte de Tunisien est de plus automatique, ce qui tend à amoindrir le pouvoir des préfectures. Enfin, l’attribution de la carte de Tunisien n’est pas soumise à l’obtention d’un avis favorable de l’administration en charge du Travail. Le maintien d’une importante colonie française en Tunisie contribue à conserver toute sa validité à la convention du 3 juin 1955 ; la carte d’identité de Tunisien, qui vaut désormais titre de séjour, vaut aussi titre de travail et permet d’exercer toutes les professions. Paradoxalement, ce sont donc les effets différés de la colonisation – en particulier le maintien de la colonie française en Tunisie bien après l’indépendance – qui aboutissent à l’effacement de la logique de catégorisation coloniale et à un traitement privilégié des anciens colonisés.

Un effacement inattendu de la hiérarchie coloniale des populations

5L’aventure migratoire d’Abdelmajid Bellamine [9], un de nos enquêtés, est entièrement conditionnée par le sort qui est réservé à la catégorie de population à laquelle il est rattaché. Tunisien, Abdelmajid s’est ainsi rendu en France en 1957, muni d’un simple passeport, sans même avoir besoin de visa. À son arrivée, il est mis immédiatement en possession d’un titre d’identité de Tunisien, d’une validité de dix ans. La satisfaction que lui procure ce traitement collectif privilégié est d’autant plus vive qu’Abdelmajid a conscience de bénéficier d’un traitement de faveur dont il sait bien qu’il n’était pas la règle jusqu’alors. La possibilité de circuler librement entre la Tunisie et la France correspond à un effacement de la hiérarchie coloniale des populations, dont il a personnellement subi les effets. Abdelmajid entretient en effet un rapport particulier avec l’entreprise coloniale, en raison de son niveau de scolarisation. Originaire d’une ville bénéficiant d’une infrastructure scolaire particulièrement développée pour une région rurale, il a en effet effectué toute sa scolarité primaire à l’école franco-arabe de T., aux côtés des enfants d’Italiens et de Français installés dans la région. À cet égard, il fait déjà figure d’exception au sein de la population tunisienne qui compte près de 85 % d’analphabètes en 1956. Son parcours scolaire lui permet d’être recruté pour suivre une formation professionnelle en France. « La Tunisie a demandé des gens qui savent lire et écrire, qui ont une capacité niveau certificat d’études primaires ». Le processus de décolonisation et le départ des Français de Tunisie obligent en effet le nouvel État à penser la question de la formation des cadres techniques et administratifs. Des centres de recrutement, dépendants des services de l’émigration, sont implantés dans toutes les régions de Tunisie. Fort de son niveau certificat d’études, Abdelmajid se présente à l’examen de sélection ; cette décision est pour lui l’occasion de poursuivre une scolarité dont l’interruption brutale l’a laissé profondément meurtri.

6C’est, en effet, à la fin de la formation primaire que les chemins entremêlés des élèves de la « franco-arabe » se séparent. Le système scolaire du Protectorat reproduit presque à l’identique le schéma dualiste de l’enseignement français (Prost, 2004), ajoutant à la bipartition entre un modèle de jeunesse populaire et un modèle de jeunesse bourgeoise [10] un principe de sélection selon le statut dans la société coloniale – distinguant les Français des autres Européens et plus encore des « indigènes ». Pour les Tunisiens, le passage du certificat d’études primaires est par conséquent une voie d’exception, réservée aux fils des familles les plus riches ou à quelques rares enfants des milieux populaires, particulièrement doués et sursélectionnés ; de ce fait, seule une minorité des enfants tunisiens passe son certificat d’études primaires avant de poursuivre ses études au lycée à Tunis. Pourtant bon élève, mais né dans une famille modeste et nombreuse, Abdelmajid est contraint d’arrêter sa scolarité à la fin du primaire. C’est avec une grande amertume qu’il revient, au cours de l’entretien, sur cette période : « je n’ai pas eu le certificat d’études primaires. Ils ne voulaient pas le donner. C’était comme ça la vie d’avant – ils voulaient qu’on reste esclaves. Si tu étudies et que tu as le niveau, ils te laissent pas le passer ». La scolarité d’Abdelmajid s’interrompt donc brutalement sur un sentiment d’injustice. On comprend mieux le sentiment de fierté qui imprègne ses propos lorsqu’il évoque sa réussite au test de sélection et au certificat de formation professionnelle en France, obtenu avec la mention très bien. Cette réussite est vécue par Abdelmajid comme une forme de revanche sur le statut de relégation imposé par défaut aux colonisés. Son cas n’est pas unique puisque la plupart des migrants tunisiens des premières années de l’indépendance entretiennent un rapport particulier avec la colonisation, par leurs liens personnels ou par leur niveau de scolarisation, rapport qui les rend d’autant plus sensibles à l’effacement de la hiérarchie coloniale permis par le nouveau régime de séjour des Tunisiens en France.

La fragilisation du régime commun des étrangers en France

7La mise en place d’un régime dérogatoire n’est pas propre aux seuls Tunisiens. Sous l’effet du processus de décolonisation [11], l’apparition d’une mosaïque de statuts tend à battre en brèche le régime de contrôle du séjour et du travail des étrangers fixé par l’ordonnance de 1945 (Weil, 1995a ; Lochak, 1985 et Spire, 2005). Celle-ci entendait jeter les bases d’un contrôle public sur l’ensemble des flux migratoires, fondé sur un seul et unique dispositif réglementaire applicable à tous les étrangers admis à séjourner en France. Le régime dérogatoire accordé aux ressortissants de l’ancien Empire colonial, et en particulier aux Tunisiens, est dès lors une entorse à ce double principe de contrôle des flux et de dispositif commun. L’embauche d’un travailleur tunisien ne peut faire l’objet d’aucun contrôle de la part de l’administration du Travail et elle ne coûte rien à l’employeur alors que, dans le même temps, l’embauche d’un travailleur étranger du régime commun nécessite d’obtenir l’autorisation des directions départementales du Travail pour le poste à pourvoir et, en cas d’acceptation du dossier, de payer une redevance à l’Office national d’immigration (ONI) qui jouit, depuis sa création en 1945, du monopole d’introduction de la main-d’œuvre étrangère [12]. L’existence d’une mosaïque de statuts des étrangers en France crée ainsi des différences de coût pour les employeurs qui souhaitent recourir à une main-d’œuvre étrangère. Ce régime spécifique des Tunisiens engendre des différences entre les Tunisiens et les autres étrangers en France, elle en crée aussi entre les diverses populations en provenance de Tunisie. Jusqu’en 1963, les Tunisiens peuvent, on l’a dit, entrer facilement en France et y exercer l’activité de leur choix contrairement aux populations européennes de Tunisie, qui tendent à quitter la Tunisie au fur et à mesure de l’approfondissement du processus de décolonisation. Cette situation aboutit à une inversion des positions relatives occupées par chaque groupe au temps de la colonisation.

Les populations de l’entre-deux colonial à la recherche d’une nouvelle légitimité

8La décolonisation de la Tunisie déstabilise les populations qui occupaient une position particulière d’entre-deux colonial, entre colonisateurs et colonisés (Memmi, 1985), et dont le destin était étroitement lié, depuis l’instauration du Protectorat français, à l’entreprise coloniale. Dès la fin du xixe siècle, la mise en valeur du Protectorat s’est en effet appuyée sur un important afflux de migrants européens (Liauzu, 1996). Maltais, Grecs ou Russes, ils ont progressivement accédé au rang de colonisateurs, en vertu du principe d’acquisition automatique de la nationalité française pour les personnes nées en Tunisie de parents étrangers [13]. Les situations d’entredeux colonial concernent dès lors essentiellement les migrants européens de la première génération, ainsi que l’importante communauté italienne, restée en marge de ce mouvement de naturalisation collective jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et qui compte encore plusieurs dizaines de milliers de personnes à la veille de l’indépendance [14]. Associées à l’entreprise coloniale, ces populations quittent la Tunisie au rythme de la décolonisation de la société tunisienne. Les départs s’accélèrent à partir de 1957, quand débute le remplacement par des Tunisiens des salariés de la plupart des grandes entreprises industrielles et commerciales et des administrations. Mais, dans leurs démarches administratives pour s’installer en France, ces populations rencontrent un certain nombre de difficultés. Les Européens qui n’ont pas acquis la nationalité française sont soumis au même régime de circulation et d’établissement en France que l’ensemble des étrangers ; ils doivent donc obtenir une autorisation de séjour pour résider en France mais aussi une autorisation de travail, dont les Tunisiens sont, à cette date, dispensés. Les plus vieux se heurtent aux limites d’âge qui régissent l’introduction des travailleurs étrangers. Sans autorisation de travail, ils ne peuvent justifier de ressources suffisantes leur permettant de se maintenir en France. Si les plus jeunes peuvent espérer obtenir plus facilement une autorisation de travail, certains se voient opposer un refus en raison d’une déclaration d’inaptitude au travail ou d’une demande d’exercice dans une profession non déficitaire. La multiplication des circulaires s’appliquant aux ressortissants étrangers en provenance de Tunisie est dès lors une tentative pour réagir à cette inversion de la hiérarchie coloniale des populations.

La multiplication des régimes dérogatoires

9L’administration de l’Intérieur est tout d’abord conduite à édicter une réglementation spécifique à l’égard des réfugiés politiques – pour la plupart espagnols – installés dans la Résidence à l’époque du Protectorat [15]. De 1956 à 1960, l’assimilation de leurs années passées en Tunisie à un séjour en France leur permet d’obtenir, dès leur entrée sur le territoire français, une carte de résident privilégié qui donne, à son tour, la possibilité – non automatique – de se voir délivrer une carte de travail permanente pour toutes les professions salariées. Cette assimilation du sol tunisien au sol français prolonge, au-delà de l’accession à l’indépendance, une définition coloniale du territoire. Celle-ci était fondée sur un principe de continuité territoriale sélective, qui faisait du Protectorat tunisien un territoire soumis à une administration à géométrie variable. Puisqu’en principe, l’autorité du Bey était maintenue, le territoire tunisien gardait sa spécificité et était simplement « protégé » par les autorités coloniales : il n’y avait dès lors, pour les populations indigènes, aucune continuité entre le territoire métropolitain et le territoire de la Tunisie. En revanche, pour les populations européennes, il y avait bien continuité entre le territoire métropolitain et le territoire beylical, qui permettait aux lois sociales françaises de s’appliquer aux secteurs d’activité européens et aux autorités coloniales d’édicter une législation particulière sur l’acquisition de la nationalité française en Tunisie. Ce principe de continuité territoriale sélective est ainsi repris, après l’indépendance, mais au bénéfice des seuls réfugiés et de façon partielle. L’application de ces dispositions dérogatoires n’est en effet pas automatique, mais fait l’objet d’un examen des dossiers au cas par cas. En outre, ces mesures s’appliquent aux seules conditions de séjour, le ministère du Travail refusant l’octroi, à titre dérogatoire, d’une carte de travail permanente pour toutes les professions salariées. Enfin, le principe de continuité territoriale sélective ne vaut pas pour les demandes de naturalisation, en raison du refus opposé par le ministère de la Population.

10Si les quelques centaines de réfugiés en provenance de Tunisie obtiennent un statut dérogatoire très avantageux, il n’est pas question d’accorder les mêmes dispositions aux dizaines de milliers d’Italiens qui quittent la Tunisie après l’indépendance, sous peine de déstabiliser de façon radicale l’ensemble du dispositif de contrôle des étrangers en France. Pour le ministère de l’Intérieur, en dehors des cas qui présentent un « intérêt humanitaire urgent et évident » ou un « intérêt économique » particulier, aucune réglementation particulière ne saurait être appliquée aux Italiens de Tunisie, qui « restent soumis […] aux mêmes obligations que tous les ressortissants étrangers » [16]. Malgré la mobilisation de multiples institutions sociales, et en particulier de la hiérarchie catholique en Tunisie, les interventions en faveur des Italiens n’aboutissent qu’à des mesures de régularisations individuelles et échouent à imposer un régime dérogatoire. On peut voir, dans l’échec de ces démarches, un effet des transformations qui ont affecté, depuis 1945, le traitement administratif des étrangers. Alors que dans les années trente, les demandes d’attribution ou de renouvellement de cartes d’identité d’étranger fourmillaient d’interventions de multiples acteurs, la « routinisation » du traitement des dossiers d’étrangers engendrée par l’ordonnance de 1945 (Spire, 2005) a rendu la gestion des étrangers de moins en moins individualisée (Bruno et al., 2006 et Rygiel, 2006). Pour influer sur le processus d’attribution des titres de séjour, il est désormais nécessaire d’intervenir aux plus hauts niveaux de la hiérarchie administrative mais aussi de faire valoir des arguments qui concernent l’ensemble d’une population et non plus un simple individu. L’importance prise par l’échelon le plus élevé de la hiérarchie administrative explique que les interventions des États d’origine soient celles qui aient le plus de chance d’aboutir.

11L’intransigeance de l’administration française tend en effet à perdre de sa vigueur au cours de l’année 1959, sous l’effet des pressions exercées par un acteur de poids, l’État italien. À cette date, l’Italie, partenaire de la France dans la jeune Communauté européenne, intervient pour défendre la position de ses ressortissants. L’accord franco-italien du 12 décembre 1959 prévoit ainsi la mise en place d’une procédure spécifique d’introduction des Italiens de Tunisie en France [17]. D’autre part, pour les Italiens parents d’enfants français, le ministère du Travail s’engage à viser favorablement toutes les promesses d’embauche présentées, une dérogation aux règles relatives à la limite d’âge étant également consentie par le ministère de la Santé publique et de la Population [18]. Dès lors, les instructions données par le ministère de l’Intérieur changent d’orientation et il est désormais recommandé aux préfets « d’examiner avec la plus grande bienveillance la situation des familles franco-italiennes qui, pour une large part, se voient contraintes de chercher à s’installer dans notre pays » [19]. Quoique le régime dérogatoire accordé aux Italiens de Tunisie soit bien moins favorable que celui obtenu par les réfugiés et ne s’applique qu’aux membres des familles franco-italiennes, l’appui de l’État d’« origine » s’est donc avéré d’un certain poids dans la négociation. Or ce dernier critère fait cruellement défaut aux juifs tunisiens qui quittent en masse leur pays après 1956.
La situation des juifs tunisiens est comparable sur bien des points à celle des Italiens de Tunisie, quoique leur nationalité tunisienne les place immanquablement du côté des colonisés. Mais il s’agit également d’une population en voie d’intégration – en particulier juridique – à la communauté française, la voie suivie à l’époque du Protectorat ayant été, comme pour les Italiens, celle de la naturalisation individuelle ; son intégration à l’économie urbaine ainsi que les progrès de la scolarisation contribuent également à associer son destin à celui de la société coloniale (Chouraqui, 1952 et Sebag, 1991). Dans les premières années de l’indépendance, la majorité des juifs tunisiens adopte une position d’attente et, pour certains, de participation à l’édification du nouvel État. Cependant, en raison des difficultés d’insertion dans le nouvel État tunisien, la population juive tunisienne prend peu à peu le chemin de l’exil, qui la conduit pour moitié en France (Simon, 1979 ; Tapia, 1986 et Sebag, 1991). Le critère de la nationalité étant le seul critère de définition des catégories de population, les juifs tunisiens qui souhaitent s’installer en France sont soumis aux mêmes obligations légales que l’ensemble des Tunisiens ; face aux difficultés rencontrées pour obtenir un visa de long séjour, la majorité des juifs tunisiens entrent en France sous couvert d’un visa de court séjour et demandent ensuite leur régularisation. L’augmentation du nombre de demandes de régularisation, ainsi que l’intervention de diverses institutions, dont celles du Fonds social juif unifié [20], obligent l’administration française à examiner leur situation. Si elle refuse de leur accorder le statut de réfugiés, sans doute pour éviter une aggravation des relations diplomatiques avec la Tunisie, elle édicte des dispositions dérogatoires minimales, proches de celles accordées aux Italiens jusqu’en 1959 : les mesures adoptées à l’égard des juifs tunisiens visent en effet uniquement à faciliter les régularisations pour raisons économiques ou « humanitaires » particulières [21]. Les dérogations accordées aux populations de l’entre-deux colonial dessinent ainsi une hiérarchie des préférences de l’administration française, élaborée par comparaison entre les différentes catégories d’étrangers. Dans ce processus d’édiction des normes, l’administration arbitre par ajustements successifs entre plusieurs critères, parmi lesquels l’argument du nombre et le poids des États d’origine occupent une place de premier ordre.

Une identité individuelle et collective en recomposition

12Avec l’effacement de la logique coloniale, les populations de l’entre-deux colonial sont par conséquent confrontées à un impératif de recomposition de leur identité individuelle et collective, forgée dans un contexte désormais révolu et qui doit s’adapter à une définition exclusivement nationale des appartenances. Le parcours de Claude Bellaiche [22] est, sur bien des points, emblématique de la situation des juifs tunisiens avant et après la migration. Bien qu’il soit de nationalité tunisienne, Claude se considère comme Français depuis qu’il est né. À la maison, il parlait déjà français, même s’il comprend le judéo-arabe, langue que ses parents utilisaient entre eux. Son sentiment d’appartenance à la communauté française est accentué par son parcours scolaire, qui l’a conduit à poursuivre des études secondaires dans un lycée français de Tunis. Après l’obtention de son baccalauréat, il entame des études scientifiques à la faculté de Tunis, travaillant en parallèle comme aide laborantin dans le lycée où il a effectué sa terminale. Jusqu’à son arrivée en France, il semble ne pas avoir eu conscience de l’importance – on pourrait presque dire de l’existence – des statuts juridiques. La façon dont il est traité au guichet de la préfecture vient lui rappeler la réalité des « identités de papier » et contraste fortement avec la perception qu’il a de lui-même.

13À son arrivée en France en 1964, Claude trouve immédiatement un emploi de maître auxiliaire en mathématiques dans un lycée de la région parisienne. Il se rend alors à la préfecture de police de Paris pour obtenir la régularisation de sa situation administrative. L’accueil qui lui est réservé lui laisse un souvenir douloureux. Il se présente au guichet préfectoral avec les fiches de paye du lycée. « En quelle langue vous enseignez, Monsieur ? », le « Monsieur » venant ici souligner le caractère insultant de la question. « Ils étaient détestables à la préfecture ». Aux questions posées sur les papiers, il apporte les précisions nécessaires mais ne donne que des réponses courtes, comme pour clore au plus vite le sujet. « J’avoue ne pas aimer parler de ça ». Les termes employés par Claude pour décrire son rapport aux « identités de papiers » montrent les contradictions inhérentes à sa position créées par un rapport ambivalent à la nationalité française, mais aussi à la nationalité tunisienne. Le processus de « francisation » commencé en Tunisie et parachevé par la migration aboutit, logiquement à ses yeux, au dépôt d’une demande de naturalisation française, obtenue en 1975 ; dès l’arrivée en France, « on savait qu’on devait faire les dossiers pour demander la naturalisation ». En effet, « même en Tunisie, à l’époque du Protectorat, on a été élevés comme des Français ». Toute la différence avec les Français de naissance, si douloureusement ressentie plus tard, réside pourtant dans ce « comme ». L’entretien conduit ainsi à une prise de distance progressive avec la France. « Quand je suis arrivé en France, j’étais juif tunisien. J’ai toujours dit qu’en 1965, il n’y avait que vingt ans que la guerre était finie. On n’en parlait pas du tout, mais c’était récent. Quelquefois à la télé, on voyait des manifestations de pétainistes. Si je vois des panneaux “les juifs dehors”, je pars ». Autant de raisons pour lesquelles il continue à se dire Français, mais aussi Tunisien en France, malgré l’obtention de la nationalité française. « Mon pays, c’est la Tunisie. [Pourtant] ni la Tunisie ni l’histoire ne me poussent à répondre à cette question [de cette façon]. La politique a fait que, mais… Ça étonne d’ailleurs mes coreligionnaires. C’est pas Israël ? Non. J’y ai beaucoup d’attaches, mais mon pays c’est la Tunisie. J’y vais de temps en temps. J’y éprouve toujours quelque chose de particulier […] ; j’y ressens des choses uniques ». Pourtant, pour Claude, cette appartenance ne va pas non plus de soi. Immédiatement après avoir réaffirmé son rapport particulier à la Tunisie, Claude apporte une nouvelle précision. « On n’[était] pas des Tunisiens comme les autres. [Après l’indépendance], un copain est allé à la caserne pour essayer. Ils ne lui ont rien dit, ils ont fait comme si de rien n’était. Mais on nous écrivait jamais une lettre pour nous dire : – Il faut venir faire votre préparation militaire comme les autres ». Nouvelle prise de distance, nouveau rapprochement : « petits on se sentait Français, déjà. On parlait français, on était dans des écoles françaises ». Ces sentiments contradictoires semblent impossibles à démêler. Tunisien pas comme les autres en Tunisie, Français pas comme les autres en France, Claude est finalement tout cela à la fois. Après tout, « on a bien le droit d’avoir plusieurs pays ».

La difficile reconnaissance des appartenances multiples

14Cette conscience de soi douloureuse n’est pas liée à une identité fondée sur plusieurs appartenances, mais plutôt au fait que ces appartenances multiples se voient refuser toute légitimité. Dans le processus d’intériorisation des normes, la conscience de soi n’est pas donnée une fois pour toutes, elle est fonction de l’image de soi renvoyée par la « société » et se construit dans la rencontre avec les autres individus et avec les institutions sociales. Si Claude perçoit son identité comme problématique, c’est parce que son appartenance à la nationalité tunisienne n’est pas pleinement reconnue par les membres de ce groupe social de référence, au premier rang desquels les institutions qui l’incarnent. Juif dans un État fondé, depuis l’indépendance, sur un modèle nationaliste qui exalte les valeurs de l’arabité et de l’islam [23], il ne peut être un Tunisien comme les autres. Ce malaise profond des juifs tunisiens dans la Tunisie indépendante est évoqué par Albert Memmi : « Dans cette nation qui naissait et qui s’affirmait, dans ses institutions et ses décisions, nous ne nous reconnaissions pas. Des exemples ? L’une de ses premières décisions fut d’inscrire dans sa Constitution la religion islamique comme religion d’État ; que devenions-nous confessionnellement ? Rien. Comme toute renaissance nationale, celle-ci remit légitimement sa langue à l’honneur ; or l’arabe avait cessé depuis longtemps d’être notre langue de projet. Résultat : nous ne savions plus à quelle langue nous vouer… Ainsi, les juifs peuvent aussi bien rester que partir ; comme intégration et comme citoyenneté nouvelles et reconquises, la victoire est mince, il faut bien l’avouer » [24].

15Se sentant aussi Français, Claude s’est vu également dénier à plusieurs reprises la légitimité de cette appartenance. Juif d’origine tunisienne, il ne peut être un Français comme les autres : à son arrivée en France, il est trahi par ses papiers d’identité qui l’obligent à demander une autorisation de séjour à la préfecture ; bien après l’obtention de sa naturalisation, il est sans cesse trahi par son accent qui rappelle aux autres ses origines méditerranéennes. L’identité tunisienne dévoilée par le corps de Claude entre ainsi en conflit avec son identité juridique attestée par sa carte d’identité française, « signe détaché du corps » (Noiriel, 1998, p. 156), qui, en principe, est le seul signe à même de définir l’identité dans les sociétés nationales. Telles sont les situations de ruptures incessantes entre état de fait et état de droit engendrées tout à la fois par la colonisation, l’extension du modèle national aux pays décolonisés et l’immigration [25]. Alors que la nationalisation des sociétés contemporaines tend à imposer une conception des identités nationales comme exclusives les unes des autres, les appartenances multiples comportent un risque permanent de ne pas être reconnu comme légitime par les autres membres des groupes sociaux auxquels l’individu se sent pourtant lié. On perçoit ainsi un peu mieux les difficultés rencontrées par les individus pour franchir les barrières symboliques construites par les identités sociales.
La comparaison avec la perception que Jacqueline Choquet [26] a d’elle-même montre que la notion de légitimité reconnue par les autres membres du groupe est centrale dans la genèse d’une identité conflictuelle. Le discours produit par Jacqueline atteste d’un processus d’intériorisation des normes beaucoup moins conflictuel. Pourtant, on retrouve beaucoup d’éléments communs dans le récit de Claude et de Jacqueline. Tous deux évoquent les difficultés matérielles et affectives éprouvées par toute la famille, et en particulier par leurs parents, lors de leur arrivée en France. Plus encore, on retrouve, à propos de la Tunisie, le même sentiment que c’est là qu’on a grandi et appris à nommer les choses. Comme Claude, Jacqueline évoque le plaisir qu’elle a pris à retourner à Tunis, pour revoir et montrer à son mari et à sa fille les lieux de son enfance, la maison de sa tante, la tombe de sa grand-mère. Et si les lieux revêtent une importance particulière dans le sentiment d’appartenance, c’est aussi par leurs noms. « J’ai ressenti une grande émotion quand il y eut le projet de fusion entre la Tunisie et la Libye[27]. J’ai eu un choc de ne plus avoir de pays. C’était déjà suffisant que ma mère n’ait plus de ville » – sa ville de naissance a en effet changé de nom à l’indépendance. De la même façon qu’Abdelmajid continue à suivre les actualités françaises, Jacqueline se sent suffisamment concernée par la situation politique tunisienne pour être informée du projet de fusion entre la Tunisie et la Libye. Ainsi, Française née de parents français, Jacqueline continue à se dire « Tunisienne », du moins jusqu’au dernier voyage, en 2004. « Là c’était différent. Je ne reconnaissais plus mon Tunis ». Le sentiment que les choses ont changé vient alors brouiller le processus de reconnaissance des lieux et d’identification. À écouter Jacqueline plus attentivement, si Tunis a changé, c’est certes en raison des transformations urbanistiques – ces modifications du paysage qui l’empêchent de retrouver « sa » plage entre Salambô et le Kram – mais c’est aussi parce que Tunis ne la reconnaît plus. En 2004, pour la première fois, on la regarde dans la rue, comme une touriste ; un policier l’accoste pour lui demander ce qu’elle regarde lorsqu’elle s’arrête devant l’Institut où elle a fait ses études, devenu depuis le siège du parti présidentiel. Depuis, elle n’y est plus jamais retournée ; « maintenant, j’ai coupé, c’est terminé ».
Jacqueline partage avec Claude un sentiment d’appartenances multiples, mais cette identité complexe est beaucoup moins conflictuelle car plus enfouie. Si l’entretien l’amène à évoquer son attachement intime au pays où elle est née, rien dans le corps de Jacqueline ne trahit ses origines « tunisiennes ». Le fait de ne plus être reconnue, lors de son dernier voyage à Tunis, comme une enfant du pays est certes un épisode douloureux, mais cette souffrance, de l’ordre de l’intime, est sans manifestation ni conséquence sociales. Il suffit à Jacqueline de prendre la décision de ne plus retourner en Tunisie pour effacer les traces de son illégitimité au regard des Tunisiens.

La réactivation des dénominations coloniales

16La déstabilisation de l’ordre normatif construit à l’époque coloniale donne ainsi naissance à des identités conflictuelles chez les populations de l’entre-deux colonial. Forcées de s’adapter à un nouvel ordre administratif fondé sur un principe exclusivement national, c’est leur existence même, sur le plan individuel mais aussi collectif, qui est remise en cause par le changement de contexte historique. L’administration française adopte certes des mesures spécifiques à l’égard des populations de l’entre-deux colonial, mais ces mesures sont d’un faible effet face à l’ampleur du bouleversement identitaire imposé par la décolonisation. De plus, ces régimes dérogatoires, même minimaux, fragilisent une nouvelle fois l’ensemble des statuts. Les demandes de régularisation déposées par des Tunisiens entrés en France sous couvert de visas de court séjour se multiplient à partir de 1962. Certains Tunisiens musulmans semblent avoir eu connaissance des dispositions adoptées à l’égard des Tunisiens israélites et font valoir qu’il leur est « impossible de sortir de Tunisie munis d’un visa de long séjour, les autorités tunisiennes s’opposant à leur embarquement » [28]. L’adoption d’un régime dérogatoire à l’égard des juifs tunisiens oblige ainsi l’administration à préciser les contours de ces dispositions spéciales en recourant aux anciennes dénominations coloniales. À partir de la fin de l’année 1962, le ministère de l’Intérieur rappelle que les dérogations prévues ne s’appliquent pas aux Tunisiens musulmans qui, entrés en France sous couvert de visas de court séjour, demandent leur régularisation [29]. Les difficultés d’application de ces régimes dérogatoires distincts ainsi que la progression du nombre de Tunisiens en France contribuent sans doute à accélérer le processus de négociation d’un nouvel accord qui soit à même d’instituer un contrôle plus strict des Tunisiens en France.

L’effacement de la logique coloniale et le retour à la « normale » (1963-1969)

17La première moitié des années soixante marque un tournant dans la politique mise en œuvre par la jeune République tunisienne (Toumi, 1989). Jusqu’en 1961, la dépendance économique de la Tunisie à l’égard de la France est restée forte, tant pour les échanges commerciaux que pour l’investissement dans la production. À partir de 1961, la priorité est désormais à la reconquête de la souveraineté totale, sur le plan territorial et militaire – la crise de Bizerte en est l’expression – mais aussi sur le plan économique. Cette politique d’indépendance économique conduit à une diminution progressive du poids des intérêts français en Tunisie, qui contribue à modifier en profondeur la nature des rapports franco-tunisiens. La fin de la guerre d’Algérie contribue également à refermer la phase de décolonisation du Maghreb. La logique de coopération entre pays industrialisés et pays du Tiers-Monde tend désormais à remplacer la logique de colonisation. À mesure que le passé colonial se fait moins prégnant, les relations franco-tunisiennes, et par conséquent les flux migratoires en provenance de Tunisie, perdent de leur spécificité. Cette forme de normalisation des rapports interétatiques conduit, par ricochet, à une réintégration des Tunisiens résidant en France dans le régime commun des étrangers. Le 9 août 1963 est signée une convention bilatérale de main-d’œuvre entre la France et la Tunisie [30]. Sa signature entraîne une modification de la situation administrative des Tunisiens en France.

L’intégration dans le dispositif commun des étrangers en France

18À partir d’octobre 1963, les Tunisiens intègrent le dispositif commun des étrangers en France. Les Tunisiens autorisés à entrer en France sont désormais soumis à l’ordonnance du 2 novembre 1945, qui régit le séjour et le travail des étrangers en France (Spire, 2005). Les trois types de cartes de séjour – selon une distinction entre résident temporaire, résident ordinaire, et résident privilégié – et les quatre types de cartes de travail – la carte temporaire, la carte ordinaire à validité limitée, la carte ordinaire à validité permanente et la carte permanente pour toutes professions salariées remplacent désormais l’ancienne carte de Tunisien [31]. Les soubresauts des relations franco-tunisiennes et la situation intérieure tunisienne affectent cependant l’entrée en vigueur de la convention de 1963. En mai 1964, alors que la convention de main-d’œuvre vient juste d’entrer en vigueur, le gouvernement tunisien prend la décision de nationaliser les terres agricoles détenues par les anciens colons français [32]. Dernier soubresaut du processus de décolonisation, cette mesure s’inscrit dans le prolongement d’une politique d’affirmation de la souveraineté nationale et d’étatisation de l’économie tunisienne, qui a débuté par la nationalisation des principales ressources industrielles en 1961. À moyen terme, elle conduit au départ des derniers Français installés depuis l’époque coloniale dans le secteur privé. Dans l’immédiat, elle débouche sur des mesures de rétorsion de la part des autorités françaises, qui décident de suspendre l’accord de main-d’œuvre de 1963. Le principe d’une sélection sur place des candidats tunisiens à l’émigration est mort-né. Pour autant, la suspension de l’accord n’interrompt pas les flux migratoires en direction de la France ; elle contribue seulement à donner à l’immigration tunisienne le visage qui caractérise la politique française de l’immigration pendant les Trente Glorieuses, celui de la régularisation selon les besoins de la conjoncture économique.

L’étranger dans un pays étranger, une figure idéale de l’immigré heureux ?

19Les droits ouverts, sur le plan du séjour et du travail, par ce nouveau régime sont beaucoup moins favorables que ceux auxquels les Tunisiens avaient accès jusqu’en 1963. Pourtant cette évolution restrictive n’est pas forcément mal vécue par les Tunisiens qui arrivent en France après la réintégration du régime commun. La perception de ce changement de catégorisation administrative dépend là encore de l’histoire personnelle. Arrivé en France en 1965, Salah Bellamine [33], le frère aîné d’Abdelmajid, garde un bon souvenir de ses rapports avec l’administration française. Ce souvenir est d’autant plus agréable qu’il est rentré volontairement en Tunisie depuis plus de vingt ans et que son expérience de l’immigration en France est lointaine, la distance permettant une forme d’idéalisation. Au cours de l’entretien, il développe spontanément un récit prolixe sur la façon dont il a obtenu la carte de résident privilégié. En 1970, il se rend dans une grande entreprise d’informatique pour faire un essai d’embauche, infructueux. Sur le chemin du retour, une jeune femme, salariée de l’entreprise, oublie son sac dans le bus, avec ses papiers, une grosse somme d’argent et les clés de son domicile. Salah assiste à la scène et porte le sac au poste de police le plus proche. « C’est pour ça qu’ils m’ont donné la carte de dix ans. Ils m’ont dit : – T’en fais pas, rentre chez toi, on va pas la laisser dehors. Après quinze jours, la police sonne chez moi. – La préfecture te cherche. Je leur verse à boire. Un apéritif, du pastis 51. Je m’habille et je vais à la préfecture. – Vous êtes maintenant privilégié chez nous. Vous pouvez rester en France car vous êtes honnête » ; pour Salah, ce qui a convaincu l’administration, c’est « la politesse plus que l’argent ». Mais son enthousiasme et sa prolixité affichés sont peut-être à la mesure du soulagement ressenti à la sortie de sa convocation à la préfecture.
Salah incarne en quelque sorte une figure « idéale » de l’immigration, celle de l’émigré temporaire à la conscience de soi heureuse. Contrairement à la majorité des émigrés, pour Salah, le temporaire ne s’est pas mué en éternel provisoire, appelé à durer indéfiniment (Sayad, 2006). Arrivé en France en 1965, Salah est rentré en Tunisie en 1977. Son séjour en France a été une forme de parenthèse, refermée volontairement et sans laisser de regrets. Son rapport aux « identités de papier » est d’autant moins conflictuel que Salah semble avoir parfaitement intériorisé le principe de définition des identités sociales selon un critère de nationalité. De cette période où il était étranger dans un pays étranger, Salah garde ainsi une conscience heureuse. D’abord parce que l’expérience migratoire de Salah repose sur une parfaite adéquation entre l’image qu’il a de lui-même et l’image que lui renvoie la préfecture, celle d’un étranger en France. Elle correspond aussi à la vision qu’il avait des positions dans la société coloniale. Salah n’a en effet pas effectué le même parcours scolaire que son frère. Après un court passage à la « franco-arabe », il part pour Tunis où il poursuit ses études à la prestigieuse université de la Zitouna. En entrant à l’école de la grande mosquée de Tunis, Salah suit ainsi les traces de ses oncles, devenus juges ou notaires, mais surtout celles du grand-oncle, considéré comme le fondateur de la famille Bellamine, et dont la migration et l’ascension professionnelle occupent une place centrale dans les conversations – et la mythologie – familiales. Originaire de Kairouan, ce grand-oncle est devenu juge à T. après des études menées à la Zitouna. Le passage de Salah à l’école de la grande mosquée est donc une façon explicite de s’inscrire dans une tradition familiale dont les fondements sont antérieurs et étrangers à la colonisation. Sa conscience joyeuse est aussi liée à l’obtention du statut de résident privilégié, que Salah perçoit, à juste titre, comme la preuve du caractère désirable de sa présence en France. Sa surprise et son contentement viennent de ce qu’on lui a assigné une position à laquelle il ne prétendait pas. Fier d’une telle reconnaissance de sa valeur personnelle, il a conservé ces papiers d’identité, dont son frère s’empresse de préciser qu’ils ne servent plus à rien : « Elles ne marchent plus ses cartes, elles sont périmées ». Sans aucune considération pour la remarque de son frère, Salah se lance alors dans une débordante déclaration d’amitié : « Merci la France. S’il y avait une autre guerre, je serais volontaire sous les drapeaux de la France. On est [des] amis de la France, on n’oublie pas le Protectorat ». Par un renversement mi-sérieux, mi-ironique des positions observées pendant la période coloniale, quand les réquisitions de soldats et de travailleurs coloniaux l’emportaient sur les engagements volontaires, Salah affirme que si c’était à refaire, il s’engagerait de son plein gré. Il peut d’autant plus l’affirmer qu’il s’agit d’une pure déclaration d’intention. Son frère garde le silence. Lui sait bien, pour avoir proposé son aide, que la France n’a pas besoin de lui [34].

La complexité des histoires personnelles aux prises avec la rigidité des identités administratives

20L’expérience migratoire n’est en effet pas toujours aussi heureuse ; le processus d’intériorisation des normes aboutit parfois à une situation conflictuelle, quand la position qui est assignée à l’individu ne correspond pas à la perception qu’il a de lui-même. L’expérience de Salah contraste ainsi avec celle d’Abdelmajid. Dans un premier temps, le changement de régime administratif a peu de conséquences sur la trajectoire d’Abdelmajid, sa carte de Tunisien étant directement transformée en carte de résident privilégié, valable dix ans. Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’il prend conscience de la signification de ce changement de régime administratif. En 1978, Abdelmajid rejoint son frère en Tunisie, non contraint, mais sans grande conviction. Revenu en France dans les années quatre-vingt-dix, il fait alors l’expérience du durcissement des conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France et se voit refuser tout droit au séjour et toute possibilité de visa touristique pour la France. Sa situation de clandestinité, puis sa reconduction à la frontière sont l’occasion de revivre la situation d’exclusion dont il avait fait l’objet à la fin de sa scolarité. On comprend mieux dès lors les tensions qui animent la conversation des deux frères lorsqu’il s’agit d’évoquer la question des papiers d’identité mais aussi l’amertume d’Abdelmajid lorsqu’il évoque la période coloniale.

21Il semble donc qu’on ne connaisse le droit que lorsqu’on le rencontre directement, c’est-à-dire le plus souvent quand un interdit est expressément formulé à votre encontre. En dehors des moments de rencontre directe avec les institutions, au guichet de la préfecture ou à la frontière, l’individu peut avoir l’illusion d’être dans un monde dans lequel le droit a peu d’importance. Cette impression permet à l’individu de penser sa trajectoire non comme un processus contraint par des normes, mais comme le fruit de ses libres décisions. Pourtant les fréquents conflits engendrés par l’écart entre identité vécue et identité reconnue démontrent la force de ces normes juridiques intériorisées. Le rapport entretenu avec les identités de papier dépend ainsi de la position sociale de l’individu mais, plus encore, de la façon dont cette position est reconnue comme légitime par les individus qui se revendiquent de la même identité et par les institutions qui incarnent le groupe social. Ainsi, le rapport aux normes juridiques est le plus souvent indirect, médiatisé par ces rencontres avec les individus et les institutions. Par sa fonction de médiation, l’intériorisation des normes est ce qui rend le droit tout à la fois efficace et imperceptible.

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  • NOIRIEL G., (1998), Réfugiés et sans papiers. La République et le droit d’asile, xixe-xxe siècle, (réédition de La tyrannie du national), Paris, Hachette, coll. « Pluriel ».
  • PROST A., (2004), Histoire de l’enseignement et de l’éducation. T. 4. L’école et la famille dans une société en mutation (depuis 1930), Paris, Perrin, coll. « Tempus », (1re édition 1981).
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  • SAYAD A., (1999), « La “naturalisation” », in La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil.
  • SAYAD A., (2006), « Qu’est-ce qu’un immigré ? », in L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, t. 1 : L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’Agir, (nouvelle édition).
  • SEBAG P., (1991), Histoire des Juifs de Tunisie, des origines à nos jours, Paris, L’Harmattan.
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  • WEIL P., (2002), Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset.
  • ZYTNICKI C., (2000), « Les Juifs de Tunisie à l’heure des choix », in Alexandropoulos J. et Cabanel P. (dir.), La Tunisie mosaïque, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.

Notes

  • [*]
    Agrégée d’histoire, enseignante-chercheuse à l’université de Paris X - Nanterre.
  • [1]
    Sur la difficile construction des identités administratives en contexte colonial, voir Saada, 2007 et Blévis, 2004.
  • [2]
    Archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), Tunisie 1950-1955, vol. X, art. 395.
  • [3]
    La carte d’identité de Tunisien a été instituée par la circulaire du ministère de l’Intérieur du 3 août 1950. Elle vient remplacer la carte d’identité de protégé français, créée par le décret du 29 juin 1938 et qui est considérée comme implicitement abrogée par l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 2 novembre 1945. À sa création en 1950, il s’agit d’un titre de séjour, qui vaut titre de travail. Les accords signés entre la France et la Tunisie en 1955 conduisent cependant à une modification du régime de circulation et d’établissement entre les deux pays. En application de ces accords, la circulaire 2 du ministère de l’Intérieur du 19 janvier 1956 vient préciser que la carte d’identité de Tunisien demeure purement facultative, alors qu’elle reste un titre de séjour obligatoire pour les Marocains. Voir Centre des archives contemporaines (CAC), 880312, art. 22.
  • [4]
    Archives nationales (AN) F7-16093, Lettre du ministère de l’Intérieur au préfet de la Sarthe, en date du 24 avril 1961.
  • [5]
    CAC, 880312, art. 22, liasse 3, « Procès-verbal de la 1re réunion interministérielle relative à l’élaboration d’un projet concernant la main-d’œuvre tunisienne en France, 10 janvier 1958 ».
  • [6]
    Avec l’enlisement dans la guerre, la Tunisie tend à devenir une base arrière pour les nationalistes algériens ; certains membres de la communauté française de Tunisie développent également une activité politique de soutien aux ultras d’Algérie. La dégradation des relations entre la Tunisie et la France se traduit également par une série d’expulsions réciproques au cours de l’année 1958.
  • [7]
    CAC, 980547, art. 22.
  • [8]
    Circulaire du ministère de l’Intérieur du 21 janvier 1958, AN F7-16093.
  • [9]
    Entretien du 1er septembre 2005.
  • [10]
    Cette opposition entre les deux modèles de jeunesse est établie par A. Prost (Prost, 2004, p. 515-545). Les Français et les Italiens qui fréquentent l’école franco-arabe de T. sont en général les enfants des artisans, petits commerçants ou des ouvriers européens. Les enfants des familles les plus aisées effectuent en général la totalité de leur scolarité dans les lycées français de Tunis, comme pensionnaires ou en résidence chez des membres de la famille.
  • [11]
    L’institution de régimes dérogatoires pour les ressortissants de l’ex-Empire colonial vaut également pour les Marocains jusqu’en 1959, pour les anciens « protégés » du Laos, du Cambodge et du Vietnam, ainsi que pour les ressortissants d’Afrique noire et les Algériens. La déstabilisation du régime de contrôle commun n’est cependant pas uniquement liée au processus de décolonisation. La construction européenne joue également un rôle essentiel ; elle contribue à introduire une nouvelle distinction entre étrangers communautaires et étrangers non communautaires, appelée à jouer un rôle central après la suspension de l’immigration en 1974.
  • [12]
    Ce différentiel de coût avait déjà posé problème aux administrations françaises dans les années 1940 et 1950, à propos de la main-d’œuvre algérienne. En vertu de leur statut de citoyens de plein droit en métropole, institué par l’ordonnance du 7 mars 1944 et confirmé par le Statut organique de l’Algérie du 20 septembre 1947, les Algériens jouissaient d’un régime de libre circulation et du même traitement que la main-d’œuvre nationale en France. Ce traitement explique le recours fréquent des employeurs à une main-d’œuvre algérienne, plus facilement disponible et moins chère que la main-d’œuvre étrangère qui exigeait pour son introduction le paiement d’une redevance à l’Office national d’immigration. La concurrence créée par la main-d’œuvre algérienne a été pour beaucoup dans l’échec de l’ONI dès les premières années de sa création. Pour une analyse de cette question et une présentation des parades trouvées par l’administration pour réduire le différentiel de coût entre Algériens et étrangers, on se reportera à Spire, 2003.
  • [13]
    Sur les évolutions des politiques de naturalisation, voir Weil, 2002.
  • [14]
    En 1946, selon l’Annuaire statistique de la France, la communauté italienne compte ainsi 84 935 personnes, contre 143 977 Français. Sur la situation particulière des Italiens dans le Protectorat, voir les articles de J. Bessis, « Une émigration effacée : Italiens et Espagnols en Afrique du Nord française », et de R. Rainero, « Le gouvernement français et les Italiens de Tunisie (1938-1945) », dans Milza et Peschanski, 1994.
  • [15]
    Pour le détail du statut des réfugiés en provenance de Tunisie, voir AN F7 16124, dossier « Réfugiés » et Archives MAE, Tunisie 1956-1969, art. 489.
  • [16]
    AN F7-16124, Lettre du ministère de l’Intérieur au directeur du Centre d’orientation des Français rentrant du Maroc et de Tunisie, en date du 28 avril 1959. La position du ministère de l’Intérieur est relayée par le préfet des Bouches-du-Rhône, où s’installent la majorité des Italiens arrivant de Tunisie (cf. Lettre du préfet au ministère de l’Intérieur, 26 avril 1958).
  • [17]
    CAC, 900544, art. 3, Note de la direction générale du Travail et de la Main-d’œuvre au maître des requêtes au Conseil d’État relative à la réunion préparatoire à la commission mixte franco-italienne de décembre 1959.
  • [18]
    Pour le détail de ces dispositions, voir AN F7-16124, Compte rendu de la réunion tenue au ministère du Travail le 26 janvier 1960.
  • [19]
    AN F7-16124, Lettre du ministère de l’Intérieur au préfet du Var, 14 mars 1960.
  • [20]
    Voir AN F7-16093, Lettre du préfet des Bouches-du-Rhône au ministère de l’Intérieur, en date du 9 janvier 1962 et AN F7-16124, Lettre du président du Fonds social juif unifié au ministère de l’Intérieur, en date du 15 juillet 1964.
  • [21]
    CAC, 980547, art. 22, Lettre du ministère de l’Intérieur au préfet de police de Paris, 5 novembre 1958. Voir aussi AN F7-16093, Dépêche du ministère de l’Intérieur du 5 novembre 1958, mentionnée dans la lettre du préfet de police de Paris au ministère de l’Intérieur, 23 novembre 1959, « Conditions d’admission au séjour en France des ressortissants tunisiens ».
  • [22]
    Entretien du 24 mars 2006.
  • [23]
    On retrouve ces mêmes principes à l’origine de la construction de l’État-nation algérien. « Parmi tous les attributs susceptibles de servir l’idée de nation et, par suite, la cause du nationalisme, on ne dira jamais assez le rôle qu’a joué la religion et qu’on lui a fait jouer, non pas seulement comme force de résistance pour préserver la “personnalité” nationale, mais comme force active de ralliement à la cause nationale et au nationalisme », Sayad, 1999, note 8, p. 333-334.
  • [24]
    A. Memmi, article paru dans L’Arche en février 1961, cité par C. Zytnicki, 2000. Voir aussi Sebag, 1991, p. 294 sq.
  • [25]
    La même situation paradoxale et conflictuelle s’observe chez les immigrés algériens, mais aussi chez leurs enfants. Voir Sayad, 1999, p. 319-371, ainsi que Amrani et Beaud, 2004.
  • [26]
    Entretien du 16 mars 2005.
  • [27]
    En janvier 1974, une déclaration de fusion est signée entre Kaddafi et Bourguiba. Ce projet vise à créer un seul État, dénommé République arabe islamique. Cette union, dont les motivations sont obscures, avorte à peine le traité de Djerba signé. Voir sur ce point Toumi, 1989, p. 90-98.
  • [28]
    AN F7-16093, Lettre du préfet des Bouches-du-Rhône au ministère de l’Intérieur, 8 novembre 1962, « Autorisations de séjour pour les Tunisiens musulmans ne possédant qu’un visa de court séjour ».
  • [29]
    AN F7-16093, en particulier la lettre du ministère de l’Intérieur au ministère des Affaires étrangères, 18 décembre 1962, ainsi que la réponse des Affaires étrangères du 16 janvier 1963 ; voir aussi la lettre du ministère de l’Intérieur au préfet des Bouches-du-Rhône, 9 février 1963.
  • [30]
    Sur le contenu de la convention, voir Archives du MAE, « Tunisie 1956-1969 », volume 489 et CAC, 890519, art. 45.
  • [31]
    CAC, 890519, art. 45, circulaire du ministère de l’Intérieur aux préfectures, 7 octobre 1963.
  • [32]
    La loi du 12 mai 1964 sur la propriété agricole introduit en effet une condition de nationalité tunisienne. Voir Toumi, 1989, p. 60-67.
  • [33]
    Entretien du 1er septembre 2005.
  • [34]
    Après la survenue d’un accident dans une centrale nucléaire en France, à la fin des années 1990, Abdelmajid apprend par la télévision française que les autorités cherchent des spécialistes du coffrage en béton. Ayant réalisé des coffrages pour des installations nucléaires lors de son séjour en France, Abdelmajid se porte aussitôt volontaire. « Le consulat n’a pas voulu, ils demandaient une attestation de la mairie, un certificat d’hébergement. Comme je n’étais pas sur place, je ne pouvais pas demander à la mairie. Quand la France, elle fait Médecins Sans Frontières, elle ne demande pas une attestation d’accueil par un médecin tunisien ! ».
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