Couverture de RFAS_044

Article de revue

L'évolution du rôle des collectivités locales dans l'État providence allemand

Pages 243 à 265

Notes

  • [*]
    Frank Bönker : maître de conférences au département d’économie de l’université européenne Viadrina à Francfort.
  • [**]
    Hellmut Wollmann : professeur émérite d’administration publique à l’université Humboldt, à Berlin.
  • [1]
    Le présent article s’appuie sur deux projets de recherche auxquels ont participé les auteurs. L’un des projets porte sur le développement des systèmes d’administration territoriale au Royaume-Uni, en Suède, en France et en Allemagne. Financé par une bourse de la Fondation Wüstenrot, il est mené par Hellmut Wollmann à l’Institut für Stadtforschung und Strukturpolitik de Berlin (voir Wollmann, 2004a). L’autre est le projet européen Welfare Reform and the Management of Societal Change (WRAMSOC) (SERD 2000-00054, 2001-4), dans le cadre duquel les auteurs, avec aussi Andreas Aust, ont constitué l’équipe allemande. L’article s’inspire aussi d’une contribution des auteurs au groupe de travail franco-allemand sur la réforme du secteur public en France et en Allemagne, mis en place par Hellmut Wollmann et Vincent Hoffmann-Martinot à Bordeaux en mai 2004.
  • [2]
    Afin de tirer le meilleur parti de l’espace qui nous est imparti dans le cadre de cet exercice et dans le but d’offrir au lecteur français qui s’intéresserait au sujet un aperçu de l’État providence allemand « à l’échelle locale » le plus complet possible, le présent article se garde d’entrer dans une perspective comparatiste (pour ce type d’approche, voir Wollmann 2004a ; pour un ouvrage récent en langue française sur « les politiques sociales des communes en France et en Allemagne », voir Viet et Palm, 2004).
  • [3]
    Les dissensions au sujet de la réforme Hartz IV ont aussi pris la forme d’une opposition Est-Ouest : tous les Länder d’Allemagne de l’Est, y compris ceux gouvernés par les sociaux-démocrates, ont fini par voter contre la réforme Hartz IV au Conseil fédéral (Bundesrat), non sans susciter quelques inquiétudes sur une résurgence de la division Est-Ouest. Ce vote était le reflet de l’insatisfaction face à la persistance de différences Est-Ouest sur le niveau des allocations, et de la crainte que les chômeurs est-allemands, comme les collectivités locales est-allemandes, pourraient être les grands perdants de cette réforme. Cette crainte s’expliquait par le fait que la part des chômeurs bénéficiant de l’ancienne allocation chômage du second niveau à la place de l’aide sociale était plus élevée en Allemagne de l’Est qu’en Allemagne de l’Ouest. Par conséquent, les chômeurs est-allemands courent le risque d’être les grands perdants dans la réforme du niveau des allocations et de leurs conditions d’attribution. En même temps, les collectivités locales d’Allemagne de l’Est ont moins de chances d’être gagnantes au plan fiscal par le transfert des chômeurs de l’aide sociale au dispositif d’allocations chômage. À cause de la gravité du chômage en Allemagne de l’Est, les Länder est-allemands se sont aussi opposés à toute tentative de « localiser » le marché du travail dès le départ.
  • [4]
    En ce qui concerne les conséquences sur les politiques de l’emploi, voir ci-dessous.
  • [5]
    Ici encore, il y a quelques différences entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest. Du fait de la lenteur à privatiser le logement depuis la réunification, les offices publics locaux d’HLM ont eu une part beaucoup plus importante sur le marché en Allemagne de l’Est qu’en Allemagne de l’Ouest.
  • [6]
    Il faut noter que les 69 districts et villes-arrondissements en question recouvrent à la fois l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest.

Introduction

1La dimension locale de l’État providence (Welfare state) est fondamentale. Dans la plupart des pays de l’OCDE, les collectivités locales jouent un rôle essentiel en matière de transferts sociaux et de prestations de services. Dans une perspective comparatiste, l’Allemagne fait partie des pays de l’OCDE où l’administration territoriale se caractérise par une tradition d’engagement dans de nombreuses actions relevant du domaine des politiques sociales. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, le rôle des pouvoirs publics locaux au sein de l’État providence allemand a considérablement évolué. D’un côté, un grand nombre de réformes fédérales – notamment l’introduction en 1994 d’une assurance dépendance, ainsi que la toute dernière refonte des allocations chômage – ont modifié le cadre de l’action locale ; de l’autre, les collectivités locales ont redéfini leur propre stratégie. La combinaison de réformes « par le haut » et « par le bas » a eu pour effet de faire considérablement évoluer les contours de l’État providence à l’échelle locale.

2Le présent article [1] donne un aperçu de l’évolution du rôle des collectivités locales dans l’État providence allemand [2]. La première partie décrit l’État providence allemand à l’échelle locale, en étudiant le rôle des pouvoirs publics locaux dans les quatre domaines classiques les plus importants des politiques sociales locales, à savoir : l’aide sociale, les services à la personne, le logement social et les politiques de l’emploi. La deuxième partie de l’article analyse les changements observés dans chacun de ces quatre domaines depuis les années quatre-vingt-dix. L’article se termine sur une conclusion qui fait la synthèse des résultats dans chaque domaine et qui pose la question de l’émergence d’un rôle nouveau des collectivités locales dans l’État providence allemand.

Le rôle traditionnel des collectivités locales dans l’État providence allemand

3Les pouvoirs publics locaux en Allemagne ont, depuis toujours, joué un rôle important dans les politiques sociales (Backhaus-Maul, 1999 ; Schwarting, 2004). Cela reflète d’abord leur position stratégique dans le système politique allemand. Avec celui de la Suède, le système allemand d’administration territoriale peut être classé, sur le plan politique et fonctionnel, parmi les plus forts en Europe (Wollmann, 1999, 2000, 2004b). Si elle trouve ses origines conceptuelles dans une « clause de compétences générales » qui remonte, historiquement, à la Charte municipale prussienne de 1808, et qui est aujourd’hui définie par la Constitution comme le droit et la responsabilité de « décider de toutes les affaires relevant de la collectivité locale dans le cadre de la loi existante » (Constitution fédérale de 1949, article 28, paragraphe 2), l’administration territoriale allemande (avec une structure à deux niveaux : les districts (Kreise), et les municipalités (Gemeinden, Städte)) a hérité d’un grand nombre de compétences. Les municipalités les plus grandes ont été dotées du statut et de la fonction de « villes-arrondissements » (kreisfreie Städte) assumant, dans le cadre d’une structure « unitaire » en dehors des districts, à la fois des fonctions « municipales » et des fonctions propres aux districts. Outre le vaste champ des prérogatives propres aux pouvoirs publics locaux, les collectivités territoriales assument aussi un rôle hérité d’une tradition constitutionnelle parti culière, commune à l’Allemagne et l’Autriche : assurer les fonctions qui leur sont « déléguées » par les Länder (Wollmann, 1999). En conséquence, jusqu’à 80 % de l’ensemble des subventions fédérales, régionales et de l’Union européenne prévues par la loi sont gérées par l’administration territoriale.

4La deuxième raison qui explique cette forte implication des collectivités locales allemandes dans les politiques sociales est plus ambiguë. Elle est liée au fait que les collectivités territoriales ont, dans le système allemand d’État providence, un rôle traditionnel de « filet de sécurité » social et qu’elles ont donc été fortement confrontées à des problèmes sociaux « insolubles » tels que le chômage de longue durée ou la pauvreté des ménages. En conséquence, l’action de l’administration territoriale dans le champ des politiques sociales correspond plus à une réaction défensive, quasi désespérée, à l’insuffisance de réformes au niveau fédéral, qu’elle ne traduit un usage positif de compétences légales.
C’est à la fois parce que leurs attributions légales sont élargies et qu’elles représentent un « filet de sécurité sociale » que les collectivités locales en Allemagne se sont toujours montrées actives dans de nombreux domaines des politiques sociales. On peut en distinguer quatre : l’aide sociale, les services à la personne, le logement social et les politiques de l’emploi.

L’aide sociale

5Les collectivités locales allemandes ont constitué un dernier recours pour la population locale des pauvres, depuis quasiment l’époque médiévale. La loi de 1961 sur l’aide sociale fédérale a confirmé cette responsabilité traditionnelle, tout en la traduisant en nouveaux termes légaux. Dans une tentative d’en finir avec la connotation négative de l’ancienne « loi des pauvres », la loi de 1961 institue le droit à l’aide sociale et proclame le principe de prestations adaptées aux besoins, de façon à garantir une vie décente. Cependant, dans le même temps, ce principe ne s’est pas accompagné des moyens nécessaires à sa mise en œuvre.

6Le rôle de l’aide sociale a été accentué par l’importance des prestations liées à l’emploi dans le système allemand de retraites et d’assurance chômage. Contrairement à la majeure partie des systèmes bismarckiens, le système de retraites allemand n’a pas de pension minimale, de sorte que les retraités qui reçoivent une pension correspondant à une faible activité professionnelle (ou une pension de veuvage de faible niveau) sans avoir d’autres sources de revenus doivent, en général, faire une demande d’aide sociale. De même, le système d’assurance chômage allemand fonde le cal cul des allocations sur l’historique de l’activité et les contributions des dernières années précédant la période de chômage. En conséquence, le nombre de personnes potentiellement dépendantes de l’assistance sociale est relativement élevé.

7Lorsque la loi sur l’aide sociale fédérale a été votée en 1961, pourtant, la plupart des observateurs étaient persuadés que l’âge d’or de la prospérité d’après-guerre n’allait jamais prendre fin et que la combinaison de la croissance économique, du plein emploi et de pensions élevées allait peu à peu faire de l’aide sociale un système résiduel en faveur d’un nombre limité de demandeurs. Comme dans d’autres pays, cet espoir s’est heurté à la réalité. Depuis le milieu des années soixante-dix, les municipalités ont dû faire face à une charge d’aide sociale qui, loin de régresser, s’est accrue.

8La première cause a été la persistance d’un chômage élevé, en particulier d’un fort chômage de longue durée. En Allemagne de l’Ouest, la part des personnes inscrites au chômage et bénéficiant de l’aide sociale a augmenté de 5,9 % en 1977 à 10,3 % en 1980 et 20,6 % en 1998. Non seulement un grand nombre de chômeurs n’a pas été admis à percevoir les allocations chômage, mais du fait de la réduction de celles-ci, un nombre croissant de bénéficiaires de l’assurance chômage est devenu dépendant d’une aide sociale complémentaire. En 2002, par exemple, environ 270 000 personnes percevaient à la fois des allocations chômage et une aide sociale.

9La seconde cause de la croissance des dépenses d’aide sociale est l’accroissement du nombre de personnes âgées vivant dans la précarité. Jusqu’à la fin des années quatre-vingt, l’Allemagne ne disposait d’aucun plan public d’aide aux personnes âgées en difficulté. Dans la mesure où le système d’assurance maladie ne couvrait pas le risque dépendance, les personnes en difficulté devaient avoir recours à des dispositifs d’aide informelle et/ou prélever sur leurs revenus et leurs avoirs personnels. Si leurs ressources venaient à s’épuiser, elles pouvaient alors bénéficier de l’aide sociale. Le coût considérable des soins en établissement a fait que plus de deux tiers des personnes vivant dans des maisons de retraite étaient dépendantes de l’aide sociale, ce qui a provoqué un pic dans les dépenses d’aide sociale. Entre 1973 et 1993, les dépenses réelles d’aide sociale au profit de ces per sonnes se sont accrues de 370 %, pour finalement représenter plus d’un tiers des dépenses totales d’aide sociale (Roth et Rothgang, 2001 : 292).
Il en a résulté que les systèmes locaux d’aide sociale se sont développés dans des proportions que l’on n’aurait jamais imaginées dans les années soixante. Au lieu d’être ciblés sur un petit nombre de bénéficiaires avec plus ou moins de problèmes individuels, ils ont couvert de plus en plus de risques standards encourus par de nombreuses couches de la population, comme le chômage et la dépendance. Dans le même temps, la lourde charge de l’aide sociale a considérablement pesé sur la fiscalité des collectivités territoriales. Dès les années quatre-vingt, les municipalités ont de plus en plus plaidé en faveur de compensations fiscales, ou encore du retour aux principes premiers de l’aide sociale avec l’élargissement, ou l’introduction, de prestations fédérales ou d’assurances sociales pour les chômeurs et les personnes âgées en difficulté.

Les services à la personne

10Outre la gestion et le financement du dispositif d’aide sociale, les municipalités allemandes ont traditionnellement joué un rôle majeur dans l’offre de services à la personne (Bönker et Wollmann, 2000a). Elles constituaient l’échelon administratif auquel incombait la responsabilité de garantir une infrastructure de services sociaux adéquate et de financer la majeure partie des services d’aide à la personne. En même temps, cette responsabilité leur a permis d’acquérir de nouvelles prérogatives. Car la majeure partie des services d’aide à la personne était traditionnellement assurée par associations caritatives (Wohlfahrtsverbände).

11Les associations caritatives sont des organisations à but non lucratif qui sont financées par la rémunération des services qu’elles proposent, les cotisations de leurs adhérents, des dons privés, leurs revenus d’investissements et les subventions publiques. Les trois plus importantes d’entre elles étaient liées à l’Église catholique (Caritas), à l’Église protestante (Diakonie) et au mouvement ouvrier (Arbeiterwohlfahrt). La position particulièrement forte des associations caritatives remonte aux années vingt. Le principe bien établi de subsidiarité date du XIXe siècle et trouve son origine dans l’enseignement du catholicisme social (katholische Soziallehre) ;ila été garanti, voire renforcé, par la loi de 1961 sur l’aide sociale fédérale (Palm, 2004) qui a donné aux associations caritatives une nette prépondérance dans l’offre de services et a contraint les pouvoirs locaux à coopérer avec elles et à leur offrir leur soutien. Les collectivités locales n’ont pas été autorisées à s’engager dans la prestation de services à caractère social tant que ceux-ci pouvaient être assurés par les associations caritatives. Selon les estimations, les associations caritatives ont dû assumer en moyenne les deux tiers de l’ensemble des services d’aide à la personne en République fédérale. Avec près d’un million d’employés à rémunérer et près d’un mil lion et demi de bénévoles, les associations caritatives figurent parmi les employeurs les plus importants du pays.

12La gestion traditionnelle des services d’aide à la personne en Allemagne a souvent été qualifiée de « corporatiste » (Heinze et Strünck, 2000). Très bien organisées, les associations caritatives ont longtemps bénéficié d’un quasi-monopole de représentation, et ont coordonné étroitement leurs actions. Elles ont officiellement été associées à la mise en place des politiques publiques locales ou nationales dans le domaine des services sociaux, elles ont eu tendance à devenir de plus en plus tributaires des subventions publiques. En conséquence, la prestation de services a été assurée par la coopération entre les pouvoirs publics locaux et les associations caritatives plutôt que par l’intervention de l’État et le recours à des appels d’offres – ce qui a favorisé la collusion et la mise au second plan des intérêts et des projets sociaux n’émanant pas de ces associations –. En outre, la position de pouvoir des associations caritatives et leur forte orientation vers le secteur public ont eu tendance à provoquer une bureaucratisation des services.
Une telle structure de prestations de services a été de pair avec un niveau faible de services d’aide à la personne. Alors que l’Allemagne s’est pendant longtemps située au-dessus de la moyenne de l’OCDE en ce qui concerne les dépenses sociales, elle a toujours été au bas de l’échelle pour ce qui est des services d’aide à la personne (Alber, 1995 ; Schölkopf, 1999 ; Bönker et Wollmann, 2003). Cela vaut aussi bien pour les services aux personnes âgées que pour la garde des enfants.

Le logement social

13Le troisième champ social dans lequel les collectivités locales allemandes se sont montrées actives a été celui du logement social (Wollmann, 1985 ; Hintzsche, 1999). Alors que les municipalités ont rarement été propriétaires directs de logements, les pouvoirs publics locaux ont toujours bénéficié d’une position de force sur le marché de l’immobilier en tant que propriétaires des offices publics d’HLM.
L’émergence d’offices publics d’HLM importants à l’échelle locale a été favorisée par la nature des politiques du logement d’après-guerre, fondées sur le subventionnement d’HLM par des offices publics à responsabilité limitée. Entre 1949 et 1978, ces derniers, bénéficiant d’importantes exonérations fiscales depuis les années trente, ont construit plus de quatre millions de logements, ce qui représentait plus du quart des logements neufs. Dans les années cinquante et soixante, leur part dans la gestion de logements neufs s’est encore accrue pour atteindre 40 %. Les offices publics de logements sociaux gérés par des autorités locales avaient une part importante dans le logement neuf, notamment dans les HLM. Toutefois, les offices publics locaux de logements sociaux n’ont pas seulement fourni des HLM. Parce qu’ils appartenaient aux collectivités locales, ils pouvaient aussi servir d’instruments à la politique du logement au sens large, pour la rénovation urbaine, par exemple, ou pour héberger les personnes marginalisées.

Les politiques de l’emploi

14Le quatrième grand domaine de l’État providence à l’échelon local a été celui des politiques de l’emploi (Heinelt, 1999 ; Schulze-Böing, 2003 ; Hackenberg, 2003). Comparées aux trois autres champs sociaux, les politiques locales de l’emploi sont d’origine plutôt récente. Les municipalités ne se sont engagées dans ce domaine qu’à partir des années quatre-vingt, lorsqu’elles ont commencé à être confrontées au chômage de masse et à un fort accroissement des dépenses d’aide sociale. Mais, depuis lors, elles ont mis en place une série de mesures visant à développer l’offre d’emploi à destination des chômeurs locaux. Ces mesures ont été complémentaires aux actions de l’Agence fédérale pour l’emploi (Bundesagentur für Arbeit), principal acteur dans le domaine. Cette dernière gère le système national d’indemnisation du chômage ; elle s’est engagée dans le reclassement professionnel et dans une politique active en faveur de l’emploi. Organisée en agence fédérale autonome, l’Agence fédérale pour l’emploi agit par l’intermédiaire de bureaux locaux de l’emploi (Arbeitsämter) (Giraud, 2004 : 162 et suivantes).

15Les politiques locales de l’emploi ont revêtu différentes formes : l’instrument majeur a été la mise en œuvre de créations de postes et de mesures de reclassement professionnel financées par l’Agence fédérale pour l’emploi et d’autres institutions nationales ou européennes. La plus importante de ces mesures s’intitule Arbeitsbeschaffungsmassnahmen (ABM). Avec ce programme, l’Agence fédérale pour l’emploi a pu financer, pour une durée pouvant aller jusqu’à deux ans, des emplois « à vocation sociale » qui ne sont pas pourvus par le marché du travail. Nombreuses sont les municipalités qui ont fait preuve d’imagination dans la création des emplois ABM.

16En outre, les municipalités ont aussi lancé leurs propres initiatives pour l’emploi. Depuis les années quatre-vingt, elles ont beaucoup utilisé deux dispositions de la loi de 1961 sur l’aide sociale fédérale (articles 19 et 20) qui permettent de proposer une embauche aux bénéficiaires de l’aide sociale (Aust et al., 2002 : 44). Le nombre de bénéficiaires de ce dispositif d’aide à l’emploi est passé de 110 000 en 1993 à 200 000 en 1996, et à 400 000 en 2000 – c’est-à-dire environ 40 % de l’ensemble des bénéficiaires de l’aide sociale aptes au travail. Près de la moitié d’entre eux ont signé un contrat de travail et bénéficient d’assurances sociales ; l’autre moitié ne reçoit que l’aide sociale et un petit supplément. Contrairement aux années quatre-vingt, la participation à ce dispositif est désormais obligatoire dans la plupart des cas. Ceux qui refuseraient de prendre part à ces mesures en faveur de l’emploi encourent des sanctions.

17Enfin, certaines collectivités locales ont activement reclassé les bénéficiai res d’aide sociale dans le circuit classique du marché du travail. Pour y par venir, elles ont dû renforcer les liens entre l’administration territoriale et les employeurs locaux. Dans beaucoup de cas, cela s’est fait dans le cadre d’alliances locales pour l’emploi réunissant municipalités, employeurs locaux, chambres de commerce locales et représentants syndicaux à l’échelon local.

18Pour mener à bien les politiques locales de l’emploi, les municipalités ont été amenées à collaborer avec les branches locales de l’Agence fédérale pour l’emploi. Toutefois, pour différentes raisons, cette collaboration n’a pas été facile. D’abord parce que les subdivisions régionales de l’Agence fédérale pour l’emploi ne correspondent pas aux découpages des districts et des municipalités. Ensuite, tant les bureaux du travail que les municipalités ont été fortement encouragés à s’occuper chacun de leurs propres clientèles. Pour des raisons de charges fiscales évidentes, les bureaux du travail ont eu tendance à se focaliser sur la recherche d’emploi pour les chômeurs bénéficiant d’allocations chômage. De même les municipalités ont géré en priorité les bénéficiaires d’aide sociale. Dans beaucoup de cas, les politiques locales de l’emploi ont consisté à transférer la charge fiscale que représente le chômage à l’Agence fédérale pour l’emploi, en employant des bénéficiaires d’aide sociale juste le temps qu’il faut pour qu’ils puissent ensuite avoir droit aux allocations chômage.
Au regard des politiques de l’emploi en général, l’efficacité des politiques locales de l’emploi n’a pas fait l’unanimité. Les critiques ont reproché aux initiatives locales pour l’emploi d’être largement conduites dans un souci d’amener les bénéficiaires d’aide sociale à ne plus avoir à réclamer ces prestations et de transférer la charge du chômage au gouvernement fédéral, sans faire grand-chose pour réduire le chômage de longue durée. On s’est également demandé si l’administration territoriale possédait les ressources et les compétences nécessaires à un reclassement professionnel efficace. A contrario, les défenseurs des politiques locales de l’emploi ont fait valoir que les collectivités territoriales avaient une meilleure connaissance des besoins à l’échelle locale et du marché local du travail, et qu’elles étaient mieux informées des situations individuelles de chômage de longue durée.

Les changements intervenus depuis le début des années quatre-vingt-dix

19Depuis la fin des années quatre-vingt, l’État providence allemand s’est transformé de manière radicale. Cette transformation a été le résultat à la fois de réformes au niveau fédéral et d’évolutions à l’échelon local. D’un côté, la suppression du principe d’exonérations fiscales et de responsabilité limitée des offices publics d’HLM, différentes initiatives fédérales visant à étendre les moyens de garde des enfants, la mise en place d’un dispositif d’assurance dépendance, l’introduction de nouveaux minima sociaux, ainsi que la très récente refonte du système d’allocations chômage, ont transformé le cadre de l’action municipale. De l’autre, les collectivités locales se sont engagées dans des réformes administratives de fond qui ont remodelé l’offre de services sociaux. Les transformations qui en ont résulté sont visibles dans les quatre champs couverts par l’État providence à l’échelon local.

L’aide sociale

20Depuis le début des années quatre-vingt-dix, le champ de l’aide sociale s’est trouvé profondément bouleversé. L’introduction de nouvelles allocations pour les personnes en situation de précarité, les personnes âgées et les chômeurs aptes au travail, a considérablement réduit les bénéficiaires de l’aide sociale, ramenant ainsi le dispositif d’aide sociale plus près de sa conception d’origine. Pour les collectivités locales, ces évolutions se sont traduites par une pression fiscale moins forte. En même temps, cependant, elles ont aussi perdu une partie de leurs prérogatives.

21La première étape de la réduction du nombre de bénéficiaires d’aide sociale a été marquée par l’introduction d’un nouveau système d’assurance dépendance en 1994 (Ostner, 1998 ; Evers et Sachße, 2003 ; Bönker, 2004). Soucieuses d’être débarrassées de l’aide sociale aux personnes âgées dépendantes en constante augmentation, les municipalités ont joué un rôle majeur en créant un terrain favorable au nouveau dispositif. Le nouveau système, qui est devenu complètement effectif au 1er juillet 1996, est un système en répartition financé par des cotisations d’assurance sociale basées sur les revenus. Les prestations sont régies par le principe d’universalité, mais ne couvrent pas l’ensemble des dépenses. En fonction du degré de dépendance et de sa nature, elles peuvent varier de 205 à 1 432 euros par mois. Dans le cas de soins à domicile, les personnes assistées ont le choix entre des prestations en espèces (Pflegegeld), le remboursement des frais engendrés par les services de professionnels ou la combinaison des deux (cf. tableau 1). Les prestations sont payées par les fonds de l’assurance dépendance (Pflegekassen) qui font partie des fonds d’assurance maladie (Krankenkassen).

Tableau 1

Type de prestations versées dans le cadre du système d’assurance (par mois)

Tableau 1
Aide informelle à domicile (prestations en espèces) Soins professionnels à domicile (prestations en nature) Soins en établissement Niveau I (besoin important de soins) 205 € 384 € 1 023 € Niveau II (besoin aggravé de soins) 410 € 921 € 1 279 € Niveau III (a) (besoin particulièrement important de soins) 665 € 1 432 € 1 432 € (a) Dans les cas particulièrement sévères, les prestations peuvent être légèrement augmentées. Toutefois les cas de ce genre sont en nombre très limité.

Type de prestations versées dans le cadre du système d’assurance (par mois)

22Pour les pouvoirs publics locaux, l’introduction du nouveau dispositif s’est traduite par un allègement considérable de la pression fiscale (cf. tableau 2). Depuis 1994, le nombre de personnes dépendantes bénéficiant de l’aide sociale a été réduit de moitié, et les dépenses d’aide sociale pour ces personnes de près des deux tiers. Les économies annuelles réalisées ont atteint près de 10 % du total des dépenses d’aide sociale en 1994. Comme les pouvoirs publics locaux étaient censés utiliser la moitié de ces économies pour améliorer l’infrastructure de l’aide sociale, elles pouvaient « garder » le reste.

Tableau 2

L’impact de l’assurance dépendance sur l’aide sociale

Tableau 2
1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 Bénéficiaires de l’assurance (x 1 000) - 1 061 1 547 1 661 1 738 1 819 1 822 1 840 1 889 Dépenses du système d’assurance (millions d’euros) - 5 295 10 932 15 132 15 823 16 357 16 718 16 890 17 345 Nombre de personnes bénéficiant de l’aide sociale (x 1 000) 454 373 285 251 222 247 261 256 246 Dépenses d’aide sociale pour ces personnes (millions d’euros) 6 599 6 264 4 823 2 509 2 284 2 320 2 308 2 349 2 421 Sources : Haustein et al., 2004 : tableaux 6, 8.

L’impact de l’assurance dépendance sur l’aide sociale

23La mise en place du système d’assurance dépendance a été suivie par l’introduction, en 2001, d’une nouvelle prestation (Grundsicherung) un minimum social en faveur des personnes âgées et de certains invalides. Cette réforme – axe majeur dans la refonte des retraites entreprise par la coalition de la gauche et des Verts – visait à lutter contre la pauvreté des personnes âgées. L’introduction de la nouvelle allocation a fait l’objet de violentes controverses quant à la structure du dispositif. Alors que l’idée première du gouvernement avait été de créer une allocation financée par le système de retraites, la loi finalement adoptée a mis en place un minimum géré et largement financé par les municipalités.

24Cette nouvelle allocation qui est versée depuis le 1er janvier 2003 est une prestation sous condition de ressources pour les personnes de plus de 65 ans ou les personnes de plus de 18 ans dans l’incapacité définitive de subvenir à leurs propres besoins pour raisons médicales. Le barème de l’allocation est globalement celui de l’aide sociale. La différence majeure repose sur le principe de subsidiarité. Contrairement à l’aide sociale, seuls les enfants dont le revenu annuel dépasse les 100 000 euros sont dans l’obligation légale d’aider leurs parents. De plus, les différents compléments spécifiques ont été remplacés par une allocation standard de base. Enfin, contrairement à l’aide sociale, les retraités remplissant les conditions requises pour bénéficier de ce dispositif sont automatiquement informés de leurs droits.

25L’introduction d’un nouveau minimum social a réduit le nombre de ménages bénéficiant de l’aide sociale de 200 000 personnes environ. Comme la mise en place de l’assurance dépendance, l’introduction de ce minimum représente une tentative de réduire le nombre de bénéficiaires de l’aide sociale par la création de nouvelles prestations destinées aux grandes catégories d’anciens bénéficiaires de celle-ci. Toutefois, contrairement à la mise en place de l’assurance dépendance, l’introduction du nouveau minimum ne s’est pas accompagnée d’un transfert de responsabilités des municipalités vers d’autres organismes. Il n’a pas non plus amélioré la situation fiscale des municipalités, dans la mesure où le gouvernement fédéral n’a voulu reprendre en charge que les coûts supplémentaires entraînés par ce nouveau système, en versant 409 millions d’euros par an aux administrations territoriales par l’intermédiaire des Länder. Les municipalités sont allées jusqu’à dire que ce nouveau système leur faisait supporter des coûts plus importants parce que le gouvernement fédéral ne prenait pas en charge les dépenses administratives supplémentaires, ni les coûts résultant d’une augmentation des allocations réclamées. C’est pour cette raison qu’elles se sont opposées à la loi jusqu’à engager une action en justice pour la contester.

26La troisième réforme et la plus importante qui a modifié la couverture du système d’aide sociale a été la récente refonte des allocations chômage – dite réforme Hartz IV. En décembre 2003, la coalition gouvernementale et l’opposition parlementaire se sont mises d’accord sur l’introduction d’une allocation chômage universelle à deux niveaux (Arbeitslosengeld II) pour tous les chômeurs ayant la capacité de travailler mais ne remplissant pas – ou plus – les conditions requises pour bénéficier des allocations chômage. Cette réforme, qui entrera en vigueur en janvier 2005, fait partie d’une série de mesures globales réorganisant le marché du travail, adoptées à la suite des élections de 2002. Elle visait à supprimer les difficultés liées à la coexistence traditionnelle de prestations chômage et de l’aide sociale (Huber et Lichtblau, 2002 ; Freidinger et Hötger, 2003).

27L’introduction de cette nouvelle allocation a été rendue difficile en raison des controverses portant sur sa gestion et son financement. Alors que le gouvernement fédéral et l’Agence fédérale pour l’emploi soutenaient qu’il fallait en confier la responsabilité à cette dernière, une partie de l’opposition parlementaire et les Länder dirigés par la CDU/CSU revendiquaient une prise en charge par les collectivités locales [3]. Ces dernières se sont montrées divisées sur la question. Tandis que la plupart des municipalités, en particulier les plus importantes, préféraient ne pas avoir à gérer cette allocation, une partie des districts se sont battus pour une solution à l’échelon local. Au final, un compromis complexe a été élaboré : il partage les attributions entre l’Agence fédérale pour l’emploi et l’administration territoriale. D’un côté, l’Agence fédérale pour l’emploi a la responsabilité principale de gérer la nouvelle allocation. De l’autre, l’administration territoriale a l’obligation de verser certaines allocations complémentaires, notamment une nouvelle allocation logement aux bénéficiaires de l’allocation chômage nouvellement créée, en collaboration avec l’Agence fédérale. En outre, près de 69 districts ou villes-arrondissements (sur un total de 439) ont obtenu le droit de gérer eux-mêmes la nouvelle allocation chômage.
La réforme Hartz IV a eu des effets considérables, tant sur les politiques de l’emploi que sur l’aide sociale [4]. En faisant en sorte que tous les chômeurs ayant la capacité de travailler (y compris leur conjoint et leurs enfants) puissent bénéficier des allocations chômage, la réforme va limiter le nombre de ceux qui perçoivent l’aide sociale à environ 150 à 200 000, contribuant, de ce fait, à la réduction des bénéficiaires d’aide sociale qui avait été initiée par l’introduction de l’assurance dépendance. Ainsi réduite aux personnes non employables, aux jeunes en formation et aux enfants n’étant plus à la charge de leurs parents, l’aide sociale va considérablement perdre de son importance. En même temps, elle reviendra à sa définition première, du moins en ce qui concerne les critères de son attribution.
En ce qui concerne les collectivités locales, les évolutions récentes de l’aide sociale sont quelque peu ambiguës. D’abord, elles seront débarrassées d’une part importante de la charge fiscale que représente le chômage, et pourront ainsi se redéployer vers d’autres activités. De ce point de vue, la réforme Hartz IV aura apporté une réponse à une demande déjà ancienne. Toutefois, il y a aussi des coûts et des risques. À commencer par les conséquences fiscales globales de la réforme qui ne sont pas complètement claires. Alors que le gouvernement fédéral affirme toujours que les collectivités locales s’en tireront avec un « gain net » de 2,5 milliards d’euros, ces dernières font valoir que le dispositif global de la réforme menace de les appauvrir. Cependant, même si l’administration territoriale peut être gagnante en termes de fiscalité, la réforme Hartz IV aura un coût dans la mesure où elle enlève aux collectivités locales une grande partie de leurs prérogatives traditionnelles et va sans doute réduire leur rôle et leur visibilité au sein de l’État providence allemand.

Les services à la personne

28Le champ des services à la personne a également fait l’objet de profondes transformations (Bönker et Wollmann, 2000a). Trois tendances principales peuvent être distinguées. Il y a d’abord eu l’expansion généralisée de l’aide à la personne qui s’est accompagnée d’un changement dans la nature des prestations. Alors que l’offre de systèmes de garde des enfants et les services aux personnes en difficulté se sont étendus, d’autres prestations ont été réduites. En second lieu, la coopération traditionnelle avec les associations caritatives a cédé la place à des structures plus proche du marché. En troisième lieu, les collectivités locales ont perdu une partie de leurs compétences de régulation dans le domaine des soins de longue durée et de la dépendance.

29Depuis le début des années quatre-vingt-dix, le contenu des services d’aide à la personne a évolué. D’un côté, les initiatives en matière de réformes à l’échelle fédérale se sont traduites par un développement important des modes de garde des enfants et des services de soins de longue durée. De l’autre, les services d’aide à la personne en direction des jeunes, des consommateurs ou des toxicomanes ont, en partie, fait les frais des difficultés fiscales auxquelles ont dû faire face les collectivités locales allemandes depuis la fin du boom de la réunification.

30Les mesures visant à promouvoir les modes de garde collectifs des enfants avaient fait l’objet de débats depuis la fin des années soixante-dix. Entre 1979 et 1990, de nombreuses initiatives ont échoué. Tout d’abord, le développement de ces modes de prise en charge des enfants s’est heurté à la résistance idéologique des conservateurs. Ensuite, les différents niveaux de l’administration se renvoyaient la question de la répartition des coûts. En 1992 cependant, le Parlement allemand a créé un droit à une place en maternelle à compter du 1er janvier 1996 pour tous les enfants âgés de 3 à 6 ans. L’adoption finale de ce dispositif légal a été facilitée par les controverses qu’a suscitées la réforme de la loi allemande sur l’avortement après la réunification. Car une grande majorité de politiques, toutes tendances confondues, considéraient que la reconnaissance de ce dispositif était la condition sine qua non pour amener la Cour constitutionnelle fédérale à valider une loi libérale sur l’avortement.

31En dépit de déclarations grandiloquentes, le nouveau dispositif ne s’est pas accompagné d’un versement de fonds supplémentaires aux Länder et aux municipalités – niveaux administratifs en charge du financement des maternelles. C’est la raison pour laquelle les municipalités se sont opposées à ce système. En plus d’autres goulets d’étranglement tels que les nécessités de la planification, le manque de personnel et parfois l’absence de terrains de construction, le manque d’argent ont aussi fait que ce dispositif pouvait difficilement être mis en œuvre et qu’il lui était impossible de remplir ses objectifs affichés. Alors qu’environ 300 000 nouvelles places de maternelle étaient créées entre 1992 et 1995, il était impossible de faire face à la demande. À cause de ces difficultés, l’application intégrale du dispositif a été retardée de trois ans en novembre 1995 (Bönker et Wollmann, 1996 : 453).

32Le développement des modes de prise en charge collective des enfants a connu un regain de faveur après les élections de 2002. Afin de faciliter la conciliation entre vie de famille et vie professionnelle, et pour atténuer le caractère sélectif du système éducatif, le gouvernement de coalition SPD/Verts s’est engagé à promouvoir le développement d’écoles et de maternelles ouvertes toute la journée, ainsi que des places en crèche pour les enfants de moins de 3 ans. Il s’est engagé à accorder des subventions d’une valeur approximative de 8,5 milliards d’euros aux Länder et aux municipalités pendant la session parlementaire en cours. Ces subventions vont prendre différentes formes. Le gouvernement a déjà conclu un accord avec les Länder sur le versement de 4 milliards d’euros destinés à être investis dans des écoles et des maternelles ouvertes toute la journée pour les années 20032007. Des avancées moins spectaculaires ont été faites dans le développement des services de garde pour les enfants de moins de 3 ans. L’accord de coalition de 2002 déclarait qu’un objectif de places serait fixé par la loi à au moins 20 % de tous les enfants de la tranche d’âge en question avant la fin de la session, et promettait, afin d’atteindre cet objectif, de laisser aux municipalités les économies d’une valeur de 1,5 milliard d’euros par an issues de la réforme de l’assurance chômage et de l’aide sociale à partir de 2005. Mais l’application de ce programme s’est heurtée à des difficultés. Le gouvernement fédéral, les Länder et les collectivités locales se sont livrés à des marchandages sur la répartition des coûts et des compétences. En réaction à ces conflits, le gouvernement a revu ses objectifs à la baisse. En ce qui concerne les enfants de moins de 3 ans, son engagement est maintenant que les systèmes de garde « adaptés aux nécessités locales » seront développés d’ici 2010.
En dépit de ces difficultés, les tentatives fédérales de développer les services collectifs destinés aux enfants ont eu un impact réel sur l’État providence à l’échelle locale. Bien que les infrastructures de service soient encore en retard par rapport aux standards scandinaves ou français (et est-allemands), le nombre de places en maternelle en Allemagne de l’Ouest s’est notablement accru depuis le début des années quatre-vingt-dix (cf. tableau 3). Une partie de l’insuffisance notoire des services collectifs de garde des jeunes enfants, caractéristique de l’Allemagne de l’Ouest, a ainsi pu être palliée.

Tableau 3

L’offre de prise en charge collective des enfants en Allemagne (nombre de places en pourcentage d’une tranche d’âge)

Tableau 3
Année 0-3 ans 3-6,5 ans (a) 6-10 ans (b) Ouest Est Ouest Est Ouest Est 1965 n.d. n.d. 33,0 n.d. n.d. n.d. 1982 1,4 n.d. 65,6 n.d. 3,6 n.d. 1990 (Est : 1991) 1,8 54,2 69,9 99,3 5,0 50,9 1994 2,1 41,3 71,7 96,2 5,1 58,2 1998 2,8 36,3 86,8 111,8 5,9 47,7

L’offre de prise en charge collective des enfants en Allemagne (nombre de places en pourcentage d’une tranche d’âge)

33La deuxième grande impulsion à l’expansion des services d’aide à la per sonne est liée à l’introduction de l’assurance dépendance en 1994 qui a conduit à une augmentation considérable des dépenses publiques en faveur des personnes les plus fragiles. Selon les estimations, 80 % environ des personnes dépendantes perçoivent désormais des prestations, sous une forme ou sous une autre, du fonds de l’assurance nouvellement créé. L’augmentation des dépenses publiques a alimenté le marché en plein essor du service aux personnes dépendantes, contribuant ainsi à une forte augmentation de l’offre de services de soins (Theobald, 2004 ; Roth, 2003). Le nombre de professionnels de l’aide à domicile a plus que doublé, passant d’environ 6 000 en 1995 à 12 696 en 2003 ; la part des places dans des établissements de soins pour 100 habitants âgés de plus de 64 ans est passé de 3,24 % en 1994 à 4,29 % en 1999 et le nombre d’employés dans l’aide à domicile ou en établissement de 270 000 en 1996 à 665 000 en 2001.

34Le développement des services d’aide à la personne s’est accompagné de transformations dans les structures des prestations de services (Bönker et Wollmann, 2000a : 340-342). Depuis le milieu des années quatre-vingt, les associations caritatives ont eu tendance à perdre leur quasi-monopole en tant que prestataires non-étatiques de services d’aide à la personne. D’un côté, il y a eu un foisonnement de prestataires concurrents. En dépit des privilèges dont jouissaient depuis toujours les associations caritatives, les groupes d’entraide et les prestataires commerciaux ont gagné du terrain. Les prestataires commerciaux ont particulièrement bien réussi sur le marché croissant des soins ambulatoires, où il y a peu de barrières à l’entrée. Dans les plus grandes villes, les prestataires commerciaux détiennent désormais aux alentours de 50 % de ce segment du marché. Parallèlement à ce développement du marché « depuis le bas », deux réformes législatives ont peu à peu remis de l’ordre. La reconnaissance officielle des groupes d’entraide comme prestataires de services par la loi de 1990 sur l’aide à l’enfance et à la jeunesse a facilité l’appui des pouvoirs publics locaux aux groupes d’entraide et a rendu les groupes d’entraide moins dépendants d’une collaboration avec les associations caritatives. Toutefois, le principal moteur du changement a été la loi sur l’assurance dépendance. Elle ne donne plus aucun privilège ou priorité aux associations caritatives, et place explicitement associations caritatives et prestataires commerciaux sur un pied d’égalité. Selon l’article 11 (2) 3 de la loi, les prestataires commerciaux tout autant que les prestataires privés non-commerciaux sont prioritaires par rapport à l’État. La loi n’a pas non plus entériné le rôle jusqu’ici privilégié des associations caritatives dans la formulation des politiques.

35Une dernière impulsion à l’essor croissant du marché des services à la per sonne trouve son origine dans les réformes administratives de grande envergure dans lesquelles les collectivités locales allemandes se sont lancées depuis le début des années quatre-vingt-dix (Wollmann, 2000, 2003a). Ces réformes ont largement été motivées par la pression fiscale liée à la réunification et la faiblesse de l’économie allemande depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Conformément aux évolutions internationales, elles ont ouvert la voie à de nouvelles formes de gestion publique. Au sein de l’administration territoriale, la bureaucratie traditionnelle et le modèle caméral ont peu à peu été remplacés par des contrats orientés sur la performance, conclus entre un centre administratif et différents départements administratifs. Cela vaut aussi pour les relations entre les pouvoirs publics locaux et les associations caritatives qui ont tendance à être régies par de nouvelles formes de contrats.

36Du fait de ces évolutions, le rôle des pouvoirs publics locaux dans la prestation de services à la personne a changé. L’effondrement des anciennes structures corporatistes signifie que le pouvoir d’habilitation de l’administration territoriale revêt une nouvelle forme. La coopération étroite et exclusive avec les associations caritatives a été remplacée par un comporte ment plus transparent et une gestion des contrats plus en adéquation avec les lois du marché avec un grand nombre de prestataires différents.
Une dernière tendance caractéristique dans le domaine des services d’aide à la personne a été la perte des pouvoirs de régulation des collectivités locales dans le domaine de la dépendance. Dans la mesure où la loi sur cette assurance a confié au fonds nouvellement créé qui lui était affecté (Pflegekassen), la responsabilité d’accorder des licences aux prestataires de services et de conclure des accords sur le prix et la qualité du service rendu, on a laissé aux collectivités locales des responsabilités plus générales telles que celle de garantir une infrastructure de services suffisante au niveau local (Bönker et Wollmann, 1996 : 453 et suivantes). Les critiques soutiennent que cette perte de compétences est allée de pair avec un « processus de dé municipalisation et de délocalisation des services d’aide » qui a érodé l’« enracinement [des soins de longue durée] dans la communauté locale » (Evers et Sachße, 2003 : 73 et suivantes).

Le logement social

37Sur le marché de l’immobilier, la place des collectivités locales s’est égale ment affaiblie dans les années quatre-vingt-dix. Pour différentes raisons, les offices de gestion d’HLM, qui ont joué un rôle fondamental dans les politiques locales du logement dans la majeure partie de la période d’après-guerre, ont perdu du terrain (Bönker et Wollmann, 2000a : 342 et suivantes). D’abord, le cadre général de l’action des offices de gestion d’HLM a changé. Dans la deuxième partie des années quatre-vingt, le recul graduel des subventionnements de la construction d’HLM s’est accéléré. Le gouvernement Kohl a plutôt cherché à promouvoir l’accession à la propriété pour des raisons idéologiques. Ce qui a traditionnellement été la stratégie dominante dans la politique du logement s’est trouvée discréditée au fur et à mesure que les coûts de construction augmentaient pour atteindre des niveaux dissuasifs et que l’accès des personnes en situation de grandes difficultés aux logements sociaux existants s’est trouvé de plus en plus bloqué par des locataires dont le revenu s’était, entre-temps, accru pour dépasser le plafond leur permettant de faire valoir leurs droits. En outre, l’insuffisance de logements a cessé d’être un problème dans beaucoup de régions au milieu des années quatre-vingt-dix. La réduction des subventions aux HLM s’est accompagnée d’autres évolutions dans la politique fédérale du logement, notamment la suppression en 1990 d’une institution qui avait acquis ses lettres de noblesse : les offices publics d’HLM bénéficiant d’exonérations fiscales et à responsabilité limitée. La baisse des subventions et la perte des avantages fiscaux ont affaibli la situation économique des offices publics locaux d’HLM et leur place sur le marché de l’immobilier.

38Deux autres évolutions aidèrent à réduire le rôle des offices publics locaux d’HLM en tant que leviers des politiques locales du logement. D’abord, les difficultés fiscales considérables de la plupart des collectivités locales dans les années quatre-vingt-dix ont contribué à la privatisation des logements, si ce n’est des offices publics d’HLM tout entiers. En conséquence, le nombre de logements gérés par les offices publics d’HLM a baissé d’environ un cinquième, passant de 3,2 millions en 1996 à 2,6 en 2003. Ensuite, les collectivités locales ont eu tendance à perdre le contrôle de « leurs » offices publics d’HLM. En réaction aux transformations dans les politiques du logement et dans le marché de l’immobilier, ces derniers ont commencé à opérer sur un mode plus commercial, en essayant de limiter l’influence des pouvoirs publics locaux sur leurs opérations [5].

Les politiques de l’emploi

39L’évolution du rôle des collectivités locales dans le domaine des politiques de l’emploi est étroitement liée à la refonte des allocations chômage décrite ci-dessus. Selon qu’on leur a donné ou non la compétence de gérer le nouveau dispositif d’allocations chômage, deux trajectoires différentes peuvent être distinguées. Dans les municipalités et les districts qui n’auront pas à gérer le nouveau dispositif, le rôle des collectivités locales dans les politiques de l’emploi est voué au déclin. Dans ce cas, une partie des instruments classiques des politiques locales de l’emploi, notamment les mesures de lutte contre le chômage codifiées dans la loi d’aide sociale fédérale, ne pourront plus être utilisés. En même temps, l’Agence fédérale pour l’emploi va se développer. Mais cela ne veut pas dire que les collectivités locales vont complètement se retirer des politiques de l’emploi. Dans la mesure où elles versent une partie des prestations aux chômeurs, elles ont encore un intérêt fiscal à lutter contre le chômage à l’échelle locale. De plus, elles seront toujours incitées à améliorer les services publics locaux en s’appuyant sur des programmes de travaux d’intérêt général. Enfin, la contrainte légale d’une coopération ouvre aux collectivités locales de nouvelles voies pour influencer l’action des branches locales de l’Agence fédérale pour l’emploi.

40Dans les 69 districts et villes-arrondissements où les pouvoirs publics locaux auront la charge de gérer la nouvelle allocation chômage, la situation sera différente [6]. Dans ce cas, le rôle de l’administration territoriale en matière de politiques de l’emploi va clairement prendre de l’importance. Non seulement elle aura la charge d’un plus grand nombre de chômeurs ; elle sera aussi impliquée dans une gamme plus large d’activités, allant du versement des indemnités à la définition des postes, le reclassement professionnel, l’organisation de programmes de formation continue et de travaux d’intérêt général. Pour les collectivités locales, cela représente une chance et un risque. D’un côté, elles sont investies de nouvelles compétences, d’attributions et de ressources qui les aident à répondre aux besoins de leurs citoyens de manière plus complète, en mettant à profit leurs prérogatives à l’échelon local. De l’autre, l’administration territoriale pourrait avoir une charge trop lourde à porter. Il se pourrait bien que son expérience passée ne lui suffise pas à mener une politique de l’emploi efficace. Au final, ce sont les chômeurs qui pourraient pâtir de l’intérêt qu’aura le personnel politique local à étendre son influence.
Dans tous les cas, la réforme Hartz IV va mettre en place un système dual sans précédent dans l’histoire des politiques allemandes de l’emploi – pour ne pas dire dans l’histoire des collectivités locales en général. L’avenir des politiques locales de l’emploi va essentiellement dépendre de l’issue de la concurrence institutionnelle qui en résultera. Il serait intéressant de voir si les arbitrages à l’échelle locale prévus par la réforme Hartz IV se révéleront être un simple compromis politique sans avenir ou bien le premier pas vers une plus grande « localisation » des politiques de l’emploi.

Conclusion

41Le présent article a traité des évolutions dans quatre champs différents des politiques sociales à l’échelle locale. Se pose alors la question de savoir quelles sont les conclusions générales que l’on peut tirer de ces constats. Selon nous, deux conclusions ressortent et méritent d’être soulignées. D’abord, les années quatre-vingt-dix ont été marquées par des évolutions considérables dans chacun des domaines étudiés. L’analyse des politiques sociales à l’échelle locale confirme un constat plus large que l’État providence allemand a été sujet à des transformations radicales depuis les débuts des années quatre-vingt-dix (Bönker et Wollmann, 2000b).

42En second lieu, il est intéressant de remarquer que ces transformations vont dans le même sens. Dans les quatre domaines, les pouvoirs publics locaux ont perdu de leurs prérogatives, ainsi que les instruments qu’ils avaient acquis par le passé. En ce qui concerne l’aide sociale, la « catégorie cible » a été réduite. Concernant les services d’aide à la personne, les collectivités locales ont perdu leurs compétences de régulation dans la gestion des fonds de l’assurance dépendance. Pour ce qui est du logement social, la position des pouvoirs publics locaux sur le marché de l’immobilier s’est affaiblie. Enfin, la récente réforme des allocations chômage va encore réduire le rôle des collectivités territoriales dans les politiques de l’emploi.

43Cette perte de prérogatives invite à établir un parallèle avec les transformations radicales dans le domaine des services publics (Daseinsvorsorge). Les collectivités territoriales, en effet, ont eu depuis toujours d’importantes responsabilités dans l’énergie, l’eau, le traitement des eaux usées et des déchets, les transports publics, etc., que ce soit grâce à leur personnel territorial, en régie, ou par le recours à des sociétés municipales. Un autre secteur fondamental dans le modèle allemand classique de l’administration territoriale s’est ici trouvé pris dans une course folle à la logique d’entreprise, à la contractualisation et à la privatisation. Tout comme les évolutions dans le domaine des services publics, les transformations du rôle des collectivités locales au sein de l’État providence nous permettent ainsi d’émettre l’hypothèse que le modèle allemand classique de l’administration territoriale est mis à l’épreuve, voire menacé de « devenir obsolète » (Wollmann, 2002).

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Notes

  • [*]
    Frank Bönker : maître de conférences au département d’économie de l’université européenne Viadrina à Francfort.
  • [**]
    Hellmut Wollmann : professeur émérite d’administration publique à l’université Humboldt, à Berlin.
  • [1]
    Le présent article s’appuie sur deux projets de recherche auxquels ont participé les auteurs. L’un des projets porte sur le développement des systèmes d’administration territoriale au Royaume-Uni, en Suède, en France et en Allemagne. Financé par une bourse de la Fondation Wüstenrot, il est mené par Hellmut Wollmann à l’Institut für Stadtforschung und Strukturpolitik de Berlin (voir Wollmann, 2004a). L’autre est le projet européen Welfare Reform and the Management of Societal Change (WRAMSOC) (SERD 2000-00054, 2001-4), dans le cadre duquel les auteurs, avec aussi Andreas Aust, ont constitué l’équipe allemande. L’article s’inspire aussi d’une contribution des auteurs au groupe de travail franco-allemand sur la réforme du secteur public en France et en Allemagne, mis en place par Hellmut Wollmann et Vincent Hoffmann-Martinot à Bordeaux en mai 2004.
  • [2]
    Afin de tirer le meilleur parti de l’espace qui nous est imparti dans le cadre de cet exercice et dans le but d’offrir au lecteur français qui s’intéresserait au sujet un aperçu de l’État providence allemand « à l’échelle locale » le plus complet possible, le présent article se garde d’entrer dans une perspective comparatiste (pour ce type d’approche, voir Wollmann 2004a ; pour un ouvrage récent en langue française sur « les politiques sociales des communes en France et en Allemagne », voir Viet et Palm, 2004).
  • [3]
    Les dissensions au sujet de la réforme Hartz IV ont aussi pris la forme d’une opposition Est-Ouest : tous les Länder d’Allemagne de l’Est, y compris ceux gouvernés par les sociaux-démocrates, ont fini par voter contre la réforme Hartz IV au Conseil fédéral (Bundesrat), non sans susciter quelques inquiétudes sur une résurgence de la division Est-Ouest. Ce vote était le reflet de l’insatisfaction face à la persistance de différences Est-Ouest sur le niveau des allocations, et de la crainte que les chômeurs est-allemands, comme les collectivités locales est-allemandes, pourraient être les grands perdants de cette réforme. Cette crainte s’expliquait par le fait que la part des chômeurs bénéficiant de l’ancienne allocation chômage du second niveau à la place de l’aide sociale était plus élevée en Allemagne de l’Est qu’en Allemagne de l’Ouest. Par conséquent, les chômeurs est-allemands courent le risque d’être les grands perdants dans la réforme du niveau des allocations et de leurs conditions d’attribution. En même temps, les collectivités locales d’Allemagne de l’Est ont moins de chances d’être gagnantes au plan fiscal par le transfert des chômeurs de l’aide sociale au dispositif d’allocations chômage. À cause de la gravité du chômage en Allemagne de l’Est, les Länder est-allemands se sont aussi opposés à toute tentative de « localiser » le marché du travail dès le départ.
  • [4]
    En ce qui concerne les conséquences sur les politiques de l’emploi, voir ci-dessous.
  • [5]
    Ici encore, il y a quelques différences entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest. Du fait de la lenteur à privatiser le logement depuis la réunification, les offices publics locaux d’HLM ont eu une part beaucoup plus importante sur le marché en Allemagne de l’Est qu’en Allemagne de l’Ouest.
  • [6]
    Il faut noter que les 69 districts et villes-arrondissements en question recouvrent à la fois l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest.
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