1Dans le cadre large de « l’Acte II de la décentralisation » ouvert au début 2003 par la révision constitutionnelle du 17 mars de cette même année, l’action sociale a fait l’objet d’une modification sensible de la répartition des compétences publiques. On attendait de longue date, compte tenu des difficultés générées par les partages stabilisés avec la réforme des années 19821983, un « approfondissement » (Marcou, 2004) de la décentralisation. Le Premier ministre, Monsieur Jean-Pierre Raffarin, dans sa déclaration de politique générale du 3 juillet 2002 en avait fait l’une de ses grandes réformes, faisant de la décentralisation tout à la fois un instrument de raffermissement de la démocratie et de réforme de l’État ; le cadre général en était fixé : il s’agissait de réorganiser les deux niveaux de « cohérence » de l’action publique, l’État et la région, et d’affermir les niveaux de « proximité » que constituent le département, la commune et les intercommunalités.
2Ces orientations devaient se concrétiser assez rapidement dans deux directions : sur le terrain politique, des « assises régionales des libertés locales » ont été organisées et se sont conclues à Rouen, le 28 février 2003 dans une double affirmation, le Premier ministre annonçant une « politique significative et forte de décentralisation » tout en rassurant par la réaffirmation d’un engagement maintenu de l’État devenu « plus fort sur ses missions nationales ». Sur le terrain institutionnel, une révision constitutionnelle d’envergure a été dans le même temps engagée pour faire sauter les verrous juridiques et définitivement ancrer la décentralisation et les collectivités territoriales dans le pacte fondamental.
3Cette première phase de la mise en œuvre de la réforme ne manquait pas d’ambition. Les assises tenues dans diverses régions du pays avaient indéniablement produit une certaine mobilisation. La révision constitutionnelle innovait et dépassait sans conteste le cadre antérieur de la « libre administration des collectivités locales » en affirmant le principe de « l’organisation décentralisée de la République », en consacrant une certaine diversité territoriale, en promouvant les régions devenues des collectivités constitutionnellement reconnues, en accordant à ces dernières des responsabilités de mise en œuvre des politiques communautaires ou encore en ouvrant l’action publique à des formes de démocratie directe.
4Mais la suite ne tint pas toutes les promesses de l’épisode inaugural. Dans un climat politique difficile le Gouvernement poursuivit vaille que vaille, avec l’adoption des lois organiques nécessaires à la mise en œuvre de la réforme institutionnelle d’une part, et d’autre part avec la préparation et le vote de textes opérant des transferts de compétences vers les collectivités territoriales. Les opérations ne se déroulèrent pas sans connaître des difficultés dont l’adoption au forceps de la loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales paraît être le symbole ; loin du large consensus souhaité à l’origine, on assista à des débats houleux sur les transferts financiers ou sur les intentions peu avouables prêtées au gouvernement suspecté de vouloir se défausser sur les collectivités territoriales des problèmes les plus cruciaux du moment tels le chômage et l’exclusion ; nombre d’élus locaux se dirent surpris de devoir assumer, dans la précipitation, de nouvelles responsabilités qu’ils disaient n’avoir pas sollicitées ; et quant au citoyen, pourtant prétendu le bénéficiaire de la réforme, il fut bien en peine d’en suivre les linéaments, sauf au travers de mouvements sociaux générés par le projet, telle la longue grève de l’Éducation nationale au printemps 2003.
5Au résultat et en ce qui concerne les transferts de compétences, c’est un texte dense, touffu et très technique qui clôt les débats et certains parlent déjà d’un « demi-succès » (Verpeaux, 2004) pour qualifier ces nouvelles libertés et responsabilités locales. Se situant largement dans la continuité de la décentralisation des années quatre-vingt, le nouveau dispositif n’innove guère, ni d’un point de vue doctrinal, ni en ce qui concerne les structures locales et leurs équilibres réciproques ; sur ce plan, de très fortes résistances se sont fait sentir pour contrer toute velléité d’un renforcement régional aux dépens du département. L’intercommunalité en sort un peu renforcée et l’innovation majeure, bien que suscitant des inquiétudes, tient dans l’idée d’expérimentation de certains transferts. La grande inconnue reste la question de l’impact de ces transferts sur les finances locales, ce qui renvoie à l’analyse de la loi organique relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales du 29 juillet 2004.
6Il revient aux développements qui suivent de démêler cet écheveau en ce qui concerne l’action sociale. La loi n° 2004-809 contient en effet, au sein de son titre troisième, un chapitre initial consacré à « l’action sociale et médico-sociale » auquel il convient de relier les deux suivants qui concernent « la mise en œuvre de la protection judiciaire de la jeunesse » pour le premier et le « logement social et la construction » pour le second. Cet ensemble, comprenant vingt articles dont certains très massifs, modifie de nombreuses dispositions du Code de l’action sociale et des familles, d’une part, et du Code de la construction en ce qui concerne notamment la mise en œuvre du droit au logement, d’autre part. Il convient de plus de prendre en compte, outre ce texte récent, la loi n°2003-1200 du 18 décembre 2003 portant décentralisation du revenu minimum d’insertion et création d’un revenu minimum d’activité ; cette réforme, intervenue largement dans la précipitation et sans préparation aucune, est entrée en vigueur au 1er janvier 2004 et elle a commencé indubitablement à redessiner le partage des compétences en matière d’action sociale (Lafore, 2004).
Au résultat de tout cela, et du fait donc de l’accumulation dans le giron de la collectivité départementale d’un ensemble d’attributions et de missions nouvelles, le département est consacré et renforcé dans le rôle qui lui avait déjà été dévolu par le premier train de décentralisation : il devient l’acteur central de l’action sociale, en charge d’un vaste domaine. Aux populations cibles traditionnelles de l’aide sociale légale, on a ajouté une mission globale concernant la politique en direction des personnes âgées, les aides aux jeunes, la gestion de la totalité du RMI-RMA ainsi que les aides d’urgence. Plus largement, il se voit chargé d’élaborer et de mettre en œuvre une poli tique globale d’action sociale, et il maîtrise dorénavant l’élaboration des instruments de planification de l’offre sociale et médico-sociale. C’est donc l’avènement d’un tout nouveau « département providence », collectivité chargée peu ou prou de la prise en charge des populations autrefois qualifiées « d’inadaptées » (handicapés, personnes âgées, personnes dépendantes, enfance) ainsi que de la masse plus indéterminée des « exclus » rejetés du système productif et des modes d’intégration de droit commun. La protection sociale attachée à l’emploi et intégrée dans la sécurité sociale au sens large du terme reste à l’État, ce dernier continuant à assurer la tutelle des organismes de sécurité sociale qui, bien que s’inscrivant dans des circonscriptions administratives de gestion, échappent largement à la logique d’action territoriale pour ne prendre en compte que des catégories définies au niveau national.
Les propos qui suivent s’assignent deux objectifs : sur un plan analytique, ils veulent tout d’abord faire le tour des changements en matière d’aide et d’action sociale qui sont introduits par les textes récents, cela conduisant à ce que le département ait dorénavant la mainmise sur l’action sociale. Ensuite, et dans une approche critique, il s’agira de réfléchir sur la portée des mutations et sur leur signification ; dans ce sens, on ne peut manquer de s’interroger sur les nouveaux « partage du travail social » entre le national et le local et sur les capacités de la collectivité départementale, dorénavant responsable de l’essentiel en matière d’action sociale et d’insertion, à en assumer la charge. Il se pourrait bien que, lourdement appareillé en attributions et en moyens, le département se révèle un « géant aux pieds d’argile » compte tenu de ses potentialités propres et du contexte dans lequel doit se développer son action.
La mainmise du département sur l’action sociale
7Poursuivant un mouvement séculaire (Aubin, Gallinato, 2004), la collectivité départementale est donc parvenue, après avoir intégré l’essentiel des compétences en matière d’aide sociale légale antérieurement partagées avec l’État à la faveur de la réforme de 1983, à prendre le contrôle d’un ensemble vaste de compétences sectorielles ce qui la constitue indéniable ment en opérateur dominant dans le champ de l’action sociale. Mais au-delà de cette logique extensive qui a consisté à ajouter aux blocs antérieurs des domaines nouveaux, la novation qu’il convient préalablement de mettre en évidence tient dans sa désignation du département comme « chef de file » en la matière.
Le département « chef de file »
8La décentralisation opérée en 1982-1983 avait mis en avant deux principes : la constitution d’une part de « blocs de compétences » homogènes qui postulaient la possibilité de découper l’action publique en des ensembles cohérents, chacun d’entre eux pouvant alors être confiés à la collectivité apparaissant comme la plus légitime, notamment au regard de la « proximité » qu’elle avait avec les questions concernées. D’autre part, l’interdiction de la tutelle d’une collectivité sur une autre. Ces deux principes étaient cohérents entre eux, mais on n’avait pas pris garde au fait que le second dépendait de la mise en œuvre du premier. Dit autrement, les risques de tutelle entre collectivités étaient d’autant plus réduits que chacune pouvait camper sur un champ de compétences bien délimité et sans recouvrement avec celui des autres.
9Or, on sait que la logique des « blocs » ne passa que très difficilement l’épreuve du réel. D’une part, dans les textes décentralisateurs eux-mêmes des « compétences conjointes » ont dû être aménagées du fait de l’impossibilité de découper l’action publique, notamment en ce qui concerne l’aide sociale là où, outre le département, l’intervention de la sécurité sociale pour les financements ou de la justice pour respecter les droits des personnes était requise. Mais surtout cet « Acte I de la décentralisation » s’est opéré alors même que les problèmes sociaux allaient connaître des mutations rendant largement inopérantes des formes d’action antérieures : ainsi, et pour ne s’en tenir qu’à cette seule question, la montée en puissance des problèmes dits « d’exclusion sociale » a suscité l’apparition de politiques référées à des « territoires » et nécessitant des interventions partenariales qui ne pouvaient que remettre en cause les découpages par « blocs » (Lafore, 2003).
10C’est bien pourquoi d’ailleurs, au bilan critique de l’expérience accumulée depuis le début des années quatre-vingt, une nouvelle conception du partage des compétences était souhaitée. Certes les attentes étaient contradictoires, puisqu’on demandait tout à la fois un raffermissement des domaines exclusifs de compétences pour plus de clarté dans l’action publique et la mise en place de formes de leadership au profit d’une collectivité dominante dans les secteurs où l’intervention de plusieurs était nécessaire (San chez, 2001).
11On peut considérer que « l’Acte II » a répondu à ces attentes. Tout d’abord en ce qui concerne l’action sociale, le département a été consacré comme l’opérateur sinon exclusif tout au moins dominant, cela confortant la logique des « blocs de compétences » ; ensuite, il a été désigné des « chefs de file », le département l’étant dans le « social ». Cette novation constitue la solution pour résoudre la tension inéluctable entre le maintien de l’interdiction de tutelles entre collectivités et la nécessité de mettre en cohérence les inévitables compétences partagées. Rappelons, pour compléter ce point, que c’est dorénavant la Constitution qui, à la suite de la révision du 28 mars 2003, prévoit la possibilité de confier à une collectivité territoriale un rôle de « chef de file » lui conférant « le pouvoir d’organiser les modalités de leur action commune » (nouvel article 72 de la Constitution).
12Quels sont alors la nature et les moyens du leadership départemental ?
13Pour ce qui est du premier point, la disposition de principe est l’article L. 121-1 du Code de l’action sociale et des familles dans la nouvelle rédaction issue de la loi du 13 août 2004 (article 49) : « Le département définit et met en œuvre la politique d’action sociale, en tenant compte des compétences confiées par la loi à l’État, aux autres collectivités territoriales ainsi qu’aux organismes de sécurité sociale ».
14L’affirmation de départ est claire, et elle confie bien une responsabilité d’élaboration et de conduite d’une politique départementale pour l’ensemble de l’action sociale, ce qu’il convient d’entendre dans un « sens large », selon notamment l’avis du rapporteur de la commission des affaires sociales du Sénat énoncé au moment du débat de loi devant cette assemblée ; cela comprend, affirmait-il alors, « l’ensemble des actions, dispositifs ou services qui concourent au développement social et à la lutte contre les exclusions ».
15Cela dit, il ne s’agit pas du transfert au département d’une capacité décisionnelle totale dans ce domaine large, dans la mesure où immédiatement une obligation de prise en compte des compétences confiées par la loi aux autres personnes publiques est affirmée. L’atténuation est confirmée par la suite de l’article L. 121-1 : « Il [le département] coordonne les actions menées sur son territoire qui y concourent. Il organise la participation des personnes morales de droit public et privé… ».
16Plus que d’élaboration d’une politique globale, c’est donc bien d’un rôle de coordination de l’ensemble des acteurs qu’il faut parler, aucun instrument doté d’une quelconque impérativité n’étant cependant conféré à la collectivité départementale pour y parvenir. Il s’agit donc d’un département « chef de file » proche du « chef d’orchestre », forme de « primus inter pares » qui met en ordre et en musique l’action d’un ensemble d’opérateurs qui demeurent, chacun pour ce qui concerne ses compétences, maîtres de les mettre en œuvre comme il l’entend.
17On peut cependant apriori considérer que le département n’est pas totale ment démuni de moyens juridiques pour mener à bien cette coordination, qui suppose à tout le moins, sauf à ne rester qu’incantatoire, de pouvoir l’organiser concrètement. Tel est le rôle que pourrait jouer à son profit l’élaboration des schémas départementaux. Il convient en effet de rappeler que cet instrument de planification a été doté d’une opposabilité juridique par la loi du 2 janvier 2002 (article L. 313-4, 1°) et d’indiquer que le texte relatif aux libertés et responsabilités locales confie désormais leur élaboration et leur adoption au conseil général. De façon générale, c’est donc bien le président du conseil général qui détient le pouvoir d’initiative et de pilotage pour l’élaboration des schémas départementaux, l’assemblée départementale ayant reçu compétence pour les adopter. Or compte tenu du spectre large de l’article L. 312-1 qui définit les établissements et services mettant en œuvre l’action sociale et médico-sociale, l’élaboration et l’adoption des divers schémas départementaux constituent à la fois une procédure et un instrument décisifs pour construire une politique départementale cohérente pour l’ensemble des populations relevant de l’action sociale, notamment les personnes âgées, l’enfance et les personnes handicapées.
18Sur le terrain plus large de la lutte contre les exclusions, et compte tenu du rôle qu’y tient le RMI, on doit aussi faire référence aux nouvelles compétences du département en ce qui concerne l’élaboration et l’adoption du plan départemental d’insertion et des programmes locaux d’insertion. C’est en effet dorénavant la collectivité départementale qui approuve ces plans. Ajoutons que la loi du 18 décembre 2003 a remis au département le soin d’organiser et de faire fonctionner les deux instances partenariales du RMI, à savoir le conseil départemental d’insertion et les commissions locales d’insertion. Au travers du RMI et du service public d’insertion qui lui est lié, le rôle de pilotage et de coordination des politiques de lutte contre les exclusions et d’insertion du département trouve donc des supports organisationnels et fonctionnels très importants (Lafore, 2004).
Naturellement, tant en ce qui concerne les instruments d’orientation dans le cadre du RMI, que les schémas, la loi a dû atténuer les capacités décisionnelles du département compte tenu de la présence des autres acteurs dans le champ et de la nécessité de les associer. Ainsi, en ce qui concerne les schémas, le nouvel article L. 312-5 du Code de l’action sociale et des familles indique qu’ils sont adoptés « après concertation avec le représentant de l’État dans le département » ; ce dernier de plus, « fait connaître au président du conseil général les orientations que le schéma doit prendre en compte » en ce qui concerne les établissements et services relevant de la compétence de l’État. En ce qui concerne le dispositif départemental d’insertion dans le cadre du RMI, le texte affirme une mainmise très forte du département dans la mesure où c’est lui qui constitue les instances et adopte les plans ; cependant, la loi prévoit la participation obligatoire des autres personnes publiques.
On aperçoit donc que les moyens du leadership départemental sont bornés dans leur portée ; ils se situent dans une zone intermédiaire où le départe ment détient certes les instruments procéduraux de nature prospective, mais ne peut les faire jouer que dans le cadre d’un partenariat qui exclut que l’on puisse les interpréter comme des moyens d’action unilatérale ; la notion de « chef de file » renvoie plus à des attributions qu’à des compétences, à une régulation davantage qu’à une réglementation, à une gouvernance et non à un gouvernement (Timsit, 2004). Ce faisant, cette idée de « chef de file » peut passer pour un des symptômes de cet énigmatique « management public » qui prend peu à peu la place de la classique « administration » : le pouvoir décisionnel y est diffus et non concentré, le partenariat y supplante les logiques d’intégration verticale et la négociation s’impose comme un moyen d’action généralisé.
L’accroissement des compétences sectorielles
19Outre la consécration du département en qualité de « chef de file » au sens donné à ce terme par la Constitution, la loi du 13 août 2004 a procédé à divers transferts à son profit en matière d’action sociale. De ce point de vue, il s’est agi, dans la logique du premier train de décentralisation des années quatre-vingt, d’accroître encore le champ d’action de la collectivité départementale par des ajouts sectoriels divers, de plus ou moins grande ampleur.
20En lien avec ses attributions traditionnelles en matière d’aide sociale légale en direction des personnes âgées, auxquelles sont déjà venus s’ajouter la compétence de mise en œuvre de l’aide personnalisée d’autonomie aménagée par la loi du 20 juillet 2001, le récent mouvement de décentralisation a considérablement renforcé le rôle du département dans la prise en charge du troisième âge. Pour l’essentiel, le département s’est vu attribuer un rôle de pilotage de l’ensemble de l’action publique en ce domaine (article 56 de la loi du 13 août 2004). Dans sa nouvelle rédaction, l’article L. 113-2 du Code de l’action sociale et des familles indique en effet que « le département définit et met en œuvre l’action sociale en faveur des personnes âgées » ; pour ce faire « il coordonne […] les actions menées par les différents intervenants, définit les secteurs géographiques d’intervention et détermine les modalités d’information du public ». La collectivité départementale a donc dorénavant une fonction de coordination de l’ensemble de la politique gérontologique, toujours cependant en s’associant les autres intervenants, notamment l’État et la sécurité sociale, par le biais de conventions.
21Dans la logique du transfert du RMI, flanqué dorénavant du nouveau contrat du revenu minimum d’activité (Borgetto, Lafore, 2004), la loi du 13 août (article 51) confie aussi au département la gestion des fonds d’aide aux jeunes en difficulté (FAJ). Ce dispositif créé par la loi du 29 juillet 1992 qui faisait suite à l’évaluation du RMI (article L. 263-15) est souvent présenté comme une forme de « RMI jeune » parce que conséquence de la limitation de perception du RMI aux seules personnes âgées de 25 ans et plus. Il permet de verser à des jeunes de 18 à 25 ans connaissant des problèmes d’insertion sociale et professionnelle des secours temporaires ainsi que des aides financières destinées à soutenir un projet d’insertion complété le cas échéant par des mesures d’accompagnement pour accéder au droit commun. Dorénavant placé sous l’autorité du président du conseil général, le FAJ est intégralement financé par le département, les régions, les communes et les organismes de sécurité sociale pouvant y être associés s’ils l’acceptent. Alors qu’antérieurement le financement des FAJ était assuré paritairement par l’État et le conseil général, ce qui liait ce dernier quant au niveau de ses engagements, c’est dorénavant la collectivité départementale qui en détermine librement le montant.
22Au-delà du RMI-RMA et des FAJ, et toujours dans le domaine de l’exclusion, la loi de décentralisation a supprimé divers dispositifs de coordination des aides d’urgence, les commissions de l’action sociale d’urgence (CASU) et les comités départementaux de coordination des politiques de prévention et de lutte contre les exclusions, ainsi que les instruments conventionnels antérieurement prévus pour coordonner ces interventions (l’ensemble figurait aux anciens articles L. 145-1 à L. 145-3 du CASF). Cela parce que désormais, c’est le département qui assurera la coordination des organismes publics et privés qui allouent des aides aux personnes en grande difficulté, cela en lieu et place de l’État qui assurait jusque-là cette mission par le truchement des CASU. Lors du débat devant le Sénat, le gouvernement a justifié cette mutation par son « souci de cohérence des compétences entre l’État et les collectivités territoriales et de simplification du paysage administratif dans le domaine de l’action sociale ».
23L’intervention départementale en matière de lutte contre les exclusions se renforce, en outre, par le développement de capacités propres d’action en matière de logement des personnes défavorisées. Outre sa participation, avec l’État, à l’élaboration et à la mise en œuvre du plan départemental d’action pour le logement, le département est seul en charge dorénavant du Fonds de solidarité logement (FSL, article 65 de la loi n° 2004-809), cette structure étant antérieurement cogérée avec l’État.
24Enfin la loi du 13 août 2004 (article 59) organise une expérimentation de l’extension des compétences des départements en matière de mise en œuvre des mesures ordonnées par l’autorité judiciaire en application des articles 375 à 375-8 du Code civil. Cela revient donc, dans des départements choisis pour mener cette expérimentation, à transférer du juge des enfants au département la mise en œuvre de mesures d’assistance éducative décidées judiciairement. En conséquence, ces collectivités auront l’entière maîtrise de la prise en charge d’enfants faisant l’objet de mesures qui antérieurement lui étaient imposées par l’autorité judiciaire. Ce mécanisme d’expérimentation est prévu par l’article 37-1 nouveau de la Constitution qui indique que « la loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental ». En l’occurrence, l’expérimentation est organisée par la loi pour une durée de cinq ans. Concrètement, les services de l’aide sociale à l’enfance seront compétents pour mettre en œuvre les mesures judiciaires d’AEMO (article 375-2), les placements en établissements (article 375-3), les mesures joignant une AEMO et un placement (article 375-4) et enfin les mesures provisoires ordonnées pendant l’instance (article 375-5).
La loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales a donc consolidé fortement le département dans les secteurs où, au travers de l’aide sociale légale, il était déjà un opérateur important (personnes âgées et handicapées, protection de l’enfance), et lui a en outre confié la maîtrise de domaines antérieurement certes cogérés avec l’État mais dans lesquels la collectivité départementale était en position dominée (action gérontologique et surtout lutte contre les exclusions). Si l’on considère en outre les fonctions de coordination et de pilotage que le conseil général s’est vu reconnaître en sa qualité de « chef de file » en matière d’action sociale, on assiste donc finalement à une forte concentration des capacités d’action publique dans les mains de cette collectivité territoriale.
Ces transferts esquissent un retour au partage ancien entre la protection des personnes et des groupes rattachés à l’emploi ou plus largement à l’activité professionnelle qui relèvent de la sécurité sociale et de l’État d’un côté, et de l’autre la prise en charge des personnes éloignées du marché du travail (« exclus » et « personnes en grande difficulté ») ou légitimement incapables d’une activité, les cibles traditionnelles de la vieille assistance (Bec, 1998) – personnes âgées, handicapées et enfance en danger – (Borgetto, Lafore, 2000). C’est ce même partage que les mutations contemporaines de la « question sociale » (Castel, 1995), et notamment la montée en puissance de « l’exclusion » avaient relativisé en faisant émerger des « dispositifs » divers, pilotés par l’État et cogérés avec le département. Un nouvel équilibre des attributions concernant le « travail sur le social » (Chauvière, 2004) est en train de s’opérer, avec le renvoi au niveau local des problèmes posés par les groupes et les individus marginalisés par l’autonomisation croissante de la sphère économique et la perte de contrôle corrélative des pouvoirs publics sur les modalités d’intégration professionnelle et sociale qui lui est liée d’une part, et d’autre part par les difficultés liées aux évolutions des formes de solidarité au sein de l’espace privé et domestique. Cependant, cette nouvelle partition des tâches de socialisation, de contrôle et de protection ne va pas sans ambiguïtés et incohérences nouvelles, pour tout dire sans que cela suscite des questions quant aux capacités du « département providence » à en assumer les potentialités et les conséquences.
Un géant aux pieds d’argile ?
25Le champ de l’action départementale en matière sociale, auquel naturelle ment il convient d’ajouter les autres compétences (équipement et aménage ment rural, collèges, transports scolaires, routes et infrastructures, monuments historiques…), s’est donc très sensiblement accru ce qui érige cette collectivité en une forme de « mastodonte » administratif local au poids sans égal, notamment si on la compare aux régions ; il n’y a guère que les agglomérations et/ou les grandes villes qui peuvent se prévaloir de la mobilisation de moyens tout aussi considérables. Dans le domaine qui nous concerne, nous venons de le voir, une forme de cohérence apparente en résulte, qui fait du département la collectivité qui coordonne et/ou assume directement la prise en charge de l’exclusion et de la dépendance sous toutes formes, versions modernisées de l’indigence et de la nécessité qui ont jadis fondé la construction des réseaux d’assistance et de tutelle publique.
Reste alors, si tel est bien le sens ultime du processus décentralisateur, à prendre la mesure de l’enjeu de cette mutation et d’en apprécier la signification et la portée.
La question du « territoire pertinent »
26En une sorte d’idéal indiscutable, la décentralisation avance sous la bannière de la « proximité ». En un raccourci saisissant, une équation s’établit entre décentralisation et démocratie, le pont entre les deux étant fourni justement par l’idée de « proximité » : une action proche indifféremment des « gens » ou des « problèmes » est supposée garantir le contrôle démocratique et par là à la fois la légitimité et l’efficacité des politiques publiques. C’est d’ailleurs bien ce même cadre doctrinal qui a été avancé pour « l’acte II de la décentralisation » : les fonctions de mise en cohérence devaient être assurées par l’État et la région (c’est le niveau de la stratégie globale et de principale allocation des moyens), les fonctions de « proximité », à savoir le niveau opérationnel, revenant aux départements et aux communes.
27Naturellement, une telle doctrine n’a rien de contestable apriori; le seul problème c’est que rien ne prouve qu’elle soit vraie en général et rien n’atteste qu’elle soit en particulier souhaitable en tous domaines. Cet argumentaire repose en fait sur une problématique aussi récurrente qu’incertaine : celle du « bon niveau » de l’action publique, celle du « territoire pertinent » pour l’organiser et la mettre en œuvre. On peut raisonnablement considérer qu’il n’y a pas de « niveau » optimum et que, telle la recherche du « Graal », l’obsession du « bon niveau » expose à une infinie perplexité.
28Quoi qu’il en soit, la loi du 13 août 2004, empruntant la logique des réformes de 1982-1983 et la renforçant, a choisi clairement : le « territoire pertinent » de l’action sociale et médico-sociale, c’est globalement le département, sauf pour quelques domaines limités maintenus au niveau national par le truchement d’une gestion étatique.
29Il convient donc de s’interroger sur ce parti pris et sur sa concrétisation institutionnelle. Or on doit constater que ce choix pose un certain nombre de questions et revêt des enjeux dont certains sont massifs.
30On peut repartir du découpage global de la protection sociale qui s’opère de façon de plus en plus nette à la faveur du nouveau partage des compétences en la matière. Au niveau étatique reste la gestion de la partie productive de la population et de sa protection, via les systèmes socioprofessionnels légaux de sécurité sociale ainsi que les éléments assuranciels ou de capitalisation non obligatoires que l’on tente de leur superposer ; au niveau local est renvoyée la prise en charge des populations en difficulté, « exclus » et autres « inemployables » auxquels s’ajoutent les catégories « d’incapables au travail » qui sont les cibles traditionnelles de l’assistance. Certes, la logique développée n’a pas été jusqu’à son terme et il resterait à transférer au département, comme certains le proposent et comme on l’a fait pour le RMI, la gestion de quelques prestations non contributives actuellement gérées par la sécurité sociale, telles l’AAH, l’API ou encore le minimum vieillesse, pour consolider un clivage net et définitif au sein de la protection sociale entre la part construite dans la mouvance de l’emploi ou plus large ment de l’activité productive d’un côté et de l’autre l’assistance dénommée « lutte contre les exclusions » élargie à la « lutte contre la dépendance ».
31Cette construction rejoint de plus en plus nettement la doctrine des « trois piliers de la protection sociale » prônée par les instances internationales qui poussent à découper la protection sociale en un socle assistanciel constitué de prestations minimales fiscalisées, auquel est superposé un deuxième ensemble d’essence socioprofessionnelle, mêlant les dispositifs obligatoires et les montages facultatifs du type des institutions de prévoyance collective, à tout cela s’ajoutant enfin un troisième étage établi sur les marchés de l’épargne et de l’assurance. Ce cadre porte le deuil du modèle solidariste construit à partir de 1945, où, à défaut d’une universalisation rêvée de la protection mais jamais atteinte, on avait réalisé une forte généralisation en permettant le rattachement du plus grand nombre, au moins partiellement, à la redistribution opérée directement à partir de la sphère productive.
32Naturellement on pourrait objecter à ces remarques très générales que les compétences transférées au département concernent deux ensembles distincts et qu’il convient de les prendre en compte dans leur spécificité pour apprécier mieux le sens et la portée des transferts de compétences.
33D’un côté on trouve la « coordination » doublée de la gestion des prises en charge de catégories éloignées légitimement des activités productives (per sonnes âgées, handicapées et protection de l’enfance) ; pour les handicapés, la logique de prise en charge est doublée pour certains d’entre eux d’une finalité d’insertion, notamment d’accès à l’emploi, dans la forme dominante du travail protégé (d’ailleurs il a été proposé de transférer à terme au département la responsabilité des CAT). Dans ce secteur d’action, la collectivité départementale agit cependant de façon dominante en organisateur et en régulateur d’un secteur prestataire de services d’aide aux personnes, son action consistant essentiellement dans la mise en place d’une offre d’établissements et de services sociaux et médico-sociaux ainsi que dans leur financement et leur contrôle. En la matière la ressource rare sont les finances, ces activités prestataires de prise en charge (hébergement et soins) étant dépendantes d’une part des transferts financiers émanant de l’État et d’autre part des enveloppes nationales fixées dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale et qui sont, notons-le, régionalisées. On peut faire crédit au niveau départemental d’être adapté pour beaucoup de ces équipements et services. Observons cependant que ce n’est pas le cas pour tous pour certaines catégories de handicap, la planification des moyens paraît relever du niveau régional quand, dans d’autres cas, c’est le niveau du « pays » ou de l’agglomération qui semble pertinent. Dans le même sens, et à l’instar des enveloppes financières de l’assurance maladie, l’articulation globale des équipements se fait au niveau de la région, là où sont établies les commissions régionales des organismes sociaux et médico-sociaux dont l’avis est requis pour délivrer les autorisations de création ou d’extension.
34D’un autre côté, il y a les politiques dites « d’insertion » des personnes en difficulté. La finalité poursuivie est une intégration de ces personnes dans la sphère productive dans une version ambitieuse, ou tout au moins une « insertion sociale ». Certes, mais c’est alors que resurgit la question du « territoire pertinent » sous la forme d’une question : le département est-il la collectivité la mieux armée pour produire de l’insertion professionnelle, compte tenu du fait que son expérience en matière d’action économique et d’emploi est faible et ne s’appuie en outre, hors l’aménagement rural, sur aucun moyen institutionnel d’action ? (Lafore, 2004). À cette première difficulté s’ajoute le fait que l’insertion se joue dans des espaces soit très larges qui sont ceux de la répartition des activités économiques sur le territoire, soit très étroits, les bassins de vie et d’emploi qui délimitent l’espace concret du travail, de la formation, des échanges et des solidarités immédiates. Or le département n’est situé à aucun de ces deux niveaux et il est soit trop petit, soit trop grand.
35Certes, comme en matière de RMI avec les CLI, le département peut projeter ses services et ses moyens d’action dans des espaces infra-départementaux. De plus, le législateur a aperçu le problème en organisant les logiques de « chef de file » et de « coordination » qui naturellement entendent conduire toute collectivité titulaire d’une compétence à rechercher la participation des autres, notamment lorsque ces dernières disposent d’une expertise et de moyens. Ainsi en est-il en matière de « lutte contre les exclusions » et en particulier de RMI-RMA où la collectivité départementale, au travers des structures partenariales obligatoires, des instruments de planification de l’action et par le truchement de conventions diverses, doit chercher à s’appuyer sur les services et les opérateurs pertinents. De même, la loi de décentralisation prévoit en plusieurs domaines la technique de « la délégation de compétences » (Fonrojet, 2004). Le recours à de telles délégations permet à des collectivités, le plus souvent les intercommunalités, de demander à une autre de lui déléguer la mise en œuvre d’une attribution ; en matière d’action sociale, cela peut concerner par exemple la gestion du FSL, de l’insertion liée au RMI et plus largement toute compétence départementale qui pourrait ainsi se réaliser dans un espace plus pertinent.
Mais la grande question est de savoir comment ces divers instruments et les coopérations soit horizontales, soit verticales qu’ils tentent d’impulser, seront utilisées. Pour ce qui est des délégations de compétences, déjà pré vues antérieurement dans divers domaines (transports scolaires, IUFM et aussi, depuis 1983 avec un renforcement des incitations en 1999, aide sociale…), le résultat est maigre puisque, pour s’en tenir à l’action sociale, seule trois établissements publics intercommunaux ont jusqu’à ce jour bénéficié d’une délégation de compétences de la part d’un département. En ce qui concerne les divers « partenariats » légalement organisés, on sait ce qui en est résulté depuis leur mise en œuvre massive, notamment dans le cadre du RMI ou de la politique pour le logement des personnes défavorisées. Il y a tout lieu de penser que les logiques institutionnelles déjà à l’œuvre antérieurement vont perdurer et que les départements seront peu enclins à perdre le contrôle de leur champ d’action, notamment face aux agglomérations avec lesquelles ils ont généralement des relations pour le moins problématiques.
Au final, en matière de lutte contre les exclusions et d’insertion, au moment même où les États eux-mêmes éprouvent les plus grandes difficultés à amortir les conséquences sociales des reconfigurations de l’économie pour la partie productive de la population, on fait donc le pari que la collectivité départementale, dépourvue de tout moyen de pression sur les entreprises et engluée dans des concurrences institutionnelles fortes pour la défense des compétences et des territoires de chacun, va pouvoir renverser le destin des « exclus » ; on attend aussi d’elle qu’elle ordonne les espaces et les intervenants infradépartementaux pour produire des formes locales de solidarité et mobiliser tous les acteurs. Le risque c’est que, mis en devoir de prendre en charge ceux qui sont justement déconnectés des protections attachées à la production et au travail, on ne parvienne qu’à une extension accrue du traitement social des populations en difficulté. Et les deux figures du départe ment, le régulateur et le gestionnaire de services d’aide à la personne, d’un côté, et de l’autre le grand ordonnateur des politiques d’insertion risquent alors de converger vers une forme d’arraisonnement, sous contraintes budgétaires fortes, des individus et groupes exclus. Certes ce n’est plus la vieille logique assistancielle puisqu’on y vise l’insertion et que les droits des usagers et la qualité du service sont substitués aux vieilles prises en charge tutélaires… Mais il se pourrait bien que le fleuve reprenne progressivement son lit.
La question des ressources et des moyens
36Naturellement, et même si le scénario esquissé ci-dessus procède davantage de questions que de certitudes, le problème des moyens pour mettre en œuvre les finalités ambitieuses dont le département est dorénavant chargé devient plus que jamais décisif. Il convient de l’aborder à deux niveaux.
37Tout d’abord au niveau global intervient la question des transferts de ressources entre l’État et les collectivités territoriales, transferts qui doivent, comme la Constitution y oblige dorénavant, accompagner les transferts de compétences. En ce qui concerne les politiques d’insertion, et notamment le RMI, on sait par exemple que l’État a transféré au département la TIPP ; mais la critique ici tient moins au montant lui-même de la ressource qu’à son absence de rapport avec ce qu’elle est censée financer ; ainsi, les dépenses d’insertion, notamment après que l’État ait réduit l’indemnisation des chômeurs et le régime de solidarité qui y est attaché, croissent selon un rythme lié aux conséquences sociales des évolutions de l’emploi, de la régulation du marché du travail et des politiques de formation notamment professionnelle ; autrement dit, les contraintes qui déterminent la demande d’insertion ne sont absolument pas prises en compte par les principes commandant le transfert des ressources.
38Toujours au même niveau, la mise en œuvre des compétences décentralisées va nécessiter de fortes adaptations des services départementaux. Déjà quantitativement lourds, ces services vont gonfler à la mesure des compétences transférées, constituant le département en un gros employeur, gestionnaire de catégories et de professions diverses et mis en devoir d’organiser l’ensemble de façon la plus efficace possible. Gestionnaires et contrôleurs d’établissements et de services, organisateurs de services répartis sur l’ensemble du territoire, opérateurs d’insertion notamment en direction des entreprises, coordinateurs et animateurs de politiques territoriales, les départements doivent concilier toutes ces modalités de l’action publique et les mettre en cohérence, cela sans préjudice de ses autres champs d’action.
39Les réponses données à ces défis financiers et organisationnels vont naturellement varier selon les départements et c’est là qu’apparaît un second niveau problématique. Car, raisonnant selon la logique homogénéisante de la loi, la décentralisation ignore l’extrême diversité entre les départements, tant en ce qui concerne leurs populations, la nature des problèmes qu’elles affrontent que les ressources et les moyens d’action des décideurs locaux. Au-delà de la fracture globale entre les territoires départementaux de l’insertion et de la solidarité alors que les espaces de la production des richesses et de leur distribution sont autrement dimensionnés, une seconde fracture pourrait survenir selon les contextes territoriaux et les moyens pour y intervenir. Cela ne manquera pas de constituer des contraintes d’intensité très variable selon les départements, car naturellement, les populations en difficulté croissent surtout dans les espaces peu dynamiques ou sur le déclin, qu’il soit démographique ou économique. Certes, l’État se prétend garant de l’égalité entre les territoires et des formes de péréquation des ressources sont obligatoires. Mais il y a tout lieu de penser que de fortes différenciations vont se faire sentir et, en conséquence, des disparités d’application locale de droits pourtant définis nationalement.
Au final, on se trouve à n’en pas douter face à une mutation considérable… À côté de l’État providence, toujours attaché – de plus en plus difficilement – au contrôle de la protection sociale des actifs ou de ceux, de moins en moins nombreux, qui peuvent leur être rattachés, le « département providence » s’affirme avec toutes les apparences de la légitimité au nom de la « proximité », de la qualité des services et de la protection des usagers. Il se voit confier la protection de ceux qui sont définitivement loin de l’activité productive (dépendance et grand âge, handicap, enfance en danger ou maltraitée) et de ceux qui, bien que capables au travail, se révèlent sans valeur suffisante aux conditions du marché du travail. Tout cela serait bel et bon si, à rebours de la tradition solidariste qui a tendu à rattacher le plus grand nombre possible de personnes directement ou indirectement à la sphère productive, cela ne constituait une nouvelle partition de la protection, partition entre les populations concernées, partition entre les niveaux de prise en charge, partition entre les principes et les techniques de la prise en charge. Un gouffre se creuse entre les espaces où se contrôlent les activités productives, espaces de l’efficacité et des reconnaissances symboliques, et ceux où se gèrent ceux qui ne peuvent répondre aux requêtes de performance et de compétition.
Bibliographie
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