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Article de revue

Les paradoxes de la « privatisation » : épargne individuelle et réforme des retraites aux États-Unis

Pages 91 à 108

Notes

  • [*]
    Daniel Béland est professeur adjoint au département de sociologie de l’université de Calgary (Alberta, Canada).
  • [1]
    L’auteur développe la problématique abordée dans cet article dans un ouvrage publié récemment : Une sécurité libérale ? La politique des retraites aux États-Unis, LGDJ, collection « Droit et Société », 2001.
  • [2]
    Tout au long de cet article, le concept de libéralisme renvoie à une philosophie individualiste du social fondée sur l’exaltation de la prévoyance et de la responsabilité individuelle.
  • [3]
    Dans cet article, la notion d’idéologie renvoie au discours de justification formulé par les réformateurs en vue de convaincre la population et la classe politique d’appuyer un projet de réforme ou une politique établie.
  • [4]
    Dans cet article, le terme de paradigme désigne un ensemble stable de techniques et de représentations socio-économiques qui orientent l’action des experts et des hommes politiques impliqués dans l’élaboration des politiques publiques.
  • [5]
    « Progressive Era », 1895-1920.
  • [6]
    Dans une étude réalisée au début des années trente, Latimer estime qu’environ 14 % de la population active participe aux quelque 400 régimes d’entreprise alors en place aux États-Unis. À ce moment, seulement 140 000 des 6 millions et demi d’Américains âgés de plus de 65 ans reçoivent une pension d’entreprise (Latimer, 1932). Quant aux pensions d’assistance, elles sont offertes par un nombre grandissant d’États fédérés, qui éprouvent cependant d’énormes difficultés budgétaires dans le grandissant contexte de la Grande Dépression. Dans ce cadre, l’État fédéral est appelé à la rescousse (Leotta, 1975).
  • [7]
    Pour justifier cette politique sociale auprès de la population, les défenseurs du régime assuranciel fédéral emploient généralement une rhétorique individualiste – paradoxalement – fondée sur l’idée libérale de sécurité-propriété. Dans la suite de ce travail, on montrera la persistance de cette idéologie libérale après 1939.
  • [8]
    Dès les années cinquante, la vaste majorité des employés du secteur privé participent au régime fédéral. La situation dans le secteur public s’avère toutefois plus complexe. Alors que les fonctionnaires fédéraux intègrent finalement ce régime en 1983, de nombreux salariés à l’emploi des municipalités et des États fédérés n’y participent toujours pas.
  • [9]
    En 1967, par exemple, plus des 29 % des Américains âgés de 65 ans et plus étaient considérés comme pauvres. Deux décennies plus tard, ces individus ne représentaient plus que 10,5 % de la population âgée (Dalaker et Naifeh, 1998).
  • [10]
    Par exemple, la majorité des Américains pensent que le régime de base fonctionne par capitalisation, et que l’élimination du fonds de réserve signifierait la fin des prestations du régime de base !
  • [11]
    En fait, Reagan et ses conseillers comprirent peu de temps après son élection qu’une réforme trop radicale pourrait être fort coûteuse sur le plan politique. Face à la mobilisation des syndicats et du lobby des personnes âgées, le Président fait ainsi marche arrière à deux reprises dans sa tentative de réduire directement les prestations (Light, 1995).
  • [12]
    Cet économiste refuse toute concession politique et souhaite le démantèlement pur et simple du régime – et son remplacement par un plan d’épargne volontaire. Pour Friedman (1999), l’obligation légale serait inacceptable ; l’épargne devrait être volontaire. Il s’agit là de l’un des rares exemples de libéralisme conséquent appliqué à la question des retraites.
  • [13]
    La notion d’« individualisme possessif » est empruntée à C. B. Macpherson (1971).
  • [14]
    Depuis les années quatre-vingt, les think tanks conservateurs comme le Cato Institute jouent un rôle essentiel dans la propagation de ce discours sur l’épargne individuelle et, plus spécifiquement, dans l’inscription à l’agenda du thème de la « privatisation » des retraites (Béland, 2000).
  • [15]
    Dévoilé le 27 février 2001, le programme économique du Président reste d’ailleurs vague au sujet de la réforme envisagée. Pour gagner du temps, W. Bush lance par ailleurs la Commission to Strengthen Social Security, un groupe de réflexion susceptible, selon lui, de forger un « consensus populaire » au sujet de la réforme des retraites (Goldstein, 2001).

1L’avenir des régimes de retraite par répartition constitue un enjeu fondamental des débats sociaux contemporains notamment en raison de craintes persistantes en ce qui concerne la démographie. Aux États-Unis, un intense débat concernant l’avenir du régime de base fédéral (Social Security) fait rage depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. De nombreux experts et hommes politiques fédéraux soutiennent aujourd’hui la « privatisation » de ce régime par répartition, dont l’origine remonte au New Deal. Dans le débat américain sur l’avenir des retraites, le terme de « privatisation » renvoie paradoxalement au remplacement total ou partiel du régime de base fédéral par un système d’épargne obligatoire encadré par l’État (ce qui n’a rien d’une « privatisation » au sens strict du terme). Stratégie visant à drainer des sommes considérables vers les marchés financiers, la « privatisation » des retraites est soutenue entre autres par plusieurs membres du Congrès et de l’équipe du Président George W. Bush.

2L’objectif de cet article est d’offrir une perspective historique et sociopolitique concernant l’actuel débat américain sur la réforme des retraites. Plus précisément, il s’agit d’explorer l’interface entre le régime de base par répartition et la question de la prévoyance individuelle, inséparable du « répertoire » idéologique libéral [2]. Comme il sera montré, ce régime par répartition n’a jamais été présenté à la population américaine comme un dispositif redistributif, mais comme un système de prévoyance individuelle encadré par l’État. Pour masquer la répartition, les fonctionnaires fédéraux et une partie de la classe politique de l’après-guerre insistent, en fait, sur l’ancrage du régime fédéral dans des « valeurs américaines » telles que la prévoyance et la responsabilité individuelles. Démasquée par les adversaires de la répartition, cette idéologie est victime d’un déclin rapide dans les années quatre-vingt [3]. Depuis plus d’une décennie, les arguments autrefois mobilisés pour masquer la répartition servent à défendre une « privatisation » paradoxale, fondée sur l’exaltation de l’épargne individuelle obligatoire, encadrée par l’État fédéral. Depuis les années trente, un discours individualiste est donc mobilisé par les adversaires et les partisans de la répartition, et ce, avec une certaine mauvaise foi idéologique. Pour les fonctionnaires et la classe politique, il s’agit toujours d’inscrire les mesures soutenues dans une tradition libérale omniprésente dans l’histoire et la société américaines (Hartz, 1990).

L’« objection libérale » et la création du régime de base fédéral

3Au début du vingtième siècle, les réformateurs américains s’organisent autour d’organisations comme l’American Association for Labor Legislation pour militer en faveur de l’implantation d’assurances sociales aux États-Unis. Jusqu’au début des années trente, plusieurs obstacles freinent toutefois les efforts de ces réformateurs. Sur le plan institutionnel, la Cour suprême et son respect strict du principe fédéral maintiennent, par exemple, les réformateurs hors de l’arène fédérale (Graebner, 1977). Quant aux campagnes lancées dans les États fédérés, elles échouent généralement en raison de l’attitude négative des tribunaux mais, également, de l’opposition systématique des employeurs et de certains groupes de pression (par exemple la puissante Association médicale américaine).

4Le plus souvent, cette opposition féroce est inséparable du paradigme [4] de l’action volontaire (voluntarism), qui apparaît simplement comme une variante du libéralisme. Selon ce paradigme partagé par la majorité des acteurs patronaux et syndicaux du début du vingtième siècle, les individus comme les groupes doivent s’organiser de manière autonome pour faire valoir leurs intérêts et améliorer leurs conditions d’existence. Dans le cadre de ce paradigme libéral, jadis analysé par Tocqueville, la puissance publique est considérée comme un intrus capable d’altérer les règles de la concurrence tout en menaçant la liberté et la responsabilité individuelles (Lubove, 1968).

5Le refus du principe de l’obligation, à la base de l’assurance sociale, témoigne de la persistance du libéralisme et, plus précisément, du voluntarism devant l’Ère progressive [5]. Dans l’esprit des porte-parole des camps patronal et syndical, l’obligation légale – garantie par l’État – de participer aux programmes d’assurance sociale apparaît, en effet, comme une violation inacceptable du principe de libre association qui caractériserait la démocratie américaine (Lubove, 1968). Samuel Gompers, qui préside la puissante American Federation of Labor (AFL) pendant l’Ère progressive, nous fournit un exemple révélateur de cette condamnation de l’assurance sociale. D’après Gompers, les réformateurs auraient tort de vouloir protéger les travailleurs sans leur consentement, car la solution à leurs problèmes se trouve dans le militantisme syndical, seul moyen efficace d’améliorer leurs conditions de travail et d’existence (Gompers, 1919).

6Reflétant la traditionnelle « objection libérale » (Hatzfeld, 1971) envers l’intervention de l’État, la position patronale se comprend aisément à la lumière de l’expérience européenne. Pour la majorité des employeurs, la protection d’entreprise et la prévoyance individuelle constituent les seules sources légitimes de sécurité. Dans le but d’assurer le bien-être de sa famille en cas d’accident ou de mise à pied, le salarié devrait simplement épargner. Lorsque le besoin s’en fait sentir, il peut également faire appel aux organismes d’entraide et de charité. Généralement, l’opposition patronale se fonde donc sur une exaltation de la sécurité-propriété libérale (Lubove, 1968).

7Le choc de la Grande Dépression, qui ébranle les États-Unis à partir de l’automne 1929, contribue à l’aplanissement de ces obstacles institutionnels et idéologiques à l’avènement des assurances sociales (Amenta, 1998). Dans le domaine des retraites, l’insuffisance désormais patente des pensions d’entreprise et des mesures d’assistance opérées par les États fédérés poussent la classe politique fédérale à agir [6]. De plus, l’émergence du Mouvement Townsend contribue à placer la question des retraites au cœur de l’agenda politique fédéral du milieu des années trente. Regroupant des centaines de milliers de personnes âgées, cette organisation propose l’instauration d’une généreuse pension de vieillesse fédérale destinée à relancer la consommation. Fondé sur une sorte de « keynésianisme gris », ce plan est considéré comme irréaliste par la classe politique, le mouvement syndical et les milieux d’affaires (Holtzman, 1963). La popularité relative de ce plan auprès de l’électorat incite toutefois le Président Roosevelt et son équipe à incorporer un régime de retraite fédéral dans le projet de loi sur la sécurité économique (Social Security Bill), qui se trouve soumis à l’attention du Congrès en janvier 1935. Fondé sur les principes de l’assurance sociale, ce régime centralisé suscite la controverse en raison de son caractère centralisé (jugé inconstitutionnel par certains) et non à cause de l’obligation légale de cotiser qu’il impose. Au milieu des années trente, le principe de l’obligation n’apparaît plus comme un obstacle à l’avènement des assurances sociales. Désormais accepté par un mouvement ouvrier qui soutient le New Deal de Roosevelt, ce principe s’impose dans un contexte marqué par le déclin simultané du voluntarism et de l’influence politique des milieux d’affaires. Dans ce cadre, le régime de base fédéral est finalement ratifié en août 1935, en même temps que les mesures d’assistance et le système décentralisé d’assurance chômage qui composent le Social Security Act (Béland, 2001, Witte, 1962).

8Financé également par les salariés et les employeurs, le régime fédéral ne couvre au départ qu’environ 50 % de la population active. Contrairement au plan Townsend, il se trouve orienté par un impératif de contributivité inséparable de la non participation du Trésor fédéral au financement des assurances sociales. Malgré son caractère redistributif, le régime fédéral est en fait présenté à la population américaine comme un système de prévoyance individuelle encadré par l’État (Cates, 1983). Dès la seconde moitié des années trente, les responsables fédéraux du Social Security Board (SSB) développent une sorte d’idéologie de la protection individuelle, chargée de justifier le régime fédéral auprès de la population.

9Le tout débute lors de la campagne présidentielle de 1936, durant laquelle le candidat républicain Landon dénonce publiquement cette « tromperie cruelle » (cruel hoax) que serait le régime assuranciel fédéral. Dans un discours du 26 septembre 1936, il affirme que ce régime est « injuste, irréalisable, conçu de manière stupide et mal financé ». Le candidat républicain s’en prend par exemple à l’accumulation d’un imposant fonds de réserve, rendu nécessaire entre autres par le principe de la non participation du Trésor fédéral au financement du régime assuranciel. Selon Landon, l’accumulation d’importantes sommes dans la caisse du régime de base incitera certains élus à faire preuve d’irresponsabilité budgétaire (Landon, 1936).
En réponse à la campagne lancée par Landon et le Parti républicain pour discréditer le régime assuranciel fédéral, les hauts responsables du SSB ne tardent pas à réagir. Pour rassurer les futurs cotisants et la population dans son ensemble, cette organisation distribue, avec l’aide des syndicats, des millions de brochures qui portent sur le fonctionnement du système assuranciel et son enracinement dans les valeurs libérales américaines [7]. Dans la même veine, un documentaire, intitulé We The People and Social Security et consacré au régime de base fédéral, connaît une large diffusion tout au long des dernières semaines de la campagne présidentielle de 1936. Pour persuader la population des futurs bienfaits du régime fédéral, le SSB organise aussi des conférences publiques pour expliquer le fonctionnement du régime à la population américaine (Altmeyer, 1966).
Après la victoire démocrate aux élections présidentielles de novembre 1936, le SSB ne cessera en rien de faire la promotion active du régime de base. Cette mission idéologique, née dans le contexte électoral de 1936, demeurera un trait essentiel de son mandat implicite. Acteur politique autonome, cette organisation fédérale vante les bienfaits du régime de base en montrant son ancrage dans des valeurs libérales telles que la prévoyance individuelle (Derthick, 1979). Pour protéger ce régime des attaques de la droite conservatrice, les défenseurs de la répartition mettent l’accent sur l’opposition entre l’assurance et l’assistance, au risque de dénigrer cette dernière. En raison de son caractère contributif (chaque cotisant dispose de son propre « numéro de Sécurité sociale » faussement analogue à un celui d’un compte bancaire), le régime de base fédéral s’opposerait à cette charité publique que serait l’assistance sociale. Mieux, il fonderait une nouvelle sécurité-propriété individuelle en octroyant de véritables droits contractuels analogues aux droits de propriété (earned rights). Compte tenu de son lien supposé avec la philosophie individualiste américaine, le régime de base fédéral devrait recevoir l’appui de la population dans son ensemble, y compris celui des classes moyennes. En réalité, le régime de base fédéral ne renforce son assise sociale et politique que dans l’après-guerre, lorsqu’une série de réformes élargissent la couverture sociale tout en haussant la valeur des pensions assurancielles.

L’expansion du régime de base et l’idéologie de la protection individuelle

10Pendant ses quinze premières années d’existence, le régime de base fédéral couvre moins de 50 % de la population active, les travailleurs indépendants et les salariés agricoles étant par exemple exclus. Après l’assouplissement des conditions d’ouverture des droits et l’avènement d’un régime d’assurance survivants en 1939, les prestations assurancielles perdent graduellement de leur valeur en raison de l’inflation élevée des années quarante et de l’immobilisme législatif du Congrès. En fait, à la fin de cette décennie, le niveau moyen des prestations du régime de base est souvent inférieur à celui des pensions d’assistance offertes par les États fédérés (Altmeyer, 1966). La réforme de 1950 marque la fin de cet immobilisme législatif en ouvrant une ère d’expansion modérée de la protection sociale fédérale. À partir de cette date en effet, diverses mesures législatives permettent d’intégrer de nouvelles catégories professionnelles [8] et de maintenir voire d’augmenter le niveau réel des prestations. Soutenues autant par le mouvement ouvrier que par les grandes entreprises, ces mesures font l’objet d’une compétition électorale féroce entre les deux grands partis politiques fédéraux. D’abord opposés à l’expansion du régime de base, les Républicains décident de la soutenir – avec modération – à partir de la seconde moitié des années cinquante. L’influence idéologique des experts fédéraux et la volonté de ne pas se mettre à dos une opinion publique de plus en plus attachée à la protection offerte par l’État fédéral, sont à l’origine de cette stratégie (Derthink, 1979). En 1972, le Congrès à majorité démocrate ratifie une réforme fondamentale qui augmente de 20 % en moyenne les prestations assurancielles tout en instaurant un système d’indexation automatique effectif deux ans plus tard. Inséparable de la compétition électorale que se livrent alors le Congrès et la présidence Nixon, cette réforme améliore considérablement la protection offerte et transforme le régime de base fédéral en un système moderne de maintien du revenu (Myles, 1988). Désormais complété, par un programme fédéral d’assistance (Supplemental Security Income) et par des pensions professionnelles qui couvrent toujours moins de 50 % de la population active, ce régime – connu aux États-Unis sous le nom de Sécurité sociale – offre un taux de remplacement variable qui favorise les salariés à faible revenu ainsi que des prestations spéciales destinées aux pauvres (« pension minimum »). Pour cette raison, il contribue directement à combattre la pauvreté qui affecte les personnes âgées. Depuis les réformes adoptées sous la présidence Nixon, la proportion de la population âgée qui vit sous le seuil officiel de pauvreté diminue d’ailleurs graduellement [9]. Fonctionnant essentiellement par répartition (malgré l’existence d’un fonds de réserve), le régime de base fédéral est donc une mesure de protection sociale hautement redistributive, qui transcende la vision exclusivement contributive de l’assurance véhiculée par les hauts responsables fédéraux.
Pourtant, tout au long de l’après-guerre, l’idéologie de la protection individuelle informe toujours le discours officiel des réformateurs et de l’administration fédérale. Placé entièrement sous le signe de cette idéologie, le rapport du Conseil consultatif de 1965 témoigne à merveille de cette omniprésence. Dans l’introduction de ce document, la nécessité d’un lien strict entre les cotisations et les prestations sociales – qui fonderait des « droits acquis » – est réaffirmée : « Dans le cadre du programme de sécurité sociale, le droit aux prestations est généré par le travail ; l’individu gagne de la protection comme il gagne sa vie […] ; plus il gagne d’argent et meilleure est sa protection » (Advisory Council, 1965). Les droits sociaux apparaissent ainsi comme des droits individuels de propriété dérivés des cotisations. Même au cours des années soixante-dix, la rhétorique des hauts responsables fédéraux est fondée sur l’idée de contributivité ainsi que sur l’analogie entre le régime de base et la prévoyance individuelle. En contribuant à ce régime, le travailleur préparerait son avenir comme s’il mettait de l’argent de côté pour sa retraite. Fondée sur un modèle individualiste d’inspiration libérale, l’idéologie officielle des hauts responsables fédéraux vise à masquer la redistribution qui caractérise effectivement la répartition. Dans les faits, l’existence de ce discours officiel est rendue possible par l’ignorance générale de la population concernant le fonctionnement effectif des assurances sociales et, plus particulièrement, du régime de base fédéral. Il va s’en dire qu’un tel discours ne fait rien pour contrer cette ignorance populaire, qui se reflète dans les sondages d’opinion réalisés dans l’après-guerre (Brain, 1991) [10].

Encadré : Le régime de base fédéral et le système de retraite américain

Le système de retraite américain se divise en quatre éléments essentiels :
  • le régime de base fédéral, qui est l’équivalent du régime de base français ;
  • le programme fédéral d’assistance sociale pour les invalides et les personnes âgées dans le besoin (SSI) ;
  • les régimes d’entreprise à prestations définies (defined benefits plans), qui versent des pensions complémentaires à environ un tiers des salariés américains ;
  • l’épargne retraite individuelle qu’elle soit encadrée ou non par l’entreprise.
Avec plus de 150 millions de cotisants, le régime de base couvre plus de 95 % des salariés américains. Le taux de cotisation s’élève actuellement à 10,6 %, à quoi s’ajoute un prélèvement de 0,90 % pour l’assurance invalidité.
• Au cours de l’année 2000, le montant total des prestations versées dans le cadre du régime de base s’élève à 358,3 milliards de dollars, ce qui en tait de loin le programme de protection sociale le plus important aux États-Unis. Au total, les prestations du régime de base représentent en fait près du tiers des dépenses sociales de l’État fédéral.
• En février 2001, le régime de base verse des prestations à plus de 28 millions de retraités ainsi qu’à quelque 4,6 millions de veufs et de veuves. Le niveau moyen de ces prestations mensuelles est de 846 dollars pour les retraités, contre 812 dollars pour les veufs et les veuves.
Sources : Board of Trustees, 2001 ; House Policy Committee, 2001.

De l’assurance sociale à l’épargne individuelle obligatoire ?

11En réponse aux problèmes budgétaires de la caisse du régime de base provoqués par l’inflation élevée et les mauvaises performances de l’économie américaine après 1973, deux réformes du régime de base fédéral sont ratifiées en 1977 et 1983. Dans un premier temps, le Congrès vote certains ajustements tels la révision de la formule d’indexation jugée excessivement généreuse et la hausse accélérée des cotisations sociales (Robertson, 1978). Dès 1982 toutefois, les difficultés budgétaires persistantes de la caisse du régime fédéral incitent toutefois le Président Ronald Reagan à mettre sur pied une Commission nationale sur la réforme de la Sécurité sociale (National Commission on Social Security Reform). À la grande déception de l’aile droite du Parti républicain, cette commission ne recommande pas l’abolition ou la réforme en profondeur du régime de base [11]. Au contraire, elle ne propose que de nouveaux ajustements en apparence modestes, tels la révision de la formule d’indexation et l’imposition des prestations versées aux plus nantis pour rétablir l’équilibre budgétaire de la caisse du régime de base fédéral. Cette décision s’explique au moins en partie par l’attachement envers ce régime qu’éprouve une partie significative de l’opinion publique (Brain, 1991). En mars 1983, le Congrès adopte une réforme qui inclut, outre les modifications suggérées par la commission, une hausse de l’âge de la retraite, qui passera graduellement de 65 à 67 ans entre 2000 et 2022. Le délai dans la mise en œuvre et le caractère graduel de cet ajustement s’expliquent, entre autres, par la volonté de la classe politique de réduire le mécontentement soulevé par cette réduction déguisée des prestations. Si l’on en juge par la faible opposition alors rencontrée par le législateur, ce calcul politique s’est avéré exact (Light, 1995).

12Succès politique considérable, la réforme de 1983 est également considérée comme une réussite sur le plan budgétaire. En raison des ajustements adoptés et de la santé de l’économie américaine dans les années quatre-vingt-dix, la situation budgétaire du régime de base fédéral paraît plutôt enviable. À l’avenir, l’existence d’un imposant fonds de réserve (qui atteint déjà 931 milliards de dollars à la fin de l’année 2000) permettra de neutraliser au moins temporairement, les effets budgétaires de l’altération du ratio actifs/inactifs, inséparable du vieillissement démographique anticipé. Actuellement d’environ trois salariés par retraité, ce ratio devrait lentement chuter pour atteindre deux salariés par retraité en 2030. Plus nombreux par rapport aux actifs, ces retraités devraient vivre en moyenne plus longtemps, augmentant ainsi les dépenses consacrées aux retraites. Selon les plus récentes prévisions officielles, néanmoins, la caisse fédérale de retraite ne ferait face à aucun problème budgétaire à court ou à moyen terme (Board of Trustees, 2001). Si la situation économique demeure relativement favorable (faible taux de chômage, inflation réduite), l’accumulation du fonds de réserve devrait d’ailleurs se poursuivre à un rythme accéléré, et ce jusqu’à l’année 2016 environ. À cette date, ces réserves seront trois fois supérieures aux dépenses annuelles de la caisse. Une fois ce sommet d’accumulation atteint, la mise à la retraite graduelle de la génération du Baby Boom devrait cependant provoquer l’érosion des réserves. À la fin des années 2010, en effet, les revenus de la caisse devraient, pour la première fois depuis 1982, être inférieurs à ses dépenses. Pendant presque une vingtaine d’années, on pourrait puiser dans le fonds de réserve pour combler l’écart existant entre les cotisations et les prestations. Si aucune réforme n’est adoptée d’ici là, cependant, le fonds dé réserve devrait être épuisé en 2040 et, à ce moment, la caisse ne pourrait verser qu’environ 75 % des prestations promises (Board of Trustees, 2001). Ainsi, la hausse graduelle de l’âge de la retraite de même que l’accumulation d’un considérable fonds de réserve dans le cadre du régime par répartition pourraient réduire mais non éliminer les difficultés budgétaires liées au vieillissement démographique. Il convient toutefois de souligner le caractère hypothétique de ce scénario, fondé sur des prévisions économiques pour le moins incertaines : une dégradation subite de l’économie américaine (comme c’est le cas au lendemain des événements du 11 septembre 2001) ou, au contraire, une croissance soutenue pourrait en effet modifier celui-ci. Au-delà de cette incertitude fondamentale, il est probable qu’une réforme sera nécessaire pour garantir la solvabilité à long terme de la caisse fédérale de retraite.

13Dans un contexte marqué par des craintes démographiques alimentées par les médias et les adversaires de la répartition, l’avenir du régime de base fédéral est d’ailleurs devenu, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, un thème essentiel du débat politique américain (Béland, 1999). Pour comprendre cette réalité, la prise en compte des seules inquiétudes démographiques semble insuffisante. Il faut donc se tourner vers le paradigme financier (financial paradigm) qui représente l’élément idéologique dominant du débat américain sur l’avenir des retraites.

14L’émergence de ce modèle accompagne les transformations de la protection sociale d’entreprise et, plus précisément, le développement des plans à cotisations définies (épargne salariale), qui se multiplient depuis la fin des années soixante-dix. Une telle multiplication renvoie au déclin graduel de la couverture offerte par les régimes d’entreprise à prestations définies, considérés comme excessivement coûteux par de nombreux employeurs (apRoberts, 1997). Dans ce contexte, l’épargne individuelle apparaît de plus en plus comme une solution alternative à la protection sociale, tant dans l’entreprise qu’à l’échelle nationale. Le nouveau paradigme financier trouve également ses sources dans la critique de la mission sociale de l’État fédéral héritée du New Deal. Marginale jusqu’à la fin des années soixante-dix, cette critique a d’abord été formulée par les économistes de l’« école de Chicago », qui dénoncent les nouvelles attributions de l’État fédéral au nom de la responsabilité individuelle et des lois du marché. Selon ces économistes, le régime fédéral serait à la fois inefficace (négation des lois du marché) et immoral (négation de la responsabilité individuelle). Telle est par exemple l’opinion de Milton Friedman, qui condamne ce régime dans un ouvrage publié dès le début des années soixante (Friedman, 1962). Aujourd’hui encore, cet économiste réclame le démantèlement pur et simple du régime de base fédéral. Selon lui, une telle réforme permettrait aux individus de se prendre en main, tout en leur offrant l’occasion de profiter des rendements supérieurs des marchés boursiers [12].

15Bien que la plupart des adversaires du régime de base fédéral réclament l’instauration d’un plan d’épargne obligatoire, ils partagent généralement la vision individualiste chère à Milton Friedman et aux autres économistes ultra-libéraux. Au-delà des différences d’approche qui divisent les tenants de la « privatisation », on peut reconstruire brièvement le paradigme qui sous-tend leurs arguments (Quadagno, 1999). Foncièrement individualiste, il se fonde sur un rejet de la redistribution au cœur du régime fédéral. Contre la notion de « risque » au fondement de l’assurance sociale, il s’articule autour de la notion de responsabilité individuelle. Plus important encore, la sécurité-droit – offerte par l’assurance sociale – ne trouve aucune place dans ce modèle. Orienté par le modèle de la sécurité-propriété, ce paradigme financier apparaît donc comme une reprise de l’« individualisme possessif » libéral [13]. Pour garantir sa sécurité future, le salarié doit se transformer en investisseur, dans l’espoir de devenir rentier au moment de la retraite. Par conséquent un plan d’épargne à cotisations définies – semblable aux mesures établies dans le secteur privé – devrait remplacer le régime de base fédéral. Reflet fidèle des principes au fondement de l’épargne salariale, le paradigme financier valorise donc exclusivement l’épargne et l’investissement individuels. Pour les tenants de celui-ci, le retour à la prévoyance (rendue paradoxalement obligatoire par l’État fédéral lui-même !) devrait rendre caduque la redistribution et la socialisation des risques qui caractérisent l’actuel régime par répartition. Le passage à l’épargne obligatoire est également présenté comme la seule réponse possible aux mutations démographiques actuelles, fréquemment présentées comme un « choc » aussi violent qu’inéluctable.

16Paradoxalement, il existe de nombreuses similitudes entre ce paradigme financier et l’idéologie qui est véhiculée depuis les années trente par les experts fédéraux et une partie de la classe politique. Comme il a été montré, ceux-ci ont, en effet, mis en scène le régime fédéral de retraite comme une sorte de système de prévoyance dans lequel chaque cotisant accumulerait des « droits acquis » en prévision de ses vieux jours. Ainsi, ce régime a été présenté à la population dans le langage libéral de la prévoyance individuelle et non dans celui de la répartition ou de la citoyenneté sociale.

17Dès le milieu des années soixante-dix, l’analogie douteuse entre les cotisations sociales et la prévoyance individuelle est toutefois invalidée, entre autres, par les problèmes budgétaires du régime fédéral. Vu la résolution de ces problèmes par une hausse du taux de cotisation qui touche les salariés, on peut alors difficilement masquer le caractère redistributif du régime fédéral de retraite : fondé sur la solidarité entre les actifs et les inactifs, il n’a rien d’un système de prévoyance individuelle encadré par l’État. Dans ce nouveau contexte, les partisans de l’épargne obligatoire ont beau jeu d’attaquer le régime fédéral au nom de la prévoyance individuelle elle-même. Trahissant le principe individualiste qu’il devrait incarner, en forçant les « jeunes » à garantir la protection offerte aux « vieux », ce régime n’aurait plus sa raison d’être, du moins dans sa forme actuelle. Le langage de la prévoyance, qui servait à justifier le régime fédéral, se retourne contre ses défenseurs ; leurs opposants prennent un malin plaisir à dénoncer l’idéologie de la protection individuelle formulée jadis par les hauts responsables fédéraux (Weaver, 1982). Face à de telles attaques, cette idéologie perd de sa crédibilité.

18Comble de l’ironie, les partisans de l’épargne obligatoire mettent l’accent sur le fait que les cotisations d’assurance sociale constituent un « mauvais investissement » pour convaincre la classe politique et la population de soutenir le passage à l’épargne obligatoire. Au cours des années quatre-vingt-dix en effet, le faible taux de rendement des cotisations d’assurance sociale est devenu l’argument privilégié des partisans de la « privatisation » des retraites. En comparant le rendement moyen offert par les plans à cotisations définies du secteur privé avec celui du régime fédéral de retraite, on présente ce dernier comme une très mauvaise affaire pour les salariés. D’après les partisans de l’épargne obligatoire, l’investissement direct des cotisations individuelles sur les marchés boursiers leur rapporterait en effet bien davantage que l’actuel régime fédéral. Ils prédisent, en fait, aux cotisants des rentes quatre ou cinq fois supérieures aux pensions du régime fédéral. Au lieu d’avoir droit à une pension annuelle de 24 000 dollars, en vertu du régime actuel, un retraité qui aurait gagné en moyenne 36 000 dollars par année recevrait par exemple jusqu’à 124 000 dollars dans le cadre d’un plan d’épargne (Ferrara et Tanner, 1998) [14].

19Depuis le milieu des années quatre-vingt, des projets de « privatisation partielle » du régime de base (c’est-à-dire le détournement d’une partie des cotisations sociales vers des comptes individuels d’épargne encadrés par l’État fédéral) sont régulièrement soumis à l’attention des médias et de la classe politique. Malgré la domination actuelle du paradigme financier, plusieurs spécialistes des retraites critiquent ces projets, qui risquent de détruire la répartition tout en augmentant les risques économiques auxquels s’exposeraient les cotisants. En raison de la fluctuation des marchés financiers, le taux de remplacement pourrait varier de façon abrupte, ce qui serait néfaste au maintien d’une vraie sécurité sociale. Les coûts élevés de gestion des systèmes d’épargne et le problème de la (longue) transition entre la répartition et l’épargne obligatoire sont d’autres questions soulevées par les adversaires de la « privatisation » (Aaron et Reischauer, 1998).

20Au-delà du débat intellectuel lui-même, il faut également reconnaître l’ampleur des risques politiques auxquels s’expose la classe politique. Comme l’a démontré Paul Pierson, les programmes sociaux qui ont atteint leur maturité dans l’après-guerre, intègrent aujourd’hui l’ensemble de la population et favorisent l’émergence de groupes de bénéficiaires (par exemple le « lobby gris » formé des organisations de personnes âgées) qui militent pour le maintien du statu quo institutionnel. L’existence même de ces groupes constitue un risque politique considérable pour la classe politique, qui hésite à soutenir des réformes potentiellement impopulaires auprès de ces très nombreux bénéficiaires et de leurs alliés politiques (Pierson 1996). En matière de politique des retraites, le rôle économique essentiel du régime fédéral et l’existence d’une multitude de bénéficiaires incitent la classe politique à l’extrême prudence.
Malgré la férocité du débat sur l’avenir des retraites, aucune réforme majeure du régime de base n’est d’ailleurs adoptée sous la présidence Clinton. Compte tenu des risques politiques qui entourent ce type de réforme, les acteurs politiques font preuve d’une relative prudence en la matière. Régulièrement accusés par les Démocrates de vouloir « détruire la Sécurité sociale », les membres républicains du Congrès se tiennent particulièrement sur leurs gardes. Tout en insistant sur la nécessité d’une réforme d’envergure, ils s’efforcent de ménager l’électorat modéré ainsi que l’imposant « lobby gris ». Habile tacticien, le Président Clinton réussit même à forcer la main du Congrès à majorité républicaine, qui accepte finalement de détourner une partie significative des surplus fédéraux vers le fonds de réserve de la caisse fédérale de retraite. Sous prétexte de vouloir « sauver la Sécurité sociale », le Président démocrate parvient ainsi à arrêter les baisses d’impôt massives envisagées par le Congrès. S’inscrivant dans une logique financière, il propose également la création de nouveaux comptes d’épargne fédéraux, qui compléteraient le régime de base fédéral au lieu de le remplacer (Clinton, 1999).
À la suite d’une élection présidentielle dont les résultats sont contestés par son adversaire démocrate Al Gore, le républicain George W. Bush devient Président en janvier 2001. En bon conservateur, il soutient plus ou moins ouvertement la logique financière et le passage graduel à l’épargne obligatoire. Dans son discours d’investiture, Bush souligne d’ailleurs la nécessité de réformer le régime de base fédéral, sans toutefois formuler de plan précis (Bush, 2001). Devant faire avec un Congrès divisé, le nouveau Président doit faire preuve d’une extrême prudence, lui qui entend forger des alliances stratégiques avec certains élus démocrates [15]. Malgré la prééminence du paradigme financier et les craintes actuelles quant à la démographie, le régime de base fédéral jouit toujours de solides appuis politiques, notamment ceux du mouvement syndical, des organisations de personnes âgées et de l’aile gauche du Parti démocrate. L’issue de la croisade conservatrice engagée en faveur de la « privatisation » du régime de base fédéral semble donc bien incertaine, surtout après les tragiques attentats terroristes survenus le 11 septembre 2001.
Les conséquences économiques et politiques de ces événements favorisent d’ailleurs une restructuration au moins temporaire du débat sur la « privatisation ». Dans un premier temps, le lancement d’une « guerre contre le terrorisme » provoque une mutation de l’agenda politique fédéral. À court terme, une telle mutation renvoie la question des retraites à l’arrière-plan du débat politique américain. Dans ce cadre, la Présidence retarde le moment de dévoiler son projet de « privatisation », initialement prévu pour l’automne 2001. Plus profondément, la détérioration subite de l’économie américaine et, par voie de conséquence, la volatilisation possible des surplus budgétaires fédéraux n’est pas une bonne nouvelle pour les partisans de la « privatisation », qui entendaient financer les « coûts de transition » liés à ce projet en puisant dans la « cagnotte » apparue à la fin des années quatre-vingt-dix.
Sur le plan économique, les performances décevantes des marchés financiers au cours de l’année 2001 pourraient également freiner la propagation de l’idéologie financière, généralement associée à l’« euphonie économique » de la seconde moitié des années quatre-vingt-dix. Au-delà des questions proprement économiques, les attentats du 11 septembre 2001 (de même que la crainte de nouvelles attaques terroristes) paraissent donner une légitimité nouvelle à l’action de l’État fédéral, et ce, tout en créant un besoin de sécurité peu compatible avec une logique financière ancrée dans le « goût du risque » (Kauffmann, 2001). Sans trop s’avancer sur la tournure que pourrait prendre le débat sur les retraites au cours des années à venir, il semble possible d’affirmer que les conséquences économiques et politiques des événements du 11 septembre 2001 sont défavorables aux projets de « privatisation » du régime fédéral qui, avant cette date, étaient sérieusement envisagés par la Commission to Strengthen Social Security mise en place par George W. Bush (Stevenson, 2001). Mais, à l’avenir, une amélioration subite de la situation économique pourrait à nouveau orienter le débat sur les retraites dans un sens favorable aux partisans de la « privatisation », qui demeurent massivement représentés au Congrès ainsi qu’à la Maison Blanche.

Conclusion

21L’histoire du régime de base fédéral montre l’enracinement de la vision libérale et du modèle de la prévoyance individuelle dans la société américaine. De l’idéologie de justification employée par les hauts responsables fédéraux durant l’après-guerre jusqu’au paradigme financier, la tradition individualiste demeure omniprésente dans le débat américain sur les retraites. Cette situation s’accompagne d’au moins deux paradoxes essentiels :

  • dans l’après-guerre, la nécessité de masquer la répartition en faisant référence à une logique individualiste située à bonne distance de son fonctionnement effectif ;
  • plus récemment, l’idée de recourir à l’obligation légale pour stimuler la prévoyance individuelle.
Ce second paradoxe montre bien que les adversaires de la répartition ne reprennent pas le paradigme de l’action volontaire, mobilisé autrefois contre l’obligation légale de cotiser. Aux États-Unis, les plus tenaces partisans de l’épargne et de la « responsabilité individuelle » souhaitent paradoxalement recourir à l’État fédéral pour réaliser leurs rêves financiers. Tout en développant un discours hostile envers la répartition et le « paternalisme » de l’État social, les chantres de la « privatisation » soutiennent généralement la création d’un vaste système d’épargne obligatoire, dans lequel l’État fédéral devrait jouer un rôle considérable. De semblables incohérences (sans doute rendues possibles par l’ignorance de la population au sujet de la protection sociale) montrent bien le pragmatisme des principaux acteurs du débat sur les retraites, qui mobilisent toutes les ressources symboliques du « répertoire libéral » pour justifier des options politiques souvent aux antipodes du libéralisme originel, inséparable de l’« action volontaire » (c’est-à-dire d’un faible rôle de l’État).

22En marge des discours idéologiques, le poids des réalités institutionnelles et politiques demeure omniprésent, et les acteurs de la politique des retraites ont appris à se tenir sur leurs gardes. Au moment d’écrire ces lignes, l’avenir du régime fédéral demeure largement indéterminé. Comme en France et dans les autres pays de l’Union européenne, il est toutefois à prévoir que les aléas de la conjoncture économique et sociale ainsi que l’héritage institutionnel propre à chaque système de protection sociale, influenceront les réformes à venir. Aux États-Unis, l’avenir des retraites sera également façonné par la capacité des acteurs politiques à tirer profit des différents aspects d’un « répertoire libéral » toujours omniprésent dans l’espace social et politique américain.

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Notes

  • [*]
    Daniel Béland est professeur adjoint au département de sociologie de l’université de Calgary (Alberta, Canada).
  • [1]
    L’auteur développe la problématique abordée dans cet article dans un ouvrage publié récemment : Une sécurité libérale ? La politique des retraites aux États-Unis, LGDJ, collection « Droit et Société », 2001.
  • [2]
    Tout au long de cet article, le concept de libéralisme renvoie à une philosophie individualiste du social fondée sur l’exaltation de la prévoyance et de la responsabilité individuelle.
  • [3]
    Dans cet article, la notion d’idéologie renvoie au discours de justification formulé par les réformateurs en vue de convaincre la population et la classe politique d’appuyer un projet de réforme ou une politique établie.
  • [4]
    Dans cet article, le terme de paradigme désigne un ensemble stable de techniques et de représentations socio-économiques qui orientent l’action des experts et des hommes politiques impliqués dans l’élaboration des politiques publiques.
  • [5]
    « Progressive Era », 1895-1920.
  • [6]
    Dans une étude réalisée au début des années trente, Latimer estime qu’environ 14 % de la population active participe aux quelque 400 régimes d’entreprise alors en place aux États-Unis. À ce moment, seulement 140 000 des 6 millions et demi d’Américains âgés de plus de 65 ans reçoivent une pension d’entreprise (Latimer, 1932). Quant aux pensions d’assistance, elles sont offertes par un nombre grandissant d’États fédérés, qui éprouvent cependant d’énormes difficultés budgétaires dans le grandissant contexte de la Grande Dépression. Dans ce cadre, l’État fédéral est appelé à la rescousse (Leotta, 1975).
  • [7]
    Pour justifier cette politique sociale auprès de la population, les défenseurs du régime assuranciel fédéral emploient généralement une rhétorique individualiste – paradoxalement – fondée sur l’idée libérale de sécurité-propriété. Dans la suite de ce travail, on montrera la persistance de cette idéologie libérale après 1939.
  • [8]
    Dès les années cinquante, la vaste majorité des employés du secteur privé participent au régime fédéral. La situation dans le secteur public s’avère toutefois plus complexe. Alors que les fonctionnaires fédéraux intègrent finalement ce régime en 1983, de nombreux salariés à l’emploi des municipalités et des États fédérés n’y participent toujours pas.
  • [9]
    En 1967, par exemple, plus des 29 % des Américains âgés de 65 ans et plus étaient considérés comme pauvres. Deux décennies plus tard, ces individus ne représentaient plus que 10,5 % de la population âgée (Dalaker et Naifeh, 1998).
  • [10]
    Par exemple, la majorité des Américains pensent que le régime de base fonctionne par capitalisation, et que l’élimination du fonds de réserve signifierait la fin des prestations du régime de base !
  • [11]
    En fait, Reagan et ses conseillers comprirent peu de temps après son élection qu’une réforme trop radicale pourrait être fort coûteuse sur le plan politique. Face à la mobilisation des syndicats et du lobby des personnes âgées, le Président fait ainsi marche arrière à deux reprises dans sa tentative de réduire directement les prestations (Light, 1995).
  • [12]
    Cet économiste refuse toute concession politique et souhaite le démantèlement pur et simple du régime – et son remplacement par un plan d’épargne volontaire. Pour Friedman (1999), l’obligation légale serait inacceptable ; l’épargne devrait être volontaire. Il s’agit là de l’un des rares exemples de libéralisme conséquent appliqué à la question des retraites.
  • [13]
    La notion d’« individualisme possessif » est empruntée à C. B. Macpherson (1971).
  • [14]
    Depuis les années quatre-vingt, les think tanks conservateurs comme le Cato Institute jouent un rôle essentiel dans la propagation de ce discours sur l’épargne individuelle et, plus spécifiquement, dans l’inscription à l’agenda du thème de la « privatisation » des retraites (Béland, 2000).
  • [15]
    Dévoilé le 27 février 2001, le programme économique du Président reste d’ailleurs vague au sujet de la réforme envisagée. Pour gagner du temps, W. Bush lance par ailleurs la Commission to Strengthen Social Security, un groupe de réflexion susceptible, selon lui, de forger un « consensus populaire » au sujet de la réforme des retraites (Goldstein, 2001).
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