Notes
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[*]
Maître de conférences à l’université de Lyon II, membre du Centre d’études démographiques et chercheur associée au laboratoire Printemps (CNRS).
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[1]
Cette contribution est issue d’une recherche pour la MiRe et de la thèse : Les inspecteurs de l’Assistance publique : figures tutélaires de la IIIe République, soutenue par l’auteur en 1999 à l’université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines, et dirigée par Catherine Rollet et Alain Blum.
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[2]
Sur l’élaboration et l’application de cette loi, voir C. Rollet, La politique à l’égard de la petite enfance sous la IIIe République, 1990, Paris, PUF-INED.
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[3]
Sur cette loi voir le travail de L. Murard et P. Zylberman, L’hygiène dans la République, 1996, Paris, Fayard.
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[4]
Pour des développements sur ces deux structures, voir D. Renard, Initiative des politiques et contrôles des dispositifs décentralisés. La protection sociale et l’État sous la IIIe République (1885-1935), rapport MiRe, 1999.
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[5]
Pour de plus amples développements voir V. De Luca, « Justifier ses compétences : un réflexe de défense professionnelle des inspecteurs des enfants assistés à a fin du XIXe siècle », Sociologie du Travail, 2001, 43, 111-129.
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[6]
Cité dans V. De Luca, Les inspecteurs de l’Assistance publique : figures tutélaires de la IIIe République, 1999, p. 398.
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[7]
Sur ce sujet voir C. Bec, Assistance et République, la recherche d’un nouveau contrat social sous la IIIe République, Paris, Les éditions de l’Atelier, 1994.
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[8]
Pour de plus amples développements voir V. De Luca, « Les inspecteurs de l’Assistance publique et la lutte contre la mortalité infanto-juvénile : les causes et les moyens de leur engagement », Annales de démographie historique, 1999, 2, 137-170.
1L’actuelle inspection des Affaires sanitaires et sociales trouve ses racines dans une circulaire de 1811 qui préconise la création d’une inspection des enfants relevant des services des Enfants assistés. Il s’agissait de visiter ces enfants placés dans des foyers d’accueil, de vérifier notamment qu’ils étaient convenablement soignés en cas de maladie, qu’ils recevaient l’instruction primaire, que leur éducation professionnelle n’était pas négligée. Ce n’est qu’en 1818 que pour la première fois, la préfecture de l’Isère nomme un employé, rémunéré sur les fonds départementaux, chargé de la surveillance des enfants assistés. Progressivement, chaque département se dote d’un tel employé qui prend le titre d’inspecteur des Enfants assistés. En 1856, il y a un inspecteur dans chaque préfecture à la tête du service des Enfants assistés, il est secondé par un, deux ou trois sous-inspecteurs. L’effectif de ces subordonnés varie en fonction de l’intérêt accordé par le conseil général à la question des enfants assistés mais aussi en fonction du nombre d’enfants à surveiller. En 1869, l’inspection des Enfants assistés devient un corps d’État, sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. L’État se positionne plus clairement dans le champ de la protection de l’enfance assistée en accroissant son financement des services et en prenant entièrement en charge les dépenses d’inspection. Une enquête menée en 1858-1860 avait en effet confirmé l’utilité d’une surveillance des enfants au sein de leur placement mais aussi la très grande variété des situations faites au personnel de l’inspection en matière de rémunérations, d’indemnités de frais de tournées, de primes ou encore de bureaux dans les préfectures. Le nouveau corps d’État est composé de 86 à 89 inspecteurs, chefs de service et d’une centaine de sous-inspecteurs, cet effectif ayant eu tendance à s’accroître sous la IIIe République.
2Une première extension des attributions de ces fonctionnaires survient en 1874. Les inspecteurs sont désormais chargés de l’application de la loi dite Roussel qui prescrit la surveillance des enfants placés en nourrice par leur famille [2]. À partir de cette date, les inspecteurs ont en charge l’application de la plupart des lois qui concernent l’enfance et l’adolescence. Progressivement, ils sont aussi chargés de l’application des lois concernant les adultes démunis, par exemple l’assistance médicale gratuite (AMG), la loi d’assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables ou encore la loi de 1902 sur la santé publique [3]. En 1904, les inspecteurs des Enfants assistés deviennent ceux de l’Assistance publique, l’évolution sémantique de l’intitulé du groupe rendant compte de la croissance de leurs attributions initiales. Pour ces différentes attributions, notamment celles relevant de l’assistance aux adultes, les inspecteurs reçoivent des indemnités départementales qui varient fortement d’un département à l’autre, allant parfois jusqu’à doubler les émoluments d’un fonctionnaire. En effet, une partie des frais occasionnés par le service des Enfants assistés est financée par le département et le chef du service, l’inspecteur, adresse annuellement à l’assemblée départementale, par l’intermédiaire du préfet, son rapport d’activité. Ces indemnités qu’ils s’agissent de frais de tournée complémentaires ou de primes octroyées par le conseil général placent le fonctionnaire de l’inspection dans une situation de subordonné vis-à-vis de l’assemblée départementale et le maintiennent sous son autorité directe ce qui contraint son détachement de la tutelle départementale. Le corps est donc extrêmement diversifié du point de vue de la situation qui lui est faite dans les départements.
3Ce sont les modalités du passage accompli par les inspecteurs, d’une fonction publique départementale à une fonction publique d’État qui sont ici examinées. Et pour situer la transformation du fonctionnaire local en un fonctionnaire d’État, il faut d’abord souligner qu’il existe un décalage entre le passage officiel dans la fonction publique d’État, marqué par la loi de 1869, et le passage réel marqué, quant à lui, par la professionnalisation de ce corps à partir des années 1885 et qui lui permet de s’armer d’arguments rendant possible l’émancipation de la tutelle départementale dans une certaine mesure. Ce que nous observons ici ce sont les passerelles qui sont propres au groupe qui se structure et qui ont permis non pas tant l’accès à la fonction publique d’État inscrite dans la loi mais sa légitimité. Cette professionnalisation caractérise la prise de conscience, par les membres du corps d’intérêts communs mais aussi de savoirs et d’un savoir-faire communs qu’ils vont monopoliser au service d’une expertise. Le partage d’une identité commune et d’intérêts particuliers au groupe a dû dépasser une double difficulté : la faiblesse numérique du corps de l’inspection – on a tout au plus quatre fonctionnaires dans un service – et la diversité des situations départementales.
4Les textes qu’ont écrits les inspecteurs, rapports d’activité, articles, thèses, montrent que les actions qu’ils mènent dans leurs départements respectifs, ont pour objectif l’acquisition d’une légitimité d’action professionnelle dans le domaine de l’assistance, jusque-là aux mains d’amateurs philanthropes. Ce qui fait la légitimité de l’action de l’inspection, c’est qu’elle s’inscrit dans l’objectif social des républicains au pouvoir. L’extension des attributions du corps avec la loi Roussel est l’amorce d’un processus de reconnaissance administrative qui s’amplifie avec la loi de 1889 sur les enfants moralement abandonnés. L’inspecteur devient le relais, celui par qui la protection des enfants par l’État républicain est effective. Les années 1880-1890 sont donc décisives et le processus s’amplifie au tournant du siècle jusqu’à la loi de 1904 relative au service des Enfants assistés. L’histoire de la professionnalisation de la fonction est donc indissociable de celle de la protection sociale et plus particulièrement de celle des enfants. Les lois que les inspecteurs sont chargés d’appliquer fondent la légitimité que ces fonctionnaires ont acquise dans le champ de l’assistance au regard de l’administration centrale. Elles créent une spécificité du corps. La facilité avec laquelle on a confié à l’inspection de nouvelles missions dans le cadre de la protection de l’enfance suggère que les compétences des inspecteurs étaient suffisantes aux yeux de l’administration centrale même si un souci d’économie budgétaire interdisait toute création d’un nouveau corps. Chaque nouvelle application de loi confiée à l’inspecteur départemental, chaque tentative de l’inspecteur de resituer son action dans l’œuvre sociale républicaine positionne le fonctionnaire dans l’ensemble des structures administratives mises en place par la République radicale : la direction de l’Assistance et de l’Hygiène publiques au ministère de l’Intérieur (1886) et le Conseil supérieur de l’Assistance publique (1888) [4]. L’inspecteur en son département incarne l’assistance publique républicaine.
5Jusqu’à la première guerre mondiale, trois éléments au moins ont accompagné la transformation de l’inspecteur, fonctionnaire de préfecture en un fonctionnaire d’État. En premier lieu, des procédures de légitimation et de négociation de mesures d’assistance nouvelles ou adaptées à la configuration départementale par l’inspecteur montrent qu’en prouvant qu’il peut juger de ce qui est bien, l’inspecteur travaille à acquérir une autonomie et valider sa légitimité d’action face à des réseaux de notables locaux souvent puissants et représentants la philanthropie privée. Parallèlement, se développent des collaborations effectives avec des membres de cette philanthropie privée locale et se multiplient les participations à des congrès d’assistance publique et de bienfaisance privée. Les inspecteurs témoignent ainsi de leur volonté d’incarner la collaboration entre assistance publique et bienfaisance privée défendue au niveau national à partir de la fin du siècle surtout. Enfin, dans son département d’affectation, le fonctionnaire qui tire son autorité de son savoir-faire travaille à définir ses domaines de compétence [5]. La confrontation de leurs d’écrits de fonctionnaires de l’inspection montre qu’ils revendiquent des compétences communes.
6Chacun de ces trois éléments de la professionnalisation du corps sera développé et montrera par quelles procédures l’inspection a légitimé sa position de fonctionnaire d’État.
Légitimation et négociation : le déplacement des bornes de la légalité
7La question de la professionnalisation des inspecteurs rejoint celle de l’acquisition d’une autonomie, d’une capacité de décision. Dans leurs départements respectifs, les inspecteurs, notamment ceux entrés dans les années 1880 à 1906, ont parfois déplacé les bornes de la légalité des lois ou alors ils ont été tentés de le faire et l’ont dit. Cette aptitude à juger de ce qui est bien est une caractéristique de la compétence professionnelle que les inspecteurs se définissent. Or, la menace d’être contraints par la stricte application de la loi pesait sur les inspecteurs, ce qui les conduisait à limiter la manifestation de leur capacité de jugement. À partir des années 1895-1900, ces fonctionnaires adoptent pour règle : « la loi doit être une indication plutôt qu’un recueil de formules flanquées de leur sanction pénale » [6]. C’est le cadre flottant (car il dépend des conseils généraux et est fréquemment revisité) des secours accordés aux mères en difficulté qui allait leur donner la possibilité d’afficher leur aptitude à juger une situation. Dans certains départements, les inspecteurs ont parfois avoué avoir transgressé les dispositions établies sur l’octroi des secours, accordant des aides financières qui n’auraient pas dû l’être, convaincus que le préfet et le conseil général se rallieraient à leur initiative. Il est impossible de dire si, dans le bureau du préfet, les inspecteurs ont reçu des remontrances. La justification donnée est telle que le préfet et les conseillers généraux n’ont pu, sans doute, qu’approuver ces initiatives qui, du reste, ne concernaient bien souvent qu’une ou deux familles et qui prouvaient aux populations locales la générosité clairvoyante du conseil général, au-delà de celle du fonctionnaire d’État.
8Les références à ce déplacement des bornes de la légalité des octrois de secours sont nombreuses au tournant du siècle au moment où le corps se professionnalise. Les inspecteurs se veulent interprètes de la loi républicaine. Cette aptitude à juger de ce qui est bien, bien pour le service départemental mais aussi bien pour le corps social dans son ensemble, est une caractéristique de la compétence professionnelle que ces fonctionnaires se définissent. C’est la volonté de manifester son autonomie et sa capacité d’initiative qui finalement a conduit les inspecteurs à de telles pratiques.
La collaboration entre assistance publique et bienfaisance privée
9Les années 1880 marquent la volonté des républicains au pouvoir, de voir se rapprocher l’assistance publique et la bienfaisance privée pour des raisons certes politiques mais aussi pour une action concertée efficace [7]. Si les relations traditionnellement conflictuelles entre assistance publique et bienfaisance privée se sont transformées laissant place à la complémentarité reconnue des interventions, la recherche de collaboration ne doit pas occulter des divergences qui subsistent notamment sur la délimitation des compétences des uns et des autres et sur les moyens concrets de la coordination. Les discours de principe des hommes politiques et des philanthropes ont été traduits par les inspecteurs par des collaborations effectives avec la bienfaisance privée dans les départements. Ces collaborations se manifestent par des liens noués entre les inspecteurs et les associations. Parfois le fonctionnaire d’État est à la tête d’associations philanthropiques, le plus souvent il en est le secrétaire. Cette position de l’inspecteur acquise au sein d’associations où se côtoient des personnalités locales, souvent influentes, renforce celle qu’il a au sein de la préfecture et gomme les tensions entre le représentant du secteur public et les acteurs de la philanthropie privée au niveau local.
10Cette volonté de collaboration s’est aussi manifestée, au niveau national, par la présence des inspecteurs dans des congrès nationaux ou internationaux d’assistance et de bienfaisance. Dans les congrès, c’est l’inspection en tant que corps constitué qui côtoie des représentants de la philanthropie privée et ce à des moments forts d’affirmation de la stratégie républicaine en matière de politique d’assistance. La forte participation des inspecteurs aux congrès d’assistance montre qu’il s’agit bien d’un élément fort de la structuration du corps. L’objet de ces congrès d’assistance est de promouvoir la politique d’aide sociale mise en œuvre par les républicains au pouvoir. On conçoit donc la présence des inspecteurs dans ces milieux. L’affirmation de l’assistance publique c’est aussi celle de la République. Les congrès sont un lieu de réflexion, de légitimation des interventions publiques et privées et permettent la confrontation des différents acteurs du champ politique et administratif. L’inspection de l’Assistance publique s’insère donc dans ce milieu de réflexion en même temps qu’elle joue sur l’évolution de la représentation des secteurs publics et privés. Par exemple, lors du congrès international d’assistance publique et de bienfaisance privée de 1900 qui s’est tenu à Paris, la participation des inspecteurs est exceptionnellement élevée : huit inspecteurs sur dix sont présents. En 1903, lors du congrès national d’assistance publique et de bienfaisance privée qui se tient à Bordeaux, l’inspection est représentée par son association amicale. De plus, les inspecteurs sont présents à plus d’un titre dans les sections qui examinent les questions relatives aux services de l’enfance. Numériquement nombreux, ils interviennent dans les débats, les monopolisant parfois en faisant part de leur expérience et de leurs projets.
11Un intérêt professionnel peut expliquer cette participation des inspecteurs à ces congrès au moment où, dans les départements, ils sont à la recherche de reconnaissance. Notre affirmation repose sur deux observations. D’une part, les fonctionnaires de l’inspection font connaître leur décision de participer aux congrès au préfet à qui ils demandent l’autorisation de quitter temporairement le service : aux yeux du préfet qui peut solliciter du ministère de l’Intérieur une promotion pour le fonctionnaire, c’est l’indice de son intérêt pour son activité, de sa volonté de s’impliquer dans les questions d’assistance publique. D’autre part, ces congrès réunissent des personnalités influentes de l’Assistance publique : l’administration supérieure, notamment l’inspection générale des services administratifs, le Conseil supérieur de l’Assistance publique ou encore la direction de l’Assistance et de l’Hygiène publiques y sont toujours représentés. Ces congrès d’assistance sont donc la rencontre de pouvoirs et d’expériences. La participation des inspecteurs aux congrès d’assistance et de bienfaisance rend compte de leur volonté de collaboration avec le secteur privé en même temps qu’elle l’officialise.
12La coopération des inspecteurs avec les institutions privées comme leur participation aux congrès montrent que les inspecteurs ont une conception de l’assistance méthodique, rationnelle, organisée incluant toutes les œuvres. Ces actions et ces interventions participent à la professionnalisation du corps. En effet, elles invitent à définir la place de l’inspecteur dans son administration et donc à dessiner les frontières de sa compétence qui s’étendent jusqu’à l’administration de la bienfaisance privée. Ce faisant cette compétence légitime un monopole d’intervention de l’inspecteur sur les questions d’assistance sociale.
Les compétences définies et l’acquisition d’une position d’expert
13Au sein de son département d’affectation, l’inspecteur tire son autorité non pas de son titre de fonctionnaire d’État mais du savoir-faire qu’il mobilise, de sa compétence. La question qui se pose alors est celle de la nature de cette compétence.
14Les écrits de ces fonctionnaires montrent que c’est leur expérience du terrain qui crée leur légitimité et leur compétence. Elle garantit la valeur du fonctionnaire. Un des thèmes récurrents de leurs écrits concerne l’insertion sociale des enfants de l’Assistance publique dans la société civile. Les inspecteurs interviennent dans la chaîne de la fatalité qui allait conduire ces enfants sans protection à l’exclusion. Ils prétendent intervenir dans des problèmes de société au sens large, être en mesure de régler des problèmes qu’ils contribuent à identifier. Ils montrent, démontrent la nécessité de leur intervention. Finalement, leur compétence répond à un besoin social.
15En outre, les textes des inspecteurs, notamment à partir de 1880, montrent qu’ils se positionnent comme experts des questions d’assistance publique [8]. C’est la question de la dépopulation de la France qui leur permet d’affirmer un réel professionnalisme et leur qualité d’expert en s’engageant dans un débat qui dépasse leur simple attribution de contrôle et de mise en place de la politique d’assistance. Les inspecteurs s’émeuvent de la situation démographique de la France. À partir de 1885, ils sont plus conscients du rôle du groupe qu’ils constituent, ce que suggèrent les liens hiérarchiques noués entre inspecteurs et sous-inspecteurs mais aussi leur investissement personnel dans les questions d’assistance publique, notamment leur participation à des associations locales et aux congrès et ce que concrétise la création de leur association amicale en 1900. Ces contacts contribuent à cristalliser le processus d’élaboration de l’esprit de corps qui s’organise autour de symboles communs. La dénonciation et la lutte contre la dépopulation apparaît comme un de ces référents. Et si leur attention s’est portée sur cette question de la dépopulation c’est qu’elle jouit à partir des années 1885 d’une grande popularité. De plus, en s’impliquant dans ce débat qui s’orientait vers une réflexion sur la survie de la Nation, le jeune corps de fonctionnaires confirmait la fonction sociale et républicaine de sa mission. Si cette adhésion des inspecteurs est rendue nécessaire par leur statut de fonctionnaires de la République, la prégnance du discours sur la population dans les écrits des inspecteurs suggère son instrumentalisation : il concourt à la construction du corps et à la valorisation de l’activité des fonctionnaires. Si les inspecteurs s’alarment avec les parlementaires de la dénatalité, ils utilisent aussi des indicateurs démographiques pour prouver que leurs actions contribuent à la diminution de la mortalité des plus faibles et qu’ainsi ils luttent contre la dépopulation. Ces indicateurs statistiques qu’ils produisent permettent d’analyser la politique qu’ils mènent dans leurs départements respectifs mais aussi de critiquer leurs actions en les évaluant. Donc des indicateurs à double tranchant. En portant ces fonctionnaires au-delà du strict exercice de leur fonction, la production et l’utilisation d’indicateurs statistiques engagent les inspecteurs dans un processus de légitimation d’une fonction d’expert. Le fonctionnaire concurrence le philanthrope amateur sur son terrain d’observation, participant donc à la structuration du champ assistantiel comme domaine d’intervention étatique. Ce fonctionnaire de la République se situe ainsi entre le profane et le politique, position caractéristique de l’expert. Et cette position il l’acquiert en valorisant un savoir-faire tiré de son expérience de terrain, par la mise en œuvre d’outils statistiques témoins de son efficacité. D’administrateurs des services sociaux, les inspecteurs ont, par leur implication dans le débat populationniste, validé une fonction d’hommes du champ des politiques sociales au service de la Nation et par l’utilisation de mesures d’évaluation, ils ont développé une activité d’expertise.
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17En conclusion, soulignons que depuis l’établissement des premières inspections départementales, la légitimité de l’inspection porte sur l’inspecteur plus que sur un corps dans son ensemble. C’est la légitimité de l’inspecteur dont on reconnaît les compétences, et non la légitimité d’un corps qui est reconnue au sein des départements. Le transfert de la légitimité d’action d’un homme vers celle d’un groupe a accompagné la professionnalisation de ce corps. Ce transfert résulte d’un mécanisme interne au groupe qui définit ces compétences et qui prétend incarner la politique d’assistance publique républicaine. Ainsi, la loi de 1869 a permis l’entrée de l’inspection des Enfants assistés dans la fonction départementale par la voie de l’administration c’est-à-dire par la production de textes officiels précisant l’activité du corps, les règles d’entrée et de promotions par exemple. Cependant, si elle est impérative, cette voie administrative a été insuffisante pour que le groupe trouve les ressorts de sa légitimité d’action dans les départements et que les acteurs politiques départementaux le reconnaissent comme le représentant et l’ouvrier d’un champ d’action du ministère de l’Intérieur. Il a donc fallu que le corps se mobilise pour renforcer son autorité et prendre une relative autonomie par rapport à la tutelle départementale.
Bibliographie
Pour en savoir plus
- Bec Colette, Assistance et République, la recherche d’un nouveau contrat social sous la IIIe République, Paris, Les éditions de l’Atelier, 1994.
- De Luca Virginie, « Les inspecteurs de l’Assistance publique et la lutte contre la mortalité infanto-juvénile : les causes et les moyens de leur engagement », Annales de démographie historique, 1999, 2, 137-170.
- De Luca Virginie, Les inspecteurs de l’Assistance publique : figures tutélaires de la IIIe République, thèse de doctorat, université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines, 1999, 2 tomes.
- De Luca Virginie, « Justifier ses compétences : un réflexe de défense professionnelle des inspecteurs des Enfants assistés à a fin du XIXe siècle », Sociologie du Travail, 2001, 43, 111-129.
- Renard Didier, Initiative des politiques et contrôles des dispositifs décentralisés. La protection sociale et l’État sous la IIIe République (1885-1935), rapport MiRe, 1999.
- Rollet Catherine, La politique à l’égard de la petite enfance sous la IIIe République, Paris, PUF/INED, 1990.
Notes
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[*]
Maître de conférences à l’université de Lyon II, membre du Centre d’études démographiques et chercheur associée au laboratoire Printemps (CNRS).
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[1]
Cette contribution est issue d’une recherche pour la MiRe et de la thèse : Les inspecteurs de l’Assistance publique : figures tutélaires de la IIIe République, soutenue par l’auteur en 1999 à l’université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines, et dirigée par Catherine Rollet et Alain Blum.
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[2]
Sur l’élaboration et l’application de cette loi, voir C. Rollet, La politique à l’égard de la petite enfance sous la IIIe République, 1990, Paris, PUF-INED.
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[3]
Sur cette loi voir le travail de L. Murard et P. Zylberman, L’hygiène dans la République, 1996, Paris, Fayard.
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[4]
Pour des développements sur ces deux structures, voir D. Renard, Initiative des politiques et contrôles des dispositifs décentralisés. La protection sociale et l’État sous la IIIe République (1885-1935), rapport MiRe, 1999.
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[5]
Pour de plus amples développements voir V. De Luca, « Justifier ses compétences : un réflexe de défense professionnelle des inspecteurs des enfants assistés à a fin du XIXe siècle », Sociologie du Travail, 2001, 43, 111-129.
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[6]
Cité dans V. De Luca, Les inspecteurs de l’Assistance publique : figures tutélaires de la IIIe République, 1999, p. 398.
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[7]
Sur ce sujet voir C. Bec, Assistance et République, la recherche d’un nouveau contrat social sous la IIIe République, Paris, Les éditions de l’Atelier, 1994.
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[8]
Pour de plus amples développements voir V. De Luca, « Les inspecteurs de l’Assistance publique et la lutte contre la mortalité infanto-juvénile : les causes et les moyens de leur engagement », Annales de démographie historique, 1999, 2, 137-170.