Couverture de RFAP_178

Article de revue

Le label « RGE » ou la figuration de l’État sur les marchés de la construction durable. Un label d’État entre signal marchand et emblème politique

Pages 311 à 326

Notes

  • [1]
    Nous tenons à remercier ici Alexandre Violle et Cécile Blatrix, ainsi que les coordinateurs du numéro, pour leurs remarques et commentaires critiques sur une version précédente de ce texte.
  • [2]
    Nous utilisons ici le terme d’infrastructure selon le sens consacré par les Science and Technology Studies. Les ressources qui soutiennent la signalisation des labels ont bien les caractéristiques qui spécifient les infrastructures, dans la définition classique qu’en donnent Star et Ruhleder (1996) : encastrement (la signalisation s’inscrit dans des arrangements sociotechniques), transparence (par exemple des réglementations uniques s’appliquent pour toute une série de labels), liens avec des conventions et des communautés de pratique (les spécialistes de la certification décryptent de façon précise les signaux envoyés sur le marché par un label), intégration de standards (normes et réglementations associées), importance de la base installée (l’efficacité économique d’un label augmente avec le nombre de produits auxquels il s’applique). La dernière particularité saillante des infrastructures, le fait que son existence et son importance deviennent visibles lorsqu’elle est mise en défaut, est illustrée par l’épisode du référé en Conseil d’État que nous racontons à la fin de ce texte.
  • [3]
    Cette réflexion prend place dans le cadre d’une recherche plus large menée dans le projet « LaPIn », financé par l’Agence nationale de la recherche entre 2013 et 2017 (convention ANR-SOIN-0004-04). Jean Francès, Brice Laurent et Aurélie Tricoire ont participé aux enquêtes de ce projet et ont contribué à la présente réflexion.
  • [4]
    Première restitution du groupe de travail « Signes de qualités », 7 juillet 2011. http://www.planbatimentdurable.fr/IMG/pdf/restitutiondugtsignesdequalite7juillet2011.pdf. Consulté le 15 mars 2021.
  • [5]
    Charte d’engagement relative à la « Reconnaissance Grenelle Environnement » des signes de qualité délivrés aux entreprises réalisant des travaux concourant à améliorer la performance énergétique des bâtiments, 9 novembre 2011.
  • [6]
    La Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB) est traditionnellement orientée vers les petites entreprises, tandis qu’on assimile en général la Fédération française du bâtiment (FFB) aux grandes entreprises.
  • [7]
    « Ainsi, nous entendons par signal de qualité un résumé d’information (une connaissance synthétique ou un résumé de savoir) qui se concrétise par l’affichage sur le produit d’un logo, d’un signe, d’un nom ou encore d’une mention valorisante relative à une ou plusieurs caractéristiques d’un produit qui ne sont pas directement visibles à l’achat, voire même à l’usage, et que l’offre peut, à un stade ou à un autre contrôler […] Un signal de qualité est pertinent quand il fait sens pour le consommateur, quand il lui reconnaît une valeur (il est disposé à payer aussi bien pour les caractéristiques du produit que pour le résumé d’information). En suivant le principe d’économie sur les coûts de transaction, ce signal sera alors d’autant plus efficace économiquement qu’il est peu coûteux pour l’émetteur du signal et crédible pour celui qui le reçoit, c’est-à-dire qu’il est associé à différents types de mécanismes de garantie ». (Valscheschini et Mazé, 2000, 33).
  • [8]
    Cette image est accessible sur une des pages du site du réseau Eco-Bâtir. http://site.reseau-ecobatir.org/action-sur-le-rge-reconnu-grenouille-de-lenvironnement/, téléchargé le 10 mars 2020.
  • [9]
  • [10]
    « L’éco-conditionnalité attaquée », lemoniteur.fr, 1er décembre 2014.
  • [11]
    « RGE : le décret attaqué », batiactu.fr, 1er décembre 2014.
  • [12]
    Avis 386107 du Conseil d’État, notifié le 17 décembre 2014.

1L’action publique recourt aujourd’hui abondamment aux logiques de la labellisation. [1] Pour coordonner et piloter les politiques publiques, l’État a ainsi mobilisé des labels dans des domaines divers, comme le gouvernement des universités (Mignot-Gérard et al., 2019), la promotion de la diversité dans les administrations (Sénac, 2015) ou la gouvernance urbaine (Béal et al., 2015). Mais les labels caractérisent aussi et surtout une modalité de présence dans les marchés : ici, l’État intervient en filigrane des transactions marchandes par le soutien qu’il accorde à des labels distinguant des produits aux caractéristiques spécifiques (qualité, sécurité, origine, compatibilité avec des normes éthiques ou politiques, etc.). On trouve de telles initiatives par exemple dans la promotion d’une alimentation de qualité et d’une consommation durable (Rodet, 2012 ; Bergeron et al., 2014 ; Boubal, 2018), dans le développement des pratiques sportives (Honta et Illivi, 2017), ou l’orientation de l’innovation dans le secteur de la construction durable (Frances et Tricoire, 2016 ; Boxenbaum et Georg, 2020).

2Dans ces domaines marchands se décline en fait une pluralité de formes de mobilisation des labels dans les activités de gouvernance : leur mise en œuvre peut se comprendre dans une optique quasi-réglementaire, dans une dynamique d’incitation conjointe à l’imitation et à la différenciation marchande, dans des processus d’articulation entre les incitations fiscales et l’amélioration de la qualité des prestations, etc. Si des recherches désormais assez nombreuses documentent donc la présence de l’État dans les arènes marchandes par la labellisation, la manière dont les signes des labels eux-mêmes contribuent à instaurer cette présence reste mal connue. C’est à cette question que nous voudrions ici réfléchir. Nous proposons, plus précisément, de montrer que cette présence peut être analysée au travers de la relation entre deux modalités de la signification du label : comme signal marchand et comme emblème politique. L’hypothèse développée ici est que l’utilisation de labels dans les pratiques de gouvernement repose sur un processus d’articulation entre les fonctions de signal et d’emblème, processus qui se déploie tout au long de leur trajectoire et marque à la fois leur genèse et les différents stades de leur appropriation.

3Pour étudier ce processus, nous nous appuierons sur un cas empirique concernant un label déployé au début des années 2010 dans le secteur de la construction, le label « Reconnu Grenelle de l’environnement » (ou RGE). Ce label, visant à distinguer les artisans du secteur du bâtiment susceptibles d’offrir des prestations de rénovation de qualité, est un cas emblématique d’instrument soutenant une tentative de réorganisation d’un marché par la puissance publique de façon à mieux y intégrer des objectifs de développement durable. Il présente une histoire quelque peu chahutée au gré de laquelle l’action publique apparaît sous des éclairages contrastés. Il constitue donc un terrain favorable pour une exploration analytique des modalités de marquage de la présence de l’État dans le marché par la labellisation.

Des labels pour affirmer la présence de l’état dans le marché

4Peu de chercheurs étudiant les labels dans les politiques publiques se sont intéressés à la manière dont le signe qui les porte contribue à l’affirmation d’une présence spécifique de l’État dans les rouages de l’économie. Or, le travail de la signification associé aux labels nous semble extrêmement intéressant. Instruments destinés à marquer les produits et services marchands, les labels posent la question de savoir qui marque et comment ce marquage s’inscrit dans des logiques politiques. Pour leurs concepteurs, qui doivent leur inventer des dénominations et imaginer les identités visuelles qui les portent, il s’agit de rendre visible l’État sur le marché à bon escient et en lien avec les objectifs de politiques publiques spécifiques qui sont poursuivis. Pour les acteurs du marché, l’appréhension des signes particuliers que mobilisent les labels participe du décryptage des formes de sa présence, et contribue à informer à la fois les pratiques marchandes qui y sont associées et les modalités d’action politique qui peuvent en résulter. La réflexion sur cette question suggère qu’un label peut « signifier » de deux manières différentes, comme signal ou comme emblème.

Le label comme signal

5La dimension de signal correspond à la conception qu’ont développée les approches économiques de la labellisation, dans le sillage des travaux fondateurs d’Akerlof (1971) et de Spence (1973). Ces travaux en tant que tels n’ont pas étudié les labels, mais ils ont posé les bases pour l’analyse économique du rôle de la qualité dans les marchés. C’est dans cette perspective qu’on peut voir le label comme signal institutionnalisé sur le marché susceptible de guider les acteurs dans les transactions, de les aider à dépasser les asymétries d’information et à instaurer la confiance. Ce cadre d’analyse a donné lieu à d’abondantes recherches sur la labellisation dans des courants comme l’économie néo-institutionnelle ou l’économie des conventions (Caswell et Mojduszka, 1996 ; Valceschini et Mazé, 2000), mais on peut considérer qu’il constitue un « paradigme du signal » qui, au-delà de l’économie, alimente implicitement nombre d’études sur ce sujet en sociologie ou en science politique.

6Dans ce paradigme, le label est un dispositif marchand au sens de Callon et al. (2007), c’est-à-dire un « assemblage matériel et discursif intervenant dans la construction d’un marché », qui possède des caractéristiques sémiologiques spécifiques. Ces caractéristiques sont la plupart du temps définies de manière explicite dans l’ensemble des documents qui spécifient des accords entre les parties prenantes (Laurent et Mallard, 2020). Ainsi, des éléments de définition du « signal » peuvent se trouver dans les normes qui précisent les qualités des produits qui seront labellisés ou dans les référentiels de certification expliquant la manière de vérifier la conformité des produits par rapport à cette norme. Il s’agit la plupart du temps d’un dispositif régi par des dispositions légales et contractuelles précises, dont on peut apprécier l’ampleur par exemple, dans le cas particulier du secteur de la construction, dans le travail de Penneau et Perinet-Marquet (2004). Ces dispositions et les institutions qui y sont associées circonscrivent une véritable « infrastructure de signalisation » [2] : on a là un ensemble de réglementations, de normes, de certification, de contrats et d’acteurs chargés d’en faire respecter l’application, ensemble qui, au total, soutient et explicite le procès de signification qu’engage le label comme signal. En les suivant, on apprendra par exemple que l’emploi de la dénomination du label dans un document publicitaire ou que l’apposition de son logo sur un produit signifie que telles et telles dispositions ont été respectées dans sa production, que tel recours est possible en cas de violation des règles, etc.

7Le régime de la signification du label comme signal comporte un gradient d’asymétrie du point de vue de la réception : celui-ci oppose en général d’un côté des professionnels (producteurs, marketeurs, juristes, agents de l’administration, etc.) qui auront une idée précise de ce qui constitue la signalisation (par exemple, ils savent identifier les normes ou les certificateurs impliqués), et, de l’autre côté, des consommateurs, pour lesquels le signal renvoie à des choses moins précises, mais qui, si la réputation du label a été correctement construite, sont en cohérence avec les dispositions spécifiées dans la signalisation. Cette incertitude situe, dans le travail de la signalisation, l’importance des pratiques de communication et de publicité par lesquelles les promoteurs d’un label peuvent aider les consommateurs à s’en faire une représentation correcte.

8Enfin, cet ensemble de considérations sur le fonctionnement du signal vaut pour des labels divers et variés. On trouvera certes dans des labels utilisés dans des politiques publiques des particularités (par exemple les dispositifs contractuels et les réseaux d’acteurs engagés peuvent être spécifiques), mais du point de vue d’une analyse de la signalisation, le schéma évoqué ici a un caractère général.

Le label comme emblème

9La dimension d’emblème renvoie, elle, aux processus d’incarnation qui sous-tendent le marquage que le label opère : l’emblème construit en quelque sorte une référence avec l’entité qui réalise ce marquage ou avec la perspective selon laquelle ce marquage émerge. Comme emblème, le label est appréhendé comme une dénomination ou comme une image (son logo) qui, indépendamment de toute infrastructure de signalisation, est porteuse de sens, d’évocations et de connotations. Ces évocations peuvent être issues de la culture commune – ou de sous-cultures particulières –, de processus de sédimentation historique du sens associé à des objets collectifs, ou marquer les effets de campagnes de communication spécifiques. Mais le régime de la signification qu’engage l’emblème se distingue dans tous les cas d’une logique de la signalisation telle que nous l’avons évoquée plus haut, dans laquelle un ensemble de parties prenantes se rassemblent pour définir toute l’infrastructure organisationnelle, contractuelle et documentaire qui viendra déterminer un sens particulier pour le signal.

10Du point de vue d’un marquage de la présence de l’État dans les situations sociales, le label peut être rapproché de toute une série d’autres dispositifs qui ont des fonctions d’emblématisation politique plus ou moins explicite. La littérature d’histoire et de science politique en fournit une série d’exemples classiques, autour par exemple des modalités de représentation du souverain (Kantorowicz, 1989) ou de l’idéal démocratique (Agulhon, 1979), ou encore de l’avènement d’un sens politique pour le drapeau français (Girardet, 1984). Cette littérature montre des opérations de construction de la signification emblématiques qui sont inscrites dans le temps long, mais peuvent être associées à des initiatives politiques précises. Par exemple le travail de Raoul Girardet montre comment la signification spécifique du drapeau bleu-blanc-rouge, au carrefour entre emblème national et républicain, s’installe dans l’univers politique et social français sur une durée d’un siècle, au cours d’une série d’opérations d’activation, de réactivation et de fabrication d’une mémoire collective.

11D’autres recherches en sociologie et en science politique peuvent alimenter la réflexion sur l’émergence des emblèmes en politique. Alauzen (2019) s’est par exemple intéressée à la manière dont des administrations de l’État s’attachent à construire des emblèmes politiques au travers de médiations diverses comme des portraits de citoyens ou d’hommes politiques, des vidéos sur Internet ou des logos. S’appuyant sur la notion de visagéité proposée par Deleuze et Guattari (1980), elle propose de qualifier ces activités politico-administratives comme autant de processus de « figuration », « visant à performer le corps politique notamment en lui adjoignant un visage ». Suivant cette piste, la définition d’un label comme emblème renverrait ici non pas à la spécification de rapports de sens à instaurer entre un signifiant particulier et une série de pratiques administratives ou marchandes, mais à un processus d’exploration des significations symboliques et culturelles susceptible de produire un visage particulier de l’État dans le marché, en lien avec la nature des processus de labellisation concernés.

L’articulation des deux régimes en question

12Il y a donc là deux perspectives contrastées, deux plans de signification différents, pour appréhender la capacité du signe du label à faire sens, et pour décrire la manière dont il peut figurer l’action de l’État dans le marché. Comment comprendre le lien entre ces deux modalités de la signification du label ? Une première façon de répondre consisterait à considérer qu’on a affaire à deux régimes de signification indépendants, qui peuvent se trouver activés, dans une direction ou une autre, au gré des contextes, des situations et de la manière dont les acteurs s’emparent du label. Une telle conception du procès de signification paraît singulièrement libérale et ne répond pas à la question des liens entre les deux régimes qui sont nécessaires pour que le label fonctionne.

13Nous nous placerons ici dans le sillage d’une analyse ancrée dans le pragmatisme et les (STS) Science and Technology Studies, attentive à la constitution sémiologique des dispositifs marchands et organisationnels (Muniesa, 2019 ; Lury, 2004), et ouverte à la pluralité des modalités de la signification. Nous proposerons d’explorer la manière dont l’articulation entre les deux régimes de significations se joue au gré d’une série de situations qui caractérisent la trajectoire d’un label, depuis sa conception jusqu’à différentes situations d’usage. La démarche consiste donc à suivre le travail de la signalisation et de l’emblématisation qui est à l’œuvre dans cette trajectoire, à examiner comment l’un et l’autre interagissent à chaque stade de la production d’une signification pour le label, et à analyser le type de figuration de l’État dans le marché qui en résulte.

14Pour effectuer ce type d’analyse sur le cas du label RGE, nous disposons d’un matériau réuni dans le cadre des enquêtes du projet LaPIn (Mallard et al., 2018) [3]. Nous avons réalisé une enquête auprès des responsables publics et des acteurs professionnels engagés dans le développement du label RGE. Par ailleurs, nous avons collecté de façon systématique les articles consacrés à ce label dans la presse nationale et sur les sites lemoniteur.fr et batiactu.fr, qui constituent deux médias influents dans le secteur de la construction. La collecte s’étale de 2011, date de la création du label, à 2017, moment de fin du projet. Il faut noter que nous mobilisons ici le matériau de presse non seulement comme une source d’information complémentaire aux apports des entretiens, mais aussi, plus fondamentalement, comme un moyen de suivre la construction des significations qui caractérisent le label. La démarche est basée sur l’idée que cette construction opère non seulement dans le cours des transactions marchandes, mais aussi dans des arènes publiques où elle fait l’objet de débats divers. Nous faisons l’hypothèse que la presse professionnelle se fait le reflet de ces débats, et qu’elle peut être appréhendée comme un « proxy » des forums hybrides (Callon et al., 2000) où se déploient les controverses liées à ces dispositifs marchands que sont les labels et, en l’espèce, aux formes de présence de l’État dans le marché qu’ils engagent. Partant du caractère problématique de l’articulation entre emblème et signal, nous en examinerons plusieurs réalisations, tout d’abord dans la construction de RGE par les pouvoirs publics puis dans sa contestation par des opposants.

Con-figurer le signe de l’état dans le marché, entre signal et emblème

La réflexion sur les signes de qualité au cœur de la réforme d’un marché

15Le lancement du label RGE en 2011 constitue une des dernières actions conduites dans le cadre de la politique du Grenelle de l’environnement. Il fait partie des mesures destinées à améliorer la performance énergétique des bâtiments en cours de rénovation. Dans un secteur dans lequel la présence de l’État passe en grande partie par la réglementation, le Grenelle ne faisait pas exception puisqu’il avait été l’occasion de l’élaboration de la « Réglementation thermique 2012 ». RGE résulte d’une réflexion conduite sur un autre mode d’intervention de la puissance publique dans le marché : le contrôle de la qualité des biens économiques au travers de signes susceptibles d’orienter les acteurs du marché vers les bons produits.

16Le label trouve son origine dans l’activité d’un des groupes de travail mis en œuvre dans les chantiers du Plan bâtiment Grenelle à partir de 2010, et consacré aux « signes de qualité dans le bâtiment ». [4] Le constat motivant la constitution de ce groupe est celui d’une multiplication des « qualifications, labels et certifications » apparus au cours des dernières années, notamment dans le domaine des prestations de rénovation. Ces signes de qualité se sont développés dans le contexte d’un marché dominé par les petites entreprises et marqué par la prégnance de pratiques informelles, où l’ajustement entre offre et demande passe beaucoup par le réseau et où la qualité des prestations qui en résulte est jugée variable. On craint alors que la prolifération de ces signes de qualités ne suffise pas à dissiper l’opacité du marché et qu’elle conduise au contraire à plus de confusion encore du côté des consommateurs. Au terme de son analyse, le groupe de travail propose un diagnostic qui alimentera notamment l’élaboration d’un nouveau label, dénommé « Reconnu Grenelle de l’Environnement ». C’est l’Ademe qui sera en charge de la conception d’un dispositif marqué par deux spécificités.

17D’une part, afin d’éviter d’introduire un nouveau signe de qualité risquant d’accroître le trouble sur le marché de la rénovation, le nouveau label ne s’appliquera pas aux entreprises elles-mêmes, mais aux labels déjà existants : une qualification, un label ou une marque de certification donnée obtiendra la « reconnaissance RGE » si son promoteur peut garantir que les entreprises qui l’obtiennent ont bien bénéficié d’une formation de haut niveau en matière d’efficacité énergétique. Au lieu d’ajouter un signe de qualité dans un domaine où il y a déjà pléthore, l’objectif est donc de construire, par cette « labellisation des labels », un réseau d’équivalences entre des signes existants sur le marché qui soit visible pour les consommateurs.

18D’autre part, il est prévu dans le dispositif que les propriétaires de logement choisissant des professionnels labellisés par un label « reconnu RGE » soient récompensés par des avantages fiscaux, tels que l’exonération d’impôt ou des prêts à taux zéro pour financer leur rénovation. Cette mesure, dite « d’éco-conditionnalité des aides » (l’octroi des subventions se fait sous condition d’une rénovation écologique), est envisagée par les concepteurs du label comme un important moteur de la politique du RGE, puisqu’elle doit convaincre les consommateurs de s’engager dans des rénovations et exercer un puissant effet de drainage de la demande vers les offreurs labellisés. Du fait de ses conséquences potentielles dans l’organisation du marché, il est décidé que l’éco-conditionnalité n’entrera en vigueur que deux ans après l’introduction du label, le laps de temps devant être utilisé par les professionnels du secteur pour mettre à niveau leurs compétences en obtenant des labels de certification ou de qualification reconnus par RGE.

Signalisation et emblématisation à la conception du signe RGE : un État agissant dans le marché pour le développement durable

19Comme on le voit, c’est donc bien une réflexion sur ce que l’on pourrait appeler la sémiologie de la qualité dans le marché qui donne naissance à la politique du RGE. Voyons maintenant comment se présente le label. Les éléments dont il se compose sont en fait assez simples. Il se décline de deux manières : une dénomination extensive, « Reconnu Grenelle l’environnement » et une dénomination compactée, « RGE ». Les logos ne comportent aucune imagerie particulière et reprennent simplement les mots et le sigle des deux déclinaisons dans une typographie de couleur bleue sur fond blanc, le mot « environnement » étant marqué en vert (figure 1).

Figure 1

Les logos extensif et compacté du label.

Les logos extensif et compacté du label.

Les logos extensif et compacté du label.

20Notre matériau ne nous donne pas accès à la manière dont le signe à proprement parler a été élaboré, mais l’histoire globale du label permet de formuler quelques hypothèses. Nous pouvons appréhender l’infrastructure de signalisation, au travers du principal document de gouvernance du label, qui est une charte signée par plusieurs acteurs [5] : des représentants de l’État (le président de l’Ademe et le secrétaire d’État chargé du Logement), des organismes spécialisés dans la certification des compétences dans le secteur de la construction (QUALIBAT, QUALIT’Enr et QUALIFELEC) et les deux grandes fédérations professionnelles représentant les métiers de la construction (la CAPEB et la FFB [6]).

21L’ADEME, tout d’abord, s’engage dans cette charte à mettre en place un programme de promotion de la marque RGE et à définir les liens avec les labels candidats à la reconnaissance RGE. Ceux qui bénéficieront de cette reconnaissance pourront faire évoluer leur identité visuelle, selon un protocole d’endossement qui constitue une innovation sémiologique intéressante : afin que la labellisation du label soit perceptible par les consommateurs, on fera apparaître un petit sigle « RGE » légèrement penché et chapeautant le logo initial, comme on en voit deux exemples sur la figure 2.

Figure 2

Les logos des labels « QUALIBAT » et « Les pros de la performance énergétique » marqués de la reconnaissance RGE.

Les logos des labels « QUALIBAT » et « Les pros de la performance énergétique » marqués de la reconnaissance RGE.

Les logos des labels « QUALIBAT » et « Les pros de la performance énergétique » marqués de la reconnaissance RGE.

22Le secrétaire d’État au logement s’engage pour sa part à prendre en charge le volet fiscal de la politique RGE : il devra définir dans un délai de deux ans les conditions concrètes et les dispositifs juridiques et fiscaux assurant l’éco-conditionnalité. QUALIBAT, QUALIT’Enr et QUALIFELEC ont été associés à la charte, car ils sont en charge de labels de qualification professionnelle importants en matière d’efficacité énergétique (ils forment par exemple les installateurs de chauffage, les couvreurs, installateurs de panneaux solaires, etc.). Enfin, la CAPEB et la FFB représentent les entreprises du domaine, et ont par ailleurs elles aussi, depuis quelques années, développé leurs propres labels de performance énergétique. Par exemple, la FFB a lancé en 2009 le label « Les pros de la performance énergétique » évoqué plus haut. Dans la charte, tous ces fournisseurs de label s’engagent à ce que leur programme de labellisation intègre de nouvelles formations contribuant à augmenter le niveau de compétences en matière d’efficacité énergétique pour les entreprises labellisées.

23On aperçoit donc l’infrastructure de signalisation qui est mise en œuvre à la conception de RGE. Comment peut-on appréhender l’emblématisation ? Notons tout d’abord que d’un point de vue graphique, la symbolique de RGE est assez dépouillée, si l’on excepte la présence de la couleur verte du mot « environnement » pour signifier, d’une façon redondante et conventionnelle, une orientation du label vers le développement durable. La dénomination du label complète cette orientation, par une référence au « Grenelle de l’environnement », la politique de développement durable lancée dès 2007 sous la présidence de Nicolas Sarkozy.

24De quelle manière peut-on, finalement, envisager l’articulation entre signal et emblème à ce stade de la conception ? On peut répondre à cette question en pointant, dans le cas particulier de RGE, les conditions de félicité générales pour qu’un signe de label joue son rôle avec un minimum d’efficacité : il faut qu’il y ait un point de passage entre les deux régimes de la signification. Bien souvent, ce point de passage se fera par une contribution de l’emblème au travail de la signalisation. Indépendamment de toute communication ou publicité faite sur le label et son fonctionnement, les significations emblématiques qu’il évoque doivent recouper, d’une manière ou d’une autre, des éléments de la signalisation, afin que des non spécialistes en saisissent le sens. Dans le langage des économistes, cette capacité situe une économie sur les coûts de transactions [7]. En ce qui concerne RGE, ce point de passage est minimal, mais repérable, puisque la référence symbolique à l’action pour le développement durable emblématise une dimension de l’action politique sous-jacente qui est effective. On a au total, une formule d’articulation signal/emblème simple, un peu minimaliste – comme l’est le signe du label lui-même – qui scénarise la présence de l’État dans le marché comme manifestation d’une politique du développement durable.

L’instauration publique du signe : un État dans le marché en action concertée avec les partenaires du secteur

25Nous allons maintenant nous déplacer vers une scène particulière, celle où a lieu le lancement du label. Ce lancement se déroule le 9 novembre 2011 à BATIMAT, le grand salon annuel du secteur de la construction en France, et il donne lieu à une cérémonie publique de signature de la charte RGE. Les images par lesquelles la presse professionnelle rend compte de ce moment sont caractéristiques (figure 3). On y voit les participants signant la convention (le secrétaire d’État chargé du Logement, le président de la FFB, le responsable de QUALIBAT, etc.), se conformant ainsi à la symbolique politique usuelle de la coopération entre l’État et les acteurs du marché. La scène est immortalisée par un parterre de journalistes et de photographes.

Figure 3

La signature de la charte RGE à Batimat, 9 novembre 2011.

La signature de la charte RGE à Batimat, 9 novembre 2011.

La signature de la charte RGE à Batimat, 9 novembre 2011.

26Arrêtons-nous un instant sur ce moment d’instauration caractéristique, celui de la signature la charte de RGE. Dans ses analyses des cérémonies de signature publique, Fraenkel (1992) a bien montré le caractère fascinant d’un geste par lequel se réalisent à la fois l’engagement et celui qui s’engage. Avec RGE, on voit tout ce que le signe du label doit à la signature des documents qui le constituent. Si elle est proche des étapes de la conception, la scène du lancement public semble en effet intensifier l’articulation entre la signalisation et l’emblématique qui sont à l’œuvre.

27Tout d’abord, la cérémonie de signature braque le projecteur, littéralement, sur un élément qui était sans doute contenu dans la définition du label, mais n’y apparaissait pas aussi clairement : au cœur du « Grenelle de l’environnement », il y a le « Grenelle ». On sait que depuis les accords signés en 1968 pour trouver une issue au mouvement de mai, la référence au « Grenelle » est utilisée dans le langage politique et journalistique pour signaler toute grande réforme où l’État et les partenaires sociaux contribuent à redéfinir la régulation d’un secteur ou d’un domaine. Le moment de la signature emblématise cette dimension de la présence de l’État dans le marché d’une manière éclatante. Dans le même temps, ce moment est beaucoup plus qu’une simple célébration, puisqu’il réalise le processus où, par leur signature justement, les acteurs s’engagent et scellent ainsi la mise en œuvre de la charte comme support de signalisation du label. Le texte de l’accord sur les tables, les acteurs politiques et économiques qui se réjouissent, les journalistes qui capturent par la photo cette alliance entre politique et marché et s’apprêtent à donner un large écho au nouveau label – toutes les composantes de ce cérémonial articulent de façon intense l’emblème et le signal, contribuant à promouvoir le visage d’un État négociateur dans la réforme du marché de la rénovation que RGE doit soutenir.

28On pourrait presque dire que cette situation convoque simultanément deux théories classiques du signe dans les sciences sociales. Elle nous renvoie tout d’abord, du côté de l’emblème, à Durkheim (2003), qui voit dans l’effervescence de la cérémonie religieuse le moment où va se cristalliser le totem comme signe du collectif, une cristallisation qui permettra ensuite à son efficacité magique d’opérer durablement lorsqu’on sera sorti de la dramaturgie du rite et revenu dans l’action quotidienne. La signature de la charte mime l’instauration d’un collectif faisant coopérer l’État et le marché et qui viendra se projeter dans le label. Mais elle nous renvoie aussi, du côté de la signalisation, à Austin (1991), qui en prêtant attention aux situations dans lesquelles « dire, c’est faire », a montré que l’engagement dans l’action peut se suffire de la mobilisation du signe. Par la signature de la charte, le signe RGE devient le dépositaire des engagements croisés des partenaires qui le soutiennent. Au-delà de la dramaturgie cérémonielle, l’acte de signature pointe vers l’infrastructure de signalisation qui se trouve dès lors activée comme soubassement de ces engagements. Au total, le lancement de RGE constitue un processus « totémique et performatif » où s’instaurent à la fois une croyance collective et des engagements pour une initiative partenariale de l’État dans le marché, initiative dont le label est le point de passage.

29Ex post, il est intéressant de revenir sur le fait que le logo de RGE n’utilise pas les codes qui caractérisent traditionnellement l’identité visuelle de l’administration française : ni la figure de Marianne ni les couleurs bleu, blanc, rouge, conventionnellement mobilisées pour incarner l’État. Bien que nous ne connaissions pas les détails de la genèse du nom et du logo de RGE, l’absence de ce type de marquage renforce l’hypothèse selon laquelle l’intention était ici moins d’affirmer la présence de l’État régalien dans le marché que de signifier celle d’une coalition spécifique dirigée par l’État, telle que nous l’avons décrite.

De l’État partenarial à l’État garant : la recon-figuration du rapport signal/emblème

30Un épisode de l’histoire de RGE nous permet d’examiner une autre dynamique intéressante dans l’articulation entre emblème et signal. Il se déroule à l’automne 2013, au moment où le label va voir sa dénomination évoluer. Presque deux ans après son lancement, l’adoption du label semble stagner dangereusement : beaucoup moins de petites entreprises que prévu ont adopté un label bénéficiant de la reconnaissance RGE et suivi les formations à la performance énergétique associées. Les pouvoirs publics envisagent de renommer le label pour le repositionner dans le marché et lui donner une nouvelle dynamique. Par ailleurs, une majorité politique de gauche est arrivée au pouvoir en mai 2012 avec l’élection de François Hollande à la présidence de la République. La nouvelle équipe politique souhaite prendre du recul par rapport aux projets entrepris par Nicolas Sarkozy. Le « Grenelle de l’environnement » étant un emblème du quinquennat passé, RGE est quelque peu dépositionné dans la communication politique.

31Une caractéristique intéressante de cette opération concerne le fait que le nom du label va changer, mais que son sigle va rester identique : tout se passe comme si l’objectif était de faire disparaître la référence au « Grenelle » en la remplaçant par un autre terme commençant par la même initiale. Dans la presse professionnelle, cet épisode a été l’occasion de spéculations, de commentaires ironiques et même d’une certaine confusion. Le 30 octobre 2013, les journalistes du Moniteur des travaux publics annoncent ainsi que le mot de substitution, tel qu’il a été révélé par le ministre de l’écologie, est « gagnant », avec un label « Reconnu Gagnant pour l’Environnement » dont la signification est conforme à l’esprit du RGE. Quelques jours plus tard, le ministre du logement contredit le ministre de l’écologie et annonce, lors du salon BATIMAT 2013, le nouveau nom du label : RGE signifiera désormais « Reconnu garant de l’environnement ».

32Au-delà de l’anecdote, ce changement de nom est intéressant pour la réarticulation du signal et de l’emblème qu’il sous-tend. En effet, au moment où le changement intervient, RGE a conduit à redéfinir les logos de toute une série de labels de qualification et certification du secteur. Même si leur succès auprès des entreprises est encore limité, choisir une dénomination complètement nouvelle aurait conduit à défaire le travail réalisé depuis deux ans avec de nombreux acteurs du domaine et inscrit dans une multiplicité de dispositifs visibles sur le marché. La possibilité de discréditer l’action publique était grande, et l’hypothèse d’un changement total de nom n’a probablement pas été évoquée très longtemps. Le changement de nom s’est opéré par la substitution d’une des composantes de l’assemblage du label, de manière à modifier l’emblème politique tout en conservant l’infrastructure de signalisation marchande inchangée. D’une part, la référence au Grenelle s’est effacée et laisse la place à la notion de garant. D’autre part, l’élément activant le signal est maintenu : du côté des acteurs du marché, le label est toujours identifié par le sigle « RGE » ; le lien avec l’infrastructure de signalisation est conservé, à l’aide d’un avenant à la charte initiale qui établit la nouvelle équivalence « RGE » = « Reconnu garant de l’environnement » tout en toilettant, au passage, certaines dispositions élaborées deux ans plus tôt. Le sigle est ici cet appareillage linguistique astucieux (Bacot et al., 2011) qui autorise à changer la valeur du signe dans le code de l’emblématique tout en conservant sa valeur dans le code de la signalisation.

33Il faut noter que du point de vue de l’emblème, le terme « garant » opère un déplacement sémantique intéressant. Il efface en effet la connotation à la politique de Nicolas Sarkozy, mais évoque une présence de l’État sur le marché finalement très classique. Ainsi, il n’est plus question d’une action coopérative contractuelle soutenue par les partenaires sociaux, mais plutôt d’une posture de neutralité et de protection à la fois consensuelle et adaptée à l’équipe politique actuelle. L’État apparaît toujours comme un parapluie sur le marché – une attitude spécifique dont le signe RGE, apposé au-dessus des signes de qualité, s’est fait l’écho depuis le lancement du label – enclin à protéger la conformité des transactions sans intervenir dans celles-ci. Mais il ne s’agit pas exactement du même État que celui instauré par la première version du label.

La contestation du label

34Contrairement aux attentes de ses promoteurs, le label RGE ne s’imposera pas sans difficulté dans le marché. Toute une série de critiques ont été portées contre le dispositif depuis sa création en 2011 jusqu’à la période récente, par des acteurs consuméristes comme l’UFC Que Choisir ou par divers groupes professionnels. Ces critiques souvent ont été virulentes et se sont exprimées sur différents aspects de la labellisation : la mise en œuvre de l’éco-conditionnalité, l’efficacité des formations, la question de la justice et de l’équité dans le marché, les phénomènes de fraude…

Du Grenelle à la grenouille : dé-figuration de l’État et politisation parodique du signe

35Un épisode particulièrement intéressant de ces contestations, émergeant à l’été 2014, a été porté par deux groupements rassemblant des professionnels du secteur, le « Réseau Éco-bâtir » et « l’association Approche Éco-habitat ». Ces groupes sont engagés depuis longtemps dans l’amélioration de l’efficacité énergétique, et n’ont pas attendu l’action de l’État en la matière. Sans s’opposer à la légitimité d’une politique pour la construction durable, ils affirment alors que RGE est sur le point de provoquer une catastrophe, avec une formation sur l’efficacité énergétique dispensée qui se révèle inadaptée et des procédures nécessaires pour obtenir les qualifications qui sont chères, complexes et beaucoup trop bureaucratiques. En fin de compte, la présence de l’État dans le marché au travers de RGE pourrait selon eux se traduire par une transformation profonde et préjudiciable de l’économie du domaine : les mesures d’éco-conditionnalité entraîneraient l’exclusion du marché de nombreuses petites entreprises qualifiées déjà fragilisées par un climat macroéconomique difficile ; les grandes entreprises disposant de ressources financières plus abondantes pourraient en revanche plus facilement s’adapter aux exigences de RGE et capturer la part de marché abandonnée par les petites.

36Éco-Bâtir et Approche Éco-habitat créent un collectif qui portera un nom caractéristique de la protestation qu’ils élèvent, « RGE… pas comme ça ! », et qui, à l’automne 2014 recevra toute l’attention de la presse professionnelle. Une caractéristique intéressante de ce mouvement de protestation pour la présente réflexion concerne la façon dont il parodie le label afin d’attirer l’attention du public et de renforcer la mobilisation politique. Dans leur communication sur internet, les opposants se moquent du label avec un sigle détourné : « Reconnu Grenouille de l’Environnement ». Cette parodie a également une dimension graphique : les opposants conçoivent un logo parodiant celui de l’original, où le nom « Garant » a été remplacé par « Grenouille », et où un point d’interrogation apparaît à la fin, avec une petite grenouille suspendue sur la planète qui figure le point [8]. L’image de la grenouille (voir figure 4) est reprise dans plusieurs documents de communication du collectif : elle est représentée dans différentes postures (fébrile, menant l’enquête à la loupe, en position de faire un témoignage, etc.), symbolisant ainsi la fragilité des petits entrepreneurs ballottés par la politique du RGE.

Figure 4

La grenouille utilisée dans la communication du collectif « RGE… pas comme ça »

La grenouille utilisée dans la communication du collectif « RGE… pas comme ça »

La grenouille utilisée dans la communication du collectif « RGE… pas comme ça »

source : Shutterstock.

37Le détournement du signe de communication du label mis en œuvre par les acteurs de « RGE… pas comme ça » opère sur deux plans. Tout d’abord sur le plan du rapport emblème/signal, le jeu de langage appuyé sur la subversion du sigle produit une réarticulation analogue à celle mise en œuvre par les promoteurs de RGE quand ils passent de « Grenelle » à « Garant » en 2013. Le jeu est ici un peu plus appuyé que dans le cas initial, qui opérait seulement sur la siglaison, au sens où il mobilise l’assonance entre « GRENelle » et « GRENouille », rendant le slogan plus marqué encore sur un plan sonore, ce qui, on le sait, contribue à renforcer l’effet comique visé et donc l’impact potentiel dans la communication. Sur le plan de l’emblème, le nouveau sigle produit une repolitisation, parodique cette fois-ci, avec une évocation de la grenouille qui emprunte à un registre classique pour moquer les relations en politique, celui du recours au bestiaire. Ce registre a des antécédents dans la parole populaire – la figure de la grenouille rejoint ainsi celle des moutons, pigeons et autres dindons de la farce que l’on utilise parfois pour évoquer les citoyens crédules ou trompés par des politiques qui ne tiennent pas leurs promesses. Mais on le retrouve aussi dans certains mouvements politiques. On se souvient ainsi peut-être du mouvement des « pigeons » qui s’était formé en 2012 : il s’agissait d’entrepreneurs du monde des start-up qui critiquaient le projet de loi de finances de 2013, et qui s’étaient nommés eux-mêmes par le terme de « pigeons » pour souligner une supercherie fiscale d’un projet beaucoup moins favorable au « business » que ne le présentaient ses porteurs. Il faut noter que dans l’esprit des opposants au label RGE, l’allégorie de la grenouille n’est pas anodine, et qu’elle « se fonde sur une observation concernant le comportement d’une grenouille placée dans un récipient d’eau chauffée progressivement pour illustrer le phénomène d’accoutumance conduisant à ne pas réagir à une situation grave [9] ». Le message est clair : avec la politique de RGE, le marché de la rénovation est une marmite sur le feu remplie de petits entrepreneurs ignorant naïvement que leur destin est d’être échaudés – et probablement dévorés par les grandes entreprises avec la bénédiction de l’État. En filigrane, c’est la figure de la bureaucratie excessive ou de l’arbitre du marché déchu – corrompu (« vendu aux grandes entreprises ») – qui marque la présence de l’État dans cette parodie.

Une tentative de désintrication juridique du signal et de l’emblème

38Ces défigurations parodiques s’attaquent, on le voit, à l’emblématique du label. Mais on trouve dans l’action des opposants un autre versant, qui joue jointement sur les processus de signalisation. En effet, au-delà d’une communication active dans les médias, le collectif « RGE… pas comme ça ! » lance une attaque juridique contre la politique du RGE. En décembre 2014, il dépose un recours en référé en Conseil d’État contre le décret qui a mis en œuvre l’éco-conditionnalité. Dans sa requête, le collectif argue que la continuité du label RGE serait rompue entre la période où il signifiait « Reconnu Grenelle de l’environnement » et celle où il désigne « Reconnu garant de l’environnement ». Les deux appellations sont indexées à deux documents de droit souple différents, la charte de 2011 et l’annexe de 2013, et le décret renvoie à l’annexe de 2013. Il en résulterait un « manque de sécurité juridique » puisque « certaines de ces entreprises ne savent pas que la qualification qu’elles ont obtenue n’est pas nécessairement conforme aux exigences requises actuellement par le décret. » [10] Le collectif estime en particulier que 10000 entreprises labellisées avec le premier label ne sont plus éligibles selon le décret régissant l’éco-conditionnalité. [11]

39Bien qu’il semble jouer sur des détails, l’argument est intéressant pour notre réflexion, car conteste les bases juridiques de l’infrastructure de signalisation qui sous-tend l’opérationnalité du label. L’acronyme reste le même, mais le nom du label est différent et l’on peut légitimement douter que la disposition légale établie pour le premier nom soit applicable au second. La réponse du Conseil d’État intervient rapidement, deux semaines plus tard, dans le cadre d’une procédure en référé : le juge administratif estime qu’il n’existe aucun motif qui justifierait de suspendre l’exécution des dispositions concernées. Aux yeux du juge des référés, la perspective de l’écoconditionnalité avait été annoncée dès 2011 de sorte que les entreprises du secteur avaient manifestement eu le temps de s’y préparer ; par ailleurs, la juridiction relève que l’équivalence entre les spécifications de la charte de 2011 et 2013 au regard de l’application du décret est bien assurée dans la rédaction de ses annexes [12] L’ordonnance de référé reconnaît donc, d’une certaine manière, la fiabilité de l’infrastructure de signalisation du label au passage d’un emblème à l’autre, une infrastructure que les opposants s’efforçaient de fragiliser.

40Le label RGE a connu depuis son apparition jusqu’à aujourd’hui un certain nombre d’aléas, quelques succès et beaucoup de controverses. En mars 2018, le Conseil de l’environnement et du développement durable publiait un rapport concluant que le dispositif devait être maintenu, mais qu’il nécessitait de nombreuses adaptations. On pourrait en conclure que c’est la politique du RGE elle-même qui nécessitait d’être rénovée. Les éléments d’historique que nous avons donnés permettent en tout cas de montrer qu’un label fait toujours plus que simplement envoyer un signal sur le marché. Et lorsqu’il s’agit d’un label d’État, l’articulation entre les fonctions de signalisation et d’emblématisation marque fortement la conduite de l’action politique visée. On a vu ce que l’efficacité du signal doit à la pertinence de l’emblème : plus le consommateur décrypte avec aisance les symboles que mobilise le label, plus il est à même de percevoir la présence de l’État dans les transactions placées sous son signe. Mais l’attention portée par les pouvoirs publics au choix précis des symboles en question – les couleurs bleu blanc, rouge, un profil de Marianne, une référence au Grenelle ou l’évocation d’un garant – montre bien l’importance des nuances que ces différentes figurations de l’État peuvent introduire dans la mise en œuvre de l’action publique. À l’inverse, la crédibilité des emblèmes mobilisés par les labels dépend des caractéristiques de leur signalisation – par exemple les particularités de leur infrastructure. Ainsi dans notre cas, c’est bien parce que le gouvernement sous la présidence de Nicolas Sarkozy avait engagé la politique de RGE non seulement en soutenant des activités de certification, mais aussi en scellant des accords avec les organisations professionnelles, que la dénomination du « Grenelle », porteuse d’un prestige certain dans l’ordre politique, pouvait être intégrée à la symbolique du label – avant que des opposants politiques ne viennent en limiter l’aura par le recours à une notion plus prudente de « garant », ou en ruiner la symbolique par l’évocation pamphlétaire de la grenouille ! Au total, cette histoire illustre pourquoi l’État ne peut être réduit à un émetteur de signal économique comme un autre. Il est un producteur de signe au sens fort : en matière de labellisation, sa présence sur le marché se lit notamment dans sa capacité à articuler signaux et emblèmes. Ces réflexions invitent bien sûr à poursuivre l’analyse, et en particulier à examiner les effets du signe sur les scènes marchandes et dans les transactions à proprement parler : au-delà de leurs promoteurs et de ceux qui en font la critique, comment les signes des labels marquent-ils l’expérience marchande des acteurs économiques ?

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Mots-clés éditeurs : construction, État, signe, développement durable, sociologie, Label

Date de mise en ligne : 08/07/2021

https://doi.org/10.3917/rfap.178.0055

Notes

  • [1]
    Nous tenons à remercier ici Alexandre Violle et Cécile Blatrix, ainsi que les coordinateurs du numéro, pour leurs remarques et commentaires critiques sur une version précédente de ce texte.
  • [2]
    Nous utilisons ici le terme d’infrastructure selon le sens consacré par les Science and Technology Studies. Les ressources qui soutiennent la signalisation des labels ont bien les caractéristiques qui spécifient les infrastructures, dans la définition classique qu’en donnent Star et Ruhleder (1996) : encastrement (la signalisation s’inscrit dans des arrangements sociotechniques), transparence (par exemple des réglementations uniques s’appliquent pour toute une série de labels), liens avec des conventions et des communautés de pratique (les spécialistes de la certification décryptent de façon précise les signaux envoyés sur le marché par un label), intégration de standards (normes et réglementations associées), importance de la base installée (l’efficacité économique d’un label augmente avec le nombre de produits auxquels il s’applique). La dernière particularité saillante des infrastructures, le fait que son existence et son importance deviennent visibles lorsqu’elle est mise en défaut, est illustrée par l’épisode du référé en Conseil d’État que nous racontons à la fin de ce texte.
  • [3]
    Cette réflexion prend place dans le cadre d’une recherche plus large menée dans le projet « LaPIn », financé par l’Agence nationale de la recherche entre 2013 et 2017 (convention ANR-SOIN-0004-04). Jean Francès, Brice Laurent et Aurélie Tricoire ont participé aux enquêtes de ce projet et ont contribué à la présente réflexion.
  • [4]
    Première restitution du groupe de travail « Signes de qualités », 7 juillet 2011. http://www.planbatimentdurable.fr/IMG/pdf/restitutiondugtsignesdequalite7juillet2011.pdf. Consulté le 15 mars 2021.
  • [5]
    Charte d’engagement relative à la « Reconnaissance Grenelle Environnement » des signes de qualité délivrés aux entreprises réalisant des travaux concourant à améliorer la performance énergétique des bâtiments, 9 novembre 2011.
  • [6]
    La Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (CAPEB) est traditionnellement orientée vers les petites entreprises, tandis qu’on assimile en général la Fédération française du bâtiment (FFB) aux grandes entreprises.
  • [7]
    « Ainsi, nous entendons par signal de qualité un résumé d’information (une connaissance synthétique ou un résumé de savoir) qui se concrétise par l’affichage sur le produit d’un logo, d’un signe, d’un nom ou encore d’une mention valorisante relative à une ou plusieurs caractéristiques d’un produit qui ne sont pas directement visibles à l’achat, voire même à l’usage, et que l’offre peut, à un stade ou à un autre contrôler […] Un signal de qualité est pertinent quand il fait sens pour le consommateur, quand il lui reconnaît une valeur (il est disposé à payer aussi bien pour les caractéristiques du produit que pour le résumé d’information). En suivant le principe d’économie sur les coûts de transaction, ce signal sera alors d’autant plus efficace économiquement qu’il est peu coûteux pour l’émetteur du signal et crédible pour celui qui le reçoit, c’est-à-dire qu’il est associé à différents types de mécanismes de garantie ». (Valscheschini et Mazé, 2000, 33).
  • [8]
    Cette image est accessible sur une des pages du site du réseau Eco-Bâtir. http://site.reseau-ecobatir.org/action-sur-le-rge-reconnu-grenouille-de-lenvironnement/, téléchargé le 10 mars 2020.
  • [9]
  • [10]
    « L’éco-conditionnalité attaquée », lemoniteur.fr, 1er décembre 2014.
  • [11]
    « RGE : le décret attaqué », batiactu.fr, 1er décembre 2014.
  • [12]
    Avis 386107 du Conseil d’État, notifié le 17 décembre 2014.

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