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Article de revue

L’État face aux contestations des projets d’équipements en Russie : le cas du projet de décharge à Shies

Pages 295 à 309

1Les formes de l’État russe et ses modalités de régulation politique se sont transformées depuis la chute de l’URSS. Avec l’avènement de Vladimir Poutine à la tête du pays au début des années 2000, le nouveau modèle d’État est basé sur l’instauration d’une logique verticale et centralisatrice du pouvoir (Gel’man, 2016). Or, la réalité de l’action publique est plus complexe que le modèle qui prétend la saisir. Nous avons affaire, plutôt qu’à une distinction tranchée entre un État fort et un monde privé, à des configurations multiformes et instables d’acteurs enchevêtrés. Des producteurs de services publics agissent en entrepreneurs privés avec une hybridation des règles des secteurs public et privé et le brouillage constant des relations public-privé. Nous partirons ici du cas du traitement des déchets ménagers pour comprendre ces phénomènes qui vont dans le sens d’un redéploiement de l’État.

2Le traitement des déchets est un secteur opaque et lié au monde criminel, peu accessible à l’enquête de terrain. Les frontières entre acteurs publics et privés dans la production de l’action publique sont une réalité empirique difficile à identifier. Nous étudierons ici l’appareil d’État au travers de ses réactions à l’égard des multiples contestations suscitées par des projets d’équipements de traitement des déchets. Les situations de conflits d’aménagement, ordinaires en France depuis les années 1980 (Subra, 2006 ; 2017), sont en effet des moments d’observation privilégiés parce qu’elles mettent la lumière sur les différents pouvoirs et les porteurs d’intérêt et qu’elles les obligent à prendre position (Melé, 2008). La privatisation concerne la collecte et le traitement des déchets, la construction des équipements qui sont en Russie majoritairement des décharges et des incinérateurs, mais aussi les activités de renseignement, de surveillance et de police qui visent les mobilisations. Les actions des agents de l’État sont diversifiées en termes de modalités et de supports au secteur privé et varient selon les régions. Depuis le début des années 2010, l’État se présente également en Russie de plus en plus sous des formes numériques, notamment sur les réseaux sociaux. Dans des espaces d’intervention de l’État qui sont autant « en ligne » que « hors ligne », les controverses autour d’équipements permettent d’interroger les relations d’échanges et les rapports de force entre les sphères institutionnelles, politiques, économiques et les riverains mobilisés.

3Depuis 2017, le traitement des déchets ménagers est devenu en Russie un problème de grande actualité. La controverse est née après des scandales environnementaux et sanitaires liés à la saturation de décharges et d’usines d’incinération en périphérie de Moscou. Moscou et sa région génèrent un cinquième des déchets du pays. Les décharges existantes sont insuffisantes pour la quantité croissante d’ordures ménagères solides, en particulier dans la capitale : 90 % des déchets sont déversés dans des décharges et seul un infime pourcentage est incinéré ou recyclé (respectivement 2 % et 8 %). La controverse s’est ensuite cristallisée autour de la décision du pouvoir de Moscou d’exporter les déchets de la capitale dans d’autres régions. Des mobilisations d’habitants ont eu cours ou ont encore cours dans une trentaine de régions contre l’exploitation ou l’installation d’équipements de traitement de déchets jugés polluants et dangereux par les riverains (Henry, 2018 ; Wu et Martus, 2020). Nous nous intéressons ici à un projet très controversé de décharge dans le Grand Nord russe, à plus de 1000 kilomètres de Moscou, près d’une ancienne gare, Shies, située dans une zone marécageuse au cœur d’une forêt au sud-est de la région d’Arkhangelsk et non loin de la République des Komis. Selon le projet initial, le site devait accueillir des millions de tonnes de déchets moscovites pendant 20 ans, faisant de Shies la plus grande décharge d’Europe. Depuis l’été 2018, les habitants des deux régions luttent et multiplient les moyens d’action, dont la tenue d’un campement et de postes de surveillance aux abords du chantier et d’une trentaine de rassemblements quotidiens dans des villes et villages.

4Les déchets ménagers ont suscité de nombreux travaux en sciences sociales, où ils sont perçus comme des objets sociaux et politiques (Douglas, 1966 ; Barles, 2014 ; Godard et Donzel, 2014 ; Paolo De Rosa, 2018). Notre étude s’inscrit à la suite de ceux qui s’intéressent à la productivité des conflits autour des déchets en termes d’éveil citoyen et de montée du concernement pour la chose publique et l’environnement (Hajek, 2013 ; Bobbio, Melé, Ugalde, 2016). Suivant une conception pragmatiste des problèmes publics qui invite à étudier la formation des problèmes publics à partir de l’expérience de situations problématiques et à reconnecter cette expérience avec des dynamiques d’enquête et d’expérimentation par des publics (Cefaï, 2016 ; Quéré et Terzi, 2015) et à travers leur inscription territoriale (Melé et al., 2013), nous nous sommes intéressées aux manières dont l’État prend forme de façon située et à un moment donné pour différentes catégories de protagonistes : commanditaires politiques, maîtrise d’ouvrage, habitants des régions concernées, riverains mobilisés, collectivités, agences étatiques de l’environnement, etc. À l’heure d’une augmentation mondiale de la production détritique, le sujet de la gestion des déchets est devenu une préoccupation planétaire et son analyse en termes de problème public a été utilisée par exemple en France (Cirelli, 2016) et en Égypte (Florin, 2015 ; Arefin, 2019). D’autres études ont aussi montré tout l’intérêt d’une telle approche concernant les controverses environnementales et sanitaires (Henry, 2007 ; Vincent, 2016).

5J’ai réalisé un terrain de deux mois en été 2019 sur le site de Shies, à Ourdoma (situé à 34 km du site) et à Syktyvkar (capitale de la République des Komis, à 95 kilomètres du site). Après ce terrain, où j’ai fait connaissance avec de nombreuses personnes qui sont devenues des interlocuteurs privilégiés, j’ai mené une enquête en ligne sur VKontakte, un site Web de réseautage social russe similaire à Facebook (Poupin, 2021). La fermeture des frontières de l’Europe avec la Russie dans le cadre de la pandémie de Covid-19 a bloqué depuis mars 2020 l’accès au terrain. Dans une première partie, nous présenterons brièvement le processus de mise en œuvre du projet d’aménagement de Shies. Ensuite, nous décrirons les réactions des pouvoirs publics aux contestations du projet : le rôle des élus locaux et le refus du débat par les autorités régionales, l’action de la justice et des agences étatiques de l’environnement, les répressions, les pratiques d’influence en ligne et le rôle du président Poutine comme réponse ultime face à un conflit insoluble.

Collusions d’intérêts entre secteur des déchets et pouvoirs publics : un projet sans concertation

6La gestion du traitement des déchets est contrôlée depuis les années 1990 par le secteur privé et notamment par des structures criminelles. Les déchets s’accumulent depuis ces années dans des décharges, dont les deux tiers sont illégales. Une partie des entreprises utilisent des infrastructures datant de la période soviétique, sans rationaliser ces équipements ni investir dans leur modernisation. Les politiques environnementales et les institutions qui les sous-tendent se révèlent faibles face aux intérêts économiques.

7La région de Moscou est la structure initiatrice du projet d’aménagement de Shies. Son commanditaire est la régie municipale qui s’occupe de la réparation et de l’entretien des rues de Moscou et de la collecte des déchets, GBU « Avtomobil’nye dorogi » [institution budgétaire de l’État « Infrastructures routières »] : celle-ci est supervisée par l’adjoint au maire chargé du logement, des services publics et de l’aménagement, Piotr Birioukov. Le maître d’ouvrage est la SARL Technoparc. Le projet prévoyait d’envoyer des déchets provenant du site de traitement des déchets du quartier de Nekrasovka près de Lioubertsy, dans la banlieue sud-est de Moscou. Ce site a été érigé à partir du printemps 2018 par la société ROUD GROUP (proche de l’équipe de Birioukov) et sur ordre de Mosvodokanal, la société qui assure l’approvisionnement en eau et le traitement des eaux usées de Moscou et qui dépend des mêmes services du logement de la Ville. Mosvodokanal, entreprise étatique depuis 1779, a été actionnarisée en 2012. Elle est aujourd’hui détenue à 100 % par l’État. Les sociétés actionnarisées ont des accès facilités pour obtenir des terrains grâce à leurs liens avec l’administration de Moscou et elles peuvent créer des filiales privées. Le secteur public est de ce fait encastré dans le privé. Mosvodokanal a cédé une portion de territoire de la ville à sa filiale privée Profzemresurs, créée début 2018, et lui a transféré des fonds. L’argent public fut ainsi transformé en fonds propres de l’entreprise, laquelle n’est pas soumise aux exigences de la loi sur les marchés publics. Les habitants du quartier de Nekrasovka qui s’opposent à ce site ont révélé que cette construction avait été entreprise illégalement, sans permis de construire, ni expertise environnementale, ni audition publique, et que celui-ci ne figurait pas sur le Schéma directeur d’aménagement de Moscou. Le président de Technoparc (le maître d’œuvre du projet de Shies), Oleg Pankratov, un ancien employé du département de la construction de Moscou, est également le directeur général de la SARL Profzemresurs. Sa trajectoire illustre la circulation d’individus du public vers le privé, qui remet en cause l’idée de neutralité des institutions concernées. Pour acheminer par voie ferrée les déchets depuis le site de Nekrasovka, une plateforme a été construite par GBU Gormost, la régie des ponts de Moscou, une autre Direction des services du logement de la ville, dans la gare désaffectée de Boïna, près de la station de métro Volgogradski Prospekt. Autrement dit, ce sont les mêmes entreprises, privées ou publiques, et proches des services du logement de la ville de Moscou, qui s’occupent de la collecte, du transport et de la construction des infrastructures de traitement des déchets et donnent lieu à des formes inédites de cadrage ou de régulation. En Russie, le financement de la collecte et du traitement des ordures ménagères est estimé à l’équivalent de 4 milliards d’euros dont le tiers est assuré par le budget fédéral. C’est un marché juteux qui attise les convoitises.

8Fin juillet 2018, près de l’ancienne gare de Shies, dans la région d’Arkhangelsk, deux chasseurs découvrirent par hasard des portions de forêt abattues et un chantier en cours de construction. Les ouvriers leur annoncèrent qu’ils étaient en train de construire une immense décharge qui recevrait des déchets moscovites par voie ferroviaire. Le processus de décision qui avait accompagné l’élaboration et la réalisation du projet de la décharge à Shies n’avait pas été public. En janvier 2018, la presse nationale avait révélé que la compagnie des Chemins de fer russes, une société dont l’État est l’actionnaire majoritaire, avait proposé, avec le soutien du ministère des Ressources naturelles et de l’Environnement, de s’occuper du transport des déchets dans le pays, grâce à la prestation d’une société privée, mais sans fournir plus de détails. Selon les explications des ouvriers rapportées par les villageois, les déchets, non triés, seraient pressés en ballots et enveloppés dans du plastique non recyclable. Sur le chemin du retour au village le plus proche, Ourdoma, des travailleurs de la compagnie des Chemins de fer confirmèrent la nouvelle. L’apparition du projet d’aménagement menaçant de détruire un espace naturel sensible et le milieu de vie des villageois fut un moment qui bousculait le quotidien et la compréhension du monde de ces derniers. Les villageois devaient faire face à des problèmes inédits pour eux et redécouvrirent l’État sous ce prisme. L’alerte se répandit dans les deux régions par Internet. Des groupes dédiés au problème se constituèrent et créèrent des pages en ligne (Poupin, 2021). Les habitants du village et une partie de l’administration municipale enquêtèrent et apprirent que le chantier avait été engagé illégalement, c’est-à-dire sans expertise environnementale, technique et sanitaire étatique, sans auditions publiques, ni décret législatif. Les règles de droit n’étaient pas appliquées, la situation révélait le manque de force contraignante de la législation, à rebours du slogan présidentiel de « dictature de la loi ». Elle montrait également la force d’influence que le privé pouvait exercer sur le public.

« Passer en force » et minimiser l’envergure du projet d’aménagement

9La découverte du projet, pensé à Moscou, suscita la stupéfaction et nourrit chez les habitants une quête d’interlocuteurs étatiques locaux, puis régionaux et fédéraux. Les élus locaux d’Ourdoma étaient dans la même situation d’ignorance que les habitants. Ils envoyèrent des lettres de demande d’intervention au gouverneur de la région d’Arkhangelsk, aux députés régionaux, au président Poutine, au Bureau du procureur général, au Conseil présidentiel pour les droits humains et la société civile et au Service fédéral de contrôle des ressources naturelles. Le 7 août 2018, un représentant de la région d’Arkhangelsk, Evgueni Fomenko, vint annoncer aux élus locaux d’Ourdoma la construction à Shies d’un site industriel de matériaux de construction et de traitement de déchets ménagers provenant de leur district et de Moscou. De nombreux rassemblements contre le projet furent menés à partir de la fin août 2018 à Ourdoma, auxquels participa le tiers du village, et ensuite, régulièrement, dans les deux régions.

10Le projet fut officiellement présenté par le maître d’ouvrage Technoparc le 18 octobre 2018 lors d’une réunion de la Commission sur la politique d’investissement et le développement de la concurrence au conseil régional d’Arkhangelsk, dans la capitale de la région. À partir de cette date, les manifestants réclamèrent la démission du gouverneur de la région, Igor Orlov. En novembre 2018, la région de Moscou signa un contrat avec la région d’Arkhangelsk officialisant l’exportation et accordant à la dernière 6 milliards de roubles (82 millions d’euros) pour les trois prochaines années (soit l’équivalent de 1/30e de son budget annuel de 2018, ce qui est peu) pour aider au développement socio-économique des villages autour de Shies. La compagnie des Chemins de fer sous-loua 15 hectares de forêt, qui sont propriété de l’État, à GBU Avtomobil’nye dorogi, qui les transféra à Technoparc. Le même mois, le Conseil présidentiel russe pour les droits humains et la société civile, une instance consultative créée en 2003 et chargée de conseiller le chef de l’État en matière de droits de l’homme et de respects des libertés publiques, organisa à Moscou des rencontres entre autorités fédérales, régionales d’Arkhangelsk et les comités citoyens d’Arkhangelsk, auxquelles les autorités régionales de Moscou, l’initiateur du projet, ne se rendirent pas.

11Début décembre 2018, des journées régionales de protestation rassemblèrent près de 30000 personnes dans toute la région et avec des actions de soutien dans plusieurs villes de Russie, des chiffres inédits pour le pays. Le projet de décharge fut exposé une première fois le 14 décembre 2018 aux habitants du district de Lensky dont dépend Shies, à Iarensk et à Ourdoma, par le vice-président du conseil régional de la région d’Arkhangelsk, Evgueni Fomenko, et le directeur de Technoparc, Oleg Pankratov. Les salles de conférence étaient combles, plusieurs habitants retransmirent la session en direct sur VKontakte. Le vice-président du conseil régional présenta le projet comme une aubaine pour le district et la région. Après l’événement, le service de presse du conseil régional déclara que la séance avait été un succès et que les habitants étaient favorables au projet. Tout le long de la séance et les jours suivants, les vidéos diffusées par les habitants attestaient du contraire et montraient les réactions du public : « Honte ! Mensonge ! Arnaque ! », « Où est l’expertise ? », « Où sont les documents légaux ? », « C’est notre terre ! Prenez votre valise, direction la gare et rentrez à Moscou ! » À Ourdoma, après la présentation du directeur de Technoparc, le public des habitants tourna d’un même mouvement le dos aux orateurs. Sur les dos, il était écrit : « Ourdoma est contre ! » Toutes les actions des habitants ainsi que les expressions de surprise des orateurs furent soigneusement filmées et mises en ligne par les habitants.

12Une audition publique ne répondant pas aux prescriptions de la législation fut organisée le 29 janvier 2019 à la Maison de la culture d’Ourdoma, avec la participation du ministre des Ressources naturelles de la région d’Arkhangelsk, Alexandre Ieroulik, du directeur général adjoint de Technoparc et du directeur général adjoint de la société Institut MosvodokanalNIIproekt, George Perelshtein. L’Institut MosvodokanalNIIproekt avait été chargé à partir de septembre 2018 par Technoparc de s’occuper de la documentation relative à la gestion du projet et la documentation technique. Des journalistes de plusieurs médias régionaux progouvernementaux avaient été également invités. Des policiers interdirent en revanche l’entrée de l’audition aux habitants d’Ourdoma et aux députés municipaux. Autrement dit, il s’agissait d’une audition publique sans le public des villageois. La salle avait été louée au motif d’une réunion syndicale. Un public recruté était constitué de deux cents personnes venues de Mikoun, un village de la République des Komis, de la ville de Kotlas de la région d’Arkhangelsk (tous les deux situés à environ 150 km d’Ourdoma) et d’ouvriers du chantier de Shies. Ces personnes avaient été conduites en car et rémunérées (pour l’équivalent de 7 euros). Les organisateurs avaient distribué au public des pancartes avec des inscriptions favorables au projet : « Nous sommes pour le tri des déchets », « Donnez-nous de l’emploi ! », « Vive Technoparc ! ». Cette pratique de figuration rémunérée pour un rassemblement public, nommée massovka, est habituelle en Russie et notamment pour le parti au pouvoir. Mais depuis les années 2010, des témoignages en images de celle-ci circulent sur Internet et fournissent de nombreux appuis critiques aux citoyens qui s’y opposent. L’Internet a en effet profondément modifié les modes d’existence publique des problèmes ainsi que la portée et la circulation des arguments (Bureau, et al., 2003). L’alerte fut donnée dans le village, plus de 200 habitants rejoignirent l’entrée de la réunion. La police tint les villageois à distance, mais certains réussirent à couper le courant de la salle. L’« audition publique » fut annulée. Les heures et les jours suivants, une guerre d’images fit rage sur les médias sociaux. Pravda severa, le journal progouvernemental régional, présenta l’événement comme une rencontre favorable entre pouvoirs, maître d’ouvrage et habitants [1]. Les habitants donnèrent leurs versions des faits, images à l’appui, y compris de la séance, grâce à un opposant qui s’était infiltré dans la réunion par une porte dérobée.

13Le 18 février 2019, la Commission environnementale du Conseil présidentiel pour les droits humains et la société civile organisa une visite officielle sur le site de Shies et à Ourdoma. La délégation comptait, en plus des membres de la commission, un représentant du ministère des Ressources naturelles et de l’Environnement, le chef du Service fédéral de surveillance de la gestion des ressources naturelles de la région d’Arkhangelsk (Rosprirodnadzor), Alexandre Gornikh, des députés-conseillers de la région d’Arkhangelsk (du parti Russie Juste, considéré comme faisant partie de « l’opposition tolérée » par le Kremlin), le président du Conseil des députés d’Ourdoma, l’inspecteur de l’administration du district municipal d’Ourdoma. La visite fut menée par le ministre des Ressources naturelles et de l’Environnement de la Région, Alexandre Ieroulik, le même qui avait participé à la fausse audition publique en janvier 2019. Début février 2019, ce ministre avait assuré lors d’une réunion avec les membres du Conseil présidentiel russe pour les droits humains et la société civile (dont les propos furent rapportés aux villageois) que l’équipement en cours de construction à Shies était un simple « objet linéaire » qui n’avait pas besoin de documentation de projet. La visite de la commission environnementale du Conseil présidentiel fut suivie par une rencontre avec les habitants d’Ourdoma, à laquelle le ministre des Ressources naturelles de la région n’assista pas.

14En avril 2019, pendant un pic de mobilisation, le gouverneur Igor Orlov réaffirma publiquement le caractère stratégique du projet d’investissement et qualifia ceux qui n’étaient pas capables de comprendre cela de « canailles » [2]. Le mot suscita l’indignation générale et « réveilla l’ours du nord » comme certains habitants et journalistes le commentèrent. Des dizaines de milliers de personnes manifestèrent dans les deux régions. 7000 personnes marchèrent dans Arkhangelsk sans autorisation de la préfecture et occupèrent le soir la place Lénine au centre de la ville. À partir de cette date, des groupes occupèrent tous les jours les places publiques d’une trentaine de villes et villages de la région. Ces occupations sont en Russie des formes inédites d’action collective.

Une justice partiale et des agences environnementales dépendantes

15En novembre 2018, l’administration locale d’Ourdoma intenta un procès contre la compagnie des chemins de fer, la société Technoparc et l’Agence fédérale pour la gestion des biens d’État de la région d’Arkhangelsk pour demander l’arrêt des travaux du chantier illégal. Cette demande fut rejetée par le tribunal arbitral pour violation des règles de forme. L’administration locale contesta aussi en justice l’installation « sauvage » d’une ligne électrique depuis leur village jusqu’au chantier (qui nécessite selon la loi un bail de construction, un bail de location pour les parcelles où sont situés les pylônes et une modification du cadastre). Le procureur du district de Lensky admit l’illégalité de l’installation, sans pour autant lancer de procédure judiciaire contre celle-ci. La ligne et des pylônes furent arrachés par des inconnus fin janvier 2019. Le chantier ne fonctionna ensuite que par des groupes électrogènes à essence. En février 2019, l’administration municipale de Shies déposa plainte une nouvelle fois contre Technoparc.

16Les habitants sollicitèrent les services étatiques de contrôle et de surveillance de l’environnement : Rosprirodnadzor, le Service fédéral de surveillance des ressources naturelles, Rosvodresursov, l’Agence fédérale des ressources en eau et Rostekhnadzor, le Service fédéral de surveillance de l’environnement, de la technologie et de la gestion nucléaires. Les deux premiers dépendent du ministère des Ressources naturelles et de l’Environnement, le troisième est sous le contrôle direct du gouvernement fédéral. Les directions régionales de ces services ont émis des avis défavorables au projet de décharge, mais leur pouvoir de contrainte est limité. En Russie, la question environnementale n’est pas prioritaire pour le gouvernement fédéral, et encore moins depuis le début des années 2000 (Raviot, 2005). L’exploitation des ressources et leur protection se retrouvent au sein d’une même entité dans un rapport de force défavorable quant à la protection de l’environnement. L’exploitation des ressources naturelles constitue la base de l’économie russe. Les principaux revenus qui alimentent le budget de l’État proviennent des industries extractives. Certains analystes, comme l’historien Alexandre Etkind (2013), comparent l’État russe avant tout à une machine à produire de l’argent par l’exploitation du gaz. Le caractère, ici extractiviste, du capitalisme russe et les formes de prises en compte de la question environnementale entretiennent en effet des relations d’interdépendance (Chiapello, et al., 2020).

17En août 2018, la branche locale de Rosprirodnadzor souhaita procéder à un contrôle du chantier de Shies. Technoparc ne présenta aucun document d’autorisation d’abattage. Fin janvier 2019, des représentants de la Prokouratoura et des services régionaux de Rosprirodnadzor et Rostekhnadzor menèrent une inspection du chantier, à la suite de nombreuses plaintes d’habitants et de députés locaux. En février, Rosprirodnadzor infligea, par voie judiciaire, une faible amende de 50000 roubles (700 euros) à GBU « Avtomobil’nye dorogi » pour défaut de permis de construction. En mars 2019 encore, Rostekhnadzor déclara illégale la construction et poursuivit en justice la compagnie. En mars 2019, la Cour de justice d’Arkhangelsk donna raison à Technoparc. Le dossier du procès révéla par ailleurs que, contrairement à ce que la compagnie avait présenté publiquement, 300 et non 3 hectares de forêt étaient concernés par le projet et que le site recevrait de Moscou 2,3 millions de tonnes de déchets par an, pendant vingt ans, et non une demi-tonne. En mars 2019, Rosprirodnadzor poursuivit la compagnie pour forage de puits sans autorisation et réclama une amende équivalant à 11000 euros. La Cour de justice d’Arkhangelsk reconnut l’infraction, mais réduit l’amende de moitié. En avril, Rosvodresursov, qui contrôle le district hydrographique de Dvinsko-Pechora, émit également un avis négatif sur le projet, qui selon lui ne respectait pas les règles sanitaires, et sur la décharge, qui émettrait des matières toxiques, lesquelles se retrouveraient dans l’eau potable et dans la rivière Vytchegda. Le site se trouve en effet dans une zone spéciale protégée qui constitue une source d’approvisionnement en eau potable pour les populations environnantes. Shies se situe sur une tourbière non loin de la rivière Vytchegda, longue de plus de 1000 kilomètres, qui prend sa source dans l’Oural, traverse le territoire de la République des Komis, puis la région d’Arkhangelsk et se jette dans la mer Blanche, au sud de la mer de Barents. La pollution concernerait ce territoire grand comme la France (et officiellement peuplée de 1,1 million d’habitants en 2018) et la mer Blanche, dont les enjeux politiques et stratégiques liés à l’Arctique sont considérables (Vaguet, 2007 ; Marchand, 2008).

18Les habitants demandèrent à plusieurs reprises l’organisation d’un référendum sur l’interdiction de l’importation dans leur région d’ordures provenant d’autres régions. Les députés régionaux rejetèrent leur demande. Le 25 avril 2019, le tribunal régional d’Arkhangelsk déclara illégale la décision des députés de refuser la tenue d’un tel référendum. Après cela, le gouverneur, Igor Orlov, le conseil régional et le parquet de la région d’Arkhangelsk firent appel de la décision du tribunal régional auprès de la Cour suprême. Le 25 juin 2019, la Cour suprême, la plus haute juridiction du pays, annula la décision du tribunal régional. La tenue d’un référendum sur la question était jugée définitivement illégale.

Conflit régional et répressions publiques

19En octobre 2018, les habitants d’un village proche de Shies, Madmas (République des Komis), bloquèrent le passage des camions venus livrer du sable et du gravier au chantier. D’autres habitants installèrent et occupèrent à partir de décembre un wagon près du chantier pour suivre l’avancée des travaux, documenter les violations et les publiciser sur Internet. À partir de février 2019, quatre points de contrôle furent actifs en permanence, deux près de Shies et deux près de Madmas, pour surveiller et bloquer les camions sur des routes de terre interdites à la circulation, car proches de pipelines de gaz. Le blocage des routes occasionna de fait l’arrêt du chantier. Un campement fut dressé non loin du chantier à partir de la mi-mars. Toutes les actions des habitants sont non-violentes car les habitants engagés dans la lutte savent qu’ils peuvent aisément être condamnés à de lourdes amendes et des peines de prison. Ils sont également conscients que nombre d’habitants des alentours sont des chasseurs et sont donc armés. Le commanditaire du projet fit appel, de son côté, à une compagnie de sécurité privée de Moscou, Garant bezopasnosti. Face au blocage des routes par les habitants, le chantier se fit livrer l’essence par voie ferrée, empruntée par des trains de passagers (cette pratique est dangereuse et passible de poursuites pénales) et, à partir du 10 mai, par hélicoptère et, le 15 mai, sous la protection de la Garde nationale.

20Les mobilisations contre la décharge occasionnèrent des répressions multiples. Celles-ci prirent d’une part des formes classiques pour le contexte russe. Par exemple, dans la nuit du 14 au 15 mars 2019, des habitants tentèrent de bloquer le passage d’une pelleteuse du chantier. La pelleteuse roula sur un wagon installé au bord du chemin par les habitants et fit un blessé. La pelleteuse cala et son conducteur sortit de son véhicule et, visiblement ivre, tomba sur un arbre, selon les témoignages des villageois. Le premier, blessé, fut hospitalisé, le second refusa les soins. La police arriva sur les lieux plusieurs heures après l’incident, malgré les appels répétés des habitants. Le lendemain, de faux comptes sur le réseau social VKontakte accusèrent les habitants d’avoir frappé le conducteur de la pelleteuse, jusqu’à lui briser la colonne vertébrale. Le journal progouvernemental Echo Severa avança que les villageois lui avaient jeté des cocktails Molotov [3]. Les jours suivants, des habitants furent arrêtés. Une procédure judiciaire fut lancée contre des habitants de la région, dont Valeri Dziouba, un villageois d’Ourdoma, accusé de tentative d’homicide alors qu’il n’était pas présent sur les lieux (selon les villageois et comme l’attestent les vidéos). Les poursuites, lourdes, furent abandonnées sept mois après, à l’automne 2019. Ensuite, en mai et en août 2019, des militants et un journaliste furent violemment frappés par des agents de la compagnie de surveillance privée du site. Certains furent hospitalisés. Selon un mode opératoire habituel en Russie pour des projets d’aménagement illégaux, des agents de sécurité privés frappent des manifestants en présence d’agents de police qui observent sans agir. Toute tentative des manifestants de se défendre face aux vigiles est interprétée par les agents de police comme une infraction pénale ou administrative, qui ensuite procèdent à des arrestations et des poursuites judiciaires. Ces entreprises de protection privées et légales sont en fait des milices issues de la sécurité d’État et des services de renseignement : elles sont dans leur grande majorité gouvernées par d’anciens officiers des organes coercitifs de l’État et elles entretiennent des relations privilégiées avec ces derniers (Volkov, 2016). Elles correspondent à la fois à une externalisation d’une prérogative publique vers le marché (processus qui a cours depuis le passage de la Russie à une économie de marché dans les années 1990) et à une incorporation des dispositifs développés dans le secteur privé au sein de l’offre publique en matière de sécurité. Ce dernier aspect est un phénomène global (Rigakos, 2002).

21D’autres répressions sont liées aux manifestations de rue, notamment celles organisées dans la capitale de la région, Arkhangelsk. En avril 2019, lorsque les habitants organisèrent une « promenade » à travers les quartiers centraux de la ville, alors que les autorités le leur interdisaient (ce qui est contraire à la Constitution), une cinquantaine de manifestants furent condamnés à des amendes pour un montant total d’un équivalent de 30000 euros. D’autres moyens de répressions furent mis en place : saisie de tracts, perquisitions, amendes administratives (jusqu’à 6000 euros), arrestations pendant plusieurs jours, menaces, etc.

22D’autres mesures répressives concernent les procès basés sur des faits survenus en ligne (Van der Vet, 2019). En Russie, les jugements peuvent être rendus plusieurs années après la publication, même si le contenu incriminé a depuis été supprimé par l’utilisateur. Ces jugements concernent des personnes ciblées par les services de renseignement, qui vont chercher a posteriori dans les archives de l’Internet des contenus (Gabdulhakov, 2020). Différents textes ont été utilisés contre les habitants impliqués dans la mobilisation de Shies : l’article 5.26.2 du Code des infractions administratives a été appliqué pour accuser des personnes d’avoir offensé les sentiments religieux de citoyens pour avoir « reposté » des mèmes athées sur leur page VKontakte (amende de 200 euros). D’autres personnes ont eu des peines en lien avec une nouvelle loi signée le 18 mars 2019 par le président Poutine, criminalisant le « manque de respect » manifesté sur Internet pour l’État russe, ses organes et ses symboles (article 20.2.3 du Code des infractions administratives). Enfin, une autre loi (article 13.15.10 du Code des infractions administratives), entrée en vigueur également le 18 mars, visa une militante d’Arkhangelsk, Elena Kalinina, le 25 avril 2019 pour diffusion de « fausses nouvelles » (627 euros) parce que, le 26 mars, elle avait publié sur son compte VKontakte une annonce pour le rassemblement du 7 avril, qui n’était pas encore autorisé. Des poursuites ont aussi été engagées contre les avocats de la cause. L’appartement d’Oksana Vladika, une avocate bien connue à Arkhangelsk qui défend de nombreux militants arrêtés dans le cadre de la mobilisation, a été perquisitionné le 14 octobre 2019 par la police qui avait prétendument trouvé du matériel pornographique sur son compte VKontakte publié sept ans auparavant (article 242 du Code pénal). Ses ordinateurs portables, ses téléphones et son ordinateur de bureau ont été saisis.

23En outre, les autorités peuvent choisir de saisir le matériel utilisé par les militants pour accéder à l’Internet. Suite à l’incident survenu dans la nuit du 14 au 15 mars 2019, la police saisit le matériel audio, vidéo et informatique des occupants du campement de Shies le 1er avril. Le 19 avril, elle saisit le wagon où les habitants avaient installé un point d’accès Internet Wi-Fi. Un autre type de répression est le blocage permanent des groupes ou des pages personnelles sur le réseau social VKontakte. Dans le cas des Shies, VKontakte reçoit des demandes du gouvernement, par l’intermédiaire du bureau de Roskomnadzor, le Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse, pour bloquer des événements, des groupes et des pages.

24Les procès intentés n’ont pas mené les personnes à la prison dans le cas de Shies, mais ils ont occasionné chez les personnes poursuivies une perte d’argent, de temps et d’énergie. Ces techniques épuisent les militants et effraient les habitants. Ensuite, la menace d’utiliser la loi peut avoir un impact psychologique et dissuasif crucial (Israël, 2020). De plus, lorsqu’elle saisit les ordinateurs et les téléphones de personnes, la police peut accéder directement à leurs données, fournissant des informations utiles aux autorités dans le cadre d’une mobilisation. La répression liée à Internet diffère également selon le contexte revendicatif : elles ont été particulièrement déployées lors d’événements sensibles comme des rassemblements (tels que celui du 7 avril 2019). Elles sont coconstruites par les relations que les autorités entretiennent avec les habitants : la police de la région d’Arkhangelsk fut beaucoup plus active à cet égard que la police de la République des Komis. La répression par Internet et la mise en œuvre de la législation varient selon les régions. En outre, ces cas rendent visible la question de la surveillance numérique. Ils montrent qu’elle est massive et invasive, et que les documents sont stockés pendant de nombreuses années sur les serveurs des réseaux auxquels la police a facilement accès. Tous les internautes sont potentiellement vulnérables aux répressions légales. L’État collecte, accumule et traite des données et des informations à des fins de contrôle social et de maintien de l’ordre. Cette activité traditionnelle des forces de l’ordre s’est considérablement accentuée avec l’informatisation de la vie sociale (Gautron, 2019). L’État opère en même temps un profilage politique : les personnes engagées dans des mobilisations sont davantage surveillées, contrôlées, arrêtées et judiciarisées. La surveillance comporte à la fois des aspects automatisés (toutes les données sont systématiquement enregistrées sur les comptes de VKontakte) et des aspects classiques (dénonciation par des tiers, perquisitions et interrogatoires).

Agir dans l’ombre. Les pratiques d’influence en ligne et les répressions cachées

25À partir de l’automne 2018, les habitants découvrirent sur les écrans de télévision ou les réseaux sociaux des vidéos présentant positivement le projet de décharge à Shies. La région de Moscou lança une campagne publicitaire en faveur du projet sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux de la région d’Arkhangelsk, par l’intermédiaire de la société Technologies de l’information de Moscou dont une des missions est de rémunérer des journaux pour publier des articles et des usagers pour écrire des messages et des commentaires sur les réseaux sociaux vantant l’action de la mairie. Un groupe Eco-Technoparc Shies apparut sur le réseau social VKontakte à la mi-octobre 2018 et des messages publicitaires le concernant défilèrent sur le fil d’actualité des comptes de ce réseau social des habitants de la région d’Arkhangelsk [4].

26Des actions de répression sont effectuées en ligne ou concernent directement l’Internet sans que l’État en revendique la responsabilité (Poupin, 2021). Face à des manifestations facilitées par Internet, les gouvernements peuvent tenter d’en limiter l’utilisation et couper le réseau. Fermer ou limiter l’accès est une démonstration de force technologique et matérielle (Vargas-Leon, 2016). Le 23 octobre 2019, dès 3 heures du matin, le village d’Ourdoma fut privé d’Internet et d’électricité, et souffrit de problèmes d’accès au réseau. Cette interruption avait pour but de permettre la livraison de carburant au chantier, encadrée par la Garde nationale (Rosgvardia), un organe créé en 2016 lors de la réorganisation des forces du ministère de l’Intérieur et placé directement sous le contrôle du Président russe, et des OMON de la République de Komis (unités spéciales de la police, équivalent aux CRS français).

27Il existe également des actions extrajudiciaires de blocage de groupes sur Internet, dont les auteurs sont anonymes. La page personnelle de Dmitri Sekushine, militant d’Arkhangelsk et administrateur du groupe « La Poméranie n’est pas une décharge », a été piratée à plusieurs reprises depuis l’automne 2018. Des hackers non identifiés prirent le contrôle de son compte, supprimèrent tous les véritables administrateurs du groupe (afin que ces derniers ne puissent pas contrôler la situation) et postèrent des messages provocateurs sur le groupe. Ils bloquèrent également les commentaires dans le groupe, afin que personne ne puisse les dénoncer. Le 30 novembre 2019, la page de la militante d’Arkhangelsk Elena Kalinina, administratrice du même groupe « La Poméranie n’est pas une décharge ! », fut piratée. VKontakte lui annonça que son compte était corrompu et l’invita à entamer une procédure de restauration de l’accès à la page en envoyant son numéro de téléphone. Le numéro fut sans doute intercepté par un équipement SORM, que peu de personnes possèdent, à part les services de police… Après cette manipulation, 10000 membres du groupe et toutes les données de celui-ci furent supprimés. Ces activités de piratage constituent une stratégie massive visant à neutraliser les voix dissidentes en Russie (Sanovich, et al., 2018). Elles ne requièrent aucune implication officielle de l’appareil d’État, même si la présence de ce dernier reste latente et que celui-ci irriguerait, sur le plan financier, ce type de pratiques. Les liens de ces activités avec le pouvoir sont cependant supposés, car difficiles à préciser empiriquement. Ces pratiques renvoient à une image insaisissable d’un État censeur, invisible et dématérialisé.

28Ces répressions en ligne, légales ou cachées, semblent être utilisées comme une tactique d’intimidation. Comme la pénétration d’Internet a augmenté ces dernières années dans les régions russes et qu’Internet est devenu une source principale d’information et un moteur d’action collective pour beaucoup de personnes, son effet politique est sans doute pris en compte par les décideurs politiques et les services de police.

Poutine, l’homme fort providentiel

29Face à de nombreuses et intenses mobilisations contre des équipements de traitement des déchets ménagers dans la région de Moscou en 2017 et 2018, le Président Poutine avait publiquement rappelé à l’ordre le gouvernement de Moscou, qui ensuite ferma plusieurs équipements controversés et décida d’exporter ses déchets dans d’autres régions. Les grandes mobilisations d’avril 2019 dans la région d’Arkhangelsk occasionnèrent une même séquence. Le président Poutine déclara le 16 mai lors d’un forum du Front populaire panrusse, un mouvement mis en place en 2011 par lui-même, alors Premier ministre russe, dans le but de fournir de nouvelles idées au parti au pouvoir Russie unie : « Moscou ne peut pas se laisser envahir par les ordures, c’est une ville de dix millions de personnes. Mais il n’est pas non plus nécessaire de créer des problèmes dans d’autres régions. En tout état de cause, il convient de dialoguer avec les personnes qui y vivent. Je vais bien entendu parler au dirigeant de la région et à Sergei Semenovich Sobyanin [le maire de Moscou]. Ils ne peuvent pas résoudre le problème en privé sans demander l’avis des personnes qui vivent à proximité de ces sites. » [5] Le maître d’ouvrage Technoparc réagit rapidement à ses propos et installa une petite tente près du site de construction avec des prospectus et une affichette invitant les habitants du secteur à poser leurs questions le 10 juin à 12 heures, au cœur de la forêt. La région de Moscou décida de suspendre les travaux à partir du 15 juin.

30En juin, le Président Poutine demanda aux gouverneurs régionaux de Moscou et d’Arkhangelsk de sonder pendant l’été l’opinion publique au sujet du projet. Ceux-ci ne répondirent pas à l’appel. Les habitants engagés organisèrent eux-mêmes un sondage, récoltèrent près de 60000 formulaires répondant aux normes en vigueur sur les places publiques et en faisant du porte-à-porte dans toute la région d’Arkhangelsk. Ils vinrent ensuite les déposer à l’administration présidentielle à Moscou, à la fin de l’été. L’extrême majorité des sondés étaient contre le projet. Selon d’autres sondages d’opinion publique, menés en août par le Centre Levada, une organisation non gouvernementale indépendante de recherches sociologiques et de sondages, et le centre Focus de Severodvinsk (près d’Arkhangelsk), respectivement 95 % et 98,3 % des personnes interrogées se prononçaient contre le projet de décharge à Shies.

31En janvier 2020, le tribunal régional d’Arkhangelsk donna suite à la plainte de l’administration d’Ourdoma déposée en février 2019 : il rejeta l’aménagement et obligea le constructeur à démonter le chantier illégal. En avril, le gouverneur de la région d’Arkhangelsk, Igor Orlov démissionna, et celui de la République des Komis, Sergei Gaplikov, fut licencié pour sa mauvaise gestion de la pandémie de coronavirus. Ces deux gouverneurs n’étaient pas élus, mais avaient été désignés par le pouvoir fédéral. Leurs remplaçants, Alexander Tsiboulski (région d’Arkhangelsk) et Vladimir Ouiba (République des Komis) se prononcèrent contre le projet de décharge à Shies. Le 2 juin, un arrêté du Gouvernement de la région d’Arkhangelsk annula l’accord qu’il avait signé avec la société Technoparc faisant de la décharge un projet d’investissement prioritaire pour la région. Des travaux de restauration du territoire forestier furent lancés. Le 26 octobre, la 14e cour d’appel d’arbitrage de Vologda confirma la décision de la cour d’arbitrage de la région d’Arkhangelsk quant à l’illégalité des travaux conduits par Technoparc et l’obligation de démolition de ce que la société avait construit à Shies sur le terrain appartenant aux chemins de fer russes. Depuis l’automne, Technoparc démonte peu à peu le site.

32Cet article a voulu dégager quelques réactions des pouvoirs publics face à la mobilisation contre le projet de décharge à Shies, dans le Grand Nord russe. L’approche développée ici opte pour une description des institutions et des régulations en « train de se faire » d’un État envisagé au concret par une démarche en termes de problèmes publics. Parmi les modes d’existence de l’État, l’enquête a montré le désengagement des fonctions d’intervention de l’État fédéral dans la conduite des grands projets d’aménagement. Ce sont les régions de Moscou et d’Arkhangelsk qui ont conçu et porté le projet. Longtemps les institutions juridiques sont restées silencieuses sur la régularité et la légalité de la procédure par laquelle le projet d’aménagement a été conduit. Le jeu du droit parvint à ce que des usages non légaux du foncier et le déroulement du projet puissent être réalisé en dehors des cadres de la loi. Il montrait aussi que l’État ne semblait pas avoir l’autorité ou la volonté de décider entre des usages concurrents (celui des promoteurs du projet contre celui des habitants). Cette absence d’engagement de l’État fait peser le doute sur la certitude de droits pourtant formalisés dans la législation et dont les habitants demandaient la mise en œuvre face à un projet d’aménagement qui semblait totalement y échapper. La situation correspond en apparence à un retrait de l’État. Il s’agit plutôt de son redéploiement ou de la mise au pas des intérêts publics sur ceux du marché du traitement des ordures et de leurs représentants. Les mécanismes de marché se sont imposés dans les modes d’action les plus étatiques. Derrière la prégnance d’un discours présidentiel sur « la verticale du pouvoir », le phénomène d’encastrement entre le privé et les pouvoirs publics entretient une confusion. Le caractère flou des frontières étatiques pose des problèmes de légitimité d’une politique déjà controversée. Une autre forme concrète de l’exercice de la souveraineté concerne les répressions policières et judiciaires menées contre les opposants au projet. Celles-ci ont revêtu des formes à la fois classiques et plus récentes, sur Internet. Autrement dit, l’État laisse faire le privé, sauf lorsque la situation tourne au conflit incontrôlable. Dans ce cas, le président Poutine reprend le dossier et met en scène publiquement son rôle de chef de l’État. Les apparences sont sauvées, mais elles ne ramènent pas la confiance perdue des citoyens à l’égard de l’État du fait de la brutalité des expériences traversées pendant la mobilisation contre le projet.

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Mots-clés éditeurs : Action publique, relations public-privé, Russie, déchets, mobilisations

Mise en ligne 08/07/2021

https://doi.org/10.3917/rfap.178.0039
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