Couverture de RFAP_174

Article de revue

Introduction. L’administration hospitalière, entre pandémie virale et épidémie de réformes

Pages 301 à 315

Notes

  • [1]
    La traduction est la nôtre. Henry Mintzberg, né en 1939, est un chercheur canadien en sciences de gestion à l’université McGill (il a dispensé des cours à l’INSEAD), considéré comme le « pape » du management en santé. On lui doit notamment la conceptualisation célèbre de l’hôpital comme « bureaucratie professionnelle ». Il a été consulté par de très nombreux gouvernements. Son évaluation très critique de la conception dominante du management – enseignée dans les MBA et les business schools – mérite donc que l’on s’y arrête.
  • [2]
    Depuis plusieurs années, le ministère des finances milite pour une fusion du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et du projet de loi de finances (PLF), ce qui conduirait de facto à l’unification du « pilotage » du système de santé, qui est aujourd’hui bicéphale (Pierru, 2011).
  • [3]
    À quoi il faut ajouter la découverte de stocks stratégiques de masques en déshérence et l’incapacité à produire la quantité nécessaire de tests pour limiter le confinement aux foyers épidémiques (clusters).
  • [4]
    Zoé, par opposition à bios, la vie biographique ou vécue.
  • [5]
    Les enquêtes sur l’évolution des conditions de travail des soignants s’accordent sur un constat : cet hôpital de flux est d’abord, vu des services hospitaliers, un hôpital qui fonctionne à flux tendus.
  • [6]
    Le « dossier médical personnalisé » (DMP), enlisé depuis 15 ans dans le sable des rapports de force du système de santé pour un coût jugé exorbitant, est à cet égard un cas d’école, au point qu’il a été rebaptisé ironiquement « dossier mal parti » (Pierru, 2011).
  • [7]
    Jean de Kervasdoué a été un des acteurs-clés de l’affirmation de l’administration hospitalière, notamment en important des États-Unis, dans la première moitié des années 1980, les Diagnosis Related Groups rebaptisés « programmes de médicalisation des systèmes d’information », nomenclature qui est au fondement de la tarification à l’activité. Il a été, par la suite, un observateur vigilant et critique des évolutions du système de santé français, auteur de quantité d’ouvrages d’analyse et d’interventions sur le sujet.
  • [8]
    Certaines attentes disproportionnées à l’endroit des potentialités de la mal nommée « intelligence artificielle » participent du renouveau des grilles de lecture cybernétiques (Cardon, 2019).
  • [9]
    Le politiste Marc-Olivier Déplaude a étudié un cas édifiant de ces jeux de pouvoir – en l’occurrence entre médecins libéraux, élites hospitalo-universitaire, direction du budget, ministère de la santé –, celui des numerus clausus (Deplaude, 2015).
  • [10]
    Ainsi que l’a amplement documenté la littérature inspirée par le néo-institutionnalisme sociologique (Powell, DiMaggio, 1991 ; Thornton et al., 2012), les phénomènes de mimétisme sont ici particulièrement prégnants en raison de la forte incertitude et de la complexité auxquelles sont confrontés les décideurs politiques et administratifs (pour un bilan de cette littérature et son application aux fusions hospitalières, cf. [Pierru, 2014]). Les modes managériales jouent alors le rôle de réducteur d’incertitudes et/ou de risques pour ceux qui les adoptent.
  • [11]
  • [12]
  • [13]
    La « vaccine » est un procédé qui a pour but d’introduire un peu de mal pour dire le plus grand bien d’un « système ». La recherche de fusibles administratifs – individus ou agences – est une stratégie classique de ce mythe en politique.
English version
« Le management est-il alors le problème ? Beaucoup de professionnels du soin le croient. Ce n’est pas mon cas. Un système de soins ne peut fonctionner sans management, mais il peut, à coup sûr, fonctionner sans une forme de management qui est devenue trop commune. Je l’ai baptisée “management télécommande” en ce qu’elle est détachée des opérations de travail qu’elle cherche à contrôler. Il a échoué dans le monde industriel, d’où il vient. Dans le système de soins, il réorganise sans relâche, il quantifie jusqu’à la folie, promeut une forme héroïque de leadership, introduit de la concurrence là où il faudrait de la coopération et, finalement, allègue que l’ensemble devrait être géré comme une entreprise. Plus il se déploie, plus le système de soins devient dysfonctionnel. »
Henry Mintzberg (2017) [1]

1La thématique du présent dossier peut sembler rebutante. Étudier l’administration de la santé, en particulier celle des hôpitaux, ne fait a priori pas rêver. Univers opaque, saturé d’acronymes, maillé par un enchevêtrement d’institutions, dominé par le jargon des « experts »… Il faut du courage pour s’y pencher ! À bien des égards, l’administration française de la santé est un maquis dans lequel seuls quelques initiés savent se repérer et trouver leur chemin. Étant donné l’« hospitalo-centrisme » français, ou, dit autrement, le fait que l’hôpital est le centre de gravité de l’offre de soins depuis la réforme Debré de 1958, l’administration hospitalière est très largement le cœur de l’administration sanitaire puisque la régulation de la médecine de ville demeure le pré carré de l’assurance maladie. Dans les jeux internes à l’administration centrale de la santé, la direction générale de la santé (DGS) est un « poids plume » par rapport aux deux autres principales directions que sont la direction de la sécurité sociale (DSS) – celle de Pierre Laroque ! – et la direction générale de l’organisation des soins (DGOS), qui, depuis plusieurs années, tente d’empiéter sur la « gestion du risque maladie », notion inventée par la branche maladie de la sécurité sociale pour se défendre des tentations d’absorption par l’État [2]. C’est l’administration hospitalière qui sera au cœur de ce présent dossier, même si, on a pu le constater lors de la pandémie du Covid-19, cette administration est imbriquée dans l’administration de la santé lato sensu (ainsi, les agences régionales de la santé [ARS] exercent certes une tutelle sur les établissements de santé, mais elles ont aussi des missions en matière de médecine de ville, de prévention, de médico-social, de sécurité sanitaire). Au demeurant, c’est bien l’hôpital qui a été en première ligne pendant la pandémie, la médecine de ville occupant une position marginale – certains l’ont d’ailleurs déploré – dans la réponse du système de santé.

2Toutefois, malgré ces caractéristiques historiques peu attrayantes, la pandémie du Covid-19 a remis cette administration au centre du débat public, comme à chaque crise sanitaire. Il n’est pas ordinaire de voir chaque soir le directeur général de la santé faire le point sur les chaînes d’information continue ! Toute crise sanitaire met à l’épreuve, en effet, la légitimité des États, en tant que leur monopole de la violence physique légitime a pour contrepartie la protection de leurs ressortissants. Les journalistes, comme les autres Français, ont appris, dans le contexte inédit du confinement, à manier les acronymes et à démêler l’écheveau des prérogatives – pour ne pas parler des « responsabilités » – de la DGS, de Santé publique France, de feu l’EPRUS (établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires, qui jusqu’à sa fusion dans Santé publique France gérait le stock dit « stratégique » de masques qui a tant défrayé la chronique), des ARS, mais aussi à évaluer les effets de la T2A (tarification à l’activité) et de l’ONDAM (objectif national des dépenses d’assurance maladie) sur la fragilisation de l’hôpital public, au moment où ce dernier s’apprêtait à affronter l’afflux de patients touchés par le Covid-19.

3À cette occasion, les analyses, critiques et revendications portées par les mobilisations hospitalières de la fin d’année 2019, parties des services d’urgence pour gagner l’ensemble de l’hôpital (Grimaldi, Pierru, 2020), ont trouvé un triste écho. Les réformes de l’hôpital ainsi que la forte contrainte budgétaire ont été plus que jamais mises sur la sellette : le confinement généralisé a parfois été dénoncé comme le revers de la médaille de capacités hospitalières amoindries et minées par le déploiement des recettes et instruments du New Public Management[3]. Cela étant dit, la gestion politique de la pandémie de Covid-19 a soulevé des questions et mis en évidence des dynamiques politiques qui débordent largement les critiques professionnelles et savantes des réformes hospitalières qui se sont accumulées ces vingt dernières années. La pandémie a joué, en effet, comme un révélateur, au sens photographique, de plusieurs tensions qui traversent le gouvernement des hommes au xxie siècle, à l’épreuve des menaces sur la vie des gouvernés dans des sociétés développées vieillissantes. Il est d’abord utile de rappeler les caractéristiques de ce gouvernement, en lien avec les thématiques abordées dans le présent dossier, afin de mieux les mettre en perspective et d’en faire ressortir le caractère contingent ou non. Dans un second temps, nous présenterons les contributions qui abordent l’administration hospitalière sous trois angles : la morphologie administrative, les dynamiques professionnelles, les instruments d’action publique. Enfin, dans un troisième et dernier temps, nous esquisserons les lignes d’évolution possibles de l’administration hospitalière à la suite de la pandémie du Covid-19.

La vie à tout prix, ou le gouvernement des hommes sous tensions

4Au moins quatre tensions peuvent être identifiées à cet égard.

5Didier Fassin a montré que le gouvernement des hommes est, depuis la fin des années 1980, mu par une double raison : humanitaire et sécuritaire, attelage dont la cohérence est loin d’être toujours garantie, comme le montre tristement le sort réservé aux migrants qui tentent de traverser la Méditerranée, et dont la tonique varie selon les périodes (Fassin, 2018a). « Le vocabulaire de la souffrance, de la compassion, de l’humanitaire, écrit Didier Fassin à propos de la raison humanitaire, fait ainsi partie, au niveau national comme international, de notre vie politique : il sert à en décrire les enjeux et à en argumenter les choix » (Ibid., p. 9). Cette raison humanitaire tend à occulter la dimension historique et politique des situations au profit de l’urgence et de la compassion ; elle se substitue à l’attente de justice sociale et de respect du droit ; elle assigne les individus au statut de « victimes » (Fassin, Rechtman, 2007). Partant, la citoyenneté contemporaine serait de plus en plus réduite aux acquêts d’une « citoyenneté biologique » qui fait de la vie nue [4] le bien suprême (Fassin, 2018b). Les enjeux politiques tendent à être de plus en plus recodés dans les termes sanitaires – la maladie joue de plus en plus le rôle de métaphore pour parler du monde social (Sontag, 2009) – tandis que la médicalisation de l’existence, poussée par de nouveaux moteurs, connaît une accélération (Conrad, 2007 ; Del Volgo, Gori 2005). L’État tend, dès lors, à se réclamer de plus en plus d’une « bio-légitimité » qui a été percutée de plein fouet par la pandémie de Covid-19. Cette dernière a alors, au moins pour un temps, réconcilié raisons humanitaire et sécuritaire : c’est au nom de la protection de la vie, « quel qu’en soit le prix », qu’ont été considérablement réduites les libertés publiques.

6La raison humanitaire est celle de l’empire des valeurs, des émotions et des affects qui circulent autour de la prééminence donnée à la vie biologique et physique des individus. Ce fut évident à l’acmé de la crise du Covid-19 : célébrations quotidiennes, aux balcons, des « héros en blouse blanche », appels à la « protection de nos aînés » et à la « concorde nationale », dénonciation des controverses naissantes comme autant de mauvais coups portés par « l’arrière », pour reprendre la métaphore guerrière du président de la République, aux héroïques soignants montés en première ligne. Le gouvernement humanitaire, adossé à la « bio-légitimité », est une politique du consensus moral qui redouble le rétrécissement du champ de la délibération collective qu’entraîne le déploiement de la raison gestionnaire dans l’action publique (Ogien, 1995). Le binôme gestion/morale est un puissant levier de dépolitisation des questions de santé et, plus spécifiquement, d’occultation des « politiques de la vie » qui font que certaines vies comptent – parfois au sens actuariel du terme – plus que d’autres (Fassin, 2018b). À cet égard, les premières enquêtes épidémiologiques montrent que la pandémie de Covid-19 n’a pas frappé socialement au hasard. Sans même évoquer la situation des sans domicile fixe et des migrants lors du confinement, on sait maintenant que les patients hospitalisés en raison du Covid-19 étaient des personnes âgées et/ou souffrant de pathologies chroniques (obésité, diabète, hypertension, maladies psychiatriques, etc.). Or, ces pathologies chroniques touchent d’abord les catégories populaires, celles-là mêmes qui étaient dans les situations les moins favorables pour faire face au confinement (logements exigus) et qui, bien souvent, étaient sommées de se rendre au travail afin de permettre une vie économique et sociale minimale (chauffeurs-livreurs, caissières, aides à domicile, baptisés avec justesse les « premiers de corvée », etc.), tandis que 451000 Parisiens des catégories moyennes et supérieures « migraient » vers leurs résidences secondaires (INSEE, 2020). De même, dans la séquence du déconfinement, la thématique du « péril jeune » a trouvé une nouvelle… jeunesse, les comportements des « jeunes » étant accusés par certains d’être irresponsables à l’endroit de leurs « aînés ». Enfin, la grave récession économique causée par le confinement risque de faire d’abord sentir ses effets sur le bas de la hiérarchie salariale, avec des conséquences indirectes importantes sur la santé (Haut Conseil de la santé publique, 2016).

7La tension entre éthique et politiques de la vie est donc aussi constitutive du gouvernement contemporain : la protection à tout prix de la vie biologique s’accommode de vies vécues inégales, en quantité comme en qualité.

8De surcroît, un tel gouvernement, animé par la compassion envers les plus pauvres et les plus « fragiles », considérées comme de potentielles « victimes », heurte l’idéal de solidarité et d’universalité, celui de la citoyenneté sociale qui a présidé à la création puis à l’expansion du système de sécurité sociale et de l’hôpital public ouvert à tous après la Seconde Guerre mondiale, alors que ce dernier était jusqu’alors réservé aux indigents (Supiot, 2010). Aussi, la citoyenneté biologique percute la citoyenneté sociale et politique et, peut-être désormais nos libertés publiques, puisque la protection de la vie semble justifier l’inscription dans la loi ordinaire des dispositions d’exception de l’état d’urgence sanitaire. Des magistrats, des avocats, des militants des droits de l’homme s’en inquiètent en tout cas.

9Outre les tensions entre humanitaire et sécuritaire, entre éthique et politiques de la vie et la contradiction entre égalité et équité, ce type de gouvernement, en tant qu’il est saturé d’émotions et d’affects, est aussi en délicatesse avec la légitimité légale rationnelle de l’univers bureaucratique. On le sait, le fonctionnaire est censé faire son travail « sans haine ni passion », même si, bien sûr, la sociologie des organisations et des guichets de l’administration a fait litière d’un tel idéal type. Certes, acteurs politiques et administratifs ont toujours été des associés-rivaux ; à la dénonciation de la technostructure a fait, et fait toujours écho, la critique de l’incompétence et de la démagogie (aujourd’hui du « populisme ») – toutes deux coûteuses pour les finances publiques – des élus (Dulong, 1997 ; Dubois, Dulong, 1999). Cependant, l’avènement de la bio-légitimité et de la bio-citoyenneté aiguise, en les étendant, les zones de friction entre ces deux mondes, et ce d’autant plus que la pensée de la liquidité, puisant à l’économisme contemporain, s’applique désormais aussi à la vie (Bauman, 2013).

10Or, l’administration est l’univers, sinon de l’inertie, du moins des changements institutionnels incrémentaux, tant la défense des prés carrés, les routines, les procédures, les habitus de fonctionnaires, les pressions des « publics » des politiques publiques ont tôt fait d’enliser les élans réformateurs (Pierson, 1994, 2004). La littérature de sciences sociales et politiques consacrée à l’étude comparée des réformes des systèmes de santé a, depuis plus de vingt ans, très largement corroboré, avec des amendements, l’hypothèse d’une forte « dépendance au sentier parcouru » (path dependency) des institutions sanitaires nationales (Tuhoy, 1999). De façon plus prosaïque et pragmatique, exaspérés par ces « pesanteurs » et « cloisonnements », les réformateurs de l’hôpital ont rêvé, jusqu’à la crise du Covid-19, d’un « hôpital de flux » [5] ou d’un « hôpital aéroport » dans lequel le patient à peine atterri redécollerait immédiatement pour son domicile (Juven, Pierru, Vincent, 2019). Leur idéal était – est encore ? – celui d’une circulation aussi fluide que possible des patients entre les différents compartiments de l’offre de soins : médecine de premier recours, hôpital, médico-social, prévention. L’utopie de la liquidité se réclame des potentialités censément infinies des technologies de l’information et de la communication. Comme si la télémédecine et autre « Health Data Hub », pour ne prendre que cet exemple, allaient inciter des professionnels du soin à partager l’information s’ils ne veulent pas le faire ! Apparemment, certains réformateurs, pétris de technophilie, oublient la leçon première de la sociologie des organisations : la maîtrise de l’information, donc de l’incertitude, confère du pouvoir [6]. Or, dans la santé, les pouvoirs ne manquent pas (Hassenteufel, 1997 ; Bergeron, Castel, 2014).

Morphologie administrative, dynamiques professionnelles et nouveaux instruments : ce que mettent en lumière les contributions au numéro

11La médecine, particulièrement hospitalière, est travaillée depuis le xixe siècle par une puissante dynamique de spécialisation (Pinell, 2005), sur laquelle reviennent l’historien Christian Chevandier, professeur d’histoire contemporaine à l’université du Havre et auteur d’ouvrages de référence sur l’histoire de l’hôpital (Chevandier, 2009), et l’ancien directeur des Hôpitaux, ingénieur des eaux et forêts, Jean de Kervasdoué[7] dans leurs contributions respectives au présent numéro. Ce dernier souligne avec raison que le cœur de la « crise » actuelle réside dans l’inflation des connaissances médicales et de l’hyperspécialisation qui s’ensuit (et inversement l’hyperspécialisation débouche sur l’inflation des connaissances) (Mintzberg, 2017). Où l’on retombe sur les débats vieux comme la sociologie autour de la régulation de la solidarité organique et, finalement, sur les solutions qui avaient animé la nébuleuse solidariste dont Émile Durkheim et Marcel Mauss étaient des protagonistes éminents : comment éviter l’anomie alors que la division du travail s’approfondit ? L’anomie se traduit ici par des externalités négatives pour les finances publiques en plus de contribuer au creusement des inégalités sociales de santé et d’accès aux soins (il a été démontré que la désorganisation de l’offre de soins tolère, quand elle ne les crée pas, l’existence de filières de soins selon la catégorie socio-professionnelle et/ou le lieu de résidence).

12L’auteur de ces lignes prendra sous sa seule responsabilité l’idée selon laquelle surmonter les apories d’une division du travail médical potentiellement anarchique, coûteuse et dommageable à l’égalité d’accès et à la qualité des soins, surtout quand le principal défi est celui de la continuité des soins dispensés aux malades chroniques (Grimaldi et al., 2017), suppose de renouer avec ces ambitions politiques plutôt que de s’en remettre aux recettes aussi « tout terrain » qu’onéreuses des multinationales du conseil. Des problèmes politiques appellent des choix politiques et non des recettes managériales et technolâtres vendues abusivement comme neutres (car censément « techniques ») et quasi magiques (Juven, Pierru, Vincent, 2019, chapitre 4). Cette façon de concevoir et de poser le problème est bien plus stimulante que de discuter de tel ou tel indicateur de performance, selon une épistémologie réaliste dont l’histoire et la sociologie des statistiques ont depuis longtemps fait litière (Desrosières, 1992).

13Au fond, la réflexion administrative, même modernisée, reste hantée par la vieille pensée de la cybernétique [8]. Elle peine à appréhender le secteur de la santé pour ce qu’il est, c’est-à-dire comme une arène politique où coexistent, se concurrencent et s’opposent des intérêts professionnels, industriels, politiques, profanes. Le souci de transformer ce chaos en « système » à « réguler » est une pensée apolitique, la « gouvernance par les nombres » et la soumission du droit à l’esprit gestionnaire n’arrangeant rien (Ogien, 1995 ; Boltanski, 2009 ; Supiot, 2015). Rendu à ce point, et ayant pris acte de l’hégémonie de la « raison humanitaire » sur le gouvernement contemporain, on ne peut que conclure à l’aiguisement de la tension entre acteurs politiques et bureaucratiques.

14Le surinvestissement de la société française dans l’éducation – eu égard au déterminisme lourd des diplômes sur les trajectoires professionnelles – et dans la santé – eu égard à l’éthique de la vie comme bien suprême – a pour conséquence l’empilement de réformes peu ou pas évaluées, aux conséquences bureaucratiques dont la sociologie a bien documenté les cercles vicieux, quand il ne s’agit pas purement et simplement d’effets d’annonce et de politiques symboliques (Edelman, 1985). Ainsi, chaque ministre doit promouvoir « sa » réforme du système de santé, censée résoudre la « crise » dudit système. En un sens, les ministres de la santé agissent au moins autant par la volonté de laisser leur nom à une réforme que par obligation : ne rien faire serait déjà constitutif d’une faute politique. Surinvestissement social, activisme politique, surenchère bureaucratique : ces dynamiques se nourrissent les unes des autres dans les secteurs de l’éducation et de la santé, soit les principales composantes du « capital humain », qui est lui-même la condition de « l’adaptabilité » des individus à l’accélération des flux de la globalisation (Stiegler, 2019). Il s’ensuit une « politique de l’organisation » et de la réorganisation incessantes (Bezès, Le Lidec, 2016), avec son cortège de formalités bureaucratiques (Bezès, 2020) vécues par les professionnels du soin comme une entrave à la dimension prudentielle de leur métier (Champy, 2012). Réencastrer le phénomène bureaucratique dans son environnement politique et social permet, à la suite des réflexions de Béatrice Hibou, de ne pas considérer la bureaucratisation seulement comme une dynamique top-down puisque c’est le corps social dans son ensemble qui y participe (Hibou, 2012).

15La plupart des articles de ce numéro documentent ces dynamiques en privilégiant trois entrées : la morphologie administrative, les dynamiques professionnelles à l’aune d’un environnement institutionnel plus « intégré » et, enfin, les instruments d’action publique. Ce dossier s’efforce de faire dialoguer des chercheurs issus d’horizons disciplinaires différents (économie, histoire, sociologie, science politique) et des acteurs qui ont occupé ou occupent des postes de décision dans l’administration sanitaire.

16La contribution de Bernard Marrot, inspecteur des affaires sanitaires et sociales, ancien directeur régional des affaires sanitaires et sociales, restitue ainsi, d’un point de vue historique, la construction baroque de notre système de santé, tiraillé par de nombreux pouvoirs : édiles locaux, syndicats de salariés et patronat, syndicats de médecins, administrations longtemps (encore ?) faibles dans leurs niveaux central et déconcentrés, etc. De son côté, le politiste Renaud Gay (chercheur à l’IRES) montre comment l’administration centrale, en l’occurrence la direction des hôpitaux, devenue Direction générale de l’organisation des soins, a conquis une juridiction, en interaction avec les acteurs politiques et les autres administrations centrales à qui elle a disputé le magistère sur l’hôpital. Le grand entretien avec Édouard Couty, ancien directeur d’hôpital et conseiller-maître à la Cour des comptes ayant occupé le poste de directeur des hôpitaux au ministère de la santé, illustre, à la première personne, ces luttes de juridiction au cours des années 1980. De façon plus prospective, Laurent Chambaud, IGAS, ancien DG de l’ARS Île-de-France, ancien conseiller de la ministre de la santé Marisol Touraine et actuel directeur de l’École des hautes études en santé publique de Rennes, interroge la formation des « managers de la santé » de demain à l’aune de la trajectoire de l’administration sanitaire française : les tensions entre santé publique et management d’une part, entre formation académique (rapprochement avec l’université) et formation professionnelle d’autre part, sont au cœur de la politique de formation des hauts cadres de l’administration sanitaire – si tant est que l’on puisse parler de « politique » en la matière, car la question, qui, il est vrai, se prête assez mal aux effets d’annonce, est souvent délaissée par les réformes.

17Plusieurs articles montrent comment ces dynamiques et tensions entre politique et administration débouchent, au plan local cette fois, sur un processus d’intégration qui prend des formes différentes (Benamouzig, Pierru, 2011). La forme la plus radicale de cette grande intégration est celle de la fusion, comme dans le cas des ARS, devenues les boucs émissaires de la crise du Covid-19. Dans notre contribution, nous montrons justement comment les agences régionales de santé, dont il n’est pas exagéré de dire qu’elles visaient d’abord, dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques, à gérer la pénurie – chaque fusion devait se traduire par une baisse de 10 % du plafond d’emplois – étaient condamnées à l’échec tant leurs missions étaient aussi étendues… qu’irréalisables avec les moyens dont elles disposent. La création des ARS, à rebours du leitmotiv de la « territorialisation des politiques de santé », devenu le mantra de toutes les réformes, a débouché sur l’avènement d’un gouvernement à distance des établissements de santé comme des établissements médico-sociaux. La contribution de la sociologue Jingyue Xing (chercheuse au CNAM et associée au laboratoire PACTE de Grenoble) sur la transformation des relations entre ARS et EHPAD est, à cet égard, saisissante : les « tarificateurs » des premières considèrent de plus en plus les seconds comme des boîtes noires dans lesquelles elles n’ont pas à entrer (Moisdon, 2012). Un constat s’impose : si les ARS peuvent accompagner des dynamiques de mobilisation locale autour des questions de santé, elles n’ont pour le moment guère les moyens de les impulser. Autrement dit, un État sanitaire sans pseudopodes territoriaux solides contribue, certainement malgré lui, au renforcement des inégalités sociales et territoriales de santé et d’accès aux soins. De plus, dénoncées de toutes parts par les professionnels, les ARS sont aussi des lieux où s’opèrent des classements, déclassements et reclassements de corps (Bourdieu, 1979), comme le documente la contribution de Jingyue Xing.

18Le sociologue Hugo Bertillot (enseignant-chercheur à l’Université catholique de Lille et chercheur associé au Centre de sociologie des organisations) souligne, de son côté, comment la mise sur agenda politique du problème de l’inégale qualité des soins hospitaliers s’est traduite par la structuration d’espaces intermédiaires de gestion, vecteurs d’intégration, situés entre les tutelles et les professionnels du soin. Les critiques professionnelles à l’encontre de la bureaucratisation hospitalière visent particulièrement les acteurs de ces espaces intermédiaires où se côtoient soignants sortis du rang, directeurs d’hôpitaux, cadres infirmiers et… consultants, de plus en plus issus des multinationales du conseil. La contribution du sociologue Nicolas Belorgey (chercheur à l’IRISSO-Paris Dauphine) fait quant à elle un gros plan sur des acteurs de plus en plus présents et centraux dans ces espaces intermédiaires : les consultants (Belorgey, 2010 ; Henry, Pierru, 2012 ; Engwall et al., 2016). L’intérêt de ces différentes contributions est de montrer comment ces espaces intermédiaires de gestion tentent de fabriquer leur légitimité dans un monde où la domination médicale a longtemps été sans partage, en hybridant les capitaux professionnels, bureaucratiques et gestionnaires. La question des consultants et de l’accélération de leur circulation entre secteurs privé et public pose, de surcroît, celle des spécificités du service public hospitalier. Les réformes des années 2000 ont tendu à aligner progressivement la régulation du secteur hospitalier public sur celle du secteur privé. La vive controverse qui a débordé sur l’espace public autour de l’alignement des tarifs public/privé, dans le cadre de la tarification de l’activité, a constitué un moment charnière de la redéfinition du service public hospitalier dont les grands principes avaient été posés en 1970. Dans sa contribution au dossier, Jean-Paul Domin (enseignant-chercheur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne) analyse, en économiste, les ressorts d’une controverse qui n’est toujours pas close, celle de l’alignement des tarifs versés au service public et au secteur privé d’hospitalisation. De fait, une partie des réformateurs de l’hôpital n’a pas renoncé à mettre un terme au legs de la loi Boulin de 1970, posant les bases juridiques du service public hospitalier et, partant, à caler le statut juridique des hôpitaux publics sur celui des établissements privés à but non lucratif (établissements privés d’intérêt collectif [EPIC]) afin de donner davantage de marges de manœuvre et de « souplesse » à leurs coalitions dirigeantes. Dans cette optique, le secteur hospitalier irait dans le sens d’une indifférenciation croissante du public et du privé. L’entretien mené avec Édouard Couty montre que la haute fonction publique est divisée à ce sujet.

19Parmi ces nouveaux acteurs en charge de la « régulation du système de santé », les économistes n’ont pas l’influence disproportionnée qu’on leur prête parfois. Certes, leur parole est omniprésente dans le débat public et l’économicisation des débats sur l’hôpital n’est pas une vue de l’esprit. Par exemple, les comparaisons contrôlées et à visée de connaissance ou celles non contrôlées et à visée politique prolifèrent dans le débat public, ainsi que le montre l’ancienne économiste de la santé de l’OCDE, aujourd’hui membre du collège de la Haute Autorité de santé, Valérie Paris. La pandémie de Covid-19 a propulsé le nombre de lits hospitaliers disponibles (particulièrement en réanimation) au cœur du débat public : la comparaison de la France avec l’Allemagne a fait les gros titres de la presse. Pourtant, en matière de comparaisons hospitalières, Valérie Paris nous invite à la plus grande prudence tant la place des hôpitaux varie selon la trajectoire nationale des systèmes de santé, mais aussi les modalités de comptabilité. Il est, au final, très difficile d’en tirer des conclusions définitives contrairement à ce que cherchent à faire accroire certains « experts » médiatiques exhibant des chiffres soigneusement choisis pour légitimer leurs préférences politiques.

20Toutefois, l’accès des économistes à la décision publique est beaucoup plus sujet à caution : l’économiste de la santé n’est pas l’expert-roi (Benamouzig, 2005). L’entretien réalisé avec l’économiste Brigitte Dormont, professeure à l’université Paris Dauphine et titulaire de la chaire Santé de la Fondation du risque, souligne que, pour reprendre le mot de Bourdieu, du modèle de la réalité à la réalité du modèle, il y a un gouffre. De la « théorie des contrats à prix fixe » de l’économie publique à la T2A en acte, l’économiste peine à retrouver ses petits, car, on le sait, tout instrument doit composer avec les institutions politiques et sectorielles. Dans l’arène bureaucratique, l’objectif principal de l’acteur dominant, Bercy (Bezès et al., 2019), était de contraindre la dépense publique de santé via une enveloppe globale dénommée « Objectif national des dépenses d’assurance maladie » (Pierru, 2011). Il a fallu à la T2A composer avec cet objectif prioritaire. Au final, l’importation de la tarification à l’activité en France a accouché d’une sorte de « monstre » bureaucratique dont les effets pervers sont désormais reconnus de façon unanime, au point que sa relativisation dans le financement des hôpitaux est inscrite sur le haut de l’agenda politique depuis 2017. Comme il n’existe pour le moment aucun instrument alternatif opérationnel, la T2A restera dans les années à venir le principal instrument d’allocation des ressources entre établissements, même si d’autres pistes, comme le financement au parcours de soins ou à la « qualité », commencent à être explorées : bel exemple de « verrouillage » de l’action publique par un instrument dont le développement et le déploiement sur plus de trente ans ont nécessité d’importants investissements financiers et « de forme » (Thévenot, 1986).

21Au final, dire – pour s’en alarmer – que l’administration de la santé est « en crise » n’apporte aucun gain d’intelligibilité. Pire : mettre ainsi en récit ses transformations pourrait constituer un obstacle à l’intelligibilité des dynamiques empiriquement observables, même si la « crise » est constitutive de notre modernité et de son rapport spécifique au temps, devenant un « fait social total » (Koselleck, Richter, 2006 ; Revault d’Allonnes, 2016).

22En effet, la crise sans fin du système de santé et, à travers elle, celle de l’administration hospitalière ne sont jamais que la somme des tensions, voire des contradictions, qui sont sans cesse remises sur le métier réformateur : la société pousse à la médicalisation de l’existence, mais il faut maîtriser les dépenses publiques tout en préservant l’égalité d’accès aux soins ; le progrès médical suppose l’hyperspécialisation de la médecine, mais la prise en charge des malades chroniques suppose la continuité et la globalité des prises en charge ; il faut réaliser des économies d’échelle tout en répondant à la demande de proximité et de « sur mesure » d’une majorité de patients ; le nombre des métiers de la santé explose, comme le montre l’historien Christian Chevandier dans sa contribution au présent dossier, et pourtant il leur faut coopérer toujours davantage à l’heure des maladies chroniques ; l’administration doit devenir liquide, c’est-à-dire se nier elle-même en tant que bureaucratie, etc. On n’en finirait pas de lister les contradictions qui structurent « la santé » en tant qu’elle est une arène politique de plus en plus dense en intérêts organisés du fait que ses frontières ne cessent d’être repoussées en raison de la puissante dynamique de médicalisation. Comment trouver un « optimum » entre les médecins libéraux, les médecins hospitaliers, les très nombreuses spécialités médicales, les personnels paramédicaux (dans leur diversité), les autres métiers de la santé, les patients (dans leur extrême diversité), les industriels, les contribuables, les élus locaux, l’assurance maladie, l’État (lui-même traversé par de nombreux conflits entre segments administratifs et échelons territoriaux), etc. ? [9] Il faut ajouter à cette équation déjà fort complexe la pluralité des objectifs poursuivis par chacun de ces acteurs collectifs (les patients sont aussi des contribuables !). Dans ces conditions, la pensée managériale, fonctionnant trop souvent aux effets de mode et à la croyance dans la panacée des techniques de gestion, est condamnée à subir désillusions et revers [10] (Marmor, 2008 ; Dupuy, 2015 ; Mintzberg, 2017). L’action publique, même lorsqu’elle avance sous les atours gestionnaires de « l’efficacité », est intrinsèquement politique ; ici, plus encore que dans d’autres secteurs, il s’agit toujours de répondre à la célèbre question formulée en 1936 par Harold Lasswell : « who gets what, when and how ? » et, partant, d’allouer valeurs symboliques (reconnaissance) et matérielles entre intérêts concurrents (Lasswell, 2011 ; Stone, 2012).

L’administration sanitaire et hospitalière face à l’« événement » Covid-19

23Initié au cours de l’année 2019, le projet de consacrer un dossier thématique de la RFAP à l’administration de la santé s’est rapidement trouvé rattrapé par l’actualité et ses rebondissements. Si le Covid-19 a semblé surgir comme un « événement » inédit, c’est parce que, on l’a dit, l’« horizon d’attente » (Koselleck, 2016) était bouché par une pensée cybernétique rêvant d’un « Grand Tout » organisé par des experts et des technocrates croyant à la possibilité de la dissolution des problèmes politiques dans la gestion « efficiente » et à flux tendus de « ressources » financières, matérielles et humaines ; ressources dont le rythme d’évolution pourrait être, depuis au moins dix ans, nettement en deçà des préférences collectives (Dormont, 2009). On comprend leur désarroi, puisque l’événement est, par définition, toujours une surprise au regard de ce qui est attendu. « Quand arrive un événement, écrit Arlette Farge, il a été chargé par des perceptions et des sensibilités avant qu’ils ne surviennent » (Farge, 2002, p. 1).

24En l’espèce, les perceptions et les sensibilités ont été travaillées depuis quarante ans par la certitude que le futur ne serait que le prolongement du passé. Mais l’événement Covid-19 était-il vraiment si imprévisible ? Le risque viral était attendu et anticipé par la communauté épistémique des experts de la santé publique mondiale depuis vingt ans. Celle-ci a même élaboré, au tournant du second millénaire, une doctrine dite de la « preparedness » (Zylberman, 2013) : il fallait minutieusement organiser la « résilience » des sociétés et des économies dans la perspective de la survenue d’une pandémie mondiale du type grippe espagnole. Les scenarii experts étaient alors à dominante catastrophiste, ce que n’a eu de cesse de dénoncer celui qui allait être un des acteurs du drame pandémique, le Pr Didier Raoult qui dirige l’institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection. Ces dernières années, Didier Raoult ne cessait d’en appeler, contre les modélisations des épidémiologistes « en chambre », au pragmatisme et à l’empirisme. Il a proclamé de façon aussi tonitruante que prématurée la « fin de partie » du Covid-19 dans une vidéo… virale mise en ligne à la fin du mois de février 2020, peu avant le confinement général. À cet égard, le discours du Pr Raoult était dissonant par rapport au leitmotiv de la santé publique mondiale, « not if, but when » : la question n’était pas de savoir si une pandémie allait survenir, mais c’était de savoir quand et, éventuellement, de quelle nature. De fait, les lanceurs d’alerte avaient bien fait leur travail et les administrations en charge de la santé semblaient prêtes… à s’en tenir aux discours, du moins (Buton, Pierru, 2012). Dans les faits, elles ne l’étaient plus, car la pandémie de H1N1 qui n’est pas venue en 2009 a eu raison des alertes en incitant à « baisser la garde » (Buton, Pierru, 2011). L’entrée des États occidentaux dans l’austérité budgétaire après 2010, une fois refermée la parenthèse keynésienne post-krach de 2008, a achevé de préparer la catastrophe : l’urgence de la consolidation budgétaire a conduit à sacrifier les moyens de la sécurité sanitaire à moyen terme. L’État sanitaire, déjà peu vaillant en France, s’en est trouvé encore plus désarmé quand vint la bise pandémique. Celle-ci a alors participé d’une sorte de « retour du refoulé » pour une action publique dominée par le « présentisme », celui des considérations budgétaires de court terme (Hartog, 2003). Le renouveau du Commissariat général au Plan, annoncé en septembre 2020 dans le sillage de la crise du Covid-19, semble suggérer une sortie de cette rationalité gouvernementale où l’« ordre de la dette » (Lemoine, 2016) et la maîtrise des déficits publics dictaient leurs impératifs aux politiques sectorielles. Il semble se dessiner un consensus politique assez large sur les leçons tirées des défaillances de la gestion des menaces virales.

25Nous voici donc confrontés collectivement à la double réalité de la pandémie, crise sanitaire qui a débouché sur un début de crise politique au sens que Michel Dobry a donné à ce terme (Dobry, 1986) : la science se politise (« l’affaire Raoult »), des revues médicales réputées sont convoquées devant le tribunal médiatique (The Lancet), des citoyens cherchent à politiser l’affaire dans les tribunaux, les acteurs politiques se défaussent qui sur les agences, qui sur les fonctionnaires, qui sur l’OMS ; les experts de l’OMS sont pris à partie par des gouvernements, notamment le gouvernement américain qui critique l’inféodation de l’organisation aux intérêts géopolitiques chinois, etc. Les crises politiques sont des conjonctures… fluides dans lesquelles les acteurs, privés des points de repère habituels que sont les frontières ordinaires entre univers sociaux, « régressent vers leur habitus » (Dobry, 1986, chapitre 7). Le « blame shifting » conduit les acteurs mis sur la sellette publique à se jouer des frontières sectorielles.

26Ainsi, certains acteurs politiques ou hauts responsables administratifs [11], notamment au cours des auditions de l’enquête parlementaire, tentent de se défausser sur certaines agences sanitaires, notamment sur le sujet épineux de la gestion des stocks de masques [12] ; en retour ou par anticipation, les hauts fonctionnaires, craignant de servir de fusibles, excipent de leurs alertes régulières quant au désarmement de l’État sanitaire ; les scientifiques « purs » dénoncent le dévoiement de certains de leurs pairs, pourtant réputés, du fait de leur goût immodéré de la notoriété, tout en essayant de neutraliser la critique de l’instrumentalisation par le pouvoir politique en tant qu’ils siègent dans des comités d’experts ; des parlementaires de l’opposition tentent d’enrôler des scientifiques afin de porter un coup fatal au pouvoir en place, etc. Bref, les agents issus d’univers relativement autonomes les uns par rapport aux autres se répondent les uns les autres, là où ils devraient s’adresser d’abord à leurs pairs.

27Se joue donc en ce moment une lutte pour donner un sens à l’événement qui, plus tard, donnera lieu à une – parmi d’autres – mémoire. Là encore, la politique ne peut être escamotée : « l’événement ne contient en lui-même aucune neutralité : socialement fabriqué, il est approprié de façon très différente par l’ensemble des couches sociales. Et ces appropriations peuvent sans aucun doute entrer en conflit les unes avec les autres : aucun événement ne peut se définir sans prendre en compte l’état des dominations et des soumissions au sein de la société, la multiplicité face à l’ordre social, les situations économiques et politiques qui l’ont généré et celles, si différentes, sur lesquelles il va soudainement surgir puis durer » (Farge, 2002, p. 8). L’interprétation dominante qui s’institutionnalisera sera-t-elle celle de l’« étrange défaite » (Bloch, 1990), de l’imprévisible permettant des « retours d’expérience » afin de mieux se préparer aux pandémies « qui viennent », ou encore de « l’accident » qui ne doit pas remettre en cause les politiques antérieures au Covid-19 selon le schème de la « vaccine » identifié il y a longtemps par Roland Barthes [13] (Barthes, 2014), etc.?

28De l’issue de ces luttes symboliques dont « l’événement Covid-19 » est l’enjeu dépend le sort de l’administration de la santé appréhendée sous les trois dimensions envisagées dans le présent dossier (morphologie, instruments, dynamiques professionnelles). Va-t-il provoquer une nouvelle réorganisation des agences sanitaires et des administrations centrales ? Va-t-il déboucher sur la suppression, comme beaucoup d’élus locaux alliés aux préfets le réclament, des agences régionales de santé ou, au contraire, contribuer à « remplumer » ces entités administratives toujours plus mal dotées à cause du passage annuel du rabot budgétaire ? La « prévention », ce mot aussi totem qu’élastique, va-t-elle sortir de sa marginalité administrative et politique historique ? Et, dans l’affirmative, est-ce la conception sécuritaire de la santé publique qui va l’emporter aux dépens de l’action sur les déterminants structurels ou sociaux de la santé ? Est-ce que le Gouvernement, actuel ou futur, va revenir sur la multiplication des couches bureaucratiques dans l’hôpital, ainsi que le réclament des soignants prompts à invoquer leur « auto-organisation » pendant la crise pandémique ? Le « Ségur de la santé » a débouché sur des augmentations mensuelles du traitement des soignants, mais seulement sur des promesses en matière de « gouvernance hospitalière » ou encore de fermetures de lits. L’emprise de Bercy sur l’administration de la santé semble devoir se desserrer du fait du retour des acteurs politiques. Mais pour combien de temps ? L’observateur de longue date de ce secteur d’action publique serait enclin à parier sur la reprise des politiques antérieures une fois la crise épidémique et politique passée. Il peut même ici ou là trouver des éléments en faveur de l’hypothèse continuiste. Pour ne prendre que cet exemple, le vœu de l’exécutif d’accentuer, aux dépens de la tarification à l’activité, la part de la « qualité » dans le financement des établissements hospitaliers pourrait élargir la surface et accélérer l’institutionnalisation des « espaces intermédiaires » analysés par Hugo Bertillot. Cependant, la nomination de Jean Castex au poste de Premier ministre plaide pour l’hypothèse contraire : très bon connaisseur des dossiers sanitaires, puisqu’il a été un ancien directeur de la direction générale de l’organisation des soins, il a été un promoteur de la tarification à l’activité… En tout état de cause, ce dossier espère apporter quelques éléments au lecteur pour lui permettre d’anticiper certaines des évolutions à venir. Une chose est certaine : l’« événement Covid-19 » est promis à un bel avenir d’objet majeur des sciences sociales et politiques.

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Notes

  • [1]
    La traduction est la nôtre. Henry Mintzberg, né en 1939, est un chercheur canadien en sciences de gestion à l’université McGill (il a dispensé des cours à l’INSEAD), considéré comme le « pape » du management en santé. On lui doit notamment la conceptualisation célèbre de l’hôpital comme « bureaucratie professionnelle ». Il a été consulté par de très nombreux gouvernements. Son évaluation très critique de la conception dominante du management – enseignée dans les MBA et les business schools – mérite donc que l’on s’y arrête.
  • [2]
    Depuis plusieurs années, le ministère des finances milite pour une fusion du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et du projet de loi de finances (PLF), ce qui conduirait de facto à l’unification du « pilotage » du système de santé, qui est aujourd’hui bicéphale (Pierru, 2011).
  • [3]
    À quoi il faut ajouter la découverte de stocks stratégiques de masques en déshérence et l’incapacité à produire la quantité nécessaire de tests pour limiter le confinement aux foyers épidémiques (clusters).
  • [4]
    Zoé, par opposition à bios, la vie biographique ou vécue.
  • [5]
    Les enquêtes sur l’évolution des conditions de travail des soignants s’accordent sur un constat : cet hôpital de flux est d’abord, vu des services hospitaliers, un hôpital qui fonctionne à flux tendus.
  • [6]
    Le « dossier médical personnalisé » (DMP), enlisé depuis 15 ans dans le sable des rapports de force du système de santé pour un coût jugé exorbitant, est à cet égard un cas d’école, au point qu’il a été rebaptisé ironiquement « dossier mal parti » (Pierru, 2011).
  • [7]
    Jean de Kervasdoué a été un des acteurs-clés de l’affirmation de l’administration hospitalière, notamment en important des États-Unis, dans la première moitié des années 1980, les Diagnosis Related Groups rebaptisés « programmes de médicalisation des systèmes d’information », nomenclature qui est au fondement de la tarification à l’activité. Il a été, par la suite, un observateur vigilant et critique des évolutions du système de santé français, auteur de quantité d’ouvrages d’analyse et d’interventions sur le sujet.
  • [8]
    Certaines attentes disproportionnées à l’endroit des potentialités de la mal nommée « intelligence artificielle » participent du renouveau des grilles de lecture cybernétiques (Cardon, 2019).
  • [9]
    Le politiste Marc-Olivier Déplaude a étudié un cas édifiant de ces jeux de pouvoir – en l’occurrence entre médecins libéraux, élites hospitalo-universitaire, direction du budget, ministère de la santé –, celui des numerus clausus (Deplaude, 2015).
  • [10]
    Ainsi que l’a amplement documenté la littérature inspirée par le néo-institutionnalisme sociologique (Powell, DiMaggio, 1991 ; Thornton et al., 2012), les phénomènes de mimétisme sont ici particulièrement prégnants en raison de la forte incertitude et de la complexité auxquelles sont confrontés les décideurs politiques et administratifs (pour un bilan de cette littérature et son application aux fusions hospitalières, cf. [Pierru, 2014]). Les modes managériales jouent alors le rôle de réducteur d’incertitudes et/ou de risques pour ceux qui les adoptent.
  • [11]
  • [12]
  • [13]
    La « vaccine » est un procédé qui a pour but d’introduire un peu de mal pour dire le plus grand bien d’un « système ». La recherche de fusibles administratifs – individus ou agences – est une stratégie classique de ce mythe en politique.
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