Notes
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[1]
http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid134768/les-etudiants-inscrits-dans-les-universites-francaises-en-2017-2018.html
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[2]
Olivier Godechot et Alexandra Louvet, « Le localisme dans le monde académique : un essai d’évaluation », La vie des idées, https://laviedesidees.fr/Le-localisme-dans-le-monde.html#nh4-2
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[3]
Ibid.
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[4]
http://discours.vie-publique.fr/notices/032000079.html
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[5]
Cf., par exemple, la tribune du journal Le Monde, « Abus de pouvoir : les dérives de la gouvernance des universités depuis la LRU », 14 mai 2012 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/05/14/abus-de-pouvoir-les-derives-de-la-gouvernance-des-universites-depuis-la-lru_1700808_3232.html
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[6]
Elles succèdent aux « commissions de spécialistes », signifiant bien par-là le glissement qui s’opère entre une enceinte autrefois réservée aux seuls universitaires et qui est aujourd’hui largement ouverte à des personnes venant d’autres horizons.
-
[7]
Sur le sujet, cf. Sandrine Garcia, « Les logiques de dé-professionnalisation des universitaires », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [en ligne], 7 | 2008, consulté le 28 mars 2019 ; http://journals.openedition.org/cres/847
-
[8]
Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
-
[9]
La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara, Paris, Société des américanistes, 1948.
-
[10]
https://etudiant.lefigaro.fr/article/les-frais-de-scolarite-des-ecoles-de-commerce-continuent-de-s-envoler_c9184ba6-9728-11e8-aa13-e08da54889c6/.
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[11]
On peut se référer ici à deux ouvrages, écrits à soixante ans d’intervalle et qui, de ce point de vue, peuvent se lire comme un continuum : Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit, 1964 ; François Dubet. La Préférence pour l’inégalité, Paris, Seuil, 2014.
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[12]
Pour éviter un contentieux, un accord est conclu en 1962 avec les États-Unis : les importations de tourteaux de soja américains notamment, majeurs pour l’alimentation animale et les élevages, ne seront pas soumises aux droits de douanes. Les exportations américaines de céréales et de soja représentent alors respectivement 106 millions et 31,7 millions de tonnes.
-
[13]
Hélène Delorme est chercheuse au CERI, spécialiste des politiques agricoles dans l’ajustement économique mondial.
-
[14]
Comme le relève un rapport de la Cour des comptes, « Jusqu’en 2015, les aides directes découplées ont été versées sans considération de la spécialisation des exploitations ou de leurs caractéristiques en matière d’emploi, de résultat ou d’empreinte environnementale. Les droits acquis au versement d’aides directes découplées (droits à paiement unique [DPU] puis droits à paiement de base (DPB]) ont constitué, pour certains bénéficiaires, une rente ou un actif patrimonial négociable, sans contrepartie pour la collectivité ni nécessité économique » ; Cour des comptes (18 octobre 2018), L’Évolution de la répartition des aides directes du Fonds européen agricole de garantie (FEAGA) et leurs effets (2008-2015).
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[15]
Versé en l’échange de bonnes pratiques environnementales : diversité des cultures, maintien de prairies, entretien de « surfaces d’intérêt écologique » (SIE), etc.
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[16]
Cour des comptes 2014, p. 91
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[17]
Utilisation de plantes compagnes, désherbage mécanique ou thermique, etc.
Christophe GRANGER, La Destruction de l’université française, Paris, La Fabrique éditions, 2015, 176 pages.
1Comme son titre l’indique, le livre de Christophe Granger traite de façon percutante d’un sujet essentiel pour l’avenir de la société française, puisqu’il concerne le fonctionnement d’une institution – l’université – qui a pour mission d’éduquer et de former un peu plus de 1 600 000 étudiants par an [1]. Pour l’auteur, le constat est définitif et ne s’embarrasse guère de nuance : « l’université française a vécu […]. Partout, elle a voué les professionnels du savoir à l’impuissance et au mensonge. Partout, elle a fait des étudiants de simples consommateurs-payeurs. Et partout elle a ravalé les connaissances au rang d’une triste marchandise » (p. 9). La thèse est en définitive assez simple à résumer. Sous l’impulsion des organisations internationales – en premier lieu de l’OCDE et de la Banque mondiale –, l’université a perdu à partir du début des années 1990 sa vocation, qui était de produire de la connaissance objective, rationnelle et scientifique. Elle « n’est plus ce qui rend visible le monde depuis la rive des savoirs. Elle se conçoit utile et rentable » (p. 68). Soumise à des impératifs économiques qui l’amènent à privilégier l’insertion des étudiants sur le marché du travail, elle est dorénavant considérée par les pouvoirs publics comme un outil au service de la croissance plutôt que comme un lieu d’acquisition de savoirs désintéressés. Du coup, elle a perdu son caractère subversif et sa capacité de questionnement de la société.
2D’emblée, on hésite sur le statut de l’ouvrage. La démarche est-elle scientifique ou militante ? La réponse n’est pas très claire. D’un côté, l’auteur ne cache pas son engagement et sa volonté d’en découdre. À travers son analyse, il assume ainsi « vouloir alimenter, depuis le vif de la débâcle, le commun désir de s’organiser contre elle » (p. 15). L’épigraphe, empruntée à Jean Genet dans Les Nègres, est plus explicite et brutale encore : « Ce qu’il nous faut, c’est la haine. D’elle naîtront nos idées » (p. 7). De l’autre, le livre possède certains attributs d’un travail de recherche. Il est par exemple truffé de références bibliographiques en notes de bas de page (238, très exactement), qui sollicitent beaucoup la littérature bourdieusienne. Par ailleurs, l’auteur est historien de formation, chercheur associé au Centre d’histoire sociale du xxe siècle depuis 1999 et membre, entre autre, du comité de rédaction de la revue Vingtième Siècle. C’est donc un professionnel reconnu. Pour autant, pas un mot n’est dit sur la méthode utilisée. Cette absence est peut-être due aux contraintes éditoriales, qui font de plus en plus souvent passer par pertes et profits ce genre d’informations au motif qu’ils n’intéresseraient pas le grand public, mais quelques précisions à ce sujet, même rapides, auraient été utiles. On comprend simplement, au fil des pages, qu’aucune investigation n’a été menée sur le terrain, puisque seules des sources de seconde main sont mobilisées. Bref, le lecteur doit faire avec cette ambiguïté, qu’on aurait aimé voir lever. Il n’est pas interdit d’être caricatural ou excessif, ce peut même être une technique de communication, à condition que la nature de l’exercice – plus ou moins partisan, pamphlétaire ou visant au contraire à l’objectivité – soit affichée.
3Le livre est organisé en trois chapitres principaux, dont les intitulés retracent bien ce qui est considéré par l’auteur comme la descente en enfer d’un système dans son ensemble. Le premier [« l’oubli de l’histoire »] retrace la façon dont le milieu universitaire français s’est constitué au fil du temps et est parvenu, peu après la Seconde Guerre mondiale, à ériger en principes constitutifs le savoir, le progrès et la raison, avant que ces valeurs ne soient littéralement bafouées, d’après l’auteur, par les réformes néolibérales des trente dernières années. Le second [« liquidation totale »] donne à voir les divers processus au travers desquels l’idéologie du marché aurait progressivement perverti la conception même de la connaissance, faisant des universités des entreprises comme les autres. Le troisième [« le purgatoire »] analyse comment leur fonctionnement s’est peu à peu transformé en machine à précariser et à paupériser la plupart de ceux qui travaillent en son sein. Dans la partie conclusive [« propositions pour servir à ceux qui ne se résignent pas »], l’auteur émet quelques pistes pour renouer avec une université qui doit nécessairement être placée, selon lui, « hors du monde, en marge de ses urgences, de ses emprises et de ses sollicitudes ordinaires » (p. 174).
4En bon historien, l’auteur commence à situer l’analyse de son objet dans la longue durée. Remontant à l’orée du xixe siècle, il insiste sur le fait que « dès le début une profonde inégalité interne des statuts habite l’université » (p. 19). Ainsi, ceux qui sont titulaires de chaires reçoivent le titre de professeurs et sont fonctionnaires tandis que la masse de ceux qui occupent des positions subalternes leur servent de faire-valoir. À cette époque, l’État décide des nominations selon son bon vouloir, que ce soit dans les facultés de droit, de médecine, de lettres et de sciences. « La soumission des universitaires n’est pas seulement réelle et ordinaire. C’est elle qui organise le métier » (p. 21). À une époque où le rôle d’universitaire reste encore mal défini, puisque la plupart de ceux qui se prévalent de ce titre occupent aussi d’autres fonctions, l’État a la mainmise sur la reproduction des élites. Jusqu’en 1820, il contrôle « l’accès aux carrières d’officiers, d’ingénieurs, d’avocats, de médecins ou même de professeurs » (p. 24).
5Au fur et à mesure que les effectifs étudiants augmentent, l’université devient un enjeu pour la bourgeoisie, qui cherche à capter à son profit les compétences scolaires disponibles, de façon à assurer l’avenir professionnel de ses enfants. Dans le contexte d’instabilité politique forte qui caractérise la période allant de 1830 à 1848, une série de mesures sont prises pour assurer le prestige social de l’université et faire en sorte que ses règles et ses codes la protège des classes populaires, qui se soulèvent alors à plusieurs reprises dans le pays et revendiquent le droit à une meilleure éducation. L’organisation interne de la profession qui en résulte donne naissance à une bourgeoisie universitaire – et à la figure de l’intellectuel bourgeois – qui peuple la Sorbonne, le Collège de France et surtout les écoles normales supérieures. Le groupe professionnel en voie de constitution commence à jouer un rôle politique de premier plan, puisque « sous la monarchie de Juillet, un quart des professeurs de la Sorbonne est député, pair de France ou ministre » (p. 28). Pour autant, l’université reste « pauvre et mal taillée pour l’exercice du métier » (p. 28-29), indique l’auteur, sans que l’on comprenne bien pourquoi une catégorie sociale choyée par les notables et la bourgeoisie, qui de surcroît occupe des fonctions politiques importantes, soit aussi mal lotie et ne défende pas mieux ses intérêts.
6La IIIe République contribue fortement au développement de l’université, en favorisant la raison au détriment du religieux et en misant sur les valeurs de méritocratie et d’égalité. La connaissance et le savoir en soi deviennent la marque du champ universitaire. Titulaires et non-titulaires participent du même univers social et intellectuel. Bien sûr, il existe des inégalités de statuts, mais « les positions provisoires et incertaines ne sont plus une relégation, elles se vivent sur le mode du devenir » (p. 39). « Le monde universitaire repose sur deux principes étroitement mêlés l’un à l’autre : à la fois l’autonomiestructurelle où ce monde se tient à l’égard de tous les autres, et le partage, parmi les universitaires de tout rang, d’une communauté de destin » (p. 40).
7Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le nombre d’étudiants croît de manière exponentielle. Pendant la période des « Trente Glorieuses » qui s’ouvre, la société française se modernise. Le développement d’un système scientifique et de formation de haut niveau est considéré par les dirigeants du pays comme un outil de rationalisation indispensable. Une véritable bureaucratie universitaire se met en place, en particulier à partir de 1959. Les chercheurs du CNRS, dont les statuts sont jusqu’alors extrêmement variés et plutôt précaires dans l’ensemble, intègrent peu à peu la fonction publique. À l’université, les postes se multiplient tandis que les dispositifs de gestion des carrières organisent les trajectoires des personnels en poste et leur laissent entrevoir des évolutions intéressantes. En dépit des hiérarchies qui existent et perdurent, notamment entre ceux qui sont titulaires et ceux qui ne le sont pas, « le dispositif n’est pas celui d’une exclusion, mais bien d’une gradation » (p. 52). La loi Savary de 1984 parachève cette logique, en instaurant deux catégories seulement, celle des professeurs et des maîtres de conférences, la seconde ayant vocation à déboucher sur la première. Le système est donc conçu dans une continuité. Les réformes « restent attachées à la progressivité des carrières dans le temps, à ce principe qui, d’une position instable, fait un poste stable en devenir » (p. 56).
8On voit bien l’utilité de ce long détour historique dans la démonstration de l’auteur. Il s’agit de souligner que le milieu académique français, malgré bien des défauts originels, était devenu en quelque sorte mature au fil du temps. En se soustrayant progressivement à l’influence des sphères politiques et économiques, il aurait réussi à ériger la production et l’enseignement du savoir désintéressé en valeur cardinale. On n’est pas obligé de partager le tableau très flatteur, quasi idyllique, que l’auteur donne à voir du fonctionnement de l’université à partir de la fin des années 1960. On reste à ce sujet plein de doutes et d’interrogations. À titre d’exemple, pas un mot ou presque, dans le livre, sur le « localisme », cette maladie qui, en France comme dans beaucoup d’autres pays, a fait – et continue à faire – des ravages au sein de l’université. Une sorte de clientélisme malsain, que l’on peut définir comme « un processus de sélection fondé sur les relations personnelles plutôt que sur l’évaluation standardisée des dossiers ou sur l’analyse approfondie des compétences individuelles [2] », consiste ainsi à recruter le candidat du cru, au détriment d’autres concurrents dont les qualités sont supérieures mais qui n’ont pas la chance d’avoir les faveurs de membres influents du jury. Les études sur la question montrent que le phénomène est massif, alors qu’il est évidemment contraire à la plus élémentaire éthique [3]. On ne trouve rien de très consistant non plus dans le livre à propos de ces querelles de clochers, ces chapelles, ces prébendes et ces clans – certains iront même jusqu’à évoquer une police de la pensée – qui des décennies durant ont nui à la qualité du débat intellectuel et à la probité du système universitaire. Est aussi passée sous silence la situation de ces professeurs, dont on veut bien croire qu’ils étaient pour certains d’excellents enseignants mais qui n’ont rien publié, en tout cas de substantiel, durant toute leur carrière, alors qu’ils auraient dû, officiellement du moins, consacrer la moitié de leur temps de travail à des activités de recherche. À une époque où un universitaire n’était pas astreint à produire coûte que coûte, il pouvait se consacrer pleinement aux « principes éducatifs qui ordonnaient l’enseignement supérieur » (p. 81), mais le fait est qu’il ne remplissait pas totalement la mission pour laquelle il était payé. Enfin, la « communauté de destin », qu’évoque joliment l’auteur, est aussi une façon élégante mais trompeuse d’euphémiser des relations de pouvoir qui peuvent être violentes. Du fait sans doute de son histoire et protégée qu’elle a longtemps été par sa « distance au monde », l’université n’a jamais pu ou voulu se défaire des réseaux et des structures d’influence qui la constitue. C’est en particulier la pratique du mandarinat qui a fait des ravages en son sein, même si elle n’a jamais été une règle absolue. Mais combien de jeunes en poste, a fortiori de doctorants, ont dû faire acte d’allégeance à l’égard de tel ou tel « grand nom », pire, accepter qu’il cosigne une publication pour laquelle sa contribution avait été minimaliste pour ne pas dire inexistante ? En fait, Christophe Granger semble nostalgique d’un système dont on se demande, à certains égards, s’il mérite qu’on veuille le préserver avec autant de force. À la toute fin du livre, il paraît d’ailleurs éprouver le besoin de se justifier, en précisant « défendre l’université, qu’on s’entende, ce n’est pas vouloir retrouver celle de Brunetière, de Halbwachs ou d’Aron. Nizan et tant d’autres ont assez dit combien elle n’a jamais cessé d’être le lieu d’intrigues » (p. 171). Pour que le plaidoyer soit totalement convaincant, encore aurait-il fallu montrer que l’université a certes vocation à être un lieu de production et d’échanges d’idées, mais qu’elle a toujours aussi été un « champ social », au sens où l’entendait le sociologue Pierre Bourdieu, avec ses dominants et ses dominés, ses règles plus ou moins spécieuses, voire ses dysfonctionnements, surtout au regard d’un milieu qui a érigé la probité, le désintéressement et la raison pure en valeurs inaliénables.
9L’idéalisation de l’université française permet à l’auteur de dénoncer avec une sévérité extrême les changements que cette dernière connaît depuis le début des années 1990, synonyme selon lui d’une régression sans pareil. « La liquidation totale » – titre du chapitre II de l’ouvrage – est ainsi consacrée à la manière dont les principes du New Public Management pénètrent l’université et imposent une conception délétère du savoir, réduit à une dimension économique. L’objectif est connu, il s’agit de rapprocher l’université des entreprises, d’ajuster les enseignements pour qu’ils satisfassent aux besoins du marché du travail et, plus encore, de gérer les universités comme des entreprises privées, ce qui implique notamment de les mettre en concurrence. L’auteur souligne à juste titre le rôle décisif de l’Union européenne dans ce mouvement, dans le sillage notamment de la fameuse stratégie de Lisbonne, qui à partir de 2000 définit le cadre d’une « économie de la connaissance » commune à l’ensemble des États-membres. Comme l’indique clairement dans ses conclusions la présidence du Conseil européen de mars 2003, « il est indispensable de stimuler l’interaction entre le secteur industriel et les établissements de recherche si nous voulons réaliser notre potentiel de création d’entreprises [4] ». Sous l’effet de cet agenda, la concurrence mondiale entre universités et centres de recherche, qui existait déjà, s’intensifie énormément et surtout, déplore l’auteur, répond de moins en moins à des enjeux strictement savants ou intellectuels. Les classements internationaux, dont le plus célèbre est celui de Shanghai, se multiplient. En France, de gigantesques pôles de recherches sont créés pour être compétitifs au niveau international, à l’image des laboratoires d’excellence (LabEx).
10Prises dans ce marché international de la connaissance, les universités sont elles aussi engagées dans une intense compétition. En France, dans un contexte de raréfaction des financements publics, la loi relative aux « libertés et responsabilités des universités » (dite LRU), votée en 2007, visait précisément à donner davantage d’autonomie à ces dernières, de manière à les rendre plus « attractives » et « visibles à l’échelle internationale ». La gouvernance des universités en a été profondément modifiée. Les conseils d’administration notamment ont été ouverts à un nombre important de personnalités extérieures, au premier rang desquels des acteurs issus du monde économique. Du coup, les universitaires ont perdu le contrôle quasi absolu qu’ils exerçaient jusque-là sur la définition des orientations de leur institution. Signe de ce changement, les partenariats entre entreprises privées et universités, de même que les formations professionnalisantes, se sont multipliés. Par ailleurs, les prérogatives des présidents d’université ont été considérablement renforcées par la loi LRU, remettant en cause le fonctionnement relativement collégial qui prévalait auparavant. Des dérives autoritaires ont effectivement été constatées [5], qui nuisent non seulement à la qualité des projets pédagogiques mis en place mais également à la recherche. Ainsi, depuis quelques années, les comités de sélection [6], qui sont en charge du recrutement des enseignants-chercheurs, sont de plus en plus souvent désavoués par les instances décisionnelles de l’université – et en premier lieu par leur président –, qui ont la possibilité d’exercer un droit de véto fondé sur des motivations non pas scientifiques mais administratives, par exemple l’inadéquation des candidatures retenues avec les profils de poste [7]. Ces situations ont généralement été interprétées en interne comme la manifestation intolérable d’une conception managériale de l’université. Enfin, la loi LRU a eu pour effet de fragiliser des universités qui, pour des motifs divers, n’avaient pas les moyens de leur autonomie. Tandis que certaines se sont jointes à la course pour l’excellence et rivalisent avec les universités étrangères les plus prestigieuses, d’autres éprouvent les pires difficultés, à tel point qu’« un quart des établissements français sont aujourd’hui en état de quasi-faillite » (p. 108). Les conséquences sont significatives pour les étudiants : c’est le principe de l’accès de tous, sur l’ensemble du territoire national, à un enseignement supérieur de qualité qui est ainsi mis à mal, même si chacun sait depuis longtemps qu’il s’agissait davantage d’un idéal que d’une réalité.
11Ce système de plus en plus concurrentiel affecte fortement le travail de recherche. Pour créer les conditions d’une émulation qui permette de récompenser les meilleurs chercheurs, en tout cas ceux qui sont considérés comme tels, la pratique des appels d’offre se généralise, tant au niveau national que de l’Union européenne. En France, l’Agence nationale de la recherche (ANR), créée en 2005, s’est ainsi largement substituée dans l’Hexagone aux dispositifs préexistants de financements, y compris ceux du CNRS, tandis que la Commission européenne est devenue l’un des principaux guichets auxquels s’adressent les chercheurs dans le cadre des fameux programmes « Horizon 2020 ». Dans les deux cas, les budgets sont souvent importants, représentant au minimum plusieurs centaines de milliers d’euros. Les enjeux sont tels que la capacité à capter ces ressources est aujourd’hui l’un des principaux critères d’embauche à l’université. L’auteur insiste sur les limites et les dérives – réelles – de ce système, qui favorise ce que nous appellerons la pensée courte : la recherche suit le rythme d’agendas définis à très court terme, sur des périodes en général inférieures à trois ans, sans forcément beaucoup de continuité et est orientée vers des « thématiques d’avenir » supposés répondre à des questions de société majeures. C’est prêter aux pouvoirs publics une grande capacité d’anticipation et une rationalité très impressionnante que de les croire en mesure de définir de manière pertinente ces priorités, en lieu et place de la communauté scientifique à proprement parler. « Ce n’est plus de l’état d’accumulation, de discussion et de dépassement des savoirs entre savants, au sein de chaque discipline, que procèdent la construction, la hiérarchie et la légitimité des problèmes scientifiques. C’est de priorités édictées du dehors, porteuses de financements et de gages de débouchés » (p. 102). En outre, la réponse à ces appels d’offre est une activité extrêmement chronophage, qui réussit à des chercheurs certes excellents mais qui doivent aussi être dotés d’un « véritable capital bureaucratique » (p. 106).
12Si la logique des appels d’offres que promeut notamment l’Union européenne a ses limites et ne saurait constituer à elle seule une stratégie de recherche, ce n’est pas une raison pour passer sous silence les avantages qu’elle procure et ce que la recherche française doit à ce système. À cet égard, notre analyse diverge de celle de l’auteur. Ainsi, c’est grâce à ces programmes que beaucoup de chercheurs français se sont perfectionnés au contact des meilleures universités, ont amélioré leurs compétences et ont intégré une communauté scientifique qui n’a aujourd’hui véritablement de sens qu’à l’échelle de la planète. Dans certaines (sous-) disciplines particulièrement fermées sur elles-mêmes et, disons-le franchement, à la traîne, cette ouverture a souvent été salvatrice. Il n’était pas rare, il y a quelques années, de constater que dans les grands colloques internationaux les participants français non seulement se comptaient sur les doigts d’une main, mais qu’ils étaient raillés pour leur difficulté à communiquer correctement en anglais. Fort heureusement, les échanges européens et internationaux ont permis de combler, au moins partiellement, ce retard. Dans ces conditions, ne voir dans le développement de la recherche européenne qu’un moyen de précariser la recherche française et de la pervertir est pour le moins réducteur, nous semble-t-il. À l’heure où les sources de financements ont tendance à se tarir en France, les appels d’offres de la Commission européenne représentent au contraire une véritable bouffée d’oxygène pour de nombreux chercheurs, qu’ils soient confirmés ou en début de carrière. Combien sont-ils à avoir obtenu des moyens importants, qui leur ont permis de développer des projets ambitieux, souvent dans une perspective interdisciplinaire et comparative qui n’est pas due qu’à un effet de mode, mais qui est une condition indispensable pour comprendre le monde ? Même s’ils ne financent que des projets à durée déterminée qui n’excèdent en général pas trois ans, les contrats européens sont dans l’ensemble très bien dotés – c’est bien la raison pour laquelle ils sont autant prisés – et permettent, d’une part, de rémunérer les assistants de recherche bien mieux que ne les font les universités françaises et, d’autre part, leur donnent les moyens de se former et d’exercer leur métier dans des conditions au minimum correctes. On pourra objecter qu’au total cette communauté scientifique internationale est souvent dominée par des chercheurs anglo-saxons qui ont tendance à vouloir généraliser et donc imposer une épistémologie parfois contestable, en particulier aux yeux de chercheurs issus de pays dont la culture savante est dans certaines disciplines solide et relativement spécifique, à l’image de la France. Les arènes scientifiques sont des lieux d’échanges mais également de luttes et c’est précisément la raison pour laquelle il est important d’y être présent.
13Tout au long du livre et en particulier dans le chapitre intitulé « le purgatoire », Christophe Granger insiste sur le coût social que cette compétition effrénée entraîne. On partage ici totalement son diagnostic, malheureusement : l’université est devenue « le théâtre d’une catastrophe sociale » (p. 12), autrement dit une machine à fabriquer de la précarité en son sein. Une armée de jeunes diplômés est aujourd’hui réduite à accepter des statuts on ne peut plus incertains et mal rémunérés, en contrepartie d’un hypothétique emploi permanent, toujours possible mais statistiquement très improbable. Sur ce point, les chiffres donnent raison à l’auteur, puisque « sans même compter ceux qui officient dans l’illégalité, un chercheur et un enseignant-chercheur sur deux est aujourd’hui un précaire » (p. 126). « C’est un marché de la honte qui se constitue » (p. 127), rendu possible par le fait que les perdants du système ne se révoltent pas contre lui, ou si peu, de peur de perdre les maigres chances qu’ils ont de l’intégrer un jour en tant que titulaire. « Payés à la fin de chaque semestre seulement, au nombre d’heures de cours effectuées, ils touchent rarement plus de 4 ou 5 000 euros par an, en échange d’un service qui peut atteindre celui d’un statutaire » (p. 140). Aux difficultés financières s’ajoute la « misère de position » de ceux qui, à l’intérieur d’un champ, occupent une place qui ne correspond pas à leurs attentes [8]. Le doctorat et plus encore la course aux rares postes de maîtres de conférences se paient au prix d’espoirs déçus et d’un gâchis humain immenses, même s’il est peu visible. Certes, les inégalités de situation ont toujours existé, reconnaît Christophe Granger, mais elles avaient auparavant un sens et procédaient même d’un ordre, puisqu’elles étaient le prix à payer pour intégrer la « communauté universitaire ». Tous ses membres avaient en effet l’espoir, fondé sur les principes « de l’attente, du mérite et de la patience » (p. 18), de franchir dans des délais raisonnables les différentes étapes qui mènent à la titularisation. De ce point de vue, les précaires d’aujourd’hui n’ont pas grand-chose à voir avec les subalternes d’autrefois, puisque l’immense majorité d’entre eux n’accédera jamais à un poste permanent. Cette insécurité statutaire chronique a nécessairement des répercussions sur la qualité du travail fourni : cours bâclé, rapport de soumission et de conformité à tous ceux qui sont susceptibles de les aider à sortir de l’ornière dans laquelle ils se trouvent, les précaires sont la proie « d’un arbitraire généralisé » (p. 158) dont le « vol de signatures » (p. 155) pour les publications est l’une des manifestations les plus scandaleuses. La pénurie de postes permanents organisée par les gouvernements successifs de droite comme de gauche depuis maintenant plusieurs décennies est la cause principale de cette situation, bien davantage que la prolifération des appels d’offres, comme le croit l’auteur, à laquelle s’ajoute une spécificité française, qui joue comme une circonstance aggravante, à savoir « le manque de reconnaissance nationale du doctorat » (p. 133). Dès lors, le système devient en quelque sorte fou : tandis que l’immense majorité des docteurs ne trouvera pas de débouchés stables en tant qu’enseignant-chercheur – et ce quelles que soient leurs qualités – le reste du marché du travail continue de leur être largement fermé, soit que leur diplôme ne soit pas évalué à sa juste valeur par les entreprises, soit qu’ils se refusent à prospecter hors de l’université.
14Dans l’ensemble, ce système favorise la standardisation des savoirs, n’encourage pas la prise de risque intellectuelle et convient avant tout aux « industriels de la recherche », ceux qui produisent le plus, au détriment parfois de la qualité ou de l’intérêt de leurs travaux. L’auteur affirme que « l’actuelle politique de la recherche anéantit sous elle le nécessaire pluralisme des objets, des méthodes et des raisonnements qui est au principe de l’intellection scientifique du monde » (p. 107). On souscrit globalement à cette analyse, en pointant également la responsabilité des revues dans cette uniformisation de la pensée, qui amène à reproduire plutôt qu’à explorer, à privilégier les articles, c’est-à-dire la pensée courte, plutôt que les livres, les indices ayant pour but de quantifier la productivité scientifique – dont le fameux Impact factor que brandit aujourd’hui n’importe quelle revue digne de ce nom – plutôt que le contenu et la substance même des publications, jusqu’à arriver à cette absurdité suprême qui fait que beaucoup de chercheurs ne lisent plus les travaux de leurs collègues, même lorsqu’ils travaillent sur des sujets proches. Avec de tels critères de jugement et d’évaluation, Claude Lévi Strauss, qui a publié son premier ouvrage scientifique a presque quarante ans [9], après avoir été « improductif » pendant plus de dix ans, n’aurait sans doute pas survécu professionnellement…
15Faut-il pour autant en revenir à la logique des thèses d’État, qui voyaient arriver en soutenance des personnes d’un âge souvent respectable présenter l’œuvre d’une vie ? Pour le dire autrement, le modèle du chercheur ne rendant des comptes qu’à ses pairs est-il encore défendable aujourd’hui ? L’auteur est à l’évidence nostalgique d’un monde ancien, où l’assurance de trouver un emploi permettait de tenir « les études universitaires pour un temps à part dans l’existence et qui plaçait la raison d’être de l’université dans le fait d’être séparée des enjeux économiques, sociaux ou politiques » (p. 84). On veut bien croire que l’esprit critique, l’éveil sur le monde et le goût du savoir désintéressé soient des dispositions utiles et nécessaires, que l’université a pour mission de favoriser. Peut-on pour autant faire comme si le chômage de masse, des jeunes en particulier, n’existait pas, alors que la France obtient depuis près d’un demi-siècle des résultats catastrophiques en la matière ? Bizarrement, l’auteur n’évoque quasiment jamais cette situation… Est-il anormal, dans un tel contexte, que l’université se préoccupe des débouchés qu’elle offre (ou qu’elle n’offre pas) aux étudiants qu’elle forme ? Sur toutes ces questions, l’auteur est plein de certitudes, n’ébauche aucune véritable proposition et proclame à longueur de pages que l’université française n’a pas vocation à inculquer aux étudiants des compétences qui vont leur permettre de s’intégrer sur le marché du travail. Avec une certaine suffisance, il se moque même de ce professeur qui déclare « nous cherchons juste à amener des gens normaux vers l’emploi » (p. 95).
16Pareillement, l’auteur n’a pas de mots assez durs pour dénoncer les « établissements privés français [qui] ont bel et bien installé leur fonds de commerce sur les terres de l’enseignement public » (p. 113). Certaines écoles, comme Sciences-Po Paris, sont particulièrement visées, qui « débauchent à tour de bras des universitaires rétribués en supplément de leur salaire public pour faire cours à des élèves qu’elles détournent de l’université » (p. 114). On ne voit pas bien ce qu’il y a de scandaleux à payer des intervenants extérieurs pour assurer la meilleure formation possible à ses étudiants. Ce n’est pas la faute de Sciences-Po, ou de n’importe quelle autre entité privée, si l’université paye mal ses enseignants et si beaucoup de familles favorisées ont effectivement tendance à développer une « stratégie d’évitement des universités, à investir prioritairement les grandes écoles et à priser plus que jamais les prestiges de la sélectivité » (p. 115-116). Bref, difficile de reprocher au secteur privé de bien faire son métier ! Cela étant, le succès des Business Schools pose de vrais questions. Ce système est en effet à la fois efficace, puisque les étudiants qui sortent de ces écoles trouvent généralement facilement du travail, avec des niveaux de salaire élevés, mais aussi terriblement inégalitaire et injuste puisqu’il est surtout accessible aux enfants des classes moyennes et supérieures, qui déboursent en moyenne près de 10 000 euros de frais d’inscription par an pour intégrer l’un de ces établissements [10]. Mais plutôt que de fustiger le marché, les parents d’élèves, voire les étudiants, il faudrait surtout incriminer les pouvoirs publics qui n’ont pas su, ou voulu, mettre en place une grande politique universitaire de qualité.
17Emporté par la dénonciation d’un modèle universitaire français qu’il voit s’effondrer, l’auteur ne voit pas non plus les avantages et les opportunités que suscite une offre universitaire, effectivement aujourd’hui largement mondialisée. Il s’insurge, par exemple, contre la réforme LMD (licence-master-doctorat) mise en place pour harmoniser les études supérieures à l’échelle internationale. Prisonnier d’un vieux schéma dans lequel les étudiants sont tributaires – ou prisonniers – d’un système éducatif national, il a du mal à admettre que la mobilité à l’échelle de la planète soit une réalité, en tout cas une possibilité, pour les nouvelles générations d’étudiants. Il fustige ceux qui, « sur le mode de l’“acteur rationnel”, cette fiction libérale » (p. 81) prétendent définir eux-mêmes leur parcours. Sur les décombres de ce qu’il qualifie lui-même « d’ancien régime des études », un nouveau système « institue à sa place un cheminement “à la carte”. Il prétend donner aux étudiants la possibilité de choisir librement leurs enseignements, de les composer entre eux selon leur intérêt et d’obtenir leur diplôme final au terme d’une course personnelle aux “crédits” (les ECTS, European Credit Transfer System) qu’ils cumulent au gré d’une démarche qui a tout de la carte d’abonnement de supermarchés » (p. 80-81). Plutôt que de s’en offusquer, on devrait au contraire se féliciter que des jeunes découvrent durant leurs études des pays, des institutions et des cultures nouvelles, s’ouvrent aux langues étrangères, connaissent plusieurs systèmes éducatifs et aient la possibilité de choisir leur cursus en fonction de leurs goûts et des efforts qu’ils consentent pour accéder à l’institution de leur choix. Les programmes Erasmus destinés aux étudiants ou aux universitaires souhaitant séjourner dans un autre pays européen sont sans doute l’une des plus belles réussites de l’Union européenne. Pourtant, l’auteur voit dans cette évolution une atteinte aux « principes éducatifs qui ordonnaient l’enseignement supérieur » (p. 81) et regrette que « les étudiants se conçoivent à présent comme les entrepreneurs de leurs études » (p. 81). De même, il ironise sur « l’emploi [à l’université] de l’anglais pour les cours et les examens, adopté par décision gouvernementale au printemps 2013, sur le modèle de Sciences-Po Paris et de bon nombre d’écoles de commerce » (p. 81). On ne saurait mieux faire l’éloge de l’immobilisme. Quand on connaît l’importance de l’acquisition des langues étrangères aujourd’hui pour le devenir des jeunes générations, non pas uniquement pour « faire carrière » mais aussi pour être ouvert et connecté au monde, on reste pantois… Certes, il est regrettable que l’exercice de cette liberté ne soit accessible qu’à « ceux qui sont socialement disposés à adopter sur les études le regard économique qui les organise à présent » (p. 83). En ce sens, l’auteur a raison de souligner que cet enseignement mondialisé « a aussi pour effet de soumettre des milliers de lycéens, d’étudiants et de parents à une profonde inégalité sociale » (p. 83). Mais il oublie d’ajouter que l’université française, qu’il chérit tant, ne s’est jamais véritablement attaquée à ces injustices sociales, qu’elle s’en est parfaitement accommodée quand elle ne les a pas accentuées, comme une multitude de travaux sur l’école l’ont montré depuis près de cinquante ans [11].
18Au final, même si on peut être d’accord sur bien des points abordés par l’auteur, voire sur l’essentiel de son analyse, sur un sujet aussi complexe, un point de vue plus distancié, prudent et mesuré n’aurait sans doute pas desservi l’argumentation. Au fond, l’auteur se livre à un réquisitoire fondé sur le postulat que la logique de marché est incompatible avec la production de connaissances et les missions traditionnelles de l’université française. Il ne fait guère de doute que la production de connaissances scientifiques et l’enseignement d’une pensée exigeante et critique nécessitent des conditions de travail relativement spécifiques, notamment de privilégier le temps long et de mettre à distance les enjeux et les intérêts politiques ou économiques qui pervertissent la « pensée pure ». Sans cette liberté et cette intégrité, qu’il faut absolument préserver, le métier d’universitaire n’a guère de sens. À condition évidemment de respecter l’autonomie du travail d’enseignant et de chercheur, on ne voit cependant pas de raisons pour lesquelles le monde universitaire devrait échapper au jeu de la concurrence. Une compétition « libre et non faussée », pour reprendre une formulation en vogue dans les sphères européennes, génère toujours des gagnants et des perdants, mais elle impulse une dynamique d’ensemble. Si elle est maîtrisée, c’est aussi un moyen de faire évoluer un système universitaire français qui a depuis longtemps fait la preuve de sa difficulté à se réformer de manière endogène. Avec ses partis-pris, Christophe Granger a le grand mérite de nous alerter sur la situation très préoccupante d’une institution nécessaire à la fois à l’émancipation des individus et à la définition du type de société que nous souhaitons construire collectivement. À ce titre, nous ne saurions trop recommander sa lecture.
19Didier CHABANET,
20Chercheur à l'IDRAC Business School de Lyon, Chercheur associé au Ceripof, Sciences-Po Paris
Jean-Marie SÉRONIE (13 août 2018), PAC et mondialisation : une politique européenne encore commune ?, Éditions Quae, 172 pages.
21Jean-Marie Séronie présente dans cet essai ses « analyses personnelles d’un agroéconomiste totalement indépendant » (p. 10). Après un retour détaillé sur les précédentes réformes de la Politique agricole commune (PAC), il dénonce l’immobilisme et le manque de courage politique qui ont marqué son histoire. La PAC serait désormais « illisible dans sa finalité mais aussi complètement essoufflée dans ses moyens », caractérisée par une approche administrative hors sol, incapable de protéger les agriculteurs de la variabilité des prix. Pour l’auteur, la PAC est « victime de ses succès » : elle a permis modernisation et hausse de la productivité tout en intégrant une vingtaine de pays à son processus, mais son application n’a plus grand-chose d’une politique commune. Pire, elle est accusée de provoquer des distorsions de concurrence au sein du marché unique
22L’ouvrage propose un retour éclairant aux origines de la PAC, définie par la conférence de Stresa en 1958 et mise en place en 1962. Construite autour de deux axes − modernisation des infrastructures et construction d’un marché commun −, la PAC se devait d’être une politique économique stratégique et non un simple outil de gestion. La solidarité financière et la préférence communautaire entre les parties prenantes sont des principes fondateurs, traduits en 1962 par la création du Fond européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) et l’instauration de taxes à l’importation [12]. Ces dernières permettent d’équilibrer le budget ; les « quinze années d’euphorie » (p. 39) qui suivirent la mise en place de la PAC voient l’autosuffisance alimentaire atteinte dans de nombreuses productions (blé, viande porcine, etc.).
23Mais le système se grippe rapidement. Le prix élevé des céréales au sein du marché européen pousse les éleveurs à importer des substituts, privant les agriculteurs de débouchés. Le décrochage entre la consommation et la production s’accentue ; les stocks augmentent de façon exponentielle et les exportations sont soutenues à coup de subventions.
24Pour l’auteur, s’ouvrent en 1980 dix années de « rafistolage » (p. 43) de la PAC, durant lesquelles l’Europe tente d’endiguer une augmentation exponentielle des coûts − le FEOGA double entre 1980 et 1984 − alors que les stocks ne s’écoulent pas. Face au mécontentement des agriculteurs, les organisations agricoles et les gouvernements nationaux s’opposent à la baisse des prix garantis. En 1984, le Conseil européen instaure un régime « temporaire » de quotas laitiers, qui durera trente ans. La gestion prend le pas sur la vision stratégique.
25En 1985 la Commission européenne présente son livre vert : les prix doivent converger avec ceux du marché, les agriculteurs recevront des aides financières en compensation (les aides directes généralisées mises en place par la réforme Mac Sharry de 1992). Ce dispositif permet de réconcilier différents objectifs de la PAC et de baisser drastiquement le niveau des prix garantis. L’évolution est majeure : on ne soutient plus les prix mais le revenu des agriculteurs. L’auteur cite à ce sujet Hélène Delorme [13] pour laquelle on passe « d’un protectionnisme modernisateur au libéralisme compensé ». Le bilan de ces aides est aujourd’hui très contesté, puisqu’elles favoriseraient les grandes exploitations et développeraient un effet de rente pour les propriétaires [14].
26Depuis les années 2000, la PAC perd de plus en plus en lisibilité. Ses objectifs se multiplient, et parfois se contredisent. La PAC est séparée en deux piliers : le premier regroupe les aides précédemment évoquées et est intégralement financé par l’Europe, le second représente 20 % du budget de la PAC et est cofinancé par les États. Il concerne les mesures agro-environnementales, les aides aux jeunes agriculteurs, le développement rural, le soutien à l’agriculture biologique. Pour l’auteur, il s’agit plus d’une compensation de surcoût que d’une rémunération.
27Cette nouvelle architecture renforce la « personnalisation » de la PAC par chaque pays. Les États membres peuvent choisir de transférer des fonds d’un pilier à l’autre ; les applications nationales sont par conséquent très différentes et potentiellement sources de distorsion de concurrence intraeuropéenne. L’ajout en 2014 du « paiement vert [15] » au sein du premier pilier contribue à brouiller les distinctions.
28La complexité administrative des dossiers, régulièrement soulevée par les agriculteurs français, proviendrait surtout des choix nationaux : « La multiplication des aides couplées, des dérogations, des seuils […] d’application associés à des coefficients multiplicateurs conduit donc à augmenter la complexité opérationnelle de la PAC, et ce pour satisfaire des demandes de cas particuliers émanant des organisations professionnelles. Quand on additionne cela au système de cogestion entre l’administration et la profession à chaque échelon administratif (département, région, échelon national) disposant chacun d’une marge de décision, on arrive à ce que les agriculteurs français considèrent comme un monstre complexe, froid et illisible » (p. 91). Cette complexité a un coût, entre 2009 et 2013, les pénalités de la Commission pour refus d’apurement des comptes ont représenté une perte moyenne annuelle de 100 millions d’euros. Pour les années 2014 et 2015, le contentieux représentait plus de 2 milliards d’euros [16].
29L’ouvrage replace par ailleurs les évolutions de la PAC dans le contexte européen et international.
30En interne, l’élargissement européen déstabilise le mécanisme des subventions ; on introduit une base différenciée de calcul des aides pour les pays d’Europe centrale et orientale, largement inférieure à celle des « vieux pays » de la PAC. De plus, le traité de Lisbonne donne, en 2007, le pouvoir de codécision au Parlement sur les politiques agricoles, ce qui rallonge et complexifie la prise de décision.
31À l’international, si l’exception agricole était prévue par le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), les offensives diplomatiques et économiques, notamment celles des États-Unis à l’égard du protectionnisme européen se sont intensifiées jusqu’aux accords de Marrakech qui font rentrer l’agriculture européenne dans la mondialisation des échanges. La souveraineté alimentaire est un enjeu géostratégique d’importance. D’après Jean-Marie Séronie, la croissance démographie du pourtour méditerranéen et de l’Afrique subsaharienne promet des débouchés d’exportations importants dont l’Europe doit se saisir. Il dresse le tableau d’une concurrence internationale exacerbée. La Russie est revenue sur le devant de la scène par une politique de soutien à l’investissement et de sécurité des prix ; elle est en 2017 le premier exportateur mondial de blé. La Chine alloue 2,4 % de son produit intérieur brut au soutien à l’agriculture, soit quatre fois le taux moyen des pays de l’OCDE. En Inde, ce soutien représente 13 % du budget fédéral total, et un programme d’aide sociale alimentaire d’envergure soutient l’agriculture nationale par la demande depuis 2013. Ce sont là des motifs pour une politique agricole européenne proactive.
32La vocation de l’ouvrage est bien celle de proposer et non de seulement constater. Réformer la PAC signifie d’abord redéfinir une ligne directrice commune pour retrouver une stratégie plutôt qu’une logique de gestion. L’auteur rappelle que le « verdissement » de la PAC s’est fait en apposant des filtres environnementaux sur une politique initialement économique ; moderniser les pratiques agricoles n’a plus le même sens, et doit se comprendre comme une transition à effectuer, une évolution du système de production [17]. Aujourd’hui, la PAC n’accompagne pas la prise de risque que ces changements induisent, voire bloque les expérimentations par son cadre normatif. La suppression des aides au « bio » a fait polémique, pourtant, selon l’auteur, l’entrée dans le « bio » n’a plus les même coûts, le marché est équilibré, et d’autres expériences doivent désormais bénéficier des fonds.
33Les propositions de Jean-Marie Séronie sont multiples, précises et documentées. Beaucoup d’interrogations et de pistes sont formulées avant d’être finalement organisées dans un modèle.
34D’abord, il pointe le principe de subsidiarité appliqué par la Commission comme responsable du manque croissant de lisibilité. Le risque principal d’une déconcentration de la PAC, voire d’une renationalisation, est l’accroissement des distorsions de concurrence, et, par conséquent, la moindre acceptation des normes environnementales par les agriculteurs dans une course au moins-disant. Il exprime, à l’opposé de la ligne actuelle des négociations, sa nette préférence pour une politique commune.
35Selon l’auteur, la politique environnementale et la politique agricole doivent être découplées. On donnerait ainsi à la politique environnementale une assise beaucoup plus large que le seul secteur agricole. Les conditions de production relatives à la protection de l’environnement ne doivent plus être une condition des aides de la PAC, mais comme une obligation réglementaire dont le non-respect entraînerait sanction. Pour l’auteur, l’adhésion de l’ensemble des syndicats et organisations agricoles à la transition agro-écologique est réelle, ce qui modifie le cadre de négociation et permet de sortir d’une logique purement incitative. La nécessité de la transition étant évidente, on éviterait ainsi le maquillage en vert de mesures économiques. On séparerait finalement, comme prévu en 2003, les deux piliers qui aujourd’hui ne se distinguent qu’administrativement.
36Ensuite, selon ses vœux, la PAC serait divisée en trois étages d’aides. Un premier soutien de base, calculé selon les actifs agricoles en équivalents temps plein et lié à un volume minimal de production. Un deuxième soutien serait ciblé sur l’innovation et privilégierait les actions collectives de producteurs. Enfin, le dernier étage de la PAC serait un outil de gestion des risques, véritable ciment économique européen.
37Enfin, cette PAC serait différente selon le type d’exploitation : agriculture de subsistance ou agriculture commerciale. La moitié des exploitations européennes font moins de 5 hectares, soutenir dans une politique unique toutes les formes d’agriculture n’est pas, pour l’auteur, pertinent. Les cadres règlementaires et les objectifs − notamment en matière d’exportation − doivent différer.
38Face à des enjeux économiques et environnementaux d’envergure, l’auteur ambitionne de proposer un modèle complet pour une « politique européenne et véritablement commune ». Il précise que son essai s’inscrit dans une perspective de moyen terme et non dans celle des négociations actuelles de la PAC post-2020. Il alerte sur la tendance à la régression de la dimension européenne et la subsidiarité grandissante et admet que la conjoncture − Brexit, Europe de la défense qui sous-entendent une réallocation du budget européen, fin de mandat de la Commission et du Parlement en 2019, nouvelles forces politiques − n’est pas des plus favorables pour contrer cette évolution. Jean-Marie Séronie assume dans cet essai une position tranchée et une prise de risque sur des problématiques techniques et sources de tension. On ne demande qu’à poursuivre le débat.
39Morgane GONON
Étudiante à l’Institut d’études politiques de Grenoble
Notes
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[1]
http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid134768/les-etudiants-inscrits-dans-les-universites-francaises-en-2017-2018.html
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[2]
Olivier Godechot et Alexandra Louvet, « Le localisme dans le monde académique : un essai d’évaluation », La vie des idées, https://laviedesidees.fr/Le-localisme-dans-le-monde.html#nh4-2
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[3]
Ibid.
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[4]
http://discours.vie-publique.fr/notices/032000079.html
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[5]
Cf., par exemple, la tribune du journal Le Monde, « Abus de pouvoir : les dérives de la gouvernance des universités depuis la LRU », 14 mai 2012 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/05/14/abus-de-pouvoir-les-derives-de-la-gouvernance-des-universites-depuis-la-lru_1700808_3232.html
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[6]
Elles succèdent aux « commissions de spécialistes », signifiant bien par-là le glissement qui s’opère entre une enceinte autrefois réservée aux seuls universitaires et qui est aujourd’hui largement ouverte à des personnes venant d’autres horizons.
-
[7]
Sur le sujet, cf. Sandrine Garcia, « Les logiques de dé-professionnalisation des universitaires », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [en ligne], 7 | 2008, consulté le 28 mars 2019 ; http://journals.openedition.org/cres/847
-
[8]
Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
-
[9]
La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara, Paris, Société des américanistes, 1948.
-
[10]
https://etudiant.lefigaro.fr/article/les-frais-de-scolarite-des-ecoles-de-commerce-continuent-de-s-envoler_c9184ba6-9728-11e8-aa13-e08da54889c6/.
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[11]
On peut se référer ici à deux ouvrages, écrits à soixante ans d’intervalle et qui, de ce point de vue, peuvent se lire comme un continuum : Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit, 1964 ; François Dubet. La Préférence pour l’inégalité, Paris, Seuil, 2014.
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[12]
Pour éviter un contentieux, un accord est conclu en 1962 avec les États-Unis : les importations de tourteaux de soja américains notamment, majeurs pour l’alimentation animale et les élevages, ne seront pas soumises aux droits de douanes. Les exportations américaines de céréales et de soja représentent alors respectivement 106 millions et 31,7 millions de tonnes.
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[13]
Hélène Delorme est chercheuse au CERI, spécialiste des politiques agricoles dans l’ajustement économique mondial.
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[14]
Comme le relève un rapport de la Cour des comptes, « Jusqu’en 2015, les aides directes découplées ont été versées sans considération de la spécialisation des exploitations ou de leurs caractéristiques en matière d’emploi, de résultat ou d’empreinte environnementale. Les droits acquis au versement d’aides directes découplées (droits à paiement unique [DPU] puis droits à paiement de base (DPB]) ont constitué, pour certains bénéficiaires, une rente ou un actif patrimonial négociable, sans contrepartie pour la collectivité ni nécessité économique » ; Cour des comptes (18 octobre 2018), L’Évolution de la répartition des aides directes du Fonds européen agricole de garantie (FEAGA) et leurs effets (2008-2015).
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[15]
Versé en l’échange de bonnes pratiques environnementales : diversité des cultures, maintien de prairies, entretien de « surfaces d’intérêt écologique » (SIE), etc.
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[16]
Cour des comptes 2014, p. 91
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[17]
Utilisation de plantes compagnes, désherbage mécanique ou thermique, etc.