Notes
-
[1]
Voir à ce sujet M.-V. Ozouf-Marignier, La formation des départements. La représentation du territoire français à la fin du 18e siècle, Paris, éditions de l’EHESS, 2e édition, 1992.
-
[2]
Cf. R. Van Thadden, La centralisation contestée. L’administration napoléonienne, enjeu politique de la Restauration (1814-1830), Paris, Actes Sud, 1989.
-
[3]
G. Glénard, L’exécutif et la Constitution de 1791, Paris, PUF « Léviathan », 2010, notamment p. 362 s. pour ce qui concerne la fonction administrative de cet exécutif royal.
-
[4]
E. Lavisse et A. Rambaud (dir.), Histoire générale du IVème siècle à nos jours, Tome VIII, La Révolution française, 1789-1799, Paris, Armand Colin, 1896, p. 83.
-
[5]
M. Biard, Les lilliputiens de la centralisation. Des intendants aux préfets : les hésitations d’un « modèle français », Paris, Champ Vallon, 2007.
Gaïd ANDRO, Une génération au service de l’État. Les procureurs généraux syndics de la Révolution française (1780-1830), préface de Michel Biard, Paris, Société des études robespierristes, 2015, 499 pages.
1 Les procureurs généraux syndics sont des figures oubliées. Il y a fort à parier que leur nom même n’évoque rien aux spécialistes actuels de l’administration. Et pourtant le livre de Gaïd Andro nous convainc du caractère indispensable de leur étude pour la compréhension de l’administration, entendue comme le jeu des institutions administratives entre elles. Livre remarquable en ce qu’il éclaire de façon renouvelée – donc inédite – l’intelligibilité et/ou l’intelligence des rapports entre le centre et la périphérie, entre le pouvoir central et les territoires. Livre indispensable puisqu’il dresse une généalogie originale du fonctionnement de notre État-nation. Ce tour de force tient en grande partie à l’épistémologie déployée dans cet ouvrage extrêmement réfléchi. C’est ce dont on voudrait rendre compte ici puisqu’il nous semble offrir au moins trois niveaux de lectures emboîtés les uns dans les autres.
2Dans la généalogie des savoirs à laquelle se livre Gaïd Andro, le premier degré de lecture et de connaissance qui se manifeste concerne le « moment 1789 », replacé dans son seul contexte. Comment comprendre la création des procureurs généraux syndics dans le cadre de la création des départements à l’automne et hiver 1789 ? Comment comprendre le procureur général syndic tel qu’en lui-même, loin des jugements que porteront sur lui aussi bien la Révolution elle-même à compter de 1793 que l’historiographie du XIXe siècle ? Pour ce faire la première partie du livre (« L’institution du procureur général syndic ») revient, dans son chapitre 1er, sur la création des administrations révolutionnaires, et en tout premier lieu sur la création des départements, cette révolution dans la Révolution. Il faut rappeler en effet que la création des départements par le décret du 22 décembre 1789 est un objet de la première importance. La réforme n’est pas pour rien présentée par le comité de constitution dès l’automne 1789. Alors que les députés se sont arrogés la titulature de la souveraineté en 1789 en se proclamant Assemblée nationale, la nation reste à construire, à matérialiser. C’est tout l’objet des départements uniformes et égaux dont la nature est constitutionnelle [1]. Ils donnent corps à la nation et permettent le fonctionnement de la nation souveraine. Grâce aux départements, la représentation monte des corps électoraux départementaux par degrés : la souveraineté se construit de façon ascendante comme l’entendait Sieyès en 1789. Grâce aux corps administratifs élus érigés dans chaque département (conseil général qui élit son directoire de département) la loi – première marque de la souveraineté – peut s’appliquer de façon uniforme sur tout le territoire d’une nation une et indivisible. Les révolutionnaires uniformisent et rationalisent : de ce point de vue, Gaïd Andro rappelle, à juste titre, que c’est par contresens qu’on parle au sujet de 1789 de décentralisation ou de centralisation (thématique qui ne surgira que sous la Restauration par rejet du système napoléonien [2]). C’est dans le bain de cette administration élue mais seulement exécutante que doit être replacé et compris le procureur général syndic créé par l’article 14 du décret du 22 décembre. Il siège au conseil général « sans voix délibérative » et au directoire de département « avec voix consultative » (art. 18). Son rôle est, volontairement, défini de façon fort vague. Suivant le décret du 22 décembre éclairé par une instruction du 8 janvier 1790, il est « chargé de la suite de toutes les affaires ». Pourquoi les hommes de 1789 ne consacrent-ils presque pas de temps à débattre de ces procureurs syndics et de leur rôle ? Pour cette première raison qu’ils sont la reprise d’une création plus ancienne : les procureurs syndics institués auprès des assemblées provinciales par l’édit du 22 juin 1787, qui étaient l’interface entre ces assemblées et Versailles. 1789 ne fait pas ici table rase et la nouveauté de l’institution départementale doit être relativisée eu égard aux velléités de réformes à la fin de l’Ancien Régime dont elle s’inspire évidemment. Si le procureur général syndic est l’interface, en 1787 comme en 1789, entre l’administration locale et le pouvoir central, c’est bien la preuve que les révolutionnaires de 1789 ne conçoivent pas exclusivement leur ordre constitutionnel contre le roi ou par défiance de lui. On voit ici ce que le livre de Gaïd Andro renouvelle de l’historiographie de la Révolution. Non seulement les hommes de 1789 puisent notamment chez les physiocrates une partie de leur inspiration réformatrice dans le gouvernement du royaume mais, en outre, il ne leur viendrait pas à l’esprit d’instituer une « monarchie républicaine » comme l’écrivait François Furet par une lecture décontextualisée de 1789. À travers l’institution du procureur général syndic l’ouvrage administre la preuve, à la suite de la thèse de Guillaume Glénard [3] citée par l’auteur, que le pouvoir exécutif n’était pas réduit à la faiblesse et à la débilité, qu’il disposait de prérogatives importantes (politiques et administratives) pour le maintien de l’uniformité nationale, d’une part, et pour le maintien de ce pouvoir exécutif au sein des départements, d’autre part. Ni le décret sur les départements qui institue les procureurs généraux syndics, ni la Constitution de 1791 qui règle les rapports de subordination de l’administration générale de département au Roi n’étaient faits pour échouer. Cette première constitution du royaume devait être la dernière. Il ne faut pas en un mot présupposer la crise des pouvoirs sous la Législative lorsqu’on étudie, pour la comprendre, la mise en place de cette administration révolutionnaire. La preuve en est que le chapitre II de l’étude de Gaïd Andro nous éclaire pour la première fois sur la réalité de « la suite des affaires » dont sont investis les procureurs départementaux. À rebours d’une historiographie pressée de condamner la supposée « anarchie » de l’administration élue sous la Constituante et la Législative, l’auteur nous met en présence d’une administration qui, par le truchement des procureurs syndics et dans les rapports qu’entretiennent le centre et la périphérie, fonctionne. Les pages 97 à 149 consacrent de précieux développements à l’influence et au rôle des procureurs généraux syndics qui agissent avec l’autorité de notables (importance notamment, du fait de leur formation, de leur aptitude à la prise de parole au sein de l’administration locale) et comme relais des pouvoirs centraux en assurant l’efficience de la double tutelle de l’Exécutif et du Législatif sur les prérogatives des administrations de départements.
3Et pourtant les procureurs généraux syndics, ainsi réhabilités dans la cohérence du système révolutionnaire de la Constituante et de la Législative, vont être voués aux gémonies et rejetés aux oubliettes de l’histoire. Pour quelles raisons ? Outre qu’ils aient eu à souffrir du cap difficile de l’instauration de la République qui les plongeait dans la tourmente politique (ce qu’analysent les chapitres IV et V de l’ouvrage), ils ont reçu le coup de grâce de la Révolution elle-même lorsqu’elle a voulu consacrer le recours à des agents nommés à compter de 1793. Le préfet de l’an VIII étant l’héritier des agents institués par le pouvoir central sous la Convention et le Directoire, l’historiographie ancienne, par un travers propre à une approche téléologique, a naturellement condamné l’agent élu (le procureur syndic) là où il fallait faire l’apologie comme à rebours de l’agent nommé. C’est à ce stade, où Gaïd Andro détricote l’historiographie ancienne afin d’en observer les pièges, que se situe un second degré de lecture de l’ouvrage. Ce faisant, ce dernier ne se contente donc pas de renouveler l’historiographie de la Révolution ; il jette un regard neuf sur l’historiographie au long cours, celle du XIXe siècle avec tous ses présupposés sur l’impossibilité d’une administration élue comme relais du pouvoir central. Le lecteur accordera ici une attention toute particulière au chapitre V de l’ouvrage (« Le procureur général syndic : un contre-modèle institutionnel »). L’historiographie ancienne que revisite Gaïd Andro trouve ses origines dans la Révolution même, à l’occasion notamment du débat constitutionnel de 1793. L’unité nationale, exaspérée par les troubles intérieurs et la guerre avec l’étranger, cherche et trouve la solution du commissaire nommé. Pour justifier ce choix, elle impute à l’administration ancienne, celle des débuts de la Révolution, le reproche d’avoir semé les germes possibles du désordre. Le projet de Constitution girondin lui-même se fait l’écho de cette mauvaise réputation dont le procureur syndic doit faire les frais. Quant à la Montagne, qui imposera la Constitution de juin 1793, elle redouble de méfiance et de préventions à l’égard de cet agent qui, parce qu’élu, est suspecté d’accointances trop étroites avec des administrations départementales accusées elles-mêmes de vouloir nourrir une forme – fantasmée – de fédéralisme. Le procureur général syndic n’avait plus de défenseurs. Avec le décret du 14 frimaire an II qui supprime quasiment l’échelon administrativo-politique du département au profit des représentations en mission, d’une part, et du district (flanqué d’un agent nommé), d’autre part, la logique d’un repli vers le centre est entamée. Pour l’heure, c’est au profit de la « dictature d’Assemblée » qui confond les pouvoirs par le truchement de ses comités. Le Directoire, s’il veut rompre avec cette « tyrannie » de la Convention pré-thermidorienne, s’interdit de même tout retour en arrière vers un agent élu comme interface du pouvoir central dans les départements, pourtant réhabilités au détriment des districts. C’est l’occasion, notamment pour les constituants de l’an III, de fustiger à nouveau l’anarchie supposée du système administratif mis en place par la Constituante. Boissy d’Anglass, ancien procureur général syndic, est le premier à souligner que l’élection des administrateurs locaux était un principe à même de miner l’autorité du pouvoir exécutif que le comité de Constitution entend précisément renforcer par l’établissement de commissaires nommés au sein des départements (les conseils généraux élus ne sont pas rétablis). C’est cette tradition d’un agent nommé du pouvoir central au sein de chaque département que reprend crânement à son compte le modèle constitutionnel et administratif de l’an VIII. Dans le cadre d’un régime monocratique, où les prérogatives de la souveraineté sont essentiellement exercées par le « Gouvernement » consulaire, le cadre départemental n’est que la caisse de résonnance des ordres du pouvoir central. L’administration locale ne saurait être élue et délibérative. Elle est nommée et exécutante afin que les ordres du chef de l’État se transmettent jusqu’aux dernières ramifications de la nation avec, comme l’exprimait le ministre de l’Intérieur Chaptal, « la rapidité du fluide électrique ». Le préfet, héritier du commissaire nommé du Directoire, s’imposerait comme une évidence, tirée des échecs supposés des débuts de la Révolution. Toute la littérature dite décentralisatrice qui fleurit à compter de la Restauration tombe dans le piège de cette histoire reconstruite, celle selon laquelle le préfet nommé comme agent de la cohérence nationale ne saurait être remis en cause sauf à renouer avec l’anarchie légendaire des années 1789-1792. Même la loi de 1871 sur les départements, et qui traversera presque trois Républiques, porte la trace de ce travers. On renoue, en effet, avec le principe de conseils généraux élus mais le préfet, agent du pouvoir exécutif, continue de dominer l’administration locale. Toute la littérature des juristes et des historiens a elle-même été longtemps dominée par ce présupposé qu’un agent élu ne pouvait être le lien entre le centre et la périphérie. Dans l’Histoire générale du IVe siècle à nos jours, sous la direction de Lavisse et Rambaud, on pouvait lire ainsi, au sujet du décret du 22 décembre 1789, que « [t]out semblait devoir concourir à une sorte d’anarchie administrative » du fait qu’entre les conseils généraux élus « et le gouvernement central il n’y eut pas d’intermédiaire, et nul fonctionnaire ne tint la place des commissaires départis et de leurs subdélégués, que la Constituante supprima formellement » [4]. Constat relayé par le juriste Ducrocq à la même époque dans la seule étude qu’un juriste ait pourtant consacrée aux procureurs généraux syndics. Comme le souligne à juste titre Gaïd Andro, cette relecture téléologique de l’histoire, favorable au préfet et responsable de l’oubli des procureurs syndics, doit beaucoup à l’influence qu’a pu longtemps exercer une lecture tocquevillienne de l’histoire. À chercher dans l’Ancien Régime les bases de la centralisation napoléonienne lorsqu’il écrit l’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville incitait toute une génération à voir dans le préfet, descendant supposé direct de l’Intendant, une institution nécessaire, ou du moins que l’autorité du précédant justifiait. Sur ce point l’ouvrage de Gaïd Andro complète utilement les pistes ouvertes par son préfacier dans ses propres recherches [5].
4Enfin – et c’est le troisième degré de lecture – la vérité est rétablie au sujet de l’importance des hommes dans le fonctionnement, sur le long cours, de l’État-nation. À travers la prosopographie très fine de près de deux cent procureurs généraux syndics, nous suivons la trajectoire concrète et réelle de serviteurs de l’État. Nous assistons par-là même à la naissance des pratiques et des savoirs de cette administration d’État. Ici les continuités – le propre de tout État – l’emportent sur les ruptures, notamment pour ce qui concerne les trajectoires retracées des procureurs durant la décennie révolutionnaire. Le chapitre VI (« L’expérience révolutionnaire ou l’apprentissage du service de l’État ») est nuancé quant à la rupture supposée de 1789 : plus de la moitié des procureurs élus ont exercé des charges publiques au service de la monarchie ancienne. En outre ces développements montrent que la fonction de procureur général syndic est un atout dans une carrière malgré l’oubli rapide de cette fonction par la Révolution elle-même. En effet, du fait de leurs compétences, de leur connaissance des textes et des pratiques nouvelles en matière d’administration, les anciens procureurs généraux syndics sont largement employés ou réemployés tout au long de la décennie révolutionnaire. Et même au-delà. Le Consulat, en 1800, réemploie ou emploie 74,8 % des anciens procureurs, chiffre qui à lui seul atteste la confiance que le nouveau régime place en la compétence de ces hommes. La continuité administrative est patente, à travers les hommes qui la servent ; elle transcende les discontinuités constitutionnelles. Ne serait-ce que sous cet aspect, le pari d’une histoire renouvelée de l’État est parfaitement tenu par ce maître ouvrage.
5
Grégoire BIGOT
Professeur de droit public, Université de Nantes
Ewan FERLIE et Edoardo ONGARO, Strategic Management in Public Services Organizations. Concepts, Schools and Contemporary Issues, Routledge, 2015, 251 pages.
6S’il peut apparaître aujourd’hui relativement naturel de combiner le champ du management stratégique et celui de l’action publique, il n’en a pas toujours été ainsi, et de nombreuses confusions ou sources de malentendu continuent à subsister à ce propos. L’un des apports majeurs de cet ouvrage de Ferlie et Ongaro est de procurer des clarifications et une mise en ordre des concepts, théories, et démarches de management stratégique considérés comme utilisables au sein de la sphère publique, sous conditions parfois d’application particulières. Pris séparément, les auteurs n’en sont pas à leur coup d’essai, loin s’en faut. Les importantes contributions de chacun d’eux dans le domaine du management public sont déjà connues et reconnues, et leurs travaux scientifiques internationaux intégrés dans ce livre ainsi que la complémentarité de leurs parcours, en constituent clairement l’un des atouts majeurs. Ainsi, Ewan Ferlie présente l’avantage de relier les sciences de la gestion d’entreprise à celles des affaires publiques, notamment grâce à sa double expérience de doyen de Business School et de professeur en Public Services Management au King’s College de Londres, tandis que Edoardo Ongaro, qui a été professeur à l’école de management de Bocconi à Milan, enseigne désormais dans le champ management international des services publics à l’université anglaise de Northumbria. Ce soubassement intégrateur en dit long sur l’ampleur et l’ambition de la réflexion présentée ici, autour d’un état de l’art distancié illustrant l’intérêt du développement des modèles de management stratégique dans le secteur public.
7 Le raisonnement central des deux auteurs vise en effet à montrer que certains de ces modèles managériaux ont désormais largement démontré leur applicabilité au sein des organisations publiques contemporaines. Ils rappellent d’entrée de jeu que cette posture n’est pas unanimement partagée, et qu’elle est même parfois controversée. À titre d‘exemples, ils évoquent l’argument de ceux qui s’abritent derrière la spécificité démocratique absolue de l’administration publique, laquelle ne saurait autoriser l’usage des approches managériales développées dans la sphère privée, ou d’autres qui considèrent les bureaucraties publiques comme ne cherchant qu’à augmenter leurs budgets et périmètres de compétences, sans considération de projets stratégiques véritables. À l’inverse, E. Ferlie et E. Ongaro estiment, d’une part, que les particularismes du secteur public doivent être pris en compte pour se positionner de façon distincte dans les approches de management stratégique, et, d’autre part, que le management public contemporain a beaucoup à apprendre du champ de la gestion stratégique, tel qu’il est conçu et pratiqué depuis des décennies dans d’autres milieux. Ils appuient leurs raisonnements sur deux facteurs : tout d’abord les cadres conceptuels et théoriques de la démarche stratégique se sont élargis et enrichis, grâce aux travaux académiques accumulés au fil du temps en sciences sociales ; ensuite, le contexte factuel et opérationnel de la sphère publique a beaucoup changé, montrant les apports possibles de ces théories et concepts managériaux dans le contexte actuel.
8 Au-delà de cette posture engagée et assumée, l’ouvrage se révèle original par son contenu, par la variété des registres convoqués, et par ses nombreuses illustrations, issues de cas venus de multiples pays sur plusieurs continents. Il se compose de chapitres descriptifs proposant un état de l’art en management stratégique, lequel remonte à des travaux-clés du XXe siècle pour s’intéresser aux avancées les plus actuelles. Il contient également des analyses en forme d’arguments et contre-arguments présentés puis réfutés ou validés, un peu comme s’il fallait sortir du cadre polémique et obtenir gain de cause sur la démonstration souhaitée, grâce à un plaidoyer quasiment magistral. L’ouvrage comprend enfin une dimension prescriptive, à travers la proposition de plusieurs cadres d’analyse permettant de repérer et adapter à chaque contexte des « bonnes pratiques » de management stratégique actionnables dans l’administration publique.
9 Le chapitre introductif rappelle la posture des auteurs et précise que le livre s’appuie notamment sur les travaux antérieurs de chacun d’eux. Il débouche sur deux chapitres suivants, qui présentent et analysent les principales écoles de management stratégique et leurs implications pour les organisations publiques contemporaines. Un certain nombre de grands modèles théoriques sont décrits, selon les découpages chronologiques ou thématiques les plus souvent enseignés dans les facultés de management ; on navigue ainsi assez classiquement de la planification stratégique à l’apprentissage organisationnel ou à l’école culturelle, en passant par la théorie de l’agence, la Resource Based View, l’approche des réseaux et les modèles collaboratifs de stratégie, tout en s’intéressant à leur possible pertinence pour le secteur non-marchand. À chaque fois, des exemples d’application choisis au sein de divers pays, sont présentés sous forme de vignettes éclairantes.
10 Les auteurs terminent le troisième chapitre en présentant certaines écoles issues spécifiquement de la sphère publique : tout d’abord le New Public Management (NPM), qui a souvent été présenté comme porteur de grands changements et a conduit en certaines régions du monde à des mouvements de privatisation d’activités publiques. Ferlie et Ongaro rappellent qu’en réalité, il existe de fortes diversités selon les pays, avec des contestations contre cette tendance qui ne serait pas adaptée au contexte local, par exemple en Allemagne et en France. L’école de la valeur publique s’inscrit quelque peu en contre-point du NPM, tandis que les travaux sur la gouvernementalité, inspirés de Michel Foucault, mettent l’accent sur les moyens positifs et la participation volontaire par opposition à l’usage du pouvoir souverain de formuler la loi. Nombre de ces approches peuvent permettre selon les auteurs, de dépasser les principes de la bureaucratie weberienne pour faire fonctionner les services publics aujourd’hui. Elles peuvent être envisagées comme complémentaires et pas nécessairement antinomiques, afin de les rendre utilisables de façon pertinente au cas par cas.
11 Après ce large tour d’horizon, le chapitre IV examine les hypothèses et les implications de la stratégie vue comme un processus, sachant qu’il s’agit là d’une approche adoptée par Ewan Ferlie dans la plupart de ses travaux. Malgré leur tropisme favorable marqué, les auteurs s’attachent à développer une analyse critique de ce courant de pensée, de ses apports et de ses limites, depuis son émergence dans les années 1980 et 1990. Il s’agit d’analyser les transformations radicales de l’environnement et les nouveaux défis des organisations pour identifier les changements stratégiques à piloter. Cependant, les résistances et difficultés ne sauraient être universelles et nécessitent d’être prises en compte à la lumière des comportements et des histoires spécifiques à chaque contexte. On ne s’intéresse alors pas qu’au contenu du changement mais aussi à son processus et à son contexte. Cela conduit également à s’intéresser aux enjeux multiculturels des organisations, et à s’appuyer sur le modèle des parties prenantes pour chercher un certain consensus au-delà des inévitables tensions d’intérêts et points de vue. Des exemples sont donnés dans le secteur de la santé au Canada et en Grande-Bretagne, ou dans des collectivités locales anglaises, ainsi que dans des services publics hollandais. Le chapitre interroge cependant les besoins d’actualisation de ces courants dans le contexte actuel.
12Le chapitre V étudie plus spécifiquement la possibilité, ou non, d’appliquer les modèles de management stratégique au cas particulier du tiers secteur et des entreprises sociales. Ces organisations sont décrites comme devenues de plus en plus importantes et professionnalisées au cours des années passées, ce qui nécessite une réflexion sur les modèles de gestion utilisables. En particulier, ce secteur soulève des questions de gouvernance et de redevabilité particulièrement difficiles compte tenu de la multiplicité des parties prenantes, ce qui amène les auteurs à recommander la prudence dans l’usage de certaines méthodes traditionnelles de management stratégique. Le chapitre VI s’attaque alors précisément au sujet crucial des influences des « contextes » (politique, administratif, culturel, économique, environnemental…) sur le management stratégique. Les auteurs introduisent et discutent les raisons pour lesquelles le management stratégique ne peut pas être interprété en dehors de ses contextes, et ne peut pas être appliqué de façon uniforme dans les différents pays, domaines de compétence ou cultures. Ils proposent un cadre d’analyse des influences contextuelles, tout en précisant son inévitable incomplétude au regard de la multiplicité des facteurs contextuels qui pourraient être pris en compte. Le modèle proposé prend en compte notamment la culture et les traditions administratives dominantes, l’état des relations entre acteurs politiques et administratifs, et la nature du gouvernement. À titre d’exemple, ils citent l’approche napoléonienne à la française, pour laquelle la conception de l’État et à ses relations fondamentales à la société sont spécifiques et incontournables. Ils encouragent cependant à prendre en compte le fait que les contextes sont activables et que leur animation peut provoquer des effets de portée stratégique.
13 Les auteurs vont ensuite étudier les effets transformateurs de plusieurs grandes réformes administratives : après un rapide retour sur le NPM et son application dans les pays anglo-saxons, ils analysent le courant de l’État néo-weberien (New Weberian State ou NWS), positionné comme une option délibérément alternative et adopté par plusieurs pays d’Europe continentale. On y retrouve les bases de la bureaucratie weberienne, complétées par l’orientation en direction des citoyens, la promotion d’une culture de qualité, la gestion de la performance, ou la formations des managers publics. Le modèle du NWS, à coup sûr plus conforme à la logique hexagonale, serait d’ailleurs le fruit d’un phénomène de « sentier de dépendance », engendré en partie par les traces du passé. Enfin, les écoles de la gouvernance, s’appuyant sur des réseaux et partenariats entre organisations publiques et société civile, et illustrées par des cas chinois, norvégiens ou japonais, viennent compléter l’analyse de ce nouvel équilibre entre des changements fondamentaux et des traditions enracinées au sein des modèles de management stratégique public.
14 Le septième chapitre étudie l’incidence de la stratégie sur la performance des services publics. Il discute l’idée, et d’une certaine manière la réfute ensuite, d’un lien direct entre les deux ; l’idée étant que le management stratégique n’engendre pas systématiquement une augmentation de la performance, mais peut y contribuer. Bien entendu, Ferlie et Ongaro ne manquent pas d’interroger comme il se doit la définition de cette performance dans le secteur public, et utilisent plusieurs concepts pour l’approcher, tels que l’autonomie, la permanence, l’équité et l’égalité, la neutralité, l’efficience et l’efficacité, ou encore la soutenabilité. Après plusieurs exemples australiens, la question-clé de la stratégie comme un déterminant possible de la performance reste sans réponse ; les auteurs rappelant que de nombreuses recherches doivent encore être conduites autour de cette délicate problématique… Dès lors, peut-on s’appuyer sur l’étude de « bonnes pratiques » pour tenter d’avancer ? Ce sera l’objet du chapitre VIII, qui étudie dans quelle mesure les exemples réussis peuvent être transposés d’une organisation publique à une autre. Cette question paraît d’autant plus opportune que leur ouvrage fourmille d’exemples supposément positifs ! Dans un registre assez prescriptif, les auteurs présentent alors un protocole pour conduire un processus d’extrapolation de pratiques. Là encore, de nombreuses nuances sont énoncées, dans la mesure où il est impossible d’ignorer les différences contextuelles, et les écarts de conceptions relatives aux paradigmes de management stratégique.
15 Le chapitre conclusif entraîne le lecteur dans une réflexion distanciée sur la véritable nature du management stratégique dans le secteur public, à la fois en tant que « science » et en tant que « art ou profession ». Les auteurs considèrent que le management stratégique contribue à la fois aux deux dimensions : en effet, d’une part, il est devenu une composante essentielle de la connaissance dans les sciences sociales, et, d’autre part, il fournit des méthodes d’analyse et d’action pour les responsables publics. Ferlie et Ongaro interrogent alors la question de la discipline académique de rattachement du management stratégique public, en recourant à ses liens avec la science politique, l’économie ou les théories des organisations. La création de passerelles entre ces différentes sciences ressort comme une variable essentielle pour la pertinence des travaux dans ce champ, afin de parvenir à manager stratégiquement les organisations administratives, au profit du service public. La dernière interrogation est capitale : qui est donc, finalement, le stratège dans l’organisation publique ? À l’instar de l’ensemble du livre, la réponse est à trouver dans le compromis et la nuance, et laisse la place à toutes les formes possibles d’articulation entre les rôles du politique et du manager…
16 Cet ouvrage, tout à la fois, complet, prudent, et engagé, deviendra certainement une référence en management public, dans la mesure où il aborde directement la question délicate de l’usage dans la sphère non marchande des conceptions et méthodes de gestion, souvent issues de l’entreprise. C’est un sujet parfois encore tabou, voire dans certains cas abordé de façon dogmatique, qu’Ewan Ferlie et Edoardo Ongaro analysent et décortiquent sans détours. Si leur parti pris est clair et explicité dès le départ, il n’exclut pas une rigueur et des nuances d’analyse appréciables. Le lecteur peut regretter certaines lourdeurs et répétitions, dues soit à la coexistence pas toujours intégrative des propos de chacun des deux auteurs, soit à la volonté de marteler un argumentaire. Il n’empêche que l’ouvrage est courageux et utile, d’autant plus qu’il se montre ouvert sur les dimensions spécifiques de l’international. Il saura certainement trouver une place méritée dans la littérature en management public, certes montante et un peu foisonnante, mais encore très lacunaire ou superficielle dès qu’il s’agit des démarches et méthodes de gestion. Un vide relatif que Ferlie et Ongaro contribuent donc à combler.
17
Annie BARTOLI
Professeur en sciences de gestion, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (larequoi)
L’Éna, hors les murs (revue des anciens élèves de l’ENA), numéros de septembre à décembre 2016
18Le numéro du mois de septembre est consacré au « Vivre ensemble ». C’est donc à un questionnement sur la forme politique, réelle, possible et souhaitable que se propose de répondre ce numéro comme le souligne l’éditorial de Jean-Christophe Gracia. Le sujet est complexe et, aujourd’hui, largement et confusément débattu à la faveur des événements qui ont ponctué la vie internationale et nationale ces dernières années (attentats, crise des migrants, Brexit…) interrogeant ainsi sur la consistance et l’effectivité de l’État-nation, mais aussi sur le rôle et la place d’entités supranationales (aujourd’hui) en crise comme l’Union européenne par exemple. Une première série d’articles illustre le débat entre une conception ferme et historique de la Nation (Mathieu Bock Côté, sociologue) et une autre qui ne considère pas le multiculturalisme comme une menace aux fondements de la République (Alain Renaut ou Gaspard Koening philosophes). La deuxième partie de ce numéro évoque la question européenne en tant que forme politique inédite et indispensable pour exister face à l’émergence de nouvelles puissances comme nous l’explique Sylvie Goulard, députée européenne, à la condition de rendre l’Europe aux européens, avec un Parlement encore plus présent (Martin Schulz, président du Parlement européen), et une vraie participation citoyenne (Jean-Marc Ferry, philosophe). Enfin, ce numéro se clôt sur une note d’optimisme mettant en valeur l’émergence encore embryonnaire d’une communauté internationale se rassemblant autour d’un destin commun (COP 21, G7…) mais non sans se faire d’illusions (Hubert Védrine). Le mot de la fin revient à Mireille Delmas Marty (professeur émérite au Collège de France) qui, en guise de perspectives, aperçoit la gestation d’un nouveau modèle politique qu’elle désigne sous le nom de « pluralisme ordonné » qui combinerait un souverainisme solidaire, un universalisme « contextualisé » et un libéralisme « régulé ».
19 Le numéro d’octobre « Les banques de développement, à l’avant-garde de l’économie » met en valeur le rôle important, spécifique et complémentaire, bien que plutôt méconnu, des banques de développement par rapport aux autres modes de financement du développement (secteur bancaire, investissements directs, aide bi/multilatérale…) comme l’explique Philippe Cristelli. Nous y découvrons le renouveau de l’intérêt pour l’action de ces banques depuis la crise financière de 2008-2009 (Rémy Rioux, Directeur général de l’AFD), et le poids élevé qu’elles ont dans le financement des pays émergents de taille moyenne et petite avec des financements longs et plus stables que les banques commerciales. Ambroise Fayolle, vice-président de la Banque européenne d’investissement (BEI), présente la plus grande banque multilatérale au monde avec 80 milliards d’euros d’engagements, chargée notamment de la mise en œuvre du Plan Juncker , tandis que Bertrand de Maizières (directeur général, direction des finances de la BEI) nous expose une initiative de la BEI qui a, depuis 2007, fait école au sein des institutions multilatérales : les obligations vertes ou obligations « climatiquement responsables ». Les contributions de ce numéro sont riches et nombreuses et il est difficile de toutes les exposer : pour exemple, leur rôle spécifique en Amérique Latine (Philippe Cristelli, Tracy Betts, Francisco Castro et Arturo Galondo) avec celui plus particulier de la Corporacion Andina de Fomento (CAF) (Enrique Garcia, son président) ou de la Banco Nacional de Desenvolvimento Economico e Social (BNDES) au Brésil, leur contribution à la croissance économique (Wilhelm Molterer, directeur exécutif du FEIS et Christoph Weiss, économiste à la BEI)… L’avenir est donc au renforcement et au renouvellement de l’action de ces banques, dont le succès et l’efficacité, pour être totalement garantis, ne peuvent, aujourd’hui, être pensés sans une coordination avec des politiques publiques bien définies.
20 En octobre toujours, la revue, par un numéro hors-série, s’est intéressée à la COP22 qui s’est tenue au mois de novembre suivant, à Marrakech dont l’enjeu principal consistant en la pérennisation des accords de Paris obtenus de haute lutte à l’occasion de la COP21. Le choix du Maroc n’est pas anodin dans la mesure où, comme l’explique très bien Mme Bensalah-Chaqroun, présidente de la Conférence générale des entreprises du Maroc, l’Afrique doit s’emparer au plus vite des questions liées au réchauffement climatique même si le développement du continent reste la priorité. C’est pour cela que le rôle des scientifiques est crucial, pour expliquer l’importance de la lutte contre le réchauffement climatique, comme le souligne fort justement le professeur Abdellah Mokssit, sans oublier le rôle majeur de l’école, où les enfants doivent être sensibilisés dès leur plus jeune âge aux questions climatiques, comme le préconise Younes Slaoui. Un numéro qui s’avère au final plus pratique que technique, ce qui n’était pas évident compte tenu de la complexité de la question climatique.
21 Le mois de novembre a été consacré au thème des migrations internationales en évitant les habituelles litanies sur le sujet. L’éditorialiste l’affirme « Ceux qui pensent que la problématique des migrations ne peut se résoudre qu’en activant des analyses démographiques, ou liées aux trop nombreux conflits qui hantent la planète, ont tort. Lourdement tort comme le démontre le sommaire de ce numéro, […] riche d’analyses juridiques, économiques, liées aux questions internationales mais aussi culturelles ». Et le contenu du numéro le démontre, puisque alternent les points de vue annoncés, allant de l’État avec la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) et l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), en passant par des pays tiers comme la Turquie mais aussi en donnant la parole à la maire de Calais, Mme Bouchart, aux associations concernées, et terminant enfin par les analyses des économistes et des spécialistes des relations internationales.
22 Le traditionnel numéro du mois de décembre « Regards sur l’année écoulée » est toujours aussi dense : élection de Donald Trump aux États-Unis, Brexit, Turquie, Russie, la France vers des temps difficiles, article de Didier Migaud sur les juridictions financières, finance internationale, année littéraire, année des sciences, année sportive… Pour terminer, un article préféré, celui de Nicolas Tenzer « Fascination pour la personnalité autoritaire ou indifférence à la liberté ? Pourquoi la démocratie est en péril ? », on en sort un peu secoué…
23
Serges GOUEES
Magistrat administratif à la Cour administrative d’appel de Paris
Notes
-
[1]
Voir à ce sujet M.-V. Ozouf-Marignier, La formation des départements. La représentation du territoire français à la fin du 18e siècle, Paris, éditions de l’EHESS, 2e édition, 1992.
-
[2]
Cf. R. Van Thadden, La centralisation contestée. L’administration napoléonienne, enjeu politique de la Restauration (1814-1830), Paris, Actes Sud, 1989.
-
[3]
G. Glénard, L’exécutif et la Constitution de 1791, Paris, PUF « Léviathan », 2010, notamment p. 362 s. pour ce qui concerne la fonction administrative de cet exécutif royal.
-
[4]
E. Lavisse et A. Rambaud (dir.), Histoire générale du IVème siècle à nos jours, Tome VIII, La Révolution française, 1789-1799, Paris, Armand Colin, 1896, p. 83.
-
[5]
M. Biard, Les lilliputiens de la centralisation. Des intendants aux préfets : les hésitations d’un « modèle français », Paris, Champ Vallon, 2007.