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Article de revue

Aide publique au développement et reddition de comptes : le cas du programme d’aide budgétaire de l’Union européenne au Sénégal (2009 - 2011)

Pages 1195 à 1208

Notes

  • [1]
    Pour des analyses plus récentes, voir le présent numéro de la Revue française d’administration publique.
  • [2]
    Address by James D. Wolfensohn, President of the World Bank Group, to the Board of Governors of the World Bank Group, at the Joint Annual Discussion, October 1998.
  • [3]
    En 2010 : 6 entretiens avec les principaux acteurs dans le cadre d’une mission d’expertise pour la réalisation d’une proposition d’assistance technique à la mise en œuvre du programme. En 2011 : 10 entretiens d’enquête avec les principaux acteurs au sein gouvernement du Sénégal et des partenaires techniques et financiers (PTF) et enfin en 2012 ; 6 entretiens d’enquête avec les principaux acteurs du gouvernement et des PTF.

1 La variété et la complexité des formes de la reddition des comptes au sein de la sphère publique ont été soulignées dans de nombreuses contributions, en raison notamment de la variété des parties prenantes impliquées dans ces processus ou qui sont intéressées à leur existence (voir par exemple Barberis, 1998, Mulgan, 2000 [1]). Dans le domaine de l’aide publique au développement, la complexité du processus de reddition des comptes se trouve renforcée par l’éloignement géographique et la séparation politique entre contributeurs et bénéficiaires (Svensson, 2006). En effet, trois niveaux de reddition de comptes peuvent être identifiés dans la mise en œuvre des politiques d’aide au développement financées sur fonds publics. Un premier niveau va des institutions en charge de l’aide au développement vers les contribuables des pays donateurs et leurs représentants (parlements, cours des comptes, inspections générales…) et par rapport à l’opinion publique (organisations de la société civile,.). Un second niveau va des gouvernements récipiendaires vers les institutions qui accordent l’aide. Le troisième niveau relie les gouvernements récipiendaires vers leurs propres citoyens et leurs représentants.

2 D’un point de vue empirique, l’aide publique au développement constitue un domaine particulièrement intéressant pour étudier la variété des formes et des conditions pratiques de mise en œuvre de la reddition de comptes. En effet, la mise en place d’un dispositif de reddition des comptes approprié a été identifié comme un enjeu central de l’aide publique au développement (Svensson, 2006) ; l’existence d’une obligation à rendre des comptes constitue un dispositif de régulation des actions et comportements sous la forme d’incitations positives ou négatives (Pras et Zarlowski, 2013). Selon les cas, il s’agit de vérifier que les comportements sont conformes aux règles. Dans le cas de l’aide au développement, cela implique notamment de vérifier que les fonds soient utilisés pour les projets et programmes auxquels ils sont destinés et selon les modalités d’engagement prévues. Il peut s’agir aussi de garantir l’efficacité des actions mises en œuvre par rapport aux objectifs poursuivis, par exemple en matière de lutte contre la pauvreté.

3 Dans cet article, nous étudions les difficultés associées à la mise en place de systèmes de reddition de comptes dans les politiques d’aide publique au développement à partir du cas du programme d’aide budgétaire apportée au Sénégal par l’Union européenne sur la période 2009-2011. Nous présentons tout d’abord, dans une première section, quelques éléments de contexte historique sur l’aide au développement afin de situer l’émergence de l’instrument d’aide budgétaire promu par la Commission européenne et la place qu’y occupe la question de la reddition de comptes. Nous exposons ensuite les caractéristiques du programme d’aide au développement étudié, les données collectées pour notre recherche et enfin les principaux résultats de nos analyses.

Les différentes approches de l’aide publique au développement : entre reddition de comptes et efficacité

4Le financement de programmes de développement sous forme d’aide budgétaire à un pays bénéficiaire a progressivement été substitué à l’approche par projets, qui a constitué le principal mode de délivrance de l’aide jusqu’à fin des années 1990. Le financement par projets est, pour le donneur, un mécanisme qui facilite certes la reddition de comptes mais qui a été identifié comme l’une des causes de l’inefficacité de l’aide (World Bank, 1998). Le projet est un instrument de coopération doté d’un budget autonome et finançant des activités spécifiques. Il est donc aisé pour le donneur de contrôler l’ensemble de la chaine de dépenses et de justifier de l’impact direct des actions financées. Cependant, pour le pays destinataires de l’aide, ce mode de financement entraine une fragmentation de l’aide. Les personnels des ministères bénéficiaires sont amenés à suivre de multiples projets, peu coordonnés entre eux et mis en œuvre en suivant les objectifs et procédures spécifiques à chacun des donneurs. De nombreuses analyses ont souligné les écueils de ce système : importance des coûts de transaction, limites à l’appropriation de l’aide et sources d’inefficacité pour les politiques sectorielles des gouvernements bénéficiaires (voir par exemple Acharya et al., 2006, Knack et Rahman, 2007).

5 Pour cette raison, depuis la fin des années 1990, les acteurs de l’aide publique au développement ont cherché à accroître l’autonomie des pays bénéficiaires dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques de développement et, parallèlement, à renforcer leur responsabilité par la mise en place de dispositifs de reddition de comptes sur la gestion financière des aides reçues, sur des objectifs de résultats à atteindre ou sur les deux. En 2000, les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) ont été adoptés par l’Assemblée générale des Nations Unies. Ils énonçaient des objectifs universels de lutte contre la pauvreté déclinés en cibles à atteindre à l’horizon 2015. Les OMD promouvaient le principe de l’appropriation de l’aide en « plaçant le pays bénéficiaire sur le siège du conducteur », selon les propos du Président en exercice de la Banque mondiale, James Wolfensohn [2]. Dans le même temps, des systèmes de conditionnalité de l’aide étaient mis en œuvre. La conditionnalité s’appliquait désormais ex ante : l’aide est orientée vers les pays remplissant des critères de sélectivité définis a priori et/ ou ex post : une partie de financement dépend des résultats obtenus par rapport à des objectifs de performance définis préalablement.

6À la même époque, la Commission européenne (CE) mettait en œuvre une réforme ayant pour objectif « l’amélioration radicale de la rapidité, de la qualité et du profil de l’aide extérieure » (CE, 2000). Dans certains programmes d’aide budgétaire était intégrée une tranche décaissable en fonction des performances obtenues par le pays bénéficiaire dans les domaines économiques et sociaux. Ultérieurement, cet instrument a été promu par la CE comme « une approche innovante de la conditionnalité » (CE, 2005) respectueuse de l’appropriation, en vue de favoriser une meilleure efficacité de l’aide. Parallèlement, la CE mettait en œuvre, dans les pays bénéficiaires de ses aides budgétaires, d’importants programmes, dits d’appui institutionnel, destinés à renforcer les institutions nationales de reddition des comptes des gouvernements bénéficiaires vers leurs citoyens. Ces programmes concernent généralement trois types de processus de contrôle (i) l’appui aux ministères des finances pour l’amélioration du processus budgétaire et du contrôle de la chaine de dépense, (ii) le renforcement des institutions de contrôles (parlements, cours des comptes, inspections générales), et (iii) la participation de la société civile aux processus d’évaluation des politiques menées. Un plan d’action prévoyait également le renforcement de la programmation de l’aide et la simplification des procédures administratives de mise en œuvre, ainsi qu’une décentralisation de la gestion opérationnelle des programmes au niveau des délégations de l’Union européenne (DUE) dans les pays bénéficiaires.

7 En définissant des cibles globales de lutte contre la pauvreté assorties d’une date butoir pour leur réalisation en 2015, les OMD ont instauré un nouveau cadre de gestion axé sur les résultats, chaque programme d’aide devant présenter les objectifs poursuivis et les résultats visés, ce qui renforce le besoin de rendre compte de leur efficacité lors des évaluations. L’aide, qui était jusqu’ici perçue comme un contrat d’État à État, est désormais considérée comme un transfert des contribuables du Nord vers les populations du Sud, plaçant les gouvernements et les agences de développement dans la position d’agents redevables de la gestion des fonds qui leurs sont confiés aussi bien auprès des contribuables que des populations bénéficiaires. L’aide est alors de plus en plus conceptualisée au travers de modèles de type principal-agent (Swensson, 2000 ; Azam et Lafont, 2003 ; Cordella et Dell’Ariccia 2003 ; Torswik 2005), approche théorique sur laquelle est basée le principe du financement lié à la performance. Suivant cette approche, l’asymétrie d’information qui caractérise la relation d’agence peut être compensée par le recours aux incitations, ces dernières permettant d’aligner les intérêts de l’agent sur ceux du principal. Dans le cas de l’aide budgétaire, l’asymétrie existante entre la DUE et le gouvernement bénéficiaire est compensée par le recours à des incitations, lesquelles vont orienter les comportements du gouvernement en direction des résultats visés par la délégation de l’Union européenne. Le financement à la performance, intégré sous forme de tranches variables décaissables en fonction des performances du gouvernement bénéficiaire sur certaines cibles associées aux OMD, permet donc théoriquement d’assurer une régulation efficace des comportements à travers un système de reddition de comptes approprié.

Le cas du programme d’aide budgétaire de l’Union européenne au Sénégal entre 2009 et 2011

Présentation du cas et du contexte

8Le cas étudié porte sur la mise en œuvre d’un programme de lutte contre la pauvreté financé par l’Union européenne (UE) destiné au gouvernement du Sénégal. Il s’appuie sur l’analyse de documentation et la réalisation d’entretiens d’enquête réalisés entre 2010 et 2012 auprès d’acteurs ayant été partie prenante à la conception et au suivi du programme d’aide [3] L’objectif global du programme défini par la convention de financement, signée entre la Commission européenne et le ministère de l’économie et des finances du Sénégal, était « de contribuer à la mise en œuvre de la stratégie nationale de réduction de la pauvreté, à l’atteinte des OMD et à l’amélioration de la gestion des finances publiques du pays ».

9Ce programme constituait le premier des deux volets d’un appui budgétaire de 150 millions d’euros prévu pour le Sénégal dans le cadre du 10e fonds européen d’aide au développement (2008-2013). Il était doté d’un montant global de 75 millions d’euros sur trois ans, dont 66 millions décaissables sous forme d’appui budgétaire à travers trois tranches fixes annuelles de 14 millions d’euros chacune (soit 61% de l’enveloppe globale), et trois tranches variables annuelles de 9 millions d’euros chacune (39% du total). Par ailleurs, 6 millions d’euros étaient destinés au financement d’actions d’appui institutionnel au gouvernement sénégalais pendant la phase opérationnelle du programme.

10Comme l’ensemble des programmes d’aide budgétaire de l’Union européenne, plusieurs conditions préalables au déploiement du programme avaient été définies. Elles concernaient (i) la stabilité macroéconomique du Sénégal, (ii) l’efficience de la stratégie de lutte contre la pauvreté déployée par le gouvernement sénégalais, et (iii) la mise en œuvre d’un plan destiné à réformer la gestion des finances publiques. Les tranches variables du programme, quant à elles, étaient décaissées par l’Union européenne en fonction des résultats obtenus par rapport à des objectifs cibles préalablement négociés. La convention de financement prévoyait également une évolution du taux de décaissement en fonction de l’écart par rapport à l’objectif cible. La performance était évaluée une fois par an, lors d’une revue annuelle du secteur, organisée en présence de la société civile et des bailleurs de fonds. Objectifs de performance et réalisations étaient quantifiés à partir d’indicateurs définis par le gouvernement sénégalais lui-même dans sa Stratégie nationale de lutte contre la pauvreté dans deux grands secteurs : la santé et l’éducation, ainsi que par des indicateurs de bonne gestion des finances publiques (voir tableau n° 1). La conditionnalité de l’aide porte donc à la fois sur les résultats des politiques sectorielles et sur la qualité de la gouvernance financière, donc sur le bon fonctionnement du système national de reddition de comptes. C’est sur ce dernier que s’appuie finalement la reddition de compte du gouvernement vers l’Union européenne.

Tableau n° 1 : domaines d’application de l’aide et indicateurs de performance

tableau im1
Domaines Indicateurs Santé • taux de couverture vaccinale PENTA3 chez les enfants de 0 à 11 mois • taux d’utilisation de la consultation prénatale CPN3 • proportion d’accouchements assistés par du personnel formé • taux d’exécution du budget de la santé Éducation • taux brut de scolarisation élémentaire des filles • taux d’achèvement pour l’élémentaire • ratio manuel/élève à l’élémentaire CM1/CM2 • taux d’exécution du budget de l’éducation Gestion des finances publiques • nombre de marchés de gré à gré non conformes au code des marchés publics • nombre de ministères déconcentrés

Tableau n° 1 : domaines d’application de l’aide et indicateurs de performance

11 Le programme étudié faisait suite à un premier programme d’aide budgétaire à tranches variables de l’Union européenne, mis en œuvre entre 2006 et 2008 et pour lequel 53 millions d’euros seulement avaient été exécutés sur une enveloppe initiale de 75 millions. Selon des responsables de la délégation de l’Union européenne (DUE) au Sénégal, deux raisons pouvaient expliquer le faible taux de décaissement pour ce premier programme : des cibles trop ambitieuses d’une part, mais aussi la difficulté d’obtenir des informations fiables de la part des ministères sectoriels. L’enjeu pour la DUE était donc d’améliorer l’efficacité du nouveau programme, en s’appuyant sur ce retour d’expérience et sans remettre en cause le recours au financement par aide budgétaire. En effet, développer le financement sous forme d’aide budgétaire, par rapport au financement de projets, était une priorité pour le commissaire au développement de l’époque, Louis Michel. Comme le souligne un membre de la DUE : « l’approche volontariste [en faveur de l’aide budgétaire] a été d’autant plus marquée que notre délégué entre 2006 à 2011 avait précédemment participé au développement de l’instrument d’aide budgétaire à Bruxelles, et était très engagé en faveur de sa mise en œuvre au Sénégal » (entretien d’enquête, chargé de projet DUE, 2011).

12 Par ailleurs, la réalisation du programme a été marquée, sur la période étudiée, par la crise économique mondiale et, au niveau national, par la fin du second mandat du Président sénégalais Abdoulaye Wade. Dans ce contexte, de fortes tensions étaient apparues entre les partenaires techniques et financiers et le gouvernement du Sénégal suite à des crises de gouvernance majeures : misreporting du gouvernement sénégalais au Fonds monétaire international en 2008, dépenses extra-budgétaires liées à des constructions de prestige en 2009 (notamment, celle de la statue de la Renaissance africaine), révision du code des marchés publics permettant d’éviter les appels d’offres en 2010, limitation du rôle de la Cour des comptes en 2011. L’exposition aux risques de gouvernance a dès lors contraint la délégation de l’UE à bloquer régulièrement les décaissements au titre du programme d’aide budgétaire, en s’opposant aux décisions du gouvernement sénégalais.

13 C’est ainsi que le décaissement de la tranche variable de l’aide a été limité à 60% en 2009 et 2010. Les 40% restants de la tranche de 2010 l’ont finalement été en 2011, suite au retrait du projet de révision du code des marchés publics que le gouvernement avait préparé. En 2012, l’élection de Macky Sall à la présidence de la République a modifié le contexte politique local et 100% de la tranche disponible a été décaissé, sans que soit pris en compte cette année-là le niveau des indicateurs de performance.

14 Le programme d’aide budgétaire de l’Union européenne au gouvernement du Sénégal illustre certains des enjeux associés aux dispositifs de reddition de comptes. La conditionnalité de l’aide pour le décaissement des tranches variables est censé constituer un mode de régulation responsabilisant, incitatif et, pour cela, efficace pour orienter les comportements des acteurs nationaux dans le sens voulu. Dans le cas étudié, le non-décaissement d’une partie des tranches variables semble indiquer que la sanction prévue dans le cadre de l’objectif de régulation du comportement des acteurs concernés induit par les mécanismes de reddition de comptes a effectivement été mise en œuvre. Une analyse plus approfondie conduit à souligner qu’en pratique, faire jouer pleinement les clauses de conditionnalité n’est pas facile. En revanche, les dispositifs de reddition de comptes institués créent les conditions pour que d’autres formes de régulation puissent être exercées.

Les enjeux de reddition de comptes : efficacité et légitimité de la régulation

Des obstacles pratiques et politiques à la reddition de comptes

15L’aide budgétaire vise à renforcer l’appropriation de l’aide par le gouvernement bénéficiaire qui devient directement responsable de la définition des objectifs et de leur réalisation, comme de l’utilisation des financements apportés par les partenaires techniques et financiers. En effet, les objectifs sont fixés par le gouvernement du pays bénéficiaire, lequel gère également l’allocation des fonds. Les objectifs des ministères sectoriels – par exemple, ceux responsables de la santé et de l’éducation dans le cas étudié – sont donc définis au niveau gouvernemental. Les bailleurs de fonds ont un rôle moins direct dans l’identification des objectifs et dans le choix des priorités, ils ne sont plus eux-mêmes directement responsables de la mise en œuvre des actions à mener et ne gèrent plus les financements apportés : ils n’ont plus à intervenir directement dans les processus de paiements ni de passation et d’exécution des marchés publics, le cas échéant. Ils n’interviennent pas non plus en matière d’audit des finances publiques et s’en remettent aux procédures budgétaires, comptables et de contrôle nationales du pays bénéficiaire.

16 Le déploiement des programmes d’aide budgétaire s’accompagne donc souvent d’actions de renforcement des systèmes nationaux de gestion des finances publiques puisque la reddition de comptes des gouvernements bénéficiaires vers les partenaires techniques et financiers, puis de ces derniers vers les bailleurs de fonds, repose directement sur ces systèmes. En effet, dans les pays bénéficiaires, au sein des ministères, les responsables de plans ou de programmes d’action doivent rendre compte des actions menées, des ressources utilisées et des résultats obtenus à leurs ministères sectoriels, lesquels rendent des comptes sur les résultats et l’utilisation du budget au ministère des finances. Finalement, le gouvernement est tenu de rendre des comptes aux partenaires techniques et financiers sur les résultats obtenus par rapport aux objectifs contractualisés dans le programme d’aide budgétaire et sur la bonne utilisation des financements. Les acteurs engagés dans les processus de reddition de comptes sont donc plus nombreux, ce qui peut donner lieu à l’expression d’une plus grande variété d’intérêts politiques ou stratégiques locaux.

17 Par conséquent, réunir en pratique les conditions pour permettre une reddition de comptes efficace peut s’avérer plus difficile que dans le financement de projets, où la reddition de comptes va directement du maître d’œuvre vers le maître d’ouvrage, sans avoir besoin de s’appuyer sur les institutions administratives et politiques des pays bénéficiaires. Pour fonctionner de manière efficace, la reddition de comptes suppose que les objectifs de performance à atteindre soient fixés de manière sincère et réaliste, que l’information sur les réalisations budgétaires et les résultats obtenus soit elle aussi sincère et fiable, et que le caractère incitatif du dispositif, ou le caractère pénalisant des sanctions, soient clairement perçus et jugés crédibles par les acteurs gouvernementaux du pays bénéficiaire.

18 Le cas du programme d’aide budgétaire de l’Union européenne au gouvernement du Sénégal illustre certaines des difficultés auxquelles sont confrontés les bailleurs sur ces trois composantes du système de reddition de comptes. Tout d’abord, les objectifs cibles de performance en matière de lutte contre la pauvreté sur lesquelles reposent le dispositif d’aide budgétaire et la reddition de comptes associée semblaient manquer parfois de réalisme : non parce qu’ils auraient été trop faciles à atteindre, mais au contraire parce qu’ils avaient tendance à être surévaluées par rapport aux capacités du pays. En effet, comme les cibles conditionnaient les allocations budgétaires entre ministères sectoriels, l’enjeu, pour chacun d’eux, était de chercher à obtenir un financement le plus élevé possible, quitte à afficher des objectifs trop optimistes : « Les [ministères] sectoriels augmentent le montant de leurs besoins de façon irréaliste, en espérant que cela augmentera les financements qui leurs seront alloués » (entretien d’enquête, ministère de l’économie et des finances, 2011).

19 Cette tendance inflationniste dans la fixation des cibles existait aussi au niveau du gouvernement national lui-même. En effet, les indicateurs de lutte contre la pauvreté n’étaient pas seulement des cibles techniques de performance assignées aux responsables de ministères sectoriels mais correspondaient aussi à des enjeux de communication politique pour le gouvernement vis-à-vis des cadres et agents de la fonction publique ou de la population du pays : « Les indicateurs du document de stratégie pour la réduction de la pauvreté [document qui formalise les objectifs de développement poursuivi par le gouvernement bénéficiaire vis-à-vis des bailleurs] constituent également des objectifs politiques qui sont par nature volontaristes » (entretien d’enquête, ministère de l’Economie et des finances, 2011).

20 Ensuite, l’efficacité de la reddition de comptes suppose que soit garantie la qualité du système national d’information, et que les institutions nationales de reddition de comptes, notamment en matière de finances publiques, puissent elles-mêmes fonctionner de manière efficace. Cet enjeu est parfaitement perçu par les bailleurs de fonds. Ainsi, au Sénégal, la Banque mondiale et l’Union européenne finançaient-elles un programme de renforcement de la gestion des finances publiques.

21 En pratique, dans le programme d’aide budgétaire étudié, le bon fonctionnement du système d’information était pris en défaut sur plusieurs aspects. Un premier problème se posait au niveau de la fiabilité et de la sincérité de l’information concernant l’exécution budgétaire ou la réalisation des objectifs de performance conditionnant le versement des tranches variables de l’aide. Par exemple, concernant les finances publiques, la loi cadre de 2009 permettait aux agences de choisir entre un système de comptabilité publique ou privée. Or, selon un cadre de la Délégation de l’Union européenne (DUE) : « Si des efforts sont réalisés par le ministère de l’économie et des finances concernant les agences ayant choisi le système public, la transmission des bilans d’exécution budgétaire n’est pas effective pour les agences qui ont choisi le système privé, dont les recettes pourraient constituer 30 % des recettes de l’État » (entretien d’enquête, DUE, 2011).

22 De même, au sein de la DUE, la fiabilité du système national d’information sur les objectifs de lutte contre la pauvreté était mise en doute. Conscients de la valeur de l’information, certains acteurs syndicaux faisaient même remonter de l’information dont ils faisaient une arme de négociation vis-à-vis du gouvernement : « Au niveau de la santé, le système national d’information sanitaire rencontre des problèmes de remontée de l’information par la base. On ne peut pas dire que les informations sont fiables, d’autant qu’elles sont une arme de négociation des syndicats. Pour pallier cette absence de fiabilité, il est possible de réaliser des enquêtes, mais ces dernières sont faites sur un échantillon et n’ont pas la représentativité des données réelles. Au niveau de l’éducation, les chiffres sont meilleurs mais la base des résultats du recensement de 2002, publiés en 2005, n’ont été intégrés qu’en 2009 » (entretien d’enquête, DUE, 2011).

23 En cours d’exercice budgétaire, le ministère de l’éducation nationale n’était pas en mesure de s’opposer aux réallocations discrétionnaires décidées par le pouvoir politique et qui étaient pourtant susceptibles de compromettre la réalisation de certains des objectifs du programme d’aide : « Le problème au niveau du ministère [de l’éducation nationale] concerne les indicateurs d’allocation des ressources qui ne tiennent pas compte des lois de finances rectificatives. Certaines coupes sont réalisées sur des lignes très qualitatives comme les manuels scolaires » (entretien d’enquête, ministère de l’Education nationale, 2011).

24 De manière plus indirecte, le manque d’indépendance des cadres de ce ministère vis-à-vis du pouvoir politique avait conduit à la création d’emplois fictifs qui alourdissaient le budget de fonctionnement, mais faisaient aussi obstacle au développement des compétences nécessaires à la bonne efficacité de l’action publique : « La croissance rapide des corps émergents dans le budget de fonctionnement, constitués de volontaires non titulaires de concours souvent peu qualifiés ou absents, affaiblit la capacité de fonctionnement du ministère » (entretien d’enquête, ministère de l’Education nationale, 2011).

25 Enfin, certains acteurs relativisaient l’importance des enjeux associés à la reddition de comptes. En effet, les sommes en jeu pouvaient sembler faibles par rapport au budget global du pays, dans un contexte où le gouvernement était encore en mesure d’accéder à des sources de financement alternatives : « Il y a une disproportion entre les apports et les conditions demandés par l’Union européenne dont l’appui budgétaire est de 60 millions d’euros sur un budget de 2 000 millions d’euros. En conséquence le gouvernement préfère lever des impôts ou des financements sur les marchés plutôt que de se plier aux conditionnalités. Suite à l’annonce du blocage des tranches en novembre 2010, le Ministre du budget a simplement indiqué que le gouvernement était contraint d’émettre le montant équivalent en bons du Trésor pour équilibrer le budget » (entretien d’enquête, ministère de l’Economie et des finances, 2011).

26 Finalement, dans le contexte politique sensible ayant précédé l’élection présidentielle de 2010, l’indépendance et la capacité de décision des organes de contrôle de l’action gouvernementale ont pu donner l’impression de s’affaisser, selon les témoignages recueillis auprès de cadres des partenaires techniques et financiers : « Concernant le problème actuel de la Cour des comptes, un texte consensuel visant son renforcement avait été négocié pendant plusieurs mois avec l’ensemble des bailleurs, mais a été modifié à la dernière minute par la présidence [de la République] avant son examen en Conseil des ministres pour aboutir à une dégradation de sa situation actuelle » (entretien d’enquête, DUE, 2011). « Le Président de l’Assemblé nationale a été remplacé suite à la convocation du fils du Président [de la République] par la Commission des finances pour présenter les comptes de l’ANOCI [Agence nationale pour l’organisation de la conférence islamique], qu’il dirigeait » (entretien d’enquête, ministère de l’économie et des finances, 2010).

Un système de reddition de comptes efficace?

27En dépit des limites qui viennent d’être mentionnées, le système de reddition de comptes a permis une forme de régulation de l’action gouvernementale, en ce qui concerne l’aide apportée, selon deux modalités. D’une part, la régulation s’est jouée dans le cadre des dispositifs formels de reddition de comptes, lorsque sur la base des résultats obtenus, le versement d’une partie de l’aide a été suspendu. Cette décision manifestait, de la part des représentants de l’Union européenne, une sanction politique et financière du manque d’efficacité et de transparence de l’action du gouvernement sénégalais par rapport aux objectifs contractualisés. Tout d’abord, le programme d’aide budgétaire prévoit l’organisation de revues annuelles de performance, étape formelle de la reddition de comptes où les réalisations obtenues sont comparées aux objectifs définis en matière de réduction de la pauvreté. Ainsi, dans le cas étudié, des résultats jugés insatisfaisants ou peu convaincants ont conduit les représentants de la délégation de l’Union européenne à suspendre le versement de la tranche variable de l’aide budgétaire : « L’analyse est qu’en 2010, sur 53 indicateurs cibles du DRSP-II [deuxième document stratégique de réduction de la pauvreté contractualisant les engagements du gouvernement du Sénégal en la matière avec les bailleurs de fonds] établis dans le cadre d’un processus national : 24 ont été atteints, 8 sont non renseignés, et 21 n’ont pas été atteints. Dans les 24 cibles atteintes, les partenaires techniques et financiers estiment qu’entre 5 et 8 sont «incorrectes» ou «douteuses». Les résultats ne sont donc pas jugés satisfaisants, d’autant que certaines cibles non atteintes concernent directement les OMD, comme le taux de vaccination, le taux d’achèvement du primaire, ou le taux d’accouchement assisté » (entretien d’enquête, DUE, 2011).

28 D’autre part, à cette régulation prévue dans les termes du programme d’aide budgétaire s’est ajoutée une régulation passant par des processus plus indirects d’influence mais qui, eux aussi, ont permis d’orienter les décisions du gouvernement sénégalais dans le sens souhaité par l’Union européenne. L’existence d’un dispositif formel de reddition de comptes à destination d’une pluralité d’acteurs légitime ces acteurs auxquels des comptes sont rendus. L’affirmation de cette légitimité ainsi que l’existence d’un pouvoir formel de sanctions peuvent être déterminantes pour l’efficacité de la régulation (Pras et Zarlowski, 2013), celles-ci prennent la forme de jeux d’acteurs.

29 Ainsi, en premier lieu, la délégation de l’Union européenne au Sénégal a pu à plusieurs reprises jouer de son pouvoir d’influence sur le gouvernement national en s’appuyant sur la menace de non-versement des tranches variables de l’aide budgétaire : « Nous sommes confrontés à des facteurs de blocages non prévus dans la convention de financement qui apparaissent en cours d’année. En 2009, les décaissements de la DUE ont été bloqués […] [suite] au financement de la statue de la renaissance africaine qui n’était pas prévu au budget. En novembre 2010, 20 milliards [de francs CFA] ont été bloqués suite à la parution d’un décret de révision du code des marchés publics permettant d’attribuer 30 à 50 % du budget en contrat par approche directe [sans appel d’offres]. En septembre 2011, 12,7 milliards ont été bloqués car le projet de renforcement de la Cour des comptes n’a pas encore été validé » (entretien d’enquête, MEF, 2011).

30 La conditionnalité de l’aide budgétaire financée par l’Union européenne a aussi mis le ministère sénégalais de l’économie et des finances en capacité de s’opposer à son niveau à certaines dérives budgétaires, comme le précise un cadre du ministère en question au sujet de la révision du code des marchés publics qui sera retirée sur la pression des bailleurs de fonds : « Cela permet au Ministre [de l’économie et des finances] de s’opposer à des décisions de la Primature ou de la Présidence. Moi-même j’estimais que ce projet était catastrophique pour l’image du pays comme pour le budget, de par les hausses de coûts et les détournements qu’il générait » (entretien d’enquête, MEF, 2011).

31 Les processus formels de reddition de comptes allaient des ministères sectoriels vers le gouvernement et de ce dernier vers la délégation de l’Union européenne qui pouvait alors être perçue comme un acteur légitime, voire un allié, par les responsables de ministères sectoriels dans leurs rapports avec le gouvernement. Un cadre du ministère de l’éducation nationale indiquait, à propos des arbitrages subis par son ministère en cours d’année et susceptibles de compromettre la réalisation des objectifs de performance en matière d’éducation prévus dans le document stratégique, que la direction avait « établi, à la demande de la DUE, qui n’avait pas l’information par le ministère de l’économie et des finances, un état des coupes réalisées depuis deux ans dans les budgets de l’éduction » (entretien d’enquête, ministère de l’éducation nationale, 2011).

Indépendance, compétences et intérêts d’acteurs dans la reddition de comptes

32L’étude du programme d’aide budgétaire de l’Union européenne au gouvernement du Sénégal fait donc ressortir une image en demi-teinte des processus de reddition de comptes. La DUE a pu mettre en œuvre son pouvoir d’influence et s’appuyer sur la menace de non-décaissement des tranches variables de l’aide pour (ré-)orienter certaines décisions et actions du gouvernement. Cependant, la suspension du versement d’une partie de l’aide indique que ces mécanismes d’influence et d’incitation n’ont pas été pleinement efficaces pour orienter le comportement des autorités gouvernementales dans le sens voulu. En effet, pour la DUE, les faibles résultats obtenus en matière de lutte contre la pauvreté et le manque de fiabilité du processus d’évaluation ont été à l’origine d’un blocage des décaissements en 2011. « La position de la DUE sur le blocage des tranches de 2011 est liée à l’évaluation des résultats de la lutte contre la pauvreté qui sont très faibles, un décaissement sur cette base aurait été contesté par la Cour des comptes européenne, et dans une moindre mesure à la faible qualité de la revue de la Stratégie nationale de la lutte contre la pauvreté » (entretien d’enquête, DUE, 2011).

33 Le manque d’indépendance du système national de reddition de comptes vis-à-vis du pouvoir politique crée un risque fiduciaire, c’est-à-dire un risque de non qualité dans la mise en œuvre et dans le contrôle des procédures budgétaires et comptables publics. Dans un rapport d’audit de performance sur la gestion de l’aide budgétaire par la Commission européenne, la Cour des comptes européenne soulignait la prise en compte insuffisante de ce risque dans la gestion de l’aide : « La Commission n’a encore mis en place aucun cadre valable de gestion des risques pour évaluer correctement ses programmes d’aide budgétaire et en réduire les risques. Or cela revêt une importance particulière compte tenu du risque fiduciaire élevé découlant des faiblesses des systèmes de gestion des finances publiques et de l’ampleur de la corruption, ainsi que du risque pour le développement, résultant des insuffisances affectant les stratégies de développement nationales de nombreux pays partenaires » (Cour des comptes européenne, 2010).

34 Les conséquences d’une indépendance insuffisante du système national de reddition de comptes dans le pays bénéficiaire de l’aide sont renforcées lorsque les délégations locales de l’Union européenne ne sont pas en mesure de réunir les compétences suffisantes pour gérer les enjeux des contextes nationaux. Le rapport d’audit de la Cour des comptes européenne cité ci-dessus souligne ainsi les objectifs souvent trop généraux suivis par les programmes d’aide qui ne tiennent pas suffisamment compte du contexte spécifique de déploiement. Cette analyse est corroborée par un cadre de la DUE au Sénégal : « La DUE a montré des limites en matière d’expertise sur les politiques sectorielles dans les domaines ciblés, santé et dans une moindre mesure éducation, ce qui a d’ailleurs été soulevé par la Cour des comptes européenne » (entretien d’enquête, DUE, 2011).

35 Par ailleurs, dans le cas étudié, en raison notamment des écueils du contexte local de reddition de comptes, le recours à l’appui budgétaire rencontre une forme d’opposition de la part des ministères sectoriels concernés. Pour leurs représentants, les coupes budgétaires et les détournements d’usage déjà évoqués limitent les ressources disponibles pour l’atteinte des cibles. Selon un cadre du ministère de l’économie et des finances, les responsables de ministères sectoriels « souhaiteraient mettre en échec le programme [d’aide budgétaire] pour revenir à l’aide projet qui leur apporte des avantages en nature » (entretien d’enquête, MEF, 2011).

36 Des analyses ont d’ailleurs souligné, d’un point de vue conceptuel, l’inéquation des approches de la reddition de comptes fondée sur les relations entre un agent, le pays bénéficiaire, et un principal, le donateur, avec la réalité des contextes locaux de déploiement de l’aide (Paul, 2015). Dans ces approches, en effet, le gouvernement est appréhendé comme un acteur homogène dont les comportements sont susceptibles d’être alignés sur l’intérêt des donneurs en matière d’atteinte des objectifs de développement. En pratique, le déploiement de l’aide et la reddition de comptes s’appuient sur une chaine complexe d’acteurs dont les intérêts sont souvent divergents.

37 Le cas étudié conduit par conséquent à souligner les doubles enjeux, techniques et gestionnaires, d’une part, et éminemment politiques, d’autre part, de la reddition de comptes. Les dispositifs d’aide budgétaire supposent que soient réunies une forte expertise sectorielle des acteurs de l’aide dans les domaines ciblés par les objectifs de performance, et les conditions d’une reddition sincère, fiable et transparente des comptes publics.

38 Le cas illustre aussi les cheminements possibles vers un renforcement de la reddition de comptes selon ces deux dimensions. Ainsi, en 2012, l’alternance politique au Sénégal avec l’élection de Macky Sall à la présidence de la république a-t-elle conduit à une réévaluation du risque fiduciaire du pays. L’intégralité des tranches fixes et variables de l’aide budgétaire a été décaissée, sans attendre la nouvelle évaluation des cibles que la DUE avait pourtant exigée du gouvernement précédent. Selon plusieurs de nos interlocuteurs, ce décaissement sans condition pouvait être interprété comme le versement d’une prime reconnaissant et encourageant le caractère démocratique de l’alternance politique.

39 En termes d’efficacité sectorielle, les succès rencontrés par les programmes d’aide budgétaire des Pays-Bas et du Canada, dans les domaines respectifs de l’environnement et de l’éducation, ont été mis en avant lors de nombreux entretiens avec les acteurs rencontrés. Dans ces deux exemples, une décentralisation progressive de la gestion de l’aide a été mise en œuvre dans le cadre d’une coopération technique de proximité avec les ministères sectoriels concernés. Le Canada a également encouragé la participation de la société civile et des médias dans l’élaboration des politiques sectorielles et des budgets afin de renforcer le caractère démocratique de la reddition de comptes.

40 Ces succès ont d’ailleurs conduit la DUE, pour la seconde phase du programme d’aide budgétaire étudié, à abandonner le soutien aux secteurs de la santé et de l’éducation, pour assurer la suite du programme mené par les Pays-Bas en matière de politique environnementale. La DUE s’est pour cela fortement appuyée sur l’expertise sectorielle développée entre 2003 et 2011 entre l’ambassade de ce pays et le ministère sénégalais de l’environnement, mais tout en réintroduisant un principe d’incitations à travers un dispositif de versement de conditionnel de l’aide. En effet, un dispositif de conditionnalité, similaire dans son principe à celui de l’aide budgétaire globale de la DUE, avait d’abord été mis en place par la coopération des Pays-Bas, avant d’être abandonné. Selon un responsable de l’ambassade des Pays-Bas rencontré : « Il n’y avait pas vraiment d’incitation au niveau ministère de l’environnement, alors que cela limitait la prévisibilité des décaissements pour le gouvernement du Sénégal comme pour l’ambassade [des Pays-Bas]» (entretien d’enquête, chef de coopération, ambassade des Pays-Bas).

41D’une certaine manière, dans un contexte de renforcement progressif du système politique de reddition de comptes, une régulation par un système de sanctions et d’incitations s’est appuyée sur un programme basé sur une régulation par les compétences qui avait lui-même abandonné l’utilisation du système de sanctions et incitations.

42 * * *

43Le cas du programme d’aide budgétaire de l’Union européenne au gouvernement du Sénégal illustre certains des enjeux conceptuels et des difficultés pratiques de la reddition de comptes. Au-delà des caractéristiques spécifiques au contexte étudié, ce programme est représentatif des approches de l’aide au développement destinées à en favoriser l’efficacité par une meilleure appropriation de l’aide par les pays bénéficiaires, et une responsabilisation accrue de leurs gouvernements. L’appropriation consiste, par rapport au financement direct de projets, à renforcer le rôle du gouvernement du pays bénéficiaire dans la détermination et la mise en œuvre des politiques de développement. La responsabilisation est associée à l’existence de dispositifs formels de reddition de compte sur des objectifs de performance à atteindre. Les résultats obtenus par rapport aux objectifs cibles définis conditionnent le versement d’une partie de l’aide budgétaire. Par conséquent, ces systèmes d’incitation positive ou négative sont censés favoriser la régulation des comportements des acteurs gouvernementaux au sein des pays bénéficiaires dans le sens de la réalisation des objectifs de développement poursuivis, c’est-à-dire une utilisation des financements alloués qui soit efficiente et conforme aux engagements pris.

44 Par rapport aux financements apportés à des projets spécifiques de développement, l’aide budgétaire rend plus complexe la reddition de comptes : les acteurs concernés sont plus nombreux et le dispositif s’appuie sur le système national de reddition de comptes du pays bénéficiaire. Le cas étudié indique que des problèmes de contrôle peuvent se poser pour la détermination des cibles de performance à atteindre comme pour la remontée d’information sur les réalisations obtenues. De plus, le caractère incitatif du programme d’aide est également mis en doute par certains acteurs, ce qui conduit à interroger l’efficacité du dispositif de reddition de comptes sur lequel ce programme s’appuie.

45 Cependant, dans l’exemple analysé, l’existence d’un système formel de reddition de comptes a permis de légitimer la délégation locale de l’Union européenne pour demander des comptes aux acteurs concernés. Dès lors, des processus informels d’influence entre les parties concernées ont permis de faire évoluer certaines décisions gouvernementales qui auraient conduit à une utilisation non-conforme des ressources et à rendre plus difficile la réalisation des objectifs contractualisés.

46 Le cas analysé conduit aussi à souligner la complexité de la chaine d’acteurs impliqués dans la reddition de comptes et les enjeux d’indépendance et de compétences qui doivent être appréhendés lorsque l’on cherche à développer l’efficacité de ce mode de régulation. Finalement, le programme d’aide étudié illustre les modalités de cheminement et d’apprentissage par essais/erreurs vers un renforcement de la reddition de comptes dans ses dimensions techniques et politiques.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : efficacité de l’aide au développement, Aide budgétaire, objectifs de performance

Mise en ligne 26/05/2017

https://doi.org/10.3917/rfap.160.1195

Notes

  • [1]
    Pour des analyses plus récentes, voir le présent numéro de la Revue française d’administration publique.
  • [2]
    Address by James D. Wolfensohn, President of the World Bank Group, to the Board of Governors of the World Bank Group, at the Joint Annual Discussion, October 1998.
  • [3]
    En 2010 : 6 entretiens avec les principaux acteurs dans le cadre d’une mission d’expertise pour la réalisation d’une proposition d’assistance technique à la mise en œuvre du programme. En 2011 : 10 entretiens d’enquête avec les principaux acteurs au sein gouvernement du Sénégal et des partenaires techniques et financiers (PTF) et enfin en 2012 ; 6 entretiens d’enquête avec les principaux acteurs du gouvernement et des PTF.
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