Notes
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[*]
robert.hertzog@unistra.fr
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[1]
Faute de terme plus approprié, nous utiliserons celui-ci pour désigner de façon générale la personne ou l’organisme auprès de qui les comptes sont rendus. On s’y sent autorisé puisque les Supreme Audit Institutions en place dans la plupart des États ne font pas ou pas seulement de l’audit au sens précis du terme.
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[2]
D’après : www.businessdictionary.com
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[3]
Comme l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 qui dispose : « La Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Mis au fronton de la grande chambre de la Cour des comptes, il a une portée qui dépasse les finances et concerne tous les agents publics, élus ou nommés.
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[4]
Les documents annexés aux projets de loi de finances ou ceux accompagnant les budgets des collectivités territoriales offrent de bonnes illustrations de cette situation.
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[5]
Dans l’État français comme dans les collectivités locales allemandes, suisses ou autrichiennes qui sont passées à la comptabilité double (Doppik), le progrès est autant affaire d’onéreux logiciels que de principes économiques.
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[6]
Selon l’art. 27 de la constitution, « Tout mandat impératif est nul ». La portée concrète d’une telle prohibition est mystérieuse et a peu attiré l’attention de la doctrine.
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[7]
Avec une différence notable pour le Président la République et pour les conseillers municipaux qui sont désignés par la totalité des citoyens des communautés politiques respectives. Cela n’est le cas ni des intercommunalités, ni des régions (découpage départemental des listes), ni des départements (élection cantonale), ni de l’élection des parlementaires.
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[8]
Les grands scandales et catastrophes financiers du début du siècle (ENRON, subprimes, etc.) ont été le résultat de comptes falsifiés et de la négligence ou compromission des organismes de contrôle ou d’évaluation (commissaires aux comptes, agences de notation).
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[9]
Voir en particulier les articles de M. Balducci, S. Kott, R. Holcman, F. Marty, M. Benzerafa-Alilat et P. Gibert dans le présent numéro.
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[10]
La loi de règlement est la loi constatant les résultats financiers de chaque année civile et approuvant les différences entre les résultats et les prévisions de la loi de finances initiale éventuellement modifiée par sa ou ses lois de finances rectificatives.
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[11]
La fonction de juge a une légitimité en soi, face aux autres pouvoirs. En vertu de quelle légitimité la Cour des comptes peut-elle critiquer les décisions du parlement ou du gouvernement ? Plus de 90% de ses activités ne relèvent pas de l’office de juger et le fait qu’elles soient exercées par des magistrats accorde certes à ceux-ci une grande indépendance, réputée garante d’impartialité ; mais cela ne suffit pas à fonder la légitimité de la fonction. Nous proposons donc de la rattacher à la notion de représentation.
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[12]
De nombreux rapports thématiques sont de véritables évaluations même si, pour des raisons de rigueur méthodologique, le terme n’est pas utilisé. Citons ceux sur les finances publiques locales publiés annuellement depuis 2013.
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[13]
L’innovation apportée par la Mission d’évaluation et de contrôle (MEC) créée en 1998 à l’Assemblée nationale est qu’elle auditionnait les dirigeants des administrations centrales hors la présence du ministre concerné.
1La reddition des comptes a à voir avec deux notions distinctes qu’elle combine : la démocratie et la bonne gestion. La première est dans une crise à laquelle des remèdes sont cherchés de tous côtés, en inventant de nouveaux concepts à la fois mal définis et à prétention universelle : gouvernance, subsidiarité, accountability… Pour la seconde, elle est caractérisée par une succession de réformes au nom de l’impératif d’efficacité de l’action publique afin de réhabiliter une technostructure qui n’arrive plus à tenir sa promesse d’amélioration continue de la vie en société. Accounting, reddition des comptes, accountability, aptitude à rendre des comptes, sont au carrefour de ces préoccupations. Pour autant, sont-ce là des nouveautés et y a-t-il quelque utilité à inventer un concept à la place ou en sus de ceux de contrôle et de responsabilité ? Les domaines auxquels la reddition de comptes se rattache sont à la fois politique et gestionnaire : politique car les dirigeants doivent présenter leurs faits et leurs intentions et en répondre ; gestionnaire, car les managers doivent s’expliquer sur leurs résultats et sur les méthodes utilisées. La nouveauté n’est certainement pas dans le principe de la reddition des comptes ; elle est peut-être dans l’extension de l’obligation et davantage encore dans ses modalités au service d’une finalité mieux explicitée. Il s’agit fondamentalement d’information, qui est le moteur de l’économie comme de la politique. L’économiste sait combien il importe que les acteurs soient correctement informés des données du marché et des conséquences de leurs choix (Tirole, 2015). Et Rousseau admettait que si le peuple veut toujours le bien, le jugement qui guide la volonté générale « n’est pas toujours éclairé » ; mieux l’informer fait donc progresser la démocratie.
2L’examen critique qu’on se propose de mener ici doit commencer par une interrogation sur la signification et la portée d’une théorie rénovée de l’obligation de reddition des comptes. Celle-ci a trois composantes. Il faut dire qui doit rendre compte, et donc expliquer le fondement de cette obligation. Il faut ensuite préciser de quoi l’on doit rendre compte et sous quelle forme afin que cela soit pertinent. Enfin, il faut désigner la personne ou l’organisme devant qui les comptes sont rendus et, éventuellement, est assumée une responsabilité ; ceci suppose qu’une autorité extérieure soit dotée d’une légitimité propre pour exercer la fonction d’auditeur [1] ; c’est là que la procédure trouvera, le cas échéant, des prolongements qui montreront sa véritable utilité !
Rendre des comptes : une notion à convenir
3L’obligation de rendre des comptes, dans les institutions publiques comme privées, est aussi vieille que la société. Cependant, la doctrine actuelle vise à lui donner une signification renouvelée, sans qu’une définition solidement établie ne soit disponible. Dans son emploi habituel, elle est liée à la nouvelle gestion publique et à la bonne gouvernance, avec comme finalité spécifique de devoir contribuer au perfectionnement de l’activité concernée. Ce n’est pas la recherche d’une notion foncièrement originale mais plutôt celle des caractères qui améliorent des procédures anciennes. Sauf à lui enlever tout intérêt, il n’est pas pertinent de choisir une vision extensive de la reddition des comptes. Dans une société sur-normée, tout individu et tout organisme doivent, dans un nombre quasi illimité de circonstances, présenter des justifications ou déposer des déclarations. Seront écartés dans notre analyse tous les cas où une personne, en tant qu’assujettie à une obligation juridique ponctuelle, est tenue de présenter des informations à d’autres personnes ou institutions dans le cadre de relations de nature statutaire ou contractuelle : le contribuable, l’exploitant d’un établissement classé, le chef d’entreprise face à l’inspecteur du travail, le sous-traitant, le propriétaire vis-à-vis d’un locataire, les bénéficiaires de fonds européens, de subventions, de primes et aides économiques, etc. Reddition des comptes sera donc réservée au cas des personnes qui sont tenues de s’expliquer en raison d’une fonction qu’elles exercent, et qui comporte des pouvoirs s’accompagnant d’une responsabilité de bonne exécution.
Une procédure spécifique de contrôle ?
4Une traduction courante d’accountability est responsabilisation ; c’est le fait d’être tenu de rendre des comptes, d’accepter la responsabilité de ce qui a été fait et de l’exposer de façon sincère et complète [2]. Voilà qui n’est pas d’une grande originalité. La doctrine se trouve devant une alternative simple. Soit elle considère que la reddition des comptes n’est qu’une expression générique qui désigne des pratiques de contrôle présentes dans tous les types d’organisations, portant sur des objets divers, selon des modalités et avec des effets variés, ce qui en fait un ensemble très hétéroclite. Cette interprétation semble avoir prévalu en France où des formules anciennes ont été redécouvertes [3] à l’occasion des débats ouverts par la vogue des exigences d’accountability. Soit la doctrine se veut plus rigoureuse et précise en considérant que la reddition des comptes est une procédure qui, en raison de ses finalités et modalités particulières, a un sens et des effets propres dans les systèmes aussi bien politiques que de gestion privée ou publique. Comme elle s’est beaucoup développée dans le secteur privé, cela conduit à y voir volontiers une manifestation de la nouvelle gestion publique, supposée trouver son inspiration moderniste dans les entreprises, alors même qu’une reddition des comptes formelle a prospéré d’abord dans la sphère administrative, militaire et politique. Elle est, de même, associée à la bonne gouvernance, en ce qu’elle vise à rehausser la déontologie du gestionnaire et à l’inciter à une meilleure efficacité.
5Cette seconde option peut encore être précisée en décidant que la seule signification spécifique et utile est celle du monde anglo-saxon qui exprime une conception formalisée des rapports sociaux : être en situation de présenter les comptes ou toute autre information selon une méthodologie et des formes prescrites, afin de les comparer à des standards établis dans ce but. Ce peuvent être des comptes économiques ou financiers, mais aussi le règlement d’un diplôme universitaire, la solidité d’une banque, un processus de fabrication, un nouveau médicament ou tout autre produit. En conséquence, ce qui est accountable peut faire l’objet d’une certification ou d’une accréditation attestant cette conformité aux standards, ce qui garantit un certain niveau de qualité et assure une transparence sur les caractéristiques de l’objet, aisément comparable à d’autres. Cette méthode est directement applicable à de nombreux domaines d’action publique : comptabilité, établissements d’enseignement ou de soins, distribution d’eau, etc. L’important tient donc dans l’existence de règles et standards qui disent ce qui est bon dans une matière. Leur auteur, de même que l’organisme d’accréditation ou de certification, en tirent un pouvoir considérable, exercé avec des garanties inégales.
6Cette conception normative est-elle transposable de manière générale aux politiques et gestions publiques ? C’est dans l’air du temps, porté par les doctrines relatives à l’évaluation systématique des politiques publiques. La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) a prévu une évaluation continue des programmes budgétaires et imposé la certification des comptes de l’État. Les « bureaux budgétaires » indépendants, mis en place dans certains États et recommandés par l’OCDE, la création d’un Haut Conseil des finances publiques en France, les normes et instruments de contrôle relatifs à la discipline budgétaire dans l’UE, sont d’évidentes manifestations de ces idées. La nouveauté ne réside pas dans la multiplication des règles, procédures et autorités de surveillance, mais dans la fonction qu’on leur assigne. Les vastes organismes publics ou privés ont rendu inopérants les contrôles directs des clients, usagers, citoyens et même de leurs représentants. Ainsi la démocratie du marché, comme la démocratie politique, ne fonctionne plus correctement et des corrections sont recherchées dans le renforcement de contrôles professionnels, appropriés aux caractères de ces puissantes technostructures, en espérant rétablir ainsi un certain équilibre des informations et des pouvoirs. Pour les entreprises, comme pour les administrations, les listes d’objets devant être exposés ont donc été rallongées et les modalités de leur présentation ont été perfectionnées.
7 En outre, les sociétés ouvertes et complexes ont besoin d’informations partagées qui donnent des images utilisables par de multiples acteurs, notamment ceux en charge des fonctions de direction. Le raffinement des instruments de production, de traitement et de communication a suscité un immense marché pour la diffusion des données financières et statistiques, de data sur tout. Leur étalage sur la place publique, au nom de la transparence, est prôné comme une vertu majeure. Les dirigeants des institutions publiques ou des entreprises sont donc tous tenus, à des titres divers, de rendre des comptes. Il en résulte une course à la demande de rapports de la part des dirigeants eux-mêmes, des instances de contrôle, des médias, des groupes d’intérêts, de l’opinion, qui est transcrite en obligations juridiques jusqu’à provoquer une surproduction où trop d’information tue le signifiant [4]. Les coûts de ces systèmes [5], comparés aux bénéfices résultant de leur utilisation effective, mériteraient une étude en soi, car ces progrès, qui ne sont pas critiquables, s’arrêtent souvent à mi-chemin.
Obligation d’information et engagement de responsabilité ?
8La finalité de la reddition des comptes n’est pas non plus fermement établie : système d’information ou régime de responsabilité ? Qu’est-ce qui prime dans sa conception et son fonctionnement réel ? Les nombreux modèles existant offrent des dosages variés. D’un côté, l’accent a été mis sur l’objet présenté pour améliorer l’étendue, la pertinence et la sincérité des informations fournies. Il est rendu compte de… par un exposé complet et méthodique de ce qui s’est passé pour satisfaire le besoin de transparence. Cela est utile et complète d’autres formes dans les relations avec les autorités publiques : accès aux documents administratifs, motivation des décisions, principe du contradictoire, études d’impact, etc. D’un autre côté, l’insistance est mise sur la responsabilisation de la personne entendue. Rendre des comptes à…, suppose que le destinataire de l’information pourra réagir. C’est vraisemblablement ainsi que l’article 15 de la Déclaration de 1789 devrait être interprété. En tout cas, il ne devrait pas l’être comme demandant une sophistication toujours plus poussée des comptes publics. La doctrine de l’accountability ferait faire de grands progrès à la bonne gouvernance si elle pouvait contribuer à une conception de la responsabilité spécifique du gestionnaire et du dirigeant. En effet, ces personnes sont rarement seules responsables des résultats qu’elles soumettent ; l’actuel ministre de l’économie, qui émet les emprunts d’État, n’a pas créé la dette et le gouvernement en fonction n’est pas la cause de son volume. Une responsabilité-sanction est ici inappropriée, souvent même néfaste, parce qu’elle pousse à la dissimulation, au refus du risque, à l’excès de formalisme, à la démotivation et à la volatilité des équipes. La suite positive d’une responsabilité assumée devrait être l’engagement à améliorer les résultats, même si les décisions à prendre pour cela heurtent les traditions, des règles ou des doctrines en vigueur. Au prochain audit, le dirigeant sera sommé de montrer ce qui a été changé et les effets obtenus. Réparer et corriger les erreurs, voilà l’essentiel en gestion par les objectifs, dont la réussite se mesure sur la durée grâce à un cycle continu de réformes fondées sur des données méticuleusement analysées.
9L’évolution des systèmes budgétaires s’inspire explicitement d’une telle approche. L’information budgétaire et comptable (nomenclatures, concepts) a été remarquablement enrichie et sécurisée par les rôles que jouent la certification des comptes et le Haut conseil des finances publiques. La budgétisation par programmes facilite la gestion prévisionnelle et permet des évaluations systématiques destinées à les perfectionner. C’est le modèle LOLF aussi bien que celui, sur un registre un peu différent, du Pacte européen de stabilité. Dans les deux cas les efforts sur les aspects formels et procéduriers des systèmes d’information ne se sont cependant qu’imparfaitement accompagnés d’une rationalisation des processus de décision et de mise en jeu de la responsabilité. Combien de dirigeants publics cherchent-ils à utiliser le surcroît d’information disponible en vue d’améliorer l’état des finances et du patrimoine des personnes publiques ? Ils ne se sont pas engagés sur ces objectifs et ne se sentent ni investis, ni jugés sur eux par les électeurs. En France, la responsabilité professionnelle du producteur d’informations – le comptable – est en voie d’atténuation. Les sanctions trop sévères prévues dans la version initiale du pacte de stabilité étaient vouées à ne pas pouvoir fonctionner, alors même que la Commission européenne a accepté, en amont, dans la phase préventive, des programmes de stabilité notoirement enjolivés. Plus fondamentalement, cela n’a guère contribué à renforcer la responsabilité des auteurs des situations ainsi décrites, le décideur politique, le fonctionnaire ordonnateur ou le dirigeant d’entreprise. Dans la conception d’origine de la LOLF, la discussion de la loi de règlement et l’examen des rapports annuels de performance qui y sont annexés devaient être un chaînon décisif du cercle vertueux. Or cela ne fonctionne pas, pour des raisons politiques prévisibles et compréhensibles.
10 En définitive, de grands et coûteux changements dans les méthodes n’ont rehaussé sensiblement ni la qualité des services rendus à la population, ni celle de la gestion publique, ni diminué le poids des impositions. Faut-il s’étonner du désenchantement des citoyens qui fait prospérer partout les mouvements antisystème ?
Qui rend des comptes ? Une obligation fonctionnelle
11Émile Besson écrivait au début du XXe siècle que « toute gestion appelle un contrôle, tout mandat aboutit à une reddition des comptes » (Besson, 1901, 2). Le besoin de compter existe chez tout agent économique et tout dirigeant a besoin de savoir ce qui se passe dans son entreprise ou son organisation politique, religieuse ou militaire. Amartya Sen (2005) montre que la démocratie, comme culture de la délibération publique et de responsabilité des dirigeants, a existé dans des sociétés fort diverses, où elle a été chaque fois source de mieux-être collectif. Faut-il réserver l’expression aux opérations exigées de personnes physiques, agents ou autorités, ou peut-elle s’appliquer aussi à celles de personnes morales ? Une telle personne peut certes être mandataire. Mais nous entrons dans des domaines juridiques et sociologiques très différents lorsqu’il s’agit des contrôles sur des organismes privés ou publics. Une société présente ses comptes au fisc ; elle ne lui rend pas des comptes. Des établissements publics, des opérateurs d’Etat, des « agences » peuvent devoir présenter des rapports d’activité ou leurs comptes à une autorité supérieure de contrôle, selon des modalités chaque fois particulières. Lorsque sont réunies les conditions d’une véritable reddition des comptes cela caractérise une procédure de tutelle, c’est à dire une forme spécifique de contrôle. En revanche, si l’autonomie des collectivités locales permet des contrôles, elle exclut dorénavant la reddition de comptes, hors relations contractuelles sur des sujets particuliers.
12Au sens où nous l’entendons ici la reddition de comptes concerne immédiatement trois séries de personnes : les mandataires, les représentants et les agents. En dehors de toute idée morale ou de bonne gestion, celui qui agit pour le compte d’autrui doit décrire le résultat de son activité et en assumer la responsabilité, dans des conditions qui diffèrent selon l’activité exercée. Il faut ajouter une quatrième catégorie de personnes, les dirigeants de personnes morales qui ont les plus larges obligations en matière de reddition de comptes car, par définition, ils agissent, eux aussi, dans l’intérêt de tiers.
Le mandataire, une reddition des comptes naturelle
13Tout mandataire doit rendre compte de l’exercice de sa fonction auprès du mandant, selon une logique inhérente à ce contrat. Aux termes de l’article 1984 du code civil, « le mandat ou procuration est un acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant et en son nom ». La loi est peu formaliste et exige essentiellement l’acceptation du mandataire, qui peut être tacite. S’agissant de ses pouvoirs, « le mandataire ne peut rien faire au-delà de ce qui est porté dans son mandat » (art. 1989). Celui-ci définit de façon nécessairement limitative ce que doit faire le mandataire ; rien n’interdit cependant des mandats larges. Le code civil est surtout disert sur les responsabilités du mandataire, auxquelles il consacre un chapitre spécial. Le mandataire est tenu d’accomplir le mandat tant qu’il en demeure chargé et il répond des dommages-intérêts qui pourraient résulter de son inexécution (art. 1991). « Tout mandataire est tenu de rendre compte de sa gestion, et de faire raison au mandant de tout ce qu’il a reçu en vertu de sa procuration … » (art. 2002). Le mandat définit à la fois l’action à faire, la personne qui doit la faire, l’obligation qu’elle a de s’en expliquer et auprès de qui elle devra le faire. Cette conception est reprise en droit constitutionnel sous la dénomination de « mandat impératif », à la charge de certains élus ou des délégués dans les institutions fédérales, avec pour conséquence d’exiger une stricte reddition des comptes.
Le représentant et les paradoxes de la démocratie
14Le gouvernant moderne – dans la sphère publique comme dans les entreprises – agit en tant que représentant d’autres personnes (citoyens, propriétaires, actionnaires) et d’autres intérêts que les siens. Cette notion pivot de la démocratie, simple à comprendre, apparaît pétrie de contradictions dès lors qu’on s’écarte de l’idée de mandat.
15Par tradition notre droit réprouve le mandat impératif [6] et un mandat non impératif est un oxymore ! Le représentant n’est ni un mandataire, ni un délégué, malgré les usages de vocabulaire (mandat électoral, cumul des mandats,.). Il exerce une fonction dont les termes sont définis par un statut et non en vertu d’une convention passée avec un ou des mandants. Le représentant doit sa fonction à une minorité de la population qui a voté pour lui, pour des raisons variées, mais aucune obligation ne le lie en droit à ses électeurs. Carré de Malberg (1985, 221) posait la question : « De qui les représentants exercent-ils le pouvoir [dès qu’on tient] pour acquis que, dans le droit actuel, la puissance exercée par le corps des députés ne lui vient pas des citoyens ? ». La réponse est connue : « non seulement les députés ne sont pas les représentants du collège qui les a désignés, mais encore ils ne sont pas, à proprement parler les députés ou les élus de ce collège : ils sont les députés et les élus de la nation tout entière » (ibid, 222, note 19). Cette théorie du « mandat représentatif », expression consacrée mais discutable, est transposée aux autres élus politiques [7]. L’élection est une formalité de désignation d’une personne ou d’un groupe (liste), sans exigence ni promesse de faire ou de ne pas faire. Une fois désigné, l’élu représente l’ensemble de la communauté politique concernée et est censé agir au mieux pour son bien commun en tant qu’organe de la personne publique. Il prend la place des citoyens et hérite de leur pouvoir en plein exercice ce qui s’est traduit par la théorie de la « souveraineté » du parlement, aujourd’hui dépassée mais qui n’est remplacée par aucune autre.
16 Ces fictions, qui ont nourri les débats sur le contrat social et les fondements de la démocratie, aboutissent à deux conclusions décevantes. D’une part, l’élu politique n’est le représentant d’aucune personne réelle, puisqu’on refuse qu’il soit celui de ses électeurs et que les autres ne le reconnaissent pas comme le leur. D’autre part, aucune procédure formelle de reddition des comptes et de responsabilité politique ne peut être organisée puisqu’on ne sait pas sur quoi l’élu est engagé et donc sur quoi il doit être jugé. Ce dernier constat vaut pour le Président de la République assuré d’une « irresponsabilité politique », pour les parlementaires, pourtant représentants par excellence, mais aussi pour les centaines de milliers de conseillers territoriaux. La réponse convenue consiste à dire que cela se règle en fin de mandat, lors de la demande de réélection. Mais un élu peut ne pas se représenter ou se présenter dans une autre circonscription. De toute manière, une campagne électorale n’a pas grand-chose à voir avec une reddition des comptes. Les réélections se jouent très peu sur des bilans, entendus comme des résultats avérés, même lorsqu’ils sont discutés. Un parlementaire sera davantage sommé de rendre compte de l’action du gouvernement qu’il a soutenu que de sa propre activité. Au surplus, pour les élections par listes (régionales, municipales, européennes), les candidats pris individuellement ne sont guère exposés à des questions concernant leur rôle propre. Lorsque les bases doctrinales d’un système politique ne résistent pas à l’examen de son fonctionnement réel, cette artificialité le rend fragile, voire le délégitime. La crise des démocraties prospère sur ces contradictions des institutions représentatives. Multiplier les formes de reddition des comptes est une réponse, de même que les tentatives d’y introduire des doses de démocratie directe, notamment par le référendum.
L’agent, naturellement au rapport
17 Agents ou employés sont placés dans une structure hiérarchique qui est destinée à garantir la bonne réalisation de certaines missions. Ils ont une obligation de résultat qui est surveillée en permanence par des supérieurs d’autant plus intéressés à la qualité de la production qu’ils en seront également tenus pour responsables. L’agent est donc constamment sommé de montrer des résultats dans le cours de son activité à des personnes qui sont placées au-dessus de lui dans l’organisation du service, même si elles n’ont pas la plénitude du pouvoir hiérarchique, cas d’un simple chef de service. Il entre dans la nature même des compétences du supérieur hiérarchique de pouvoir demander à ses subordonnés toute information sur leur activité, de manière ponctuelle ou systématique. Un rapport avec le supérieur hiérarchique, au sens strict du droit administratif (ministre, président, maire), est rare pour la très grande majorité des agents. Et celui qui informe ses supérieurs de l’avancement des opérations n’est pas dans une logique de reddition des comptes. Les relations de travail suivent des mécanismes largement informels et sont très dépendantes de la personnalité des acteurs. Les redditions de comptes supposent un certain formalisme. Dans les grosses structures, ministère, région, département, communauté urbaine, la stratification hiérarchique est à la fois compliquée et peu formalisée en droit, se résumant souvent à un simple organigramme, quand il existe. Dans le cadre du contrôle de gestion des rapports périodiques peuvent être exigés, mais ils concernent l’activité du service et non celle des personnes. Il ne semble ni pertinent, ni utile de vouloir faire entrer ces relations qui se déroulent au sein d’une organisation dans la reddition des comptes, car leur diversité enlèverait toute signification à l’expression. Une formalisation à l’occasion de dialogues de gestion ou d’entretiens annuels avec les chefs de services ne devient pas pour autant une reddition de comptes.
18Certains agents ont des fonctions qui demandent des contrôles périodiques approfondis, notamment ceux qui manient des fonds : caissiers, trésoriers, comptables ; ce peut être fait par des inspections internes à l’administration en cause, qui sont une projection du supérieur hiérarchique, mais ce peut aussi être le fait d’institutions extérieures (Cour et Chambres régionales des comptes). Dans un ministère, le responsable de programme rend compte de son exécution, notamment par les rapports annuels de performance, mais ce n’est pas dans un cadre hiérarchique, ce qui est peut-être regrettable car ce serait plus sérieusement discuté que ce ne l’est par les parlementaires, destinataires formels.
Le dirigeant et ses multiples obligations de reddition des comptes
19Le dirigeant d’une organisation occupe cette fonction en vertu des règles qui gouvernent l’institution. Elles définissent les modalités d’accès à la fonction, l’exercice de celle-ci et les obligations qui s’y attachent. L’existence de contrôles et de mises en jeu de la responsabilité est fréquente, au gré des statuts. Le dirigeant politique peut avoir été élu au suffrage universel, mais le plus souvent sa désignation se fait au second degré, par des assemblées représentatives (conseil municipal ou départemental, conseil d’administration, investiture par une assemblée). Dans tous les cas, la fonction de dirigeant est nettement détachée et distincte de celle de représentant et revêt un aspect propre où prédomine la qualité d’organe d’une personne morale avec ses intérêts propres, différents de ceux des citoyens. Le dirigeant, responsable du fonctionnement d’un appareil de gestion, comme par exemple le membre d’un exécutif (national, local, fonctionnel), est, dans les faits, astreint aux obligations d’information les plus denses et fréquentes, à destination d’organes internes à la personne morale concernée ou à destination de tiers, parce qu’il est aussi la personne qui assume le plus de pouvoirs et de responsabilités, bien davantage que le simple représentant.
Rendre quels comptes auprès de qui ?
20Il faut oser des questions naïves : c’est quoi des comptes? Les conditions de leur présentation dépendent beaucoup de l’objet sur lequel ils portent (comptes financiers, indicateurs de production, de qualité de gestion…), de l’administration concernée et de son domaine d’activité (éducation, défense, justice…) et du destinataire (assemblée politique, autorité publique indépendante, citoyens) qui sera également maître des suites à donner, ce qui lui confère une responsabilité propre qui mérite attention.
Les deux types de « comptes à rendre »
21On peut distinguer deux types de situations qui renvoient à des procédures et à des réalités politiques très différentes. D’une part, certains dirigeants peuvent, à tout moment ou dans des circonstances particulières, être interpellés sur leur action afin d’en expliquer le déroulement et les résultats. D’autre part, des comptes rendus périodiques doivent être faits sur des objets précis et dans des formes préétablies.
Le compte rendu sur interpellation
22La possibilité d’interroger les détenteurs de fonctions publiques et l’obligation qu’ils ont de répondre est une base irréductible de la démocratie et marqua le caractère révolutionnaire de la Déclaration des Droits de 1789. Ce droit suppose que la personne interrogée ait une capacité de décision autonome et ne soit pas dans une activité de pure exécution. On peut interpeller le président de la région sur les finances de la collectivité, pas le comptable public, même si, en fin d’exercice, ce dernier devra aussi présenter ses comptes.
23Ce type de contrôle peut être déclenché à tout moment et à tout propos. Il reste cependant ponctuel quant à son objet et dénué de suites organisées ; la qualité des informations fournies, qui est à la discrétion de l’autorité sollicitée, dépend beaucoup de l’objet en cause. Une question relative à l’intervention des forces françaises au Mali n’aura pas la même réponse si elle porte sur le coût des opérations ou sur sa conduite. L’extension du pouvoir d’interpellation a accompagné l’enracinement des pratiques démocratiques dans les sociétés occidentales. Réservé d’abord aux représentants siégeant dans des assemblées élues, qui conservent les plus larges facultés en la matière, il s’est étendu, pour certaines affaires, à l’ensemble des administrés et des groupes sociaux, souvent hors de tout formalisme. En bénéficient des personnes ou organismes qui se présentent comme représentants d’intérêts divers. Les organisations syndicales, associations, groupes de pression, médias obtiennent parfois plus efficacement des réponses ou réactions que les élus chargés de contrôler les gouvernants. Ces pratiques, qui vont de soi dans de nombreux États, sont loin d’être universelles et méritent d’être diffusées au nom de la transparence et de la bonne gouvernance.
La reddition périodique et formalisée des comptes
24Les entreprises, les administrations publiques et de nombreux organismes doivent tenir les états liés à leurs comptes qui font l’objet de publications ou présentations périodiques selon des modalités définies par la loi. Il faut donc que ces comptes-là soient tenus, de préférence dans les formes où il faudra les rendre. Autant que la transparence, c’est à la fois l’objectivité et une certaine dose de rationalité économique qu’on veut introduire ici afin de permettre une véritable évaluation dans le sillage de la nouvelle gestion publique. Ces comptes doivent remplir trois conditions : ils portent sur le passé, à savoir ce qui a été réalisé et non pas sur des objectifs ou programmes ; ils comportent des données mesurées et vérifiables ; ils sont présentés dans une forme qui les rend signifiants, sous réserve d’accepter la méthodologie utilisée pour leur construction, qui est elle-même rendue disponible. Tenir et établir des comptes est toutefois d’abord de l’intérêt de l’organisme concerné. Le premier demandeur de bons comptes devrait être son dirigeant, qui a besoin d’avoir la connaissance de ses forces et faiblesses, de ce qui a été fait et à quel prix. Il les présentera d’autant plus aisément à d’autres. L’absence de comptes ou leur insincérité trompent en premier lieu ceux qui doivent piloter l’organisme en cause [8]. Aussi, le ministère des finances français, qui a rédigé tous les grands textes de finances publiques précédant la LOLF, a-t-il toujours veillé à ce que s’y trouvent des obligations d’information dont on enseignait qu’elles étaient destinées au contrôle parlementaire alors que l’utilisateur le plus assidu était le ministère lui-même. Beaucoup de documents que le gouvernement est obligé de présenter à l’appui des lois de finances sont, en fait, des obligations que l’administration s’impose à elle-même et pour ses propres besoins.
25Les données les plus révélatrices de l’activité d’une organisation se trouvent dans ses systèmes de gestion. Leur regroupement et leur mise en forme sont l’œuvre de professionnels, employés ou fonctionnaires. C’est sur la qualité de l’information à ce niveau que les efforts ont été les plus poussés et les progrès les plus visibles depuis les années 1990 : comptabilités, budgets, comptes économiques, données sociales, tableaux de bord sur l’activité de certains des services publics. Les améliorations ont porté à la fois sur la nature et le contenu des informations afin de les rendre plus pertinentes et signifiantes et sur les procédures (délais, fréquence, diffusion et accessibilité) [9]. Une place à part revient aux données financières. La tenue de comptes pour suivre les opérations en monnaie est une nécessité inhérente à la matière car il est indispensable de connaître à tout moment l’état de la caisse et, périodiquement, celui du patrimoine. L’arrêt des comptes avec établissement d’une situation financière et d’un bilan à une date donnée, et leur vérification, se font d’abord dans l’intérêt de celui qui tient les écritures et du propriétaire en droit. La reddition des comptes à des tiers qui ont des droits sur eux est une formalité additionnelle qui peut enclencher des procédures particulières de contrôle (dépôt auprès du juge des comptes, présentation du compte administratif au conseil d’une collectivité locale…), mais il serait faux de considérer que la première raison d’être de ces comptes est leur soumission à ce contrôle externe.
26De manière surprenante, le contrôle politique et même le contrôle économique (par les marchés financiers par exemple) n’ont pas été renforcés dans les mêmes proportions. La pression sur les décideurs pour de meilleurs résultats, qui devrait contribuer à perfectionner la gestion publique, se fait rarement à l’occasion de ces redditions de comptes ou de leur commentaire par la Cour des comptes, notamment dans les matières financières où l’information est foisonnante. On soutiendrait volontiers le paradoxe suivant : plus les comptes rendus sont objectifs et clairs, plus ils portent sur des faits éloignés du rayon d’action des dirigeants et sont difficiles à imputer à des responsables bien identifiés. Ils sont donc mal exploités dans les processus de décision.
27 Prenons l’exemple d’une loi de règlement [10]. Outre la description chiffrée de l’exécution du budget de tout l’appareil d’État, on y trouve les rapports annuels de performance. Ces derniers n’ont pas été établis par le ministre (qui souvent n’en prend même pas connaissance) et ne rendent pas compte de son action. Les responsables de programme, à savoir les hauts fonctionnaires qui ont préparé ces comptes et qui ont eu une influence sur leurs résultats, ne sont pas visibles, ne sont pas interpellés par les parlementaires, au demeurant peu nombreux dans la salle. En définitive, la loi de règlement qui a fait l’objet de nombreuses améliorations parce qu’elle devait être un moment important dans le cycle vertueux de la gestion publique en mode LOLF, ne joue qu’un rôle marginal et contribue peu à la correction des politiques.
Faut-il des comptes de référence ?
28A quoi servirait-il de soumettre des comptes si ceux-ci ne sont pas analysés et évalués? Cela supprimerait tout le versant responsabilité de la procédure, et un jugement de valeur est aussi particulièrement important si l’on veut demander au responsable d’améliorer à l’avenir ses résultats. Cela suppose que l’on ait quelque référence du bien ou du bon. Nous voilà en face du problème majeur des systèmes politiques : qu’attend-on des gouvernants ? Sur quoi les jugera-t-on ?
29La doctrine démocratique montre ici ses faiblesses. La référence incontestable est la volonté du peuple. Mais n’oublions pas le pessimisme des philosophes sur ce sujet, tout au long des siècles. Dans Les suppliantes, Euripide fait déclamer que « la masse … gouverne mal ses propres pensées ». Pour Diderot, « la multitude est ignorante et hébétée ». Rousseau affirmait que si le peuple veut toujours le bien, « de lui-même il ne le voit pas toujours ». Hegel a montré que le peuple ne peut tout simplement pas savoir ce qu’il veut. Comment pourrait-il l’exprimer et où en trouverait-on la formulation non déformée ? Les sondages peuvent difficilement en tenir lieu. Le programme politique des candidats élus peut-il valoir substitut en considérant que le peuple veut ce que propose la personne choisie par une majorité de votants ? Or, d’une part, notre doctrine politique récuse la théorie du mandat et, d’autre part, les programmes jouent un faible rôle dans les résultats des élections. De surcroît, comme Hegel le voyait déjà, les demandes les plus clairement et efficacement poussées en avant viennent de minorités et de groupes organisés, souvent contre l’intérêt et le souhait du plus grand nombre. On a pu parler d’une dictature ou de la mosaïque des minorités. Le marketing politique pratique méthodiquement la segmentation de l’électorat, avec des promesses ciblées, car les élections se jouent partout à la marge et c’est souvent le basculement d’un petit groupe qui fait la majorité.
30 Dès lors que le représentant élu n’est pas en présence d’une expression de la volonté du peuple et qu’on ne sait pas définir le contenu de l’intérêt général par les mécanismes de la politique, faut-il en confier la détermination à des sages, aux philosophes gouvernants de Platon ou aux ingénieurs de Saint Simon ? Les experts diront ce qu’est le bon niveau de dette, de déficit, de croissance, d’inflation… Ils définiront les méthodes pour y arriver et sauront le mieux juger les résultats. La fin du politique et la mise en place de gouvernements de « sachants » est une tentation des temps de crise. La vogue de l’accountability y participe manifestement. Son approche technique et factuelle rassure et permet de mesurer ce qui est atteint et ce qui ne l’est pas.
31 Les systèmes publics modernes sont tous des mix dans le dosage desquels entre une part de technicité et d’expertise qui s’est fortement accrue, notamment sous l’influence de la doctrine de la nouvelle gestion publique. Citons la LOLF et les mécanismes de l’Union économique et monétaire, en particulier son « semestre européen». Le perfectionnement des systèmes de collecte et de diffusion d’informations représente d’incontestables progrès en instruments de gestion. Ils auraient pu trouver un prolongement réussi dans la production de biens et services publics si l’appareil public s’était franchement approprié la volonté de rationalité qu’on lui appliquait. Il ne l’a fait que très imparfaitement car la politique garde ses lois propres et les experts sont souvent incertains sur les décisions à prendre et rarement en consensus. Tout est connu sur la dette, mais les économistes ne sont pas d’accord sur les remèdes. Pour les affaires importantes, il faut en définitive toujours des choix de nature politique car il s’agit de prendre des risques. Il n’en va pas autrement dans une entreprise. Ce ne sont ni les ingénieurs, ni les comptables qui décident. Les choix stratégiques et les arbitrages entre experts sont la responsabilité d’un patron qui en fait une synthèse, pèse les risques et prend en considération des éléments qui ne relèvent d’aucun spécialiste. La différence fondamentale avec les décideurs politiques est dans la sanction en cas d’erreur. Ces derniers peuvent se tromper longtemps, dès lors qu’ils ont respecté les formes, ils seront absous !
32 D’ailleurs la définition des standards de qualité des résultats n’est pas très poussée dans les institutions publiques. La fixation de règles matérielles sur les données et situations concerne essentiellement les finances (équilibre, dette, niveau des prélèvements…) et est inégale selon les personnes publiques concernées. Et leur effectivité est très variable. Si la règle de l’équilibre réel des budgets locaux est bien respectée, le contrôle de la discipline budgétaire dans l’UE offre une belle étude de cas sur les insuffisances des systèmes d’information (les mécanismes de surveillance) et de responsabilité, malgré un impressionnant enchaînement de réformes. Et la fuite en avant dans la complication, avec par exemple le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire de 2012, n’est apparemment pas la réponse la plus appropriée. Saurait-on expliciter ce qu’est la bonne qualité du ministère de la santé, de l’enseignement supérieur, de l’aménagement du territoire, des transports… ? Ou celle du service de la culture d’une grande ville ? La fixation d’objectifs dans des programmes de politique publique, assortis d’indicateurs de résultats, est apparue comme un substitut réaliste et est une des bases de la nouvelle gestion publique incarnée par la LOLF. Avec des résultats mitigés !
Rendre des comptes auprès de qui ?
33On rend des comptes auprès de tiers. Dans la gestion publique cela est essentiellement demandé à des autorités exécutives au profit d’assemblées élues, donc représentatives par nature, mais aussi auprès d’organismes spécialisés, dont la légitimité est mal fondée et qui, selon la thèse qu’on veut défendre ici, devraient également être reconnus, dans les démocraties modernes, comme des représentants. Au-delà, les redditions de comptes se font aussi en direction de la « Société », ce qui peut profiter à de nombreux organismes et aux citoyens eux-mêmes.
Auprès des deux représentants : politiques et experts
34Faute de pouvoir organiser la reddition devant les citoyens directement, les démocraties ont choisi de faire désigner des représentants politiques, mais aussi des experts qui ont également une fonction de représentants puisqu’ils sont censés agir au nom du peuple lorsqu’ils vont recevoir les comptes et, éventuellement, décider de suites. Ces représentants portent-ils une responsabilité dans l’insuffisante amélioration des productions des administrations publiques ?
35En ce qui concerne les représentants politiques, on ne décrira pas les innombrables formes de reddition des comptes devant les assemblées représentatives nationales et territoriales, notamment en matière financière ou à l’appui des documents budgétaires. Limitons nous à quelques interrogations. Ces assemblées, censées représenter le peuple souverain, ont des pouvoirs de décision par lesquels elles expriment la volonté générale. Ce pouvoir de décision est en fait confisqué par l’exécutif : il a rédigé tous les textes adoptés par les conseils locaux et ceux des établissements publics ; il est maître du budget national ; il est également maître de l’essentiel du contenu des lois votées. Face à cette réalité, il a été proposé de revenir aux origines du régime représentatif en considérant que la fonction principale des représentants était le contrôle de l’exécutif ou, en termes modernes, l’évaluation des politiques publiques, nouvelle mission du Parlement introduite dans la constitution en 2008 (art. 24). Auparavant, la LOLF avait suivi la même démarche, en allongeant la liste des documents d’information devant être déposés au parlement et renforçant leur qualité, tout en augmentant les pouvoirs de contrôle des assemblées. Qu’en est-il advenu ? La réalité politique est connue : au sein de l’Assemblée nationale et du Sénat, des conseils locaux et des conseils d’administration des établissements publics, les majorités sont généralement les partenaires des exécutifs. Co-auteurs de leurs politiques, elles sont mal placées pour les critiquer et exiger des changements. Lorsque la situation financière d’une collectivité territoriale est dégradée, on fait porter la responsabilité sur l’exécutif, alors que le conseil non seulement était régulièrement informé par les comptes administratifs et de gestion mais adoptait ces derniers, tout comme il adoptait les budgets et décisions de dépense. Le retour sur reddition des comptes, qui devait être l’effet dynamiseur de la gestion publique, est ainsi le maillon faible de la doctrine de la gouvernance ; d’où les modestes résultats obtenus des importants perfectionnements techniques de cette reddition.
36En ce qui concerne les experts, la doctrine politique ne sait pas où placer les nombreuses autorités publiques, de statut administratif ou juridictionnel, qui ont le double caractère d’être « indépendantes », c’est-à-dire de ne pas être sous une direction de nature politique, et d’avoir une forte expertise « professionnelle » dans le domaine qui leur est assigné. Nous proposons d’y voir des représentants d’un deuxième type qui, à côté des représentants politiques à compétence générale, répondent à l’inquiétude de Rousseau sur la volonté générale mal éclairée. Ces organismes, créés par la loi, c’est à dire par la volonté nationale, ont mission d’agir dans l’intérêt général et pour le bien du peuple en apportant leur expertise et savoir-faire. Depuis 2008, l’art. 47-2 de la constitution dispose ainsi que la Cour des comptes assiste le Parlement et le gouvernement dans diverses tâches, notamment dans l’évaluation des politiques publiques ; il ajoute que « par ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens ». Cette dernière mission est régulièrement mise en exergue par son Premier Président et dans les présentations des rapports. Le fait que la Cour assiste le parlement dans le contrôle de l’action du gouvernement lui donne un statut bien plus élevé que celui d’un bureau d’expertise technique [11]. D’ailleurs, elle n’hésite plus à émettre des recommandations, parfois très précises et sur des sujets sensibles [12]. Si elle est restée une juridiction, après un vif débat interne en 2006-2007, elle a des fonctions qui sont assez proches des nombreuses autorités administratives indépendantes, que nous proposons de ranger également dans cette catégorie de représentants. La plupart n’ont pas le pouvoir de décider directement des suites à donner à une reddition des comptes (seul le juge des comptes en dispose d’une certaine manière). Pour l’essentiel, elles émettent des commentaires et opinions, le relais devant être pris par les pouvoirs politiques.
37En 2008 le constituant a voulu aller plus loin et faire du parlement lui-même un expert en ajoutant à ses missions historiques, le vote de la loi et le contrôle de l’action du gouvernement, celle d’évaluer les politiques publiques. Ce fut, à notre avis, une erreur due à un engouement passager qui ne devrait pas trouver sa place dans la loi suprême. Députés et sénateurs ne sont pas préparés à ce travail, ils n’ont pas le temps ni le goût de le mener et les électeurs n’attendent pas d’eux qu’ils réalisent des études mais qu’ils décident ; ce n’est pas davantage l’affaire des fonctionnaires des assemblées.
38 Il est de bon ton, et cela date de longtemps, de critiquer la place excessive donnée aux « techniciens ». Le discours dit populiste le proclame avec force et cela fait partie de la défiance à l’égard des « élites ». Pourtant, les représentants et dirigeants politiques gardent dans tous les cas le dernier mot parce qu’ils ont le pouvoir de décision. D’un côté, les citoyens peuvent ne pas vouloir suivre la raison des experts, comme le montre la critique récurrente des « technocrates », la contestation fréquente des choix des administrations en matière d’environnement, d’équipements publics, etc. ou encore la critique des règles européennes de discipline budgétaire ou de politique monétaire. D’un autre côté, les experts admettent souvent ne pas savoir dire ce qui est bon et, fréquemment, ils se contredisent entre eux. Leur travail ne «tue» donc pas le politique, mais assigne aux élus et au gouvernement leur vrai rôle, qui n’est pas de croire qu’ils ont raison sur tous les sujets du seul fait du suffrage universel, mais qui consiste à choisir entre des solutions d’experts à partir des connaissances établies.
39 La question de la responsabilité propre de ces représentants / auditeurs n’a guère été approfondie, ce qui est d’autant plus regrettable que la faillite des contrôles n’a pas peu contribué aux crises récentes. Une fois les comptes rendus, les destinataires ont-ils une obligation de les examiner et d’en extraire des conclusions ? Leur inertie ou leur indifférence est-elle coupable ? De la chute des grands établissements financiers à la faillite de certains États, en passant par la dégradation des finances publiques, l’inefficacité de beaucoup de politiques (d’intervention économique par exemple, de sécurité, d’enseignement), les difficultés des collectivités territoriales ou les défaillances de nombreux services publics, l’inefficacité des contrôles est l’autre face de l’excès de contrôles. Le fait que les représentants politiques n’aient pas suffisamment travaillé les informations reçues et exigé les décisions en conséquence, est un des grands échecs de la nouvelle gestion publique. Les pouvoirs de contrôle sont bien organisés sur les formes de la reddition des comptes et souvent assortis de sanctions : délais de dépôt des rapports, avec possibilité d’exiger un certain comportement, de faire une action d’office ou d’infliger des sanctions pour retards, négligences ou refus. Mais cela concerne surtout des agents et des exécutants, comme l’illustre la responsabilité des comptables publics. Dès que l’on touche au fond des politiques publiques, le sort des contrôles devient plus aléatoire.
Auprès des autres intéressés et de la société en général
40Les premiers intéressés par l’action des pouvoirs publics sont les citoyens et les groupes ou organismes sociaux (entreprises, associations, syndicats, etc.). Ce sont eux qui forment la société dont parle la Déclaration de 1789. Ils sont aujourd’hui destinataires de la plupart des redditions de comptes faites par les autorités publiques. Certaines sont directement publiées au journal officiel ou par les administrations locales qui ont une obligation de mettre à disposition du public par voie électronique des documents financiers et autres. Si la dissémination de l’information «à la cantonade», paraît vertueuse, elle a cependant une efficacité qui dépend entièrement de la mobilisation des citoyens. Combien en prendront connaissance ? De manière générale, toutes les redditions des comptes faites par les autorités publiques, notamment les rapports remis au Parlement, sont disponibles pour toute personne intéressée et sont analysés et exploités par des utilisateurs qui dépassent de beaucoup le cercle des représentants officiels. Média, groupes d’intérêts, entreprises et syndicats, formations politiques, agences de notation, organisations internationales telles le FMI ou l’OCDE, marchés financiers et créanciers de la dette publique, tous ont des intérêts légitimes à disposer de ces informations et en font un usage parfois plus opérationnel que les parlementaires. Il faut donc dépasser la vision institutionnelle de la reddition des comptes qui a une portée plus large que celle que renvoie le seul examen formaliste et juridique.
41 * * *
42Voit-on de grands progrès ?
43Le système politique moderne est une machine à fabriquer des informations. Il multiplie les occasions d’en produire puis de les présenter au sein des institutions et vers la société où elles sont reprises et retraitées par les medias, les différents groupes sociaux et éventuellement les réseaux sociaux. De grands efforts ont été faits pour améliorer la qualité des comptes financiers et des statistiques économiques. Néanmoins, l’appareil ne tourne pas bien. Proposons quelques pistes d’explication.
44 Les dirigeants qui viennent s’expliquer sont rarement les auteurs réels et uniques des faits décrits et se comportent plutôt en défenseurs de ces auteurs, par exemple un ministre pour ses services [13]. D’importantes instances de gestion ne sont jamais mises sur la sellette ; pensons seulement aux organismes de la sécurité sociale qui administrent près de la moitié des finances publiques. Quels élus, quels fonctionnaires sont jugés sur ce qui dépend réellement d’eux ? L’autonomie du politique fait que cela se joue ailleurs. La multitude des intérêts et des enjeux auxquels les gouvernants sont confrontés, combinée à celle des acteurs impliqués, à la diversité des groupes sociaux et à la complexification des circuits de décision font qu’il est de plus en plus difficile d’identifier le ou les véritable(s) décideur(s). Un examen détaillé du processus d’élaboration d’une loi de finances ou d’une loi de financement de la sécurité sociale montrerait qu’elles sont l’agrégation de décisions prises ou imposées par des centaines de personnes, y compris dans les institutions européennes.
45 L’observation des assemblées locales nous a appris que les élus – décideurs ou contrôleurs – se sentent davantage responsables devant leur parti politique que devant les électeurs. C’est aux militants et aux instances de direction du parti qu’ils rendent les comptes de la manière la plus animée, car ce sont eux qui décident des investitures électorales et des carrières politiques. Certes, il y a d’importantes variantes selon la structure des partis et les positions personnelles des élus. Il en va également ainsi au plan national où, de surcroît, un parlementaire ne peut s’exprimer utilement que s’il le fait au nom et avec l’accord de son groupe politique. Ceci n’est pas étranger aux déformations que subit le système représentatif et au manque d’intérêt que les élus portent aux études, avis et recommandations des experts lorsqu’ils ne sont pas dans la ligne du programme ou de la doctrine de leur parti.
46 La boucle de la rationalité, qui demande que les comptes rendus donnent lieu à une appréciation destinée à corriger les facteurs d’inefficacité ou les erreurs, se brise en cours de route, faute de suites cohérentes à l’exposé des résultats (contrôles, évaluations…). Il est difficile de citer de grandes réformes solidement appuyées sur des études et l’exploitation d’évaluations, en matière d’administrations territoriales, d’enseignement, de politique économique, d’emploi, etc. Ce sont parfois des actes de pure autorité (fusion des régions), souvent le résultat d’interminables marchandages (loi NOTRe, législation du travail), voire des décisions fondées sur des considérations idéologiques et partisanes. Le pragmatisme ne semble pas être une composante déterminante de la culture politique française. Au lieu de modifier au fur et à mesure ce qui ne fonctionne pas correctement et dont les défauts sont dénoncés de tous côtés, les gouvernants persistent dans l’excès de dépenses, de prélèvements obligatoires, de normes et de réglementations, de complexité. Le changement se fait par à-coups, souvent sous la pression des faits ou de pouvoirs extérieurs. Les décideurs politiques ont été impuissants à tirer les conséquences du surcroît d’information qui leur était livré pour procéder à la révision drastique de certaines institutions politiques, réglementations et pratiques. Enfin, la rationalité déraille encore davantage lorsqu’on discute des remèdes, sur lesquels les experts sont presque toujours divisés et où les décideurs politiques préfèrent ceux qui sont les moins douloureux à ceux qui sont les plus efficaces !
Références bibliographiques
- Besson, Emile (1901), Le contrôle des budgets en France et à l’étranger, 2° éd. Paris
- Carré de Malberg, Raymond (1985), Contribution à la théorie générale de l’État, T II, CNRS Editions
- Sen, Amartya (2005), La démocratie des autres, Payot
- Tirole, Jean (2015), Économie du Bien Commun, PUF
Mots-clés éditeurs : représentants, experts, responsabilité managériale, Reddition des comptes, responsabilité politique
Date de mise en ligne : 26/05/2017
https://doi.org/10.3917/rfap.160.1011Notes
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[*]
robert.hertzog@unistra.fr
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[1]
Faute de terme plus approprié, nous utiliserons celui-ci pour désigner de façon générale la personne ou l’organisme auprès de qui les comptes sont rendus. On s’y sent autorisé puisque les Supreme Audit Institutions en place dans la plupart des États ne font pas ou pas seulement de l’audit au sens précis du terme.
-
[2]
D’après : www.businessdictionary.com
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[3]
Comme l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789 qui dispose : « La Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Mis au fronton de la grande chambre de la Cour des comptes, il a une portée qui dépasse les finances et concerne tous les agents publics, élus ou nommés.
-
[4]
Les documents annexés aux projets de loi de finances ou ceux accompagnant les budgets des collectivités territoriales offrent de bonnes illustrations de cette situation.
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[5]
Dans l’État français comme dans les collectivités locales allemandes, suisses ou autrichiennes qui sont passées à la comptabilité double (Doppik), le progrès est autant affaire d’onéreux logiciels que de principes économiques.
-
[6]
Selon l’art. 27 de la constitution, « Tout mandat impératif est nul ». La portée concrète d’une telle prohibition est mystérieuse et a peu attiré l’attention de la doctrine.
-
[7]
Avec une différence notable pour le Président la République et pour les conseillers municipaux qui sont désignés par la totalité des citoyens des communautés politiques respectives. Cela n’est le cas ni des intercommunalités, ni des régions (découpage départemental des listes), ni des départements (élection cantonale), ni de l’élection des parlementaires.
-
[8]
Les grands scandales et catastrophes financiers du début du siècle (ENRON, subprimes, etc.) ont été le résultat de comptes falsifiés et de la négligence ou compromission des organismes de contrôle ou d’évaluation (commissaires aux comptes, agences de notation).
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[9]
Voir en particulier les articles de M. Balducci, S. Kott, R. Holcman, F. Marty, M. Benzerafa-Alilat et P. Gibert dans le présent numéro.
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[10]
La loi de règlement est la loi constatant les résultats financiers de chaque année civile et approuvant les différences entre les résultats et les prévisions de la loi de finances initiale éventuellement modifiée par sa ou ses lois de finances rectificatives.
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[11]
La fonction de juge a une légitimité en soi, face aux autres pouvoirs. En vertu de quelle légitimité la Cour des comptes peut-elle critiquer les décisions du parlement ou du gouvernement ? Plus de 90% de ses activités ne relèvent pas de l’office de juger et le fait qu’elles soient exercées par des magistrats accorde certes à ceux-ci une grande indépendance, réputée garante d’impartialité ; mais cela ne suffit pas à fonder la légitimité de la fonction. Nous proposons donc de la rattacher à la notion de représentation.
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[12]
De nombreux rapports thématiques sont de véritables évaluations même si, pour des raisons de rigueur méthodologique, le terme n’est pas utilisé. Citons ceux sur les finances publiques locales publiés annuellement depuis 2013.
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[13]
L’innovation apportée par la Mission d’évaluation et de contrôle (MEC) créée en 1998 à l’Assemblée nationale est qu’elle auditionnait les dirigeants des administrations centrales hors la présence du ministre concerné.