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Article de revue

La responsabilité de l'administration en droit anglais : caractéristiques générales, torts et compensation

Pages 691 à 704

Notes

  • [*]
    Cet article se limite au droit anglais. Les autres droits du Royaume‑Uni (le droit écossais et le droit nord‑irlandais) ne sont pas tout à fait identiques.
  • [1]
    Ashby v White (1703) 2 Ld Raymond 938.
  • [2]
    Entick v Carrington (1765) 19 State Trials 1029.
  • [3]
    Voir Civil Procedure Rules, Part 54. Si le requérant engage une action en dommages et intérêts mais veut en réalité contester la légalité de l’acte administratif, l’action peut être déclarée irrecevable : ex. Jones v Powys Local Health Board [2008] EWHC 2562. Si le requérant se contente des dommages et intérêts, la requête est transférée au juge ordinaire : Civil Procedure Rules, Part 54.20.
  • [4]
    Voir en général, Deakin et al., 2012, ch. 8 ; Cane, 2011, ch. 15.
  • [5]
    Buron v Denman (1848) 2 Ex. 167.
  • [6]
    Wilkes v Wood (1763) Lofft. 1; Cooper v Wandsworth Board of Works (1863) 14 CBNS 180.
  • [7]
    Ex. Leach v Money (1765) 19 St. Tr. 1001; Ministry of Housing and Local Government v Sharp [1970] 2 QB 223.
  • [8]
    On y voit des parallèles avec le droit allemand, (§823 I BGB).
  • [9]
    Wilkinson v Downton [1897] 2 QB 57.
  • [10]
    Autrefois aussi par « detinue » et par « trespass to goods ».
  • [11]
    Rookes v Barnard [1964] AC 1129, 1226 per Lord Devlin.
  • [12]
    Kuddus v Chief Constable of Leicestershire [2001] UKHL 29.
  • [13]
    Dunton v Dover DC (1978) 76 LGR 87.
  • [14]
    Leakey v National Trust [1980] QB 485; Holbeck Hall Hotel v Scarborough BC [2000] QB 836.
  • [15]
    (1868) LR 3 HL 300.
  • [16]
    Smeaton v Ilford Corporation [1954] Ch 450; Pride of Derby v British Celanese [1953] Ch 149.
  • [17]
    Voir Marcic v Thames Water Utilities Ltd [2003] UKHL 66, [2004] 2 AC 42 aux paragraphes [27] à [36].
  • [18]
    Attorney‑General v Gastonia Coaches Ltd [1977] RTR 219.
  • [19]
    Campbell v Paddington Corporation [1911] 1 KB 869.
  • [20]
    Glasgow Corporation v Taylor [1922] 1 AC 44.
  • [21]
    Tomlinson v Congleton BC [2004] 1 AC 46; Poppleton v Trustees of Portsmouth Youth Activities Committee [2008] EWCA Civ 646.
  • [22]
    [1932] AC 562.
  • [23]
    [1990] 2 AC 605
  • [24]
    Stovin v Wise [1996] 1 AC 923; Gorringe v Calderdale MBC [2004] UKHL 15 (pas de responsabilité envers le chauffeur d’un voiture pour l’omission de modifier la signalisation à une jonction routière).
  • [25]
    Yuen Kun Yeu v Attorney‑General of Hong Kong [1988] AC 175.
  • [26]
    John Munro v London Fire Brigade [1997] QB 1004.
  • [27]
    Capital and Counties plc v Hampshire County Council [1997] QB 1004.
  • [28]
    Hill v Chief Constable of West Yorkshire [1989] AC 53.
  • [29]
    CEDH 28 octobre 1998, affaire 23452/94; sub nom. Osman v Ferguson [1993] 4 All ER 344 (Court of Appeal).
  • [30]
    [1995] 2 AC 633. L’affaire fut portée devant la Cour européenne des droits de l’homme sous le nom de Z v UK, voir la note 34 ci‑dessous.
  • [31]
    Barrett v Enfield LBC [2001] 2 AC 550.
  • [32]
    CEDH 10 mai 2001, Z v UK, affaire 29392/95, par. 78‑104
  • [33]
    Phelps v Hillingdon LBC [2001] 2 AC 619.
  • [34]
    Comme exemple d’une situation où le tribunal a refusé de constater un devoir de protection, voir D v East Berkshire Community NHS Trust [2005] 2 AC 373 (action des parents qui se plaignent d’une intervention après une accusation erronée de maltraitance de leur enfant).
  • [35]
    Barrett v Enfield LBC [2001] 2 AC 550; Phelps v Hillingdon LBC [2001] 2 AC 619, 653 per Lord Slynn.
  • [36]
    Dorset Yacht Co. Ltd. v Home Office [1970] AC 1004.
  • [37]
    Ex. Ashby v White (1703) Ld Raymond 938.
  • [38]
    Watkins v Home Secretary [2006] UKHL 17.
  • [39]
    Karagozlou v Commissioner of Police for the Metropolis [2006] EWCA Civ 1691.
  • [40]
    Cutler v Wandsworth Stadium [1949] AC 398.
  • [41]
    Ex. Dorset Yacht Co. Ltd v Home Office [1970] AC 1004 (les prisonniers) ; Carmarthenshire CC v Lewis [1955] AC 549 (responsabilité de l’école pour un accident provoqué par un enfant sous contrôle).
  • [42]
    Kirkham v Chief Constable of Greater Manchester [1990] 2 QB 283.
  • [43]
    Perl (Exporters) Ltd v Camden LBC [1984] QB 342.
  • [44]
    Voir Factortame Ltd v Secretary of State for Transport (no.5) [2001] 1 AC 524; K. Stanton, 120 Law Quarterly Review 324.
  • [45]
    [1984] AC 130.
  • [46]
    Van Colle v Chief Constable of Hertfordshire Police [2007] EWCA Civ 325, renversé pour d’autres motifs par la Chambre des Lords dans Chief Constable of Hertfordshire Police v Van Colle [2008] UKHL 50, v. aussi Cour européenne des droits de l’homme, 13 novembre 2012, affaire n° 7678/09. Voir Anufrijeva v Southwark LBC [2004] QB 936.
  • [47]
    R (Greenfield) v Home Secretary [2005] UKHL 14.
  • [48]
    Smith v Chief Constable of Sussex [2009] AC 225.
  • [49]
    Ex. Wainwright v Home Office [2003] UKHL 53.
  • [50]
    R (on the application of Bernard) v Enfield LBC [2002] EWHC 2282 (Admin) : violation du droit à la vie familiale en refusant un logement à une personne handicapée.
  • [51]
    Hammersmith Railway v Brand (1869) LR 4 HL 171; Dormer v Newcastle‑upon‑Tyne Corporation [1940] 2 KB 204; Allen v Gulf Oil Refining Ltd [1981] AC 1001.
  • [52]
    Manchester Corporation v Farnworth [1930] AC 171; Pride of Derby v British Celanese Ltd [1953] Ch. 149.
  • [53]
    Central Control Board v Cannon Brewery Co Ltd [1919] AC 744.
  • [54]
    Case of the King’s Prerogative in Saltpetre (1606) 12 Co Rep 12; Attorney‑General v De Keyser’s Royal Hotel Ltd. [1920] AC 508.
  • [55]
    Par exemple, l’affaire Barlow Clowes où l’Ombudsman a proposé une compensation sans responsabilité Deakin et al., 2012, 317 et 348‑354 : comparez Yuen Kun Yeu v Attorney‑General of Hong Kong [1988] AC 175 et Drewry et Gregory, 1991, 192 et 408.
  • [56]
    Secretary of State for Work & Pensions v Parliamentary Commissioner for Administration [2007] EWHC 242.
  • [57]
    Voir le site internet http://www.nhsla.com.

1 Suivant le principe de la « rule of law » (le règne du droit) énoncé par le professeur Dicey à la fin du XIXe siècle, tout ministre ou fonctionnaire est soumis aux tribunaux ordinaires. Les règles de droit sont les mêmes pour les fonctionnaires que pour les citoyens (Cornford, 2008, ch. 2 ; Deakin et al., 2012, 311 ; Markesinis et al., 1999 ; Fairgrieve, 2004 ; Harlow, 2004 ; Law Commission, 2007, §§3.18‑3.21). L’unicité du régime de la responsabilité, qui existe depuis le XVIIe siècle, a permis aux citoyens de faire reconnaître leurs droits, avant même la création d’un système moderne de recours pour excès de pouvoir. Par exemple, en 1703, un électeur a vu son action en dommages et intérêts aboutir contre l’officier de l’État qui lui a refusé de voter [1]. En 1765, un éditeur a obtenu gain de cause dans une action en dommages et intérêts contre le ministre qui a fait procéder à la perquisition de ses bureaux sans l’autorisation d’un juge [2]. Les recours en réparation du préjudice sont portés devant les tribunaux ordinaires. Mais si l’on souhaite obtenir, en même temps, l’annulation d’un acte administratif, il est loisible d’intenter un recours pour excès de pouvoir (« judicial review ») et aussi d’obtenir des dommages et intérêts par voie subsidiaire [3].

Généralités [4]

La responsabilité civile

2 Le droit anglais ne connaît pas de grands principes de la responsabilité. Il n’y a pas dans ce droit d’équivalent de l’article 1382 ou 1384 alinéa1er du code civil, ni de principes de la responsabilité pour faute ou pour rupture de l’égalité devant les charges publiques. Il connaît en revanche de nombreuses voies de recours, chacune avec ses propres règles. Chaque voie de recours est organisée en fonction des situations de fait. Certaines personnes publiques s’engagent dans certains types d’activités plus que les personnes privées, par exemple pour l’activité de régulation. Ainsi, on peut voir dans des règles concernant ces activités une reconnaissance de la spécificité des difficultés que l’administration rencontre, sans pour autant y voir des principes généraux de la responsabilité de l’administration.

3 Le droit anglais ne connaît pas les notions d’« administration », ni d’« État ». On distingue « la Couronne » et « ses sujets ». La Couronne recouvre les ministres dans l’exercice des pouvoirs de la Couronne et le Parlement (« Crown‑in‑Parliament »). Depuis le Crown Proceedings Act de 1947, l’immunité de la Couronne se limite à des actes personnels de la reine et du Parlement. « L’État » n’existe pas en tant que personne juridique. Toute action doit être intentée contre un officier de la Couronne, tel qu’un ministre. Les collectivités locales et les autres personnes morales de droit public sont, en droit, des « sujets » de la Couronne aussi bien que les particuliers. Il n’y a pas de règles spécifiques concernant les actions contre ces personnes morales et il en résulte que les actions en justice à leur égard sont identiques aux actions engagées contre les particuliers. Les personnes morales de droit public et les personnes morales de droit privé sont soumises aux mêmes règles de procédure.

4 Il n’y a pas de responsabilité pour les « acts of state » (actes de gouvernement), mais cette catégorie est maintenant très limitée. Les actes dans l’exécution de la politique étrangère, y compris la guerre, ne sont pas susceptibles de recours devant les tribunaux [5]. Mais cette immunité ne s’applique qu’aux actes commis à l’étranger. Tout acte du gouvernement commis dans les territoires du Royaume doit être autorisé par la loi et les lois prévoient des droits à compensation pour les préjudices subis.

5 Par le passé, à cause des difficultés liées aux recours de droit public, les citoyens ont souvent utilisé les actions en responsabilité civile pour faire sanctionner l’excès de pouvoir. Ainsi, beaucoup des grands arrêts du droit administratif intervenus avant les années 1980 résultent d’actions en dommages et intérêts. Par exemple, la nécessité d’une autorisation légale pour les perquisitions à domicile ou bien l’obligation de l’administration de respecter les droits de la défense ont été affirmées à l’issue d’actions de « tort » [6]. Mais les procédures de droit public sont satisfaisantes aujourd’hui et les requérants ont moins recours à l’action en dommages et intérêts pour obtenir réparation.

La responsabilité de l’administration comme responsabilité pour la faute d’autrui

6 L’administration est responsable généralement de la faute de ses employés (« vicarious liability ») ou, parfois, directement pour la violation des obligations légales (« non‑delegable duties ») (Weir, 2006, ch. 6)

7 Le fonctionnaire peut en général être poursuivi devant les juridictions ordinaires selon les règles du droit privé, dans la plupart des cas. L’administré doit dès lors prouver, d’une part, la faute du fonctionnaire et, d’autre part, que l’administration est responsable du fait de cette personne. Ainsi, le policier qui interpelle un citoyen sans autorisation légale ou l’officier du cadastre qui délivre un certificat inexact, sont‑ils responsables personnellement de leurs actions [7]. L’administration est aussi responsable (sans faute) pour l’agissement fautif de ses fonctionnaires commis dans le cadre de leurs fonctions, il s’agit ici de la « vicarious liability » de l’administration pour ses employés, identique à celle de tout employeur. Certaines personnes ne sont pas des « employés » de l’administration, mais occupent des postes importants dans l’administration. On les appelle les « officiers publics » (Deakin et al., 2012, 555‑562). Ils détiennent des pouvoirs légaux de manière directe. Ainsi, la loi autorise l’officier de police à interpeller un citoyen dans certaines situations. La loi n’attribue pas ces pouvoirs à « la police » en tant qu’organisation (Forsyth et Wade, 2009, 702). De même, la loi habilite un ministre à autoriser la construction de bâtiments, ce pouvoir n’appartient pas à la reine qui le nomme. Dans de telles situations, la personne lésée intente l’action contre l’officier. Bien sûr, en pratique, la police ou bien le gouvernement paient les dommages et intérêts et les frais de justice.

8 Dans d’autres hypothèses, des obligations sont imposées à une organisation. Par exemple une collectivité locale ou un hôpital est l’occupant de terrains et de bâtiments. Dès lors, l’organisation est responsable directement à l’égard de la victime pour les défauts du bâtiment qui lui ont causé un préjudice. On parle ici de « non‑delegable duties » ou de « direct duties ». La victime ne doit pas prouver la faute d’un employé particulier, mais uniquement la faute de l’organisation ou du service.

La responsabilité pour faute

9 Chaque « tort » a ses propres règles concernant la faute requise. Certains torts exigent de prouver la faute intentionnelle et le citoyen s’en sert principalement pour revendiquer des droits face à l’administration. D’autres torts ne requièrent que l’imprudence ou la négligence (surtout le « tort of negligence ») et le justiciable utilise cette voie principalement pour obtenir une réparation. Dans de rares cas, ces « torts » admettent une responsabilité sans faute.

L’ingérence dans les intérêts protégés

10 Les plus anciens des torts du droit anglais, les « torts » dits de « trespass », sanctionnent l’ingérence intentionnelle dans les droits des particuliers, qu’il s’agisse d’une atteinte à la personne, à la liberté ou à la propriété de la victime (Weir, 2006, ch. 9) [8]. Le « tort » de l’« assault » sanctionne les menaces d’ingérence physique dans la personne d’autrui, et le « tort » de « battery » sanctionne le contact physique, même léger. À la fin du XIXe siècle, on y a ajouté le nouveau « tort » consistant à provoquer le préjudice psychique de manière intentionnelle [9]. Le « tort » de « false imprisonment » recouvre quant à lui la limitation par la force de la liberté de circulation d’autrui, par exemple l’arrestation. Le « tort » de « trespass to land » sanctionne l’ingérence intentionnelle dans les terrains d’autrui, par exemple lors de perquisitions à domicile. L’ingérence dans les biens mobiliers d’autrui est sanctionnée par le « tort » de « conversion » [10].

11 La structure de ces « torts » est identique. La victime doit établir que la personne publique ou un particulier a commis un acte de manière intentionnelle qui a eu pour effet l’ingérence prohibée. Il suffit que l’acte soit commis délibérément, même sans intention de nuire. Dès lors, la charge de la preuve est renversée et la personne publique doit prouver le fondement légal qui l’autorise à commettre cet acte, tel qu’une arrestation ou une perquisition. Ainsi, la personne publique se trouve dans une situation distincte du simple particulier puisqu’elle dispose d’une habilitation à commettre des actes dans l’intérêt général.

12 L’ingérence intentionnelle dans les droits d’autrui par une personne publique donne lieu à la possibilité de dommages et intérêts punitifs. Les actions « oppressives, arbitraires ou inconstitutionnelles » sont sanctionnées par cette forme d’augmentation des dommages et intérêts [11]. De tels dommages et intérêts seront possibles dans le cas où un policier a falsifié la signature de la victime d’une infraction pour justifier le classement sans suite d’une enquête [12].

Les activités soumises à un régime particulier : les travaux et ouvrages publics

Le voisinage

13 Le propriétaire d’un domaine doit veiller à ce que l’usage de sa propriété ne trouble pas de manière illégale la jouissance de son voisin (« tort of nuisance »). Cette règle s’applique non seulement aux propriétaires privés, mais aussi aux propriétaires publics. Ainsi, un voisin peut porter plainte contre le bruit des enfants qui jouent dans un parc municipal [13] .

14 La responsabilité du propriétaire n’exige pas la faute. Il suffit qu’il ait violé les droits de son voisin. Toutefois, si le voisin veut obtenir des dommages et intérêts, il doit prouver que le préjudice était prévisible au moment de l’acte générateur de la responsabilité. En cas d’omission, le propriétaire n’est responsable que si l’on a eu faute. Le voisin doit prouver que le propriétaire aurait dû prendre acte du préjudice éventuel résultant de son abstention de faire cesser un trouble. Par exemple, si l’état de délabrement d’un monument appartenant à une personne publique provoque un éboulement de terrain chez un voisin, la personne publique en est responsable, à condition qu’elle connaisse l’existence de cette situation et n’ait pas réagi pour diminuer le danger pour la victime [14] .

15 Souvent la personne publique est habilitée à réaliser des travaux comportant des dangers pour les voisins, tels que la construction de réservoirs d’eau. Cette habilitation n’empêche pas que la personne publique soit responsable sans faute pour les préjudices résultant de la fuite de substances dangereuses de ses terrains. La jurisprudence dans cette matière résulte de l’affaire Rylands v Fletcher[] qui concernait la fuite d’eau d’un réservoir privé et qui causait un dommage à un voisin qui gérait des mines. Cette jurisprudence de droit privé s’applique également aux personnes publiques. L’administration peut être sanctionnée pour négligence, par exemple lorsqu’elle sait que la construction de nouvelles habitations rend ses égouts insuffisants, elle doit alors prendre des mesures pour prévenir les dégâts résultant du débordement des égouts [16].

16 En principe, les obligations de l’administration sont prescrites par la loi. Dans de telles hypothèses, au lieu de se servir des règles de « nuisance », on utilise plutôt les règles de la « breach of statutory duty » ci‑dessous [17].

La grande voirie

17 La grande voirie (« public highway ») appartient normalement à une personne publique, par exemple une collectivité locale. L’usager de la grande voirie a le droit d’y passer et repasser. Le voisin qui cause un dommage à un usager est responsable sans faute. Celui qui entrave le droit de passage d’un usager doit réparer le préjudice qui en résulte [18]. Souvent, c’est la personne publique qui entrave le droit de passage [19]. Cette personne est responsable à moins qu’elle ne prouve que l’acte en question était autorisé par la loi. La victime ne doit pas prouver la faute de la collectivité locale. Il suffit que cette dernière ait violé le droit de passage sans autorisation légale.

L’occupant des sols

18 L’occupant des sols doit veiller à la sécurité des usagers, y compris ceux qui viennent sans invitation (Occupiers Liability Acts 1957 et 1984). Cette responsabilité s’applique non seulement aux bâtiments, tels que les écoles, mais aussi aux domaines de manière plus large. Par exemple, elle s’applique aux terrains de sport et aux piscines ou aux voies ferrées. L’obligation de l’occupant est de protéger les visiteurs des dangers prévisibles. Par exemple, la collectivité locale doit protéger les enfants contre la tentation de manger des baies vénéneuses dans un jardin public [20]. Cette obligation de veiller à la sécurité des personnes qui visitent les lieux s’applique non seulement aux personnes invitées, mais aussi à ceux dont l’occupant peut prévoir la visite, même de manière clandestine. La responsabilité de l’occupant se limite à la faute. Ainsi la collectivité locale n’est pas responsable pour le préjudice physique souffert par un homme qui s’est introduit de nuit dans une piscine et a subi une fracture du dos en sautant, de la plateforme, dans la piscine qui contenait de l’eau en quantité insuffisante [21]. Dans ce cas, l’action de l’adulte qui entre de manière clandestine de nuit n’était pas prévisible. Du moins, n’est‑il pas exigé de prendre des mesures de sécurité qui sont excessivement coûteuses.

L’imprudence dans l’exercice des fonctions

19 Les principes de la responsabilité pour imprudence ou pour omission sont communs au droit public et au droit privé. Depuis l’affaire Donoghue v Stevenson (1932) [22], le demandeur doit apporter la preuve que le défendeur lui devait un devoir de protection, que ce devoir a été violé, et que cette violation lui a causé un préjudice. En ce qui concerne l’administration, les questions qui posent des difficultés sont l’existence du devoir (« duty of care ») et la violation de ce devoir (« breach »).

L’existence du devoir de protection

20 Selon l’arrêt Caparo v Dickman[], une personne a le devoir de veiller à la protection des intérêts d’autrui, (1) si le préjudice résultant de son action ou de son omission est prévisible, (2) si la victime est proche de l’auteur et (3) s’il est au total juste et raisonnable de lui imposer cette responsabilité.

21 La première notion de prévisibilité du préjudice s’applique à toute personne. Si l’on prévoit que l’acte ou l’omission peut porter préjudice à autrui, existe alors un devoir d’éviter que cette action ou omission produise ce préjudice. L’omission soulève des questions sur les limites de la responsabilité de l’administration. Par exemple, si la collectivité locale responsable de la voie publique décide ne pas faire des travaux pour améliorer la visibilité de la sortie d’une jonction, elle n’est pas responsable des accidents qui interviennent [24]. Dans un sens, l’accident est prévisible, mais les conducteurs d’automobiles ont l’obligation principale de veiller à leur propre sécurité. Ainsi, il n’y a pas de prévisibilité particulière résultant des actions de la collectivité locale qui entraînerait pour elle un devoir d’adopter des mesures pour éviter des accidents de circulation.

22 Les deux derniers éléments relatifs à la proximité et au caractère juste et raisonnable de la responsabilité concentrent la plupart des difficultés d’application de ces principes de la responsabilité. Surtout, en matière de régulation par des autorités publiques, la question se pose de savoir quel est le devoir de l’administration envers ceux qui font confiance à la personne soumise à la régulation. Par exemple, dans l’affaire Yuen Kun Yeu[], l’administration avait le pouvoir d’intervenir pour contrôler les personnes qui recevaient des fonds d’investissement si ces personnes n’étaient pas aptes à exercer cette activité. L’administration n’intervenait pas lorsqu’une société se trouvait en difficulté et les investisseurs perdaient leurs fonds. Dans ce cas, le Privy Council considéra que l’administration n’avait pas de devoir envers les investisseurs. Elle ne contrôlait pas l’activité de la société, elle ne détenait qu’un pouvoir d’intervention dans le but de protéger la fiabilité du marché. Elle n’était donc pas tenue d’agir pour protéger les investissements des particuliers. En l’absence d’un acte positif de l’administration à l’origine du préjudice de la victime, l’administration n’a pas de rapport de proximité avec la victime car elle détient seulement un pouvoir général d’intervention. Par exemple, le service des sapeurs‑pompiers a le pouvoir d’intervenir pour arrêter les incendies. Ce pouvoir ne crée pas en soi un rapport de proximité avec les personnes dont la propriété peut être détruite par un incendie. L’omission d’inspecter la propriété d’une personne avoisinante du site d’un incendie ne rend pas le service responsable des dégâts résultant d’une extension de l’incendie à des propriétés voisines [26]. Par contre, si le service commence l’extinction d’un incendie sur la propriété d’une personne, il est responsable des erreurs survenues dans l’exécution de cette activité qui entraînent un préjudice pour l’intéressé [27].

23 L’affaire Yuen Kun Yeu concerne aussi le troisième élément de la responsabilité pour « tort of negligence » consistant à se demander s’il est « fair, just and reasonable » que la personne publique ait un tel devoir ? Cet élément permet au tribunal d’examiner non seulement la répartition des risques entre les parties, mais aussi l’effet du système de responsabilité sur l’intérêt général, en se demandant si la responsabilité aurait pour effet d’entraver l’efficacité de la mission de la personne publique. Dans l’affaire Yuen Kun Yeu, l’administration prétendait que la menace des actions en justice portées par des investisseurs aurait pour effet de la détourner de ses obligations d’intérêt général. Elle serait trop soucieuse du danger de provoquer des pertes chez des investisseurs si elle intervenait trop régulièrement, ses interventions entraveraient l’intérêt général lié au bon fonctionnement du marché. Le Privy Council n’a pas pris position sur cette question dans cette affaire. Mais cet argument est souvent soulevé en matière de responsabilité de la police.

24 Dans les années 1980, la Chambre des Lords a accepté l’argument selon lequel la menace d’une responsabilité civile pourrait dissuader la police d’agir dans l’intérêt général et accorderait trop d’attention aux victimes éventuelles. Mais, sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme, les tribunaux ont écarté l’idée que l’administration doive être protégée des actions en justice. Ils préfèrent examiner le danger que la responsabilité représente pour l’efficacité de l’administration au cas par cas. La Chambre des Lords a refusé d’imposer à la police un devoir de vigilance envers les victimes éventuelles du suspect qu’elle a libéré après une garde à vue [28]. Mais cette règle fut contestée devant la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Osman v UK[]. Dans ce cas, le jugement avant dire droit qui rejeta la demande formulée par les parents de la victime (un garçon tué par son professeur) se fonda sur une règle selon laquelle la police n’avait aucune obligation envers les particuliers au cours d’une enquête. La Cour de Strasbourg considéra qu’un tel refus catégorique de reconnaître un devoir de protection constituait un déni de justice et violait l’article 6 de la Convention. La Chambre des Lords y a répondu en deux temps dans des affaires qui ne concernaient pas la police mais des administrations dotées de pouvoirs discrétionnaires similaires d’enquête et d’intervention. Dans un premier temps, elle a confirmé l’importance de décider de la question du devoir de l’administration avant d’examiner les faits en détail. Dans l’affaire X v Bedfordshire, [30] au lieu d’appliquer une règle catégorique refusant la responsabilité de l’administration, la Chambre s’est demandée si, dans la situation particulière de l’espèce, l’administration avait une obligation de protection. Cette affaire concernait les obligations des assistants sociaux qui ont le pouvoir d’intervenir pour protéger les enfants en danger au sein des familles en difficultés. La Chambre des Lords a décidé que le devoir de protection envers les enfants ne commençait qu’au moment où l’administration a reconnu la nécessité d’intervenir dans la famille en question. Absente d’une telle détermination, la possession du pouvoir abstrait d’intervention n’entraîne pas de devoir envers des enfants en particulier. Expliquée ultérieurement par la Chambre des Lords dans l’affaire Barrett v Enfield LBC[], cette approche permet toujours de résoudre le litige par un arrêt avant dire droit, mais il s’agit d’une décision prise au vu des circonstances de l’espèce et non d’une règle abstraite. La Cour de Strasbourg a considéré que cette approche était conforme à la Convention [32]. La Chambre des Lords a examiné ensuite la situation individuelle du requérant avant de lui refuser un recours en justice. Mais, dans un deuxième temps, dans l’affaire Phelps[], elle a préféré statuer sur la question du devoir en prenant en considération la totalité des faits, sans prendre de décision avant dire droit. Par conséquent, l’administration ne se trouve pas dans une position privilégiée en matière de responsabilité [34].

Violation du devoir

25 Les tribunaux opèrent souvent une distinction entre les actes relatifs à la politique de l’activité de l’administration et les actes de mise en application des politiques déjà déterminées. En ce qui concerne les premiers, il est rare que l’exercice du pouvoir discrétionnaire soit sanctionné comme fautif. En jugeant une décision « fautive », le juge porterait une critique sur le choix que l’administration a fait. Le tribunal hésite à formuler une telle critique. Certains auteurs prétendent que le tribunal ne doit considérer l’administration comme fautive que lorsque sa décision est irrationnelle (Craig et Fairgrieve, 1999, 626 ; Bailey et Bowman, 2000, 85). Ainsi, le juge de la responsabilité doit‑il se servir des mêmes critères que le juge de l’excès de pouvoir. Mais la Chambre des Lords n’impose pas une telle condition pour toutes les situations de responsabilité. L’exigence d’un excès de pouvoir comme condition de la responsabilité se limite à des situations où l’administration fait face à des choix difficiles concernant l’intérêt général [35].

26 En revanche, en ce qui concerne les actes de mise en application de politiques déjà décidées, le standard de la faute est celui du « reasonable man » (le bon père de famille). Aurait‑il pris cette décision en étant conscient des conséquences pour la victime ? Un bon exemple est fourni par l’affaire Dorset Yacht[]. En l’espèce, la politique pénitentiaire à l’égard des mineurs prévoyait pour eux des activités en dehors de la prison. Quelques jeunes ont abusé de cette liberté pour endommager des yachts dans un port voisin du camp où ils se trouvaient. La Chambre des Lords a admis la possibilité d’une action en responsabilité pour faute dans la surveillance des jeunes prisonniers.

Misfeasance in public office

27 Si l’administration ou ses fonctionnaires ont l’intention de nuire aux intérêts de la victime par un abus de fonction, l’administration est responsable pour l’ensemble du préjudice qui en découle. Ce « tort » est très ancien [37], mais les conditions de cette responsabilité ont été éclairées par la Chambre des Lords dans l’affaire Three Rivers District Council v Bank of England (Andenas et Fairgrieve, 2002, 757). Selon la Chambre des Lords, pour voir son action aboutir sur le fondement de ce tort, le demandeur doit prouver que (1) le défendeur exerce une fonction publique (« public office »), (2) qu’il a agi dans l’exercice de ses fonctions, et (3) avec l’intention de nuire à la victime ou a commis une faute lourde en sachant qu’il n’était pas compétent pour agir. Une telle situation est rare. Ainsi, dans l’affaire Three Rivers, la décision de la Bank of England de ne pas intervenir pour contrôler une banque soupçonnée de fraude n’était pas suffisante pour fonder une action en justice. L’avantage de cette action est que l’administration est responsable pour l’ensemble du préjudice résultant de l’acte en question et non du seul préjudice prévisible.

28 Ce « tort » exige que la victime ait subi un préjudice matériel. Elle ne peut pas l’envisager dans le cas où ses droits ont été violés. Par exemple, la plainte d’un détenu dont les lettres privées ont été lues par les gardiens de la prison a été rejetée par la Chambre des lords, dans la mesure où la victime n’a pas subi d’autre préjudice [38]. En revanche, la décision intentionnelle et illégale ayant pour effet de prolonger l’emprisonnement pendant plusieurs jours donne lieu à une réparation substantielle [39].

Breach of a statutory duty

29 Comme le droit allemand, le droit anglais distingue la responsabilité pour faute (« negligence ») de la responsabilité pour violation d’un devoir légal (« breach of a statutory duty »). Les pouvoirs et obligations de l’administration sont déterminés par la loi. Si la loi impose une obligation à l’administration, la sanction de son inexécution est en principe prévue par la même loi. En l’absence d’une disposition légale prévoyant une compensation, la common law ne prescrit de compensation que lorsque la loi impose le devoir légal de protéger les intérêts des particuliers. Pour le tort de « breach of statutory duty », il faut que le demandeur prouve que la loi impose un devoir au défendeur dans l’intérêt du demandeur et que la violation de ce devoir lui a causé un préjudice. Il est souvent difficile de déterminer si un devoir légal est imposé pour protéger les intérêts des particuliers. Par exemple, l’obligation légale de fournir des places dans un stade municipal pour certaines activités commerciales ne crée pas de droit pour le commerçant qui se voit refuser une telle place [40].

Les obligations de surveillance

30 Dans certaines situations l’administration prend en charge le contrôle de la vie de certaines personnes, telles que les prisonniers et les enfants. Dans ces cas, l’administration est responsable pour le préjudice causé aux tiers par les personnes à sa charge [41]. Cette obligation de surveillance peut inclure l’obligation d’empêcher la victime de se causer un préjudice à elle‑même. Par exemple, la police doit veiller à ce que le prisonnier, dont la tendance à se blesser est connue, ne se suicide pas lorsqu’il est en prison [42]. Hormis ces situations, la personne publique n’est pas responsable des actes, même prévisibles, de ceux qui ne sont pas ses employés. Par exemple, lorsque la collectivité locale prend possession de la maison d’un particulier et la laisse inoccupée et que des squatters s’y installent, la collectivité locale n’est pas responsable envers le propriétaire [43]. La collectivité n’est responsable que si elle s’est engagée à empêcher l’activité des tiers.

La violation du droit de l’union européenne

31 L’obligation de respecter le droit de l’Union européenne est imposée par le European Communities Act de 1972. Si l’administration viole ce devoir légal, elle commet le « tort of breach of statutory duty » et la victime peut obtenir des dommages et intérêts selon les principes de ce tort que nous avons déjà exposés. L’arrêt de référence est l’affaire Factortame, dans laquelle le Parlement a voté une loi en violation des droits communautaires des pêcheurs espagnols. Les pêcheurs ont obtenu des dommages et intérêts à l’encontre du ministre qui faisait application de la loi (Deakin et al., 2012, 344‑347) [44]. Cette responsabilité suit les principes établis pour les personnes privées dans l’affaire Garden Cottage Foods Ltd. v Milk Marketing Board[].

La compensation selon le human rights act

32 Le Human Rights Act de 1998 a eu pour objet d’incorporer la Convention européenne des droits de l’homme dans le droit anglais. La Convention impose l’obligation aux États membres de fournir une compensation pour la violation des droits qu’elle reconnaît. La loi de 1998 autorise les tribunaux britanniques à condamner une personne publique à des dommages et intérêts pour la violation des droits conventionnels dans la mesure où cela est nécessaire pour offrir à la victime une compensation équitable (Deakin et al., 2012, 348‑354). Il ne s’agit pas d’une action en responsabilité. En premier lieu, il ne s’agit pas d’une responsabilité pour faute. L’article 8 de la loi permet au tribunal de sanctionner l’administration pour une simple violation d’un droit, sans exiger la preuve d’une faute (Fairgrieve, 2011, 697‑700). En deuxième lieu, le montant des dommages et intérêts ne correspond pas au montant normalement attribué en responsabilité civile, c’est‑à‑dire au préjudice prévisible au moment de la faute. La Chambre des Lords a décidé dans l’affaire Van Colle que le montant de la compensation est limité à la somme que la Cour de Strasbourg, aurait décidé d’allouer. Dans cette affaire, la police n’a pas protégé un témoin dans une affaire pénale et il a été tué. Ainsi au lieu de 50 000 livres sterling, montant des dommages et intérêts qui aurait été alloué selon les principes du droit des torts, la Cour d’appel n’a alloué que 25 000 livres pour suivre plus exactement le montant des sanctions de la Cour de Strasbourg et la Chambre des Lords n’a pas critiqué cette partie de la décision [46]. En troisième lieu, le tribunal ne sanctionne l’administration que si la décision éventuelle aurait été différente si le droit conventionnel n’avait pas été violé. Ainsi, dans l’affaire Greenfield[], le tribunal a considéré que le résultat d’une procédure disciplinaire aurait été le même si le droit du prisonnier à un procès équitable n’avait pas été violé, et donc lui a refusé la compensation. En droit de la responsabilité, le tribunal n’aurait pas hésité à lui allouer des dommages et intérêts. La Cour de Strasbourg offre donc une compensation moins importante que les tribunaux britanniques (Wade et Forsyth, 2009, 641‑642).

33 Ces derniers ont décidé que le Human Rights Act n’a pas donné lieu à un nouveau tort créant une responsabilité civile. Les sanctions de l’article 8 de la loi sont suffisantes [48]. Rien n’empêche que la victime d’une violation de ses droits intente une action en justice pour un « tort » ordinaire, par exemple le « trespass » [49]. Le juge n’ordonne la compensation en vertu de l’article 8 de la loi de 1998 qu’au cas où il n’y a pas d’action en responsabilité possible [50].

Responsabilité sans faute

34 Le droit anglais ne reconnaît pas le principe selon lequel l’administration doit indemniser les particuliers qui subissent un préjudice résultant de son action dans l’intérêt général. Lorsque le préjudice d’un particulier est le résultat inévitable de l’action autorisée par la loi, la victime n’a pas de recours contre l’administration. Par exemple, lorsque la loi autorise la construction d’un chemin de fer, le voisin ne peut pas se plaindre du bruit et de la fumée inévitables [51]. Mais l’administration est responsable s’il n’est pas établi qu’elle a réalisé toutes les diligences pour éviter des préjudices aux voisins, par exemple si une collectivité locale aurait pu éviter la pollution résultant d’une installation électrique [52]. Ainsi, l’autorisation légale d’une activité met l’administration à l’abri des actions indemnitaires.

35 Certaines activités de l’administration qui sont autorisées par la loi entraînent toutefois l’obligation pour celle‑ci de réparer les préjudices. Par exemple, l’expropriation nécessite de payer une compensation préalable (Wade et Forsyth, 2009, 686‑693). Dans l’interprétation des lois, les tribunaux ont recours à une présomption selon laquelle le législateur a l’intention d’offrir une compensation en cas d’expropriation ou bien dans les cas où l’activité de l’administration affecte la jouissance de la propriété d’un voisin [53]. La common law avait reconnu au roi certaines prérogatives en matière de défense, par exemple le droit de prendre possession d’une mine de salpêtre (utilisé pour les munitions) d’un propriétaire privé ou de loger des troupes chez un citoyen. Ces prérogatives royales comportaient l’obligation de donner une compensation au particulier dont la propriété a été utilisée pour le bien commun [54].

36 En outre, la loi a créé un droit à compensation, sans faute, en ce qui concerne certaines activités particulièrement dangereuses. Par exemple, certaines lois imposent une compensation en matière nucléaire (Nuclear Installations Act 1965) ou en matière de déchets (Deposit of Poisonous Waste Act 1972), ou encore en matière de distribution d’eau (Water Act 1981). Ces règles de compensation sont tout à fait particulières et ne sont pas fondées sur un principe général. De plus, l’Ombudsman offre une compensation dans l’hypothèse où l’administration manque à sa mission. Une telle compensation est beaucoup plus facile et cette démarche est beaucoup moins coûteuse qu’une action en justice. Quant à la régulation des institutions financières, l’Ombudsman a pu suggérer à l’administration une compensation pour les administrés sans qu’il y ait de responsabilité civile [55]. Mais ce recours est gracieux et l’administration peut refuser de se plier à la recommandation de l’Ombudsman [56].

37 Dans le domaine de la responsabilité médicale, l’État paie d’importants dommages et intérêts, normalement par voie de transactions. Le gouvernement tente de promouvoir la médiation plutôt que le règlement contentieux des litiges. La loi National Health Service Redress Act de 2006 établit ainsi des procédures de médiation pour les litiges concernant le service public médical, mais cette partie de la loi n’est pas encore en vigueur. Le service des litiges du National Health Service essaie, néanmoins, de recourir aux transactions et y parvient dans 96 % des affaires [57].

38 * * *

39 Au total, le droit anglais de la responsabilité de l’administration manque de cohérence. Selon Harlow (Harlow, 2004, 128), il faudrait organiser une compensation pour les victimes selon l’activité de l’administration. Si l’administration entreprend certaines activités, elle doit aussi en assumer le coût pour les victimes. Pour envisager une telle réforme, le législateur doit penser à la compensation lorsqu’il confie à l’administration des tâches et des pouvoirs. Il faut distinguer le rôle de la justice corrective et celui de la solidarité. La responsabilité est une correction en cas de dysfonctionnement : lorsque l’administration fait mal, elle doit payer. Quant à la compassion, elle peut amener le législateur à organiser une compensation motivée par la solidarité sociale, par exemple à l’égard des victimes d’émeutes ou de catastrophes, mais cela ne fait pas partie de la responsabilité. Ainsi, le fondement des principes généraux de la jurisprudence en matière de responsabilité doit‑il être la faute ou le risque assumé en cas d’activité particulièrement susceptible de causer un préjudice à autrui.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Andenas, Mads et Fairgrieve, Duncan (2002), « Misfeasance in Public Office, Governmental Liability and European Influences » 51 ICLQ, p. 757‑780.
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  • Cane, Peter (2011), Administrative Law, Oxford, Oxford University Press, 5ème édition.
  • Cornford, Tom (2008), Towards a Public Law of Tort, Aldershot, Ashgate.
  • Craig, Paul et Fairgrieve, Duncan (1999), « Barrett, Negligence and Discretionary Powers », Public Law, p. 626‑650.
  • Deakin, Simon, Johnston, Angus et Markesinis, Basil (2012), Markesinis and Deakin’s Tort Law, Oxford, Oxford University Press, 7e edition.
  • Drewry, Gavin et Gregory, Roy (1991), « Barlow Clowes and the Ombudsman », Public Law, p. 192‑214 et p. 408‑442.
  • Fairgrieve, Duncan (2004), State Liability in Tort, Oxford, Oxford University Press.
  • Fairgrieve, Duncan (2011), « The Human Rights Act 1998, Damages and Tort Law », Public Law, p. 695‑716.
  • Forsyth, Christopher et Wade, William (2009), Administrative Law, Oxford, Oxford University Press, 10e édition.
  • Harlow, Carol (2004), State Liability. Tort Law and Beyond, Oxford, Oxford University Press.
  • Law Commission (2007), Remedies against Public Bodies : A Scoping Report, Londres.
  • Markesinis, Basil ; Auby, Jean‑Bernard ; Coester‑Waltjen, Dagmar et Deakin, Simon (1999), Tortious Liability of Statutory Bodies : A Comparison of Five English Cases, Oxford, Hart.
  • Weir, Tony (2006), An Introduction to Tort Law, Oxford, Oxford University Press, 2e édition.

Mots-clés éditeurs : Responsabilité, Human Rights Act, responsabilité pour faute, droit de l'Union européenne, droit anglais, administration, responsabilité sans faute, Torts

Mise en ligne 25/11/2013

https://doi.org/10.3917/rfap.147.0691

Notes

  • [*]
    Cet article se limite au droit anglais. Les autres droits du Royaume‑Uni (le droit écossais et le droit nord‑irlandais) ne sont pas tout à fait identiques.
  • [1]
    Ashby v White (1703) 2 Ld Raymond 938.
  • [2]
    Entick v Carrington (1765) 19 State Trials 1029.
  • [3]
    Voir Civil Procedure Rules, Part 54. Si le requérant engage une action en dommages et intérêts mais veut en réalité contester la légalité de l’acte administratif, l’action peut être déclarée irrecevable : ex. Jones v Powys Local Health Board [2008] EWHC 2562. Si le requérant se contente des dommages et intérêts, la requête est transférée au juge ordinaire : Civil Procedure Rules, Part 54.20.
  • [4]
    Voir en général, Deakin et al., 2012, ch. 8 ; Cane, 2011, ch. 15.
  • [5]
    Buron v Denman (1848) 2 Ex. 167.
  • [6]
    Wilkes v Wood (1763) Lofft. 1; Cooper v Wandsworth Board of Works (1863) 14 CBNS 180.
  • [7]
    Ex. Leach v Money (1765) 19 St. Tr. 1001; Ministry of Housing and Local Government v Sharp [1970] 2 QB 223.
  • [8]
    On y voit des parallèles avec le droit allemand, (§823 I BGB).
  • [9]
    Wilkinson v Downton [1897] 2 QB 57.
  • [10]
    Autrefois aussi par « detinue » et par « trespass to goods ».
  • [11]
    Rookes v Barnard [1964] AC 1129, 1226 per Lord Devlin.
  • [12]
    Kuddus v Chief Constable of Leicestershire [2001] UKHL 29.
  • [13]
    Dunton v Dover DC (1978) 76 LGR 87.
  • [14]
    Leakey v National Trust [1980] QB 485; Holbeck Hall Hotel v Scarborough BC [2000] QB 836.
  • [15]
    (1868) LR 3 HL 300.
  • [16]
    Smeaton v Ilford Corporation [1954] Ch 450; Pride of Derby v British Celanese [1953] Ch 149.
  • [17]
    Voir Marcic v Thames Water Utilities Ltd [2003] UKHL 66, [2004] 2 AC 42 aux paragraphes [27] à [36].
  • [18]
    Attorney‑General v Gastonia Coaches Ltd [1977] RTR 219.
  • [19]
    Campbell v Paddington Corporation [1911] 1 KB 869.
  • [20]
    Glasgow Corporation v Taylor [1922] 1 AC 44.
  • [21]
    Tomlinson v Congleton BC [2004] 1 AC 46; Poppleton v Trustees of Portsmouth Youth Activities Committee [2008] EWCA Civ 646.
  • [22]
    [1932] AC 562.
  • [23]
    [1990] 2 AC 605
  • [24]
    Stovin v Wise [1996] 1 AC 923; Gorringe v Calderdale MBC [2004] UKHL 15 (pas de responsabilité envers le chauffeur d’un voiture pour l’omission de modifier la signalisation à une jonction routière).
  • [25]
    Yuen Kun Yeu v Attorney‑General of Hong Kong [1988] AC 175.
  • [26]
    John Munro v London Fire Brigade [1997] QB 1004.
  • [27]
    Capital and Counties plc v Hampshire County Council [1997] QB 1004.
  • [28]
    Hill v Chief Constable of West Yorkshire [1989] AC 53.
  • [29]
    CEDH 28 octobre 1998, affaire 23452/94; sub nom. Osman v Ferguson [1993] 4 All ER 344 (Court of Appeal).
  • [30]
    [1995] 2 AC 633. L’affaire fut portée devant la Cour européenne des droits de l’homme sous le nom de Z v UK, voir la note 34 ci‑dessous.
  • [31]
    Barrett v Enfield LBC [2001] 2 AC 550.
  • [32]
    CEDH 10 mai 2001, Z v UK, affaire 29392/95, par. 78‑104
  • [33]
    Phelps v Hillingdon LBC [2001] 2 AC 619.
  • [34]
    Comme exemple d’une situation où le tribunal a refusé de constater un devoir de protection, voir D v East Berkshire Community NHS Trust [2005] 2 AC 373 (action des parents qui se plaignent d’une intervention après une accusation erronée de maltraitance de leur enfant).
  • [35]
    Barrett v Enfield LBC [2001] 2 AC 550; Phelps v Hillingdon LBC [2001] 2 AC 619, 653 per Lord Slynn.
  • [36]
    Dorset Yacht Co. Ltd. v Home Office [1970] AC 1004.
  • [37]
    Ex. Ashby v White (1703) Ld Raymond 938.
  • [38]
    Watkins v Home Secretary [2006] UKHL 17.
  • [39]
    Karagozlou v Commissioner of Police for the Metropolis [2006] EWCA Civ 1691.
  • [40]
    Cutler v Wandsworth Stadium [1949] AC 398.
  • [41]
    Ex. Dorset Yacht Co. Ltd v Home Office [1970] AC 1004 (les prisonniers) ; Carmarthenshire CC v Lewis [1955] AC 549 (responsabilité de l’école pour un accident provoqué par un enfant sous contrôle).
  • [42]
    Kirkham v Chief Constable of Greater Manchester [1990] 2 QB 283.
  • [43]
    Perl (Exporters) Ltd v Camden LBC [1984] QB 342.
  • [44]
    Voir Factortame Ltd v Secretary of State for Transport (no.5) [2001] 1 AC 524; K. Stanton, 120 Law Quarterly Review 324.
  • [45]
    [1984] AC 130.
  • [46]
    Van Colle v Chief Constable of Hertfordshire Police [2007] EWCA Civ 325, renversé pour d’autres motifs par la Chambre des Lords dans Chief Constable of Hertfordshire Police v Van Colle [2008] UKHL 50, v. aussi Cour européenne des droits de l’homme, 13 novembre 2012, affaire n° 7678/09. Voir Anufrijeva v Southwark LBC [2004] QB 936.
  • [47]
    R (Greenfield) v Home Secretary [2005] UKHL 14.
  • [48]
    Smith v Chief Constable of Sussex [2009] AC 225.
  • [49]
    Ex. Wainwright v Home Office [2003] UKHL 53.
  • [50]
    R (on the application of Bernard) v Enfield LBC [2002] EWHC 2282 (Admin) : violation du droit à la vie familiale en refusant un logement à une personne handicapée.
  • [51]
    Hammersmith Railway v Brand (1869) LR 4 HL 171; Dormer v Newcastle‑upon‑Tyne Corporation [1940] 2 KB 204; Allen v Gulf Oil Refining Ltd [1981] AC 1001.
  • [52]
    Manchester Corporation v Farnworth [1930] AC 171; Pride of Derby v British Celanese Ltd [1953] Ch. 149.
  • [53]
    Central Control Board v Cannon Brewery Co Ltd [1919] AC 744.
  • [54]
    Case of the King’s Prerogative in Saltpetre (1606) 12 Co Rep 12; Attorney‑General v De Keyser’s Royal Hotel Ltd. [1920] AC 508.
  • [55]
    Par exemple, l’affaire Barlow Clowes où l’Ombudsman a proposé une compensation sans responsabilité Deakin et al., 2012, 317 et 348‑354 : comparez Yuen Kun Yeu v Attorney‑General of Hong Kong [1988] AC 175 et Drewry et Gregory, 1991, 192 et 408.
  • [56]
    Secretary of State for Work & Pensions v Parliamentary Commissioner for Administration [2007] EWHC 242.
  • [57]
    Voir le site internet http://www.nhsla.com.
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