1 « Administrer la nature » ( !) ; l’antinomie des termes a été maintes fois soulignée. Il faut composer avec ce paradoxe : est qualifié de naturel ce qui semble exister en dehors de la volonté humaine, mais on sait en revanche que, sans vigoureuse action de l’homme, la nature telle que nous la connaissons disparaîtrait. Il est important de s’accorder sur ce qu’on entend par « nature ». N’entrons pas ici dans des débats scientifiques qui font les délices des experts. Le plus sage est probablement de prendre une acception très large : la nature est l’ensemble des espaces non bâtis ou lourdement équipés, ainsi que l’ensemble des êtres vivants qui les peuplent, à l’exception de l’homme et de ses animaux domestiques ou captifs. Négligeons provisoirement les querelles de frontières du genre : « les terres agricoles ne sont pas de la nature », ou « la nature en ville est de plus en plus riche ». Il n’existe pas, il est vrai, de séparation franche entre la nature et ce qui n’en est pas (il existe des recherches sur des espèces « sauvages » au cœur des grandes villes ou dans des champs de maïs, et à l’inverse d’autres qui démontrent que la forêt amazonienne ou l’Antarctique ont énormément subi l’impact des activités humaines). Il convient toutefois de veiller (autant que faire ce peut, ce qui n’est jamais facile tant le domaine est complexe) à ne rien avancer qui soit une contrevérité scientifique. Même si on considère le mot « nature » au sens étendu qu’on lui donne, dans les documents d’urbanisme par exemple, il faut garder à l’esprit plusieurs données élémentaires.
2 D’abord, la « nature » est par définition consubstantielle à l’apparition de la vie sur Terre et n’est nullement menacée de disparition ; quoi que nous fassions, elle perdurera. L’homme en fait partie depuis son apparition sur Terre. Il influe fortement sur son environnement depuis moins de dix mille ans. Il peut faire disparaître des espèces et des milieux ; mais il n’est pas en mesure de faire disparaître « la nature » qui résisterait, bien entendu, à tous les conflits nucléaires et à tous les réchauffements climatiques imaginables.
3 Autre donnée essentielle : la durée, le temps. La capacité de l’esprit humain à embrasser l’échelle temporelle de l’histoire de la nature est terrifiante. La vie sur Terre ne date « que » de trois à quatre milliards d’années. Les organismes évolués comme les céphalopodes n’ont « que » cinq cent millions d’années (certains calmars n’ont pas changé depuis), bien avant l’apparition des dinosaures. Les hominidés ont « seulement » cinq millions d’années.
4 Le débat classique qui tend à opposer l’homme à la nature, cher à beaucoup (et qui occasionne des lieux communs du type : « je choisis l’homme contre la nature ! Entre l’écologie et l’économie, je n’hésite pas... »), est parfaitement légitime à l’échelle d’un mandat électoral ou d’une vie humaine. S’il est souvent invoqué pour justifier des choix qui entameront davantage les ressources naturelles disponibles, il n’a en revanche pas grand sens d’un point de vue scientifique.
5 On entend parfois évoquer les extinctions précédentes au cours desquelles plus de 90 % des espèces alors présentes sur Terre ont disparu. D’autres sont apparues ensuite. Ces processus ont pris des centaines de millions d’années. Or, l’homme fait disparaître espèces et milieux à une vitesse sans aucun rapport avec les extinctions précédentes, dont il n’a pas été la cause. D’autres espèces apparaîtront après lui, même s’il ne laisse que des formes simples de vie dans les mers et sur les continents. Mais, là encore, il s’agira d’évolutions sur des millions d’années. Celles-ci n’interfèrent pas avec les actions que peuvent conduire les hommes d’aujourd’hui pour organiser leur environnement et celui des générations futures.
6 Enfin, la nature est en évolution constante. Si on évoque souvent les équilibres naturels, il ne s’agit d’équilibres qu’à l’aune de notre courte vue, quelques décennies, quelques siècles. Le grand équilibre naturel n’existe pas, la nature est évolution et adaptation perpétuelles. L’homme veut, et c’est normal, conserver ou restaurer la nature qu’il a côtoyée, mais cette dernière ne correspond qu’à une certaine période qui n’a rien d’immuable. Et même cette nature contemporaine, l’homme la connaît mal. Il n’a pas décrit plus que 5 % des trente millions d’espèces supposées vivre sur Terre aujourd’hui et ne connaît dans le détails que les plus volumineuses, surtout celles des terres émergées tempérées ; la notion d’espèce n’étant elle-même qu’un biais utilisé par l’homme pour classer les êtres vivants.
7 Par ailleurs, l’homme des temps historiques a commenté les transformations qu’il faisait subir à la nature : d’une part, pour s’en glorifier, s’en réjouir, et mesurer les bienfaits que cette évolution apportait à ses établissements, sa santé, son bien-être (les animaux étaient domestiqués, ou éradiqués s’ils étaient nuisibles ou dangereux, les forêts reculaient devant les champs, les déserts étaient irrigués, les fleuves maîtrisés, les marécages supprimés) ; d’autre part, et cette tendance presqu’aussi ancienne que la première enfantera l’administration de la nature, pour s’inquiéter de la destruction des paysages ou des espèces les plus remarquables. Depuis Pline l’Ancien, en passant par les rois de Pologne conscients de la mort des derniers aurochs au XVIe siècle ou par les naturalistes des Lumières qui virent s’éteindre le dodo à peine découvert, jusqu’aux indiens d’Amérique, témoins amers de l’éradication du bison.
8 Dès le XIXe siècle, des précurseurs ne se sont pas contentés d’alerter, ils ont agi et obtenu l’aval des pouvoirs publics d’alors. On cite immanquablement la « réserve artistique » de la forêt de Fontainebleau en 1861, ou la création, en pleines guerres indiennes, du parc national du Yellowstone en 1872. De grandes associations de protection de la nature ont vu le jour à la fin de ce XIXe siècle, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne ou aux États-Unis. La plupart sont toujours actives : National Trust en Grande Bretagne, Société nationale d’acclimatation devenue Société nationale de protection de la nature en France, Ligue de protection des oiseaux...
LE TEMPS DES FONDATEURS
9 Cela étant, les politiques modernes de protection de la nature se sont véritablement développées après la seconde guerre mondiale. C’est alors qu’elles se sont plus nettement démarquées des politiques de protection des monuments historiques, des sites et des paysages.
10 Même si les techniques juridiques et les motivations des acteurs sont souvent les mêmes, l’administration des paysages obéit à des ressorts très différents de celle de la nature. Un site, un paysage n’existe pas en soi, il n’existe qu’à travers le regard des hommes. Il évolue sans cesse, et l’homme s’y habitue en quelques décennies. Les haies, les terrasses de montagnes, les arbres fruitiers dans les champs ont été pleurés par deux générations, mais nos enfants ne savent déjà plus qu’à la place des forêts des Préalpes ou de Cévennes, il y avait des prairies pâturées et des champs de blé ou d’olivier entretenus à la main.
11 La modernité arrive à faire bon ménage avec l’ancien (pyramide du Louvre, Viaduc de Garabit et Viaduc de Millau), et on peut même reconstruire à volonté tout ce qu’on a détruit (mais le techniquement possible est aussi une question de choix culturels et financiers). Il en va tout autrement de la nature (même si l’amour de cette dernière – ou sa haine, comme au siècle de Louis XIV – sont également purement culturels). Les espèces disparues ne se reconstruisent pas, sauf dans la science-fiction, et la reconstruction à l’identique des écosystèmes est totalement impossible.
12 Devant la disparition totale d’espèces connues, une fraction des opinions publiques, certes encore très minoritaire, a commencé à reprendre les constats alarmistes popularisés par des ouvrages (solidement argumentés mais destinés à un large lectorat de non-spécialistes) comme, par exemple, le fameux Printemps silencieux de Rachel Carson (1962) aux États-Unis, ou en France Avant que nature meure de Jean Dorst (1964).
13 L’architecture générale de l’administration de la nature se mit progressivement en place dans tous les pays développés, avec quelques nuances dues aux spécificités des nations (étendue des territoires, existence de zones peu habitées, rôle de l’État central). Mais les grands traits ont été partout les mêmes, d’autant plus que l’impulsion provenait à la fois d’organisations nationales et internationales.
14 Des organisations non gouvernementales influentes se développèrent à tous les niveaux. Citons l’Union internationale de conservation de la nature, dont gouvernements et associations peuvent être adhérents, le WWF, et, en France, le réseau d’associations locales et régionales regroupées au sein de ce qui est devenu la fédération France-nature-environnement.
15 Des conventions et traités internationaux apparurent et encadrèrent la création de textes à l’échelle de chaque État signataire (conventions de Berne et de Bonn sur les espèces menacées, convention baleinière internationale, convention de Washington sur les trafics d’espèces, convention de Ramsar sur les zones humides, directive sur les oiseaux de l’Union européenne, sans compter les premiers accords régionaux, comme ceux qui concernent des mers, par exemple la Baltique ou la Méditerranée).
16 Les textes de portée nationale se multiplièrent : en France, la loi sur les parcs nationaux de 1960, la loi sur la protection de la nature en 1976, les mises à jour successives du code de l’urbanisme pour combattre le mitage des espaces dits naturels et pour préserver les espaces boisés, la loi « montagne », la loi « littoral »...
17 De son côté, l’organisation administrative fut progressivement adaptée pour répondre aux attentes de ceux qui réclamaient une protection de la nature, pour préparer et appliquer les nouveaux textes. On vit apparaître (sous une multitude d’appellations successives) un ministère de l’environnement, puis ses services régionaux, ainsi que des établissements publics rattachés, certains créés ex nihilo, d’autres repris de structures plus anciennes : Conservatoire du littoral et des rivages lacustres (1975), Agences de l’eau (1964), Office national de la chasse et de la faune sauvage (évolution de 1941 à 2000), Conseil supérieur de la pêche devenu Office national de l’eau et des milieux aquatiques en 2006... Le territoire national fut progressivement quadrillé d’un réseau de parcs nationaux et régionaux, de réserves naturelles, de réserves biologiques domaniales en forêt, réseau qui demeure modeste au regard de ceux de nombreux pays.
18 Relevons que si les systèmes d’administration de la nature sont très semblables sur le papier d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre et quelle que soit leur richesse, les contenus réels sont des plus disparates. Ce champ de l’action politico-administrative ne fait évidemment pas exception à la règle générale : comme dans d’autres domaines, des lois ne sont pas appliquées, des structures n’existent qu’en théorie, des organismes sont gangrenés par la corruption, ou simplement handicapés par le manque de moyens ; sans parler d’immenses portions de territoire que les gouvernements centraux ne contrôlent pas. Avant d’aborder les comparaisons internationales, par exemple les pourcentages de territoire couverts par des protections juridiques fortes comme les parcs ou les réserves, il est nécessaire de connaître les réalités du terrain jusque dans les détails. Les spécialistes qualifient ainsi de paper parks ces espaces protégés sur le papier et ouverts en réalité à tous les trafics et toutes les spéculations.
19 Ce temps de la fondation des politiques modernes de protection de la nature et de mise en place des outils indispensables fut évidemment rythmé, pour le grand public, par une montée en puissance des préoccupations naturalistes dans les médias. La presse, les livres, la radio, le cinéma, la télévision (essentiellement avec des émissions et reportages dits animaliers) firent entrer la nature, surtout exotique, au sein de chaque foyer, au fur et mesure que la majorité des habitants des villes s’en éloignait.
20 Toutefois, davantage tournée vers d’autres centres d’intérêts patrimoniaux, la France s’est moins investie dans la mise en scène de la nature que les pays anglo-saxons. Ainsi, la France d’André Malraux a été en avance sur la plupart des pays développés pour la réhabilitation des monuments comme des centres historiques, du patrimoine bâti rural, pour la conservation de paysages hérités de l’art humain des siècles passés. Dans le même temps, peut-être sous l’influence de sa double culture gréco-latine et catholique, elle accordait moins d’intérêt à la nature que les pays du nord.
Des succès
21 Les succès remportés par l’ensemble de ces politiques de protection de la nature, consécutives à la montée en puissance des outils juridiques ainsi que des moyens financiers et humains, à l’instar de toute politique nouvelle, ne sont pas contestables. Ils auraient sans doute été nettement moindres si les décideurs s’étaient contentés de plaquer sur l’organisation administrative qui prévalait auparavant les nouveaux impératifs de protection de la nature. Cette tâche incombait de manière accessoire à l’administration de l’agriculture, d’où se détacha la nouvelle administration de la protection de la nature. Son maintien dans un ensemble dominé par des intérêts économiques qui avaient des préoccupations souvent antagonistes avec celles des naturalistes, et qui, par ailleurs, consacrait beaucoup plus de moyens financiers aux productions agricoles qu’à l’aménagement du territoire rural, n’aurait probablement pas permis d’évolutions aussi rapides.
22 Évoquons quelques domaines où l’administration de la nature a changé le cours des choses en une trentaine d’années.
23 Un des changements les plus spectaculaires est celui des espèces qui avaient disparu ou étaient en train de disparaître par suite des abus de la chasse ou de leur réputation d’espèces « nuisibles ». Cette politique de protection n’est certes pas achevée, des abus perdurent à travers des actes illégaux et la notion surannée de « nuisible » fait toujours partie de notre droit. Mais l’essentiel est acquis. La publication des décrets et des arrêtés établissant des listes très complètes d’espèces protégées, combinée avec la mobilisation de forces de police de la nature (détaillées plus loin) et la multiplication des campagnes d’éducation (souvent menées par des organisations non-gouvernementales), ont abouti au rétablissement progressif d’espèces qui étaient vouées à l’extinction. Il s’agit de la plupart des rapaces en premier lieu, alors que pendant longtemps leur destruction totale avait été encouragée et saluée par les voix officielles. Il s’agit ensuite d’espèces connues de tous, comme le héron cendré, la cigogne blanche, le bouquetin, le castor, la loutre, le loup, qui ont reconquis d’importants territoires, alors que personne ou presque n’en voyait plus dans les années cinquante. Les inventaires réguliers des ornithologues montrent que de nombreuses espèces dites à très faibles effectifs, et dont l’énumération ici serait fastidieuse, sont en augmentation, parce qu’on ne les pourchasse plus, qu’on ménage leurs habitats et qu’on intervient parfois directement pour faciliter leur installation.
24 Un autre domaine qui permet de mesurer des progrès significatifs est celui des habitats exceptionnels (exceptionnels signifiant qu’ils sont rares, souvent par suite de destructions massives dans le passé, et qu’ils sont essentiels pour la biodiversité). Le cas d’école est celui des zones humides. Plus de 90 % de ces zones ont été détruites, notamment au cours du XXe siècle, pour de multiples raisons : conversions de prairies inondables en champs de maïs, drainages systématiques et recalibrage des cours d’eau, création de zones portuaires, d’habitation ou commerciales sur le littoral, édification de digues et de barrages contre les crues, creusement de chenaux pour la navigation... les « marais », qui avaient souvent une forte valeur au temps du petit élevage traditionnel, avaient perdu tout intérêt économique.
25 Les plans nationaux successifs, assortis d’une forte mobilisation de nombreuses parties prenantes pour identifier les enjeux, définir les objectifs et arrêter les mesures, les subventions pour rétablir l’élevage dans les derniers marais, la création de nombreuses réserves naturelles ont fortement ralenti l’érosion des ultimes zones humides.
26 Le cas des zones humides est une excellente illustration de la lourdeur de la tâche s’efforçant à inverser le cours des choses en matière de nature. Aujourd’hui, après trois décennies de mobilisation officielle, on continue à enregistrer des pertes nettes en superficies de zones humides. Si les plus grandes (baie de Somme, marais du Cotentin, marais du littoral atlantique, Camargue) sont schématiquement à l’abri, de nombreuses décisions individuelles des propriétaires et des collectivités territoriales continuent de faire reculer les zones humides dans les vallées alluviales et dans les zones d’étangs comme la Brenne ou la Dombe, dont l’équilibre économique est très fragile.
27 D’autre part, cette conjugaison d’efforts publics et privés pour détruire les zones marécageuses a duré des siècles. Elle a commencé au Moyen-Âge avec les moines. Puis elle a pris des allures de véritable croisade intérieure avec transferts de populations et recours à l’armée royale. Et depuis Napoléon III, l’écrasante majorité des populations urbaines et leurs élus n’ont vu dans les marécages et les zones inondables que des terrains inutiles, dangereux et au minimum gaspillés. Dans ces conditions, la prise officielle du virage qui conduira à la restauration et à la recréation de zones humides doit être considérée comme un succès de l’action administrative.
28 Tous les autres habitats exceptionnels conservés, à l’instar des zones humides, ont rempli leur rôle : si on prend comme indicateur les espèces les plus menacées, ces dernières sont pour l’essentiel présentes dans des espaces protégés d’une manière ou d’une autre ou dans des habitats dont la gestion obéit à des règles définies précisément pour permettre le maintien et la restauration de leurs effectifs.
29 Des sites naturels ont également bénéficié de la mobilisation en faveur du paysage contre le « béton ». Nous sommes, là, aux confins de la politique des sites issue du ministère des « Beaux Arts » et de la politique des habitats naturels. Pour le grand public, il n’y a heureusement pas de solution de continuité entre les deux. Les grands sites classés ont permis une conservation relativement ferme de la nature, notamment en montagne et sur le littoral, parfois jusqu’à ce que le relais soit pris, au moins partiellement, par des mises en réserve naturelle ou des acquisitions publiques.
30 Dans ce dernier domaine, si les acquisitions par des collectivités territoriales, par les conservatoires régionaux qui en sont un des bras armés, voire par des organisations non-gouvernementales sont importantes, le fleuron de la France est le Conservatoire du littoral. Il est clair que, malgré tous les textes restreignant les possibilités de construire dans les espaces encore non bâtis proches du rivage, une course de vitesse s’est engagée entre les acquisitions publiques et l’urbanisation. Le droit de l’urbanisme, qui ne peut durablement endiguer une formidable pression sur les terrains vacants, ne servant qu’à donner du temps au processus d’acquisition.
31 Enfin, les atteintes directes aux milieux naturels et aux espèces sauvages (aussi bien qu’à la santé humaine) par des pollutions lourdes d’origine industrielle, notamment dans les rivières et les fleuves, ou par des pollutions chroniques d’origine urbaine ont considérablement diminué. Les rejets de déchets sur la terre ferme ne sont plus censés se faire n’importe comment. Les progrès en la matière ont été incontestables.
32 Aujourd’hui, administrer la nature, c’est d’abord continuer ces actions qui doivent perdurer car, on ne le dira jamais assez, le temps nécessaire pour obtenir des résultats probants et réparer les dommages infligés à la nature durant des décennies ou des siècles est extrêmement long. De plus, les menaces ne sont jamais durablement écartées. En 2010, des élus de plus en plus nombreux réclament des assouplissements aux interdictions d’équiper la montagne, car ils veulent anticiper le réchauffement climatique et le déplacement des champs de neige. Des chasseurs et des agriculteurs estiment que le temps du respect absolu des rapaces a trop duré et qu’une reprise des « régulations » de ces « nuisibles » serait possible, d’autres encore veulent la mort des derniers ours... Si de nouvelles voies de l’administration de la nature sont en cours d’exploration, cela ne veut surtout pas dire qu’une période s’est achevée.
Des échecs
33 Aujourd’hui, nous avons réalisé des avancées conceptuelles et obtenu des résultats positifs comme on vient de le voir. Pourtant, la nature se porte globalement plus mal qu’au milieu du siècle dernier, d’après la plupart des experts. Mais il est certain qu’elle serait en bien plus mauvais état si rien n’avait été entrepris. Les exemples de ces échecs sont nombreux, mentionnons les principaux sans nous étendre sur des constats qui ont été abondamment commentés par les spécialistes.
34 L’agriculture est plus que jamais une activité industrielle utilisant le sol comme support. On lui doit la quasi disparition de l’essentiel des populations d’insectes, et avec elle la raréfaction de tous les animaux qui les consomment, notamment les oiseaux communs, dont le Muséum national d’histoire naturelle mesure le déclin régulièrement. Elle déverse dans les sols et dans les eaux puis dans la mer des quantités considérables de substances nocives. L’irrigation et les monocultures achèvent de stériliser la totalité de la surface agricole utile.
35 L’étalement urbain ne se ralentit pas. Les plus savantes combinaisons de mesures d’un droit de l’urbanisme sophistiqué n’empêchent pas que, depuis plus de cinquante ans, 60000 hectares passent chaque année en France de l’espace « naturel agricole » à l’espace « équipé » (habitat, entreprises, infrastructures). Cette artificialisation du sol, qui équivaut à la disparition irréversible d’un département (600000 hectares en moyenne) tous les dix ans, est probablement la pire atteinte que subit la nature en France et absolument rien ne permet d’envisager une inversion de cette tendance.
36 La consommation de biens matériels divers s’intensifie (malgré les campagnes destinées à culpabiliser les consommateurs) et elle a automatiquement des effets négatifs sur la nature quelque part dans le monde.
37 Les pollutions diffuses dues à des molécules que ne traitent pas les systèmes d’épurations (médicaments par exemple) ou aux nanoparticules ne cessent d’augmenter et se retrouvent dans de nombreux organismes vivants.
38 On mentionne souvent les espèces invasives, qui font de bons sujets de reportage dans les médias. Elles sont considérées par les scientifiques comme la troisième cause d’érosion de la biodiversité après les destructions d’habitats et les prélèvements d’individus par chasse ou braconnage. En France, on les combat sur le papier, mais on n’arrête pas plus qu’ailleurs ce type de plantes (jussie, grande berce, herbe de la pampa et autres buddleias, écrevisses, tortues ou visons américains, coccinelles ou frelons asiatiques, pour citer quelques « vedettes »).
39 Enfin, le réchauffement climatique commence à affecter la nature dans les pays tempérés, ce phénomène planétaire est celui de la mondialisation : si ce n’est pas la nature en France qui est affectée, c’est la nature ailleurs, en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud qui l’est ; et cela, à chaque fruit, à chaque goutte d’huile, à chaque fibre de tissu que nous consommons.
40 Ce constat d’échec relatif des politiques « classiques » de protection de la nature (schématiquement, la protection des espaces et des espèces remarquables) et surtout la dégradation très rapide dans les pays du Sud de bastions de nature, comme les forêts primaires d’Indonésie, d’Amazonie, de Madagascar ou du Congo, ont conduit à l’émergence d’une nouvelle génération de propositions. Elles ont été à peu près cernées dans le rapport Bruntland (1987), à la suite des travaux du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations unies (1988), dans la convention de Rio de Janeiro sur la diversité biologique de 1992.
LES BASES D’UNE REFONDATION
41 Les nouveaux développements que connaissent les politiques d’administration de la nature n’ont en rien rendu les anciennes recettes obsolètes. Des espaces juridiquement protégés et mis, si possible, hors d’atteinte des équipements et des activités incompatibles avec la survie des espèces fragiles restent indispensables, comme les acquisitions de terrains à des fins conservatoires, comme les interdictions d’exploiter les espèces menacées... Il faut se méfier des effets de mode, dans ce domaine plus que dans tout autre, où les résultats peuvent être longs à se concrétiser et sont sans cesse remis en question.
42 La « refondation » des politiques d’administration de la nature s’est accompagnée d’un vif renouveau du débat sur la nature elle-même (nous avons dit d’emblée que nous ne le reproduirions pas ici) et sur celui des fondements éthiques de la conservation de la nature et notamment la place de l’homme. Le débat a ensuite porté sur l’objet de ces politiques ainsi que sur leurs finalités, avec une infinité de nuances entre des notions telles que conserver, protéger, gérer, accompagner le changement ou ménager les possibilités de reconstitution.
Les spécificités des politiques d’administration de la nature
43 La première caractéristique des politiques actuelles de protection de la nature est qu’elles sont davantage intégrées aux autres domaines d’action publique. Cède progressivement du terrain, le vieux schéma consistant à prendre une décision, notamment d’aménagement du territoire ou de création d’infrastructure nouvelle, puis d’en mesurer l’impact sur la nature et, lorsque c’est possible, de le limiter ou de le compenser s’il perdure.
44 L’approche moderne consiste à intégrer dès le départ les données complexes relatives à la nature au sein même des équipes chargées de concevoir les projets. Elle consiste dans le même état d’esprit à intégrer les impératifs de bonne gestion de la nature dans les plans et programmes dès les premiers stades d’élaboration. En outre, la fusion, ou au minimum l’articulation forte, des structures administratives qui aménagent le territoire est également : services chargés de l’eau, de la biodiversité et des espèces, des espaces, des pollutions, des carrières, des infrastructures de transports, de l’urbanisme.
45 Une seconde caractéristique de ces politiques réside dans le fait qu’elles sont plus adaptatives. La nature étant partout, et partout changeante, aucune frontière ne se dressant vraiment entre la nature extraordinaire et la nature ordinaire, entre la ville et la campagne, et les activités humaines ayant directement ou indirectement un impact sur tous les milieux aquatiques et terrestres, les obligations de moyens paraissent moins pertinentes que les obligations de résultats. Elles permettent en outre de nombreuses déclinaisons tenant compte des disparités régionales. Un bon exemple est la nouvelle génération des directives européennes relatives aux milieux naturels, la directive dite « habitats, faune, flore » de 1992 ou la directive-cadre sur l’eau de 2000.
46 Ces textes ne prévoient pas que tel ou tel espace doit être préservé sous forme de parc ou de réserve, ni que telle ou telle espèce doit être « protégée ». Compte tenu de leur importance relative, elle-même calculée au sein de grandes entités biogéographiques, les milieux naturels majeurs désignés par les États doivent simplement faire l’objet d’une gestion conduisant au maintien de leurs fonctionnalités actuelles. Quant aux « masses d’eau », rivières, fleuves, lacs, elles doivent atteindre le bon état écologique avant une certaine date, sauf exceptions liées notamment à des perturbations anciennes et irréversibles. Le grand public maîtrise encore mal ces notions. Il s’est habitué, au fil du temps, à raisonner en « espèces protégées », « espèces gibier » et « espèces nuisibles ». Il s’est également habitué à identifier des espaces dans lesquels tout était sous contrôle (les parcs et réserves) et la majorité du territoire dans lequel tout était plus ou moins permis, sauf opposition des propriétaires.
47 L’avantage de cette approche est naturellement la souplesse, elle permet de répondre au mieux à des situations locales très variées. L’inconvénient est le risque de mauvaise interprétation. Ainsi, toutes les espèces sans exception aucune ont également vocation à vivre et leurs populations doivent être en bon état, mais on peut à certaines conditions intervenir contre elles, y compris jusqu’à la destruction de très nombreux individus (ce dernier point étant le seul que retiennent ceux que ces espèces dérangent).
48 Enfin, la troisième caractéristique de ces politiques de la nature est qu’elles sont plus participatives. La convention d’Aarhus et l’esprit du débat public en font une obligation, que gouvernement, collectivités territoriales et grands aménageurs publics ou privés mettent en pratique. Mais les difficultés sont considérables. Toutes les autres politiques publiques ou presque concernent directement l’homme (la santé, l’éducation, la culture, la défense, l’emploi, la justice...). Elles rencontrent nécessairement des hommes organisés pour revendiquer, pour défendre des positions, pour exprimer leur satisfaction ou leur mécontentement. La nature, par définition, n’a pas de représentants. Certes, les savants (qui ne s’expriment pas toujours) et les experts, de protection de l’environnement sont admis comme porte-paroles de la nature dans les lieux de débat officiels et dans les médias. Mais on sent bien qu’ils sont présents par défaut, que cette reconnaissance peut être remise en question à tout moment, et surtout on sait que beaucoup d’autres partenaires au débat, parce qu’ils sont directement concernés, ne leur reconnaissent absolument pas ce rôle d’interprètes de la nature. Les chasseurs, les pêcheurs, les agriculteurs, les forestiers, et même de très nombreux élus ruraux récusent les organisations non-gouvernementales naturalistes dans ce rôle.
49 Les pouvoirs publics ont ainsi en face d’eux une grande disparité d’interlocuteurs, qualifiés d’experts, plus ou moins légitimes, plus ou moins autoproclamés, plus ou moins compétents. La majorité de la population est rarement en mesure de s’exprimer, et on le comprend compte tenu de la complexité et de la technicité des sujets. Ce qui donne un poids considérable aux minorités très organisées qui sont capables de déplacer suffisamment de voix pour modifier le résultat d’élections « locales » (y compris celles de députés). Et ces minorités ne sont jamais des protecteurs de la nature. Quel élu a jamais perdu son siège en France pour avoir maltraité des espèces ou des espaces naturels ? Plus nombreux sont ceux qui ont été battus pour avoir refusé un port de plaisance ou des dates de chasse laxistes.
50 Cette question de la participation (et pas seulement de la concertation) est bien connue des consultants qui écrivent des plans pour l’action dans le domaine de la nature, partout dans le monde. Le chapitre comportant les recommandations pour faire participer les parties prenantes (stakeholders) est toujours des plus fourni, et on incite les porteurs de projets de protection à ne pas brusquer ces parties prenantes, faute de quoi la conservation de la nature sera minée et n’aboutira pas. Mais personne ne dit comment sortir des impasses et surmonter les blocages...
Les difficultés d’évaluation des politiques d’administration de la nature
51 Aujourd’hui, l’esprit du développement durable est supposé imprégner l’ensemble de l’organisation administrative de la France. Au sein du ministère éponyme, d’importants regroupements de services ont été opérés ou sont en cours, comme mentionné précédemment à propos de l’intégration. Un même ministre est politiquement comptable de l’énergie, des transports, de l’urbanisme, du logement et de la nature au sens large. Une grande direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature comprend une direction de l’eau et de la biodiversité qui a repris les anciennes attributions de la direction de la protection de la nature des premiers temps. Au niveau régional, les directions régionales de l’environnement (DIREN) ont été regroupées avec d’autres services au sein des direction régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). Dans les départements, on s’oriente vers une direction technique unique regroupant, entre autres, direction départementale de l’équipement et direction départementale de l’agriculture et de la forêt. Il est encore beaucoup trop tôt pour juger cette réforme sur des résultats tangibles. La France est de plus accoutumée aux changements de structures et de leurs appellations, parfois pour des raisons d’affichage, il convient donc d’attendre et d’examiner soigneusement les avancées concrètes avant de trancher. Bien entendu, la disparition des lieux d’arbitrages politiques et même administratifs entre « aménageurs » et « protecteurs » a été abondamment commentée et a suscité autant d’inquiétudes que d’espérances.
52 Le Grenelle de l’environnement, bonne incarnation de l’esprit de participation qui a permis une co-élaboration de propositions par les « partenaires », n’a pas beaucoup concerné la nature proprement dite. Il a repris et mis en lumière une revendication classique et pertinente des organisations non-gouvernementales, la mise en connexion des zones de nature les plus riches par des corridors qu’on a baptisés « trame verte et bleue ».
53 Remarquons que, même avec le recul du temps, il ne sera pas facile de juger la « nouvelle administration de la nature » sur des résultats, lesquels ne peuvent être que partiels et mitigés. Outre le fait que la France n’est pas isolée du reste du monde et que ses politiques propres ne suffisent pas toujours, même lorsqu’il s’agit de « son » patrimoine naturel, il faut souligner la difficulté de mesurer ces résultats. Il est facile de juger des moyens employés (on a protégé tant de milliers d’hectares en plus ; on a adopté de nombreux plans d’action pour la biodiversité, dotés de telles sommes ; on a multiplié les contrôles voire les poursuites judiciaires, etc.).
54 Malgré les observatoires nombreux, mais de qualité diverse, il est beaucoup plus difficile de juger de l’évolution de tous les composants de la nature. Même les espèces – le critère de l’espèce étant en apparence simple – sont encore mal connues dès qu’on quitte les vertébrés et les plantes supérieures. Pour les espèces connues, le schéma actuel, qu’on ne peut qu’approuver, consiste à faire des inventaires nationaux et régionaux, à identifier les espèces à problème et à leur consacrer des plans d’action. Pour certaines espèces en grand danger, on peut empêcher la disparition et même reconstituer les effectifs jusqu’à un seuil satisfaisant quand les causes sont simples et les remèdes à bonne portée. Mais pour beaucoup d’autres, l’action publique est plus aléatoire, soit que les oppositions locales s’avèrent difficiles à surmonter, soit que les coûts de reconstitution des milieux favorables soient vraiment prohibitifs, soit que l’arrivée d’une espèce invasive concurrente ait été fatale.
55 Quoiqu’il en soit, dans les milieux scientifiques, nul ne doute que la biodiversité continuera de se dégrader globalement en France comme dans le reste du monde après 2010, et même très longtemps après.
BÂTIR SUR DU SABLE OU MÉNAGER L’AVENIR ?
56 Pour le moment, tout protecteur lucide de la nature ne peut que redouter de bâtir sur du sable même si sa maison a provisoirement belle allure. Administrer la nature implique d’être conscient du contexte planétaire dans lequel s’inscrivent les politiques nationales. L’avenir de la nature « que nous connaissons » est menacé à très court terme (un ou deux siècles au plus) si les cinq défis suivants ne sont pas relevés.
Les cinq défis du siècle pour la nature sur la planète
La démographie
57 Un simple rappel : si le mode de vie occidental qui va être imité partout, en Asie aujourd’hui, en Afrique demain, n’est pas compatible avec la conservation de la nature actuelle, c’est en raison du nombre d’hommes sur la Terre. Avec une population totale de cinq cent millions comme au XVIIIe siècle, chaque homo sapiens pourrait disposer d’une voiture à quatre roues motrices, de deux maisons consommatrices d’énergie et manger du thon rouge chaque jour sans entamer le capital nature ; il laisserait leur place au soleil aux grands migrateurs ou aux fauves...
58 On sait que le « paquebot de la démographie mondiale » va continuer sur son erre jusqu’à au moins neuf milliards d’habitants. Déjà à six milliards, dont à peine un milliard dispose du confort d’un français moyen, les ressources de la Terre ne suffisent plus, et depuis longtemps. La fameuse « empreinte écologique » de l’homme est telle qu’il faudrait aujourd’hui plus d’une planète pour faire face aux besoins de l’humanité tout en ménageant les ressources naturelles pour les générations futures (la définition du développement durable). Mais quand chinois, indiens et tous ceux qui connaissent une croissance à deux chiffres, malgré la crise passagère, auront atteint notre niveau de vie, c’est cinq ou six planètes qu’il faudrait en théorie...
59 Or, la décroissance démographique ne se décrète pas, même si l’élévation du niveau culturel conduit les couples à avoir peu d’enfants. Au contraire, les dirigeants de nombreux pays s’inquiètent du vieillissement de leurs populations (Japon, Allemagne, Suède). En France, les médias et les cercles officiels se réjouissent quand les recensements révèlent le maintien de soldes démographiques positifs. Il est déjà difficile de bâtir des modèles conjuguant présence massive de retraités et défense de leur pouvoir d’achat, il sera encore plus difficile de gérer durant des siècles une option franche de non renouvellement des générations.
Les modes de consommation
60 Les modes de consommation forment la variable sur laquelle tablent ceux qui n’osent pas ou ne croient pas pouvoir compter sur une décroissance de la population. Certes, les comportements individuels et collectifs vont obligatoirement changer, tout comme l’organisation territoriale, les déplacements, les types d’habitats. Toutefois, la somme totale de l’énergie, de l’espace et des ressources naturelles (protéines, bois, eau...) économisée par ces fameux changements des modes de vie en occident ne compensera pas, et de loin, le changement en sens inverse de milliards d’habitants des pays en développement, quand bien même, dans le processus d’accession à un niveau de vie supérieur, ils abandonneraient certains de nos stéréotypes comme les résidences secondaires ou le recours systématique à l’automobile. D’ailleurs, rien n’indique pour le moment cette renonciation à copier notre modèle.
61 Le test de la carpe illustre notre propos : les poissons sauvages disparaissent ; or, même bien gérés, ils ne pourraient plus nourrir neuf milliards d’hommes. L’élevage de poissons carnivores (bars, daurades, saumons, thons et autres soles) cause encore plus de dommages à la nature que la capture des sujets sauvages. Et la production de viande rouge, néfaste pour la santé, émet plus de gaz à effet de serre que les transports routiers, sans compter un immense gaspillage d’eau. Que faut-il manger ? Il reste la carpe, poisson herbivore très prolifique, dont l’élevage est facile, maîtrisé de longue date et dont les rendements à l’hectare sont très élevés, suffisants pour satisfaire tous les besoins en protéines animales des humains. Pour autant, qui veut manger de la carpe (ou du poisson-chat) ?
Le réchauffement climatique
62 Le réchauffement climatique est une des conséquences de ce surpeuplement combiné avec un niveau de consommation des ressources naturelles trop élevé pour la Terre. Il ne se situe pas aux premiers rangs des causes de disparition de la nature et de la biodiversité actuelles (hélas, les destructions directes d’habitats naturels, par exemple, vont aller bien plus vite que lui, de même que de nombreuses atteintes directes aux espèces (surexploitation, braconnage, élimination de nuisibles, apport d’espèces invasives).
63 On sait que le réchauffement provoquera à terme des bouleversements considérables. Il conduira à une transformation profonde de la nature. Or, les simples déplacements d’espèces (la fameuse « remontée » vers le nord ou en altitude des espèces adaptées au froid) seront entravés, voire rendus impossibles dans bien des cas par l’absence d’habitats de remplacement vacants ou par les barrières physiques mises par les établissements humains (anciens ou nouveaux habitats). L’apparition de phénomènes migratoires de grande ampleur, qui est la réponse classique des espèces aux changements climatiques, est rigoureusement impossible au niveau du sol et même dans la plupart des écosystèmes fluviaux.
Les fondements « culturels »
64 L’administration de la nature (ayant comme objectif de favoriser, si possible, son maintien dans l’état actuel) coûte très cher, surtout au regard de la renonciation aux gains apparents immédiats qu’engendrent des activités qui sont à l’origine de sa destruction. Elle suppose, par conséquent, une ambition partagée très largement, par les opinions publiques et par les dirigeants. Sur ce plan, le monde est encore dans l’incertitude. Certaines cultures, certaines traditions font grand cas de la nature, d’autres non ; elle n’est pas seulement fonction du niveau de développement, du niveau de produit intérieur brut par habitant. Il s’agit d’un sujet délicat à traiter dans les instances et publications internationales, puisqu’il suscite rapidement des réactions indignées. De plus, il est toujours difficile de faire le tri entre, par exemple, les déforestations « contraintes », opérées par des gens qui sont à la recherche de terres pour s’installer et des déforestations organisées par des investisseurs avec l’appui des gouvernements pour tirer au plus vite un double profit, celui de la vente du bois et celui des cultures qui suivront. Actuellement, nous avons l’impression, amplifiée par internet, que la mobilisation pour la nature va croissant et qu’elle est une préoccupation largement partagée par les élites du monde entier. Rien n’est moins certain...
La gouvernance mondiale
65 La gouvernance mondiale, quelle que soit la forme qu’elle prendra, est certes une lointaine chimère, mais on ne pourra rien construire de globalement robuste sans cette gouvernance mondiale des ressources naturelles. On le constate déjà pour la pêche, pour la foresterie, pour le commerce des produits issus de la nature, pour la gestion des migrations humaines qui vont s’accentuer, pour la lutte contre le réchauffement climatique. Politiquement, la France pèsera un peu, plus que son poids démographique, économique et militaire, grâce notamment au rôle stratégique de son immense domaine maritime, et bien entendu à sa position dans l’Europe.
Les cinq chantiers pour la nature en France
66 Au simple niveau national, l’administration de la nature devra relever d’énorme défis pour atteindre, par exemple, cet « arrêt de l’érosion de la biodiversité » qui a été affiché officiellement comme une ambition majeure.
La culture
67 Le premier défi est culturel, car la France n’est pas un grand pays européen pour la protection de sa nature, contrairement à ses voisins de l’Est et du Nord. L’expression « développement durable » a fait florès, mais beaucoup retiennent surtout le mot rassurant de « développement ». La défense locale de l’emploi n’a pas fait bon ménage jusqu’à présent avec le respect des espaces naturels et des espèces (même si les temps changent et que bien des élus locaux sont désormais plus protecteurs que des ministres).
68 Les médias ne savent pas aborder ces questions de nature (leur unité de mesure du temps est la minute, et leur centre d’intérêt les crises bien plus que les belles histoires), ils ont tendance à ne traiter que des conflits où les animaux sauvages ont le mauvais rôle, qu’ils fassent peur ou qu’ils perturbent. Les inondations ne servent qu’à montrer des victimes en détresse ou en colère. Quant aux protections spatiales, elles sont présentées surtout à travers les protestations de ceux qui s’estiment lésés.
69 Ces difficultés culturelles sont bien illustrées dans le domaine de l’eau : le budget des agences de l’eau est très confortable, elles financent des projets à hauteur de plusieurs milliards, qui sont perçus comme autant d’efforts effectués en faveur de la nature, ce qui n’est partiellement pas faux s’agissant de qualité de l’eau. Mais, en réalité, elles ne consacrent qu’une très faible partie de leurs ressources aux projets pour la biodiversité ou la restauration de milieux aquatiques naturels, faute souvent de propositions et de partenaires fiables.
70 Une autre illustration est le thème des « services rendus par la nature », consistant à démontrer que la nature rend à l’homme des services gratuitement mais qui représenteraient des sommes colossales s’il fallait les financer. Que la nature rende des services à l’espèce humaine qui en fait partie va de soi ; qu’on calcule en dollars ou en euros l’apport des forêts qui retiennent l’eau, des marais qui la filtrent ou des abeilles qui pollinisent peut se concevoir ; mais ces arguments masquent surtout la fragilité conceptuelle de ceux qui les mettent en avant, et le fait qu’ils ne se sentent pas assez fortement soutenus par l’opinion.
71 Dans un domaine voisin, la transformation immédiate par les médias (et à leur suite par l’opinion) du principe de précaution en obligation pour les pouvoirs publics de « prendre des précautions maximales » (alors qu’il n’avait à l’origine absolument pas cette signification, et que ce principe aujourd’hui galvaudé n’aurait du être évoqué ni dans les affaires de grippe, ni de volcan ou d’inondations) montre bien la profondeur de la friche culturelle dans laquelle éclosent les nouveaux concepts environnementaux.
L’étalement des équipements
72 L’étalement des équipements est la principale pierre d’achoppement de toutes les politiques de la nature en France. Quoi qu’on fasse en matière de textes sur l’urbanisme, on a précédemment évoqué le fait que la transformation quasi irréversible de champs, de bois et de marais en terrains bétonnés se poursuivait à un rythme totalement incompatible avec le développement durable (sans mauvais jeu de mot). Ce rythme est constant quelles que soient les phases de croissance économique et quelles que soient les lois et les outils fonciers, quelle que soit l’appartenance politique des gouvernants nationaux ou locaux. Des spécialistes du droit des sols et notamment de la fiscalité ont beaucoup investi ce champ d’étude sans succès pour le moment. Une nouvelle génération d’outils intercommunaux dans le domaine de l’urbanisme est en préparation, mais l’introduction de cette nouvelle exigence de « cohérence » urbanistique et cette nouvelle tentative pour sortir les règles d’occupation des sols hors de la simple addition des ambitions locales ne suffira sans doute pas à contrer le principal facteur de l’étalement urbain, qui est financier : il est le résultat de la combinaison du faible prix des terrains agricoles et des gains considérables réalisés lors de leur vente comme terrains à équiper.
L’agriculture
73 Jusqu’à présent, l’agriculture a globalement échappé aux obligations lui imposant de limiter ses impacts sur la nature dans une proportion telle que cette dernière puisse se rétablir. Il est vrai que l’essentiel de la nature que nous regrettons est le résultat de quelques milliers d’années d’élevage extensif et de quelques centaines d’années de culture sans moteurs. Il ne s’agit pas de déplorer l’industrialisation de nos campagnes, mais de constater que la disparition massive des insectes et des « mauvaises herbes » a provoqué l’effondrement des populations d’oiseaux communs, de la plupart des amphibiens, sans parler des mollusques et poissons qui sont directement affectés par les pesticides. Les haies, les arbres isolés, les assolements et les rotations de cultures appartiennent au passé. Et, menacée par une concurrence mondiale de plus en plus impitoyable, l’agriculture française mobilise ses réseaux pour retarder le moment où elle devra réduire les intrans et accepter l’écoconditionnalité des aides.
Réconcilier le pays réel avec l’administration de la nature
74 Cet aspect du problème offre plus de possibilités d’action aux hauts fonctionnaires que d’autres précédemment évoqués. Il est vrai que la protection de la nature n’est pas populaire auprès de ceux qui y sont confrontés. Elle n’a de crédit qu’auprès des urbains qui n’en subissent pas les conséquences. Le droit de la nature est un empilage de règles d’interdiction appliquées à des sociétés locales, à des groupes locaux (collectivités rurales, chasseurs, agriculteurs) soudés dans l’hostilité aux « parisiens » et à « Bruxelles ».
75 Il faut tenter de passer d’un droit complexe, tatillon, injuste, à la contractualisation quand c’est possible (tel que cela a, par exemple, été expérimenté avec « Natura 2000 »). Des indemnisations et des prises en charge par la collectivité de contraintes imposées à quelques-uns au nom de la protection de la nature sont un gage de paix relative (dégâts de loups, de sangliers).
76 Une autre piste pour l’avenir est celle du transfert de la responsabilité et de la gestion des espaces naturels sensibles aux collectivités, régions, départements, voire groupements de communes. On y rencontre, dans une phase encore expérimentale, à la fois le meilleur et le pire : d’un côté des villes qui mettent en œuvre des « agenda vingt et un » ambitieux, des communes rurales qui s’approprient un patrimoine local comme les mares ou les bords de rivière pour le restaurer, des régions qui investissent dans des véritables parcs naturels ; et de l’autre, à l’inverse, des élus qui détournent les fonds et les pouvoirs qui leurs sont confiés au titre de l’administration de la nature à des fins toutes autres.
77 Les associations ou les particuliers mécontents ont pour seule issue celle de recourir au juge. Or le système français n’est pas irréprochable. Certes, les tribunaux de l’ordre administratif ont été globalement favorables à la protection de la nature et à ses textes nouveaux, et ont annulé de nombreuses décisions qui ne les respectaient pas. En revanche, en ce qui concerne l’ordre judiciaire, compétent pour juger les violations de la loi pénale en matière de protection de la nature, les procureurs sont assez peu sensibles et ne placent pas très haut dans la hiérarchie des crimes et délits les atteintes à cette dernière. Les tribunaux judiciaires, qui ne se sont pas informés au moment de l’adoption des textes, puis de la contestation éventuelle des premières interprétations officielles (puisque cela incombait à la justice administrative), sont peu au courant de ces questions et très laxistes. Enfin, la population ne comprend pas ces distinctions entre les deux ordres de juridictions. En la matière, la dualité des juridictions, spécificité dont s’enorgueillit la France, est tout compte fait néfaste.
Donner des moyens à l’administration de la nature
78 Le propos peut paraître éculé, et a des relents de revendication syndicale. Pourtant il est vrai que la France, à Produit national brut (PNB) à peu près identique, consacre moins, beaucoup moins d’argent public au profit de la nature que le Royaume-Uni ou l’Allemagne, et infiniment moins par habitant que les Pays-Bas. La réforme en profondeur des administrations de la nature ne s’est pas particulièrement accompagnée de créations de postes ni d’augmentation des budgets d’intervention. Un accroissement notable de ces budgets avait toutefois eu lieu dans les années précédentes, notamment pour faire face aux obligations européennes, sans que pour autant la France ait rattrapé son retard sur ses voisins.
79 Du côté des corps de fonctionnaires, la fusion spectaculaire de deux grands piliers, le corps des ponts et chaussées et le corps du génie rural, des eaux et des forêts, peut être le gage (avec d’autres signes) d’un redéploiement de compétences au service de la nature.
80 Mais grande reste la faiblesse des personnels scientifiques qui sont les seuls à vraiment connaître la nature et pas uniquement à l’administrer. Non seulement les filières de formation à l’Université sont en crise, faute de débouchés, mais beaucoup des emplois finalement offerts sont des contrats aidés, des contrats à durée déterminée, quand on ne recourt pas aux thésards et aux stagiaires pour renflouer les structures scientifiques auxquelles on fait paradoxalement de plus en plus appel.
81 La tendance est à la suppression de postes de fonctionnaires, on n’en débattra pas ici. Mais dans le domaine de la nature, aucune action tendant à infléchir les comportements individuels et collectifs des vrais détenteurs du pouvoir sur chaque parcelle de nature (agriculteurs, éleveurs, chasseurs, forestiers sylviculteurs) n’est possible sans que chacun se soit fait expliquer plusieurs fois les raisons de cette inflexion et les conséquences qu’elle engendrerait, ou non, pour lui et sa famille. Dans l’état actuel, des agents formés à ces questions, quelle que soit la fonction publique considérée, pareille démarche est impossible en France alors qu’elle est de règle en Grande-Bretagne.
82 La police de la nature enfin, est constituée d’environ 2000 agents de terrain de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) et de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA), auxquels s’ajoutent quelques gardes des parcs nationaux et des réserves... Il est donc essentiel qu’une fraction importante du temps des 10000 agents de l’Office national des forêts (ONF), et une fraction d’au moins quelques centièmes du temps des gendarmes soit consacrée à cette police. Le rôle des préfets pour obtenir une mobilisation décente de cette police de la nature est capital et les situations varient beaucoup d’un territoire à l’autre. Paradoxalement, alors que l’écologie monte régulièrement dans la hiérarchie des préoccupations des français, cette dimension de « police de la nature » ne progresse pas, et même régresse pour certains aspects puisque la mobilisation des douaniers est moins forte aujourd’hui que naguère contre les trafiquants d’espèces dont le commerce est interdit.
83 Un dernier point est constitué par les innombrables commissions qui, à tous les niveaux, fournissent de l’expertise gratuite aux administrateurs de la nature. Le système est perpétuellement au bord de la rupture, soit que les membres n’aient plus le temps ou les moyens d’assumer leurs tâches, soit que la composition de ces commissions soit intentionnellement conçue pour donner aux décideurs les avis qu’ils veulent entendre.
84 La nature, l’ensemble des gaz, des roches, des eaux et des êtres vivants qui les peuplent, sera toujours présente sur la Terre.
85 Mais il sera très difficile de conserver la nature telle « qu’on la connaît » ; cela sera plus difficile en Amazonie ou en Afrique (qui dépassera le milliard et demi d’habitants dans trente ans) qu’en France, où l’homme a depuis longtemps éliminé les espèces qui le « gênaient » trop et réduit les espaces vierges à la portion congrue. De grosses pertes de biodiversité sont probables, notamment au Sud. Il est fort probable également qu’en France et au Nord, les défenseurs de la nature remporteront des succès ponctuels (comme ce fût déjà le cas).
86 Il faudra ménager des possibilités de restauration à la nature, c’est-à-dire favoriser partout où ce sera possible la survie d’ensembles devenus rares, y compris des isolats peu fonctionnels, soutenir artificiellement les échanges avec les milieux connexes, protéger si possible des écosystèmes de grande taille qui seront autant de bastions de départ pour une éventuelle reconquête. Et, surtout, dans les zones les plus anthropisées, intégrer la gestion de ce qui restera de la nature dans toutes les politiques publiques et privées. C’est schématiquement la ligne admise par les spécialistes et les militants : conserver la nature, c’est lui conserver sa capacité de s’adapter, d’évoluer, pour éviter les effondrements irréversibles causés par l’homme.
87 En 2010, la politique française de la nature a des ambitions précises.
88 D’abord, il importe de mieux connaître le sujet. Il s’agit de relancer la recherche, de réaliser des inventaires, de définir des indicateurs. Des outils comme la fondation pour la recherche sur la biodiversité, le système d’information sur la nature et les paysages, l’agence nationale d’expertise sur la biodiversité viennent de voir le jour ou sont en gestation. La France retrouverait ainsi le rang qui était le sien quand le Jardin des plantes et le Muséum national d’histoire naturelle faisaient l’admiration de toute l’Europe.
89 Ensuite, il convient de définir puis mettre en œuvre une stratégie. Elle sera la troisième, après celle de 1997 et celle de 2004 : la nouvelle « stratégie nationale pour la biodiversité » qui est en cours de finalisation. Elle se situe dans la droite lignée de la Convention de Rio de Janeiro sur la diversité biologique. Cette convention demande à tous les États d’adopter des programmes portant sur la conservation in situ et ex situ de la biodiversité, sur la recherche, la formation, l’information du public, l’étude des impacts des activités humaines et la correction ou la compensation de leurs effets. La France accuse en particulier un grand retard dans le domaine de l’éducation et de la formation. La nouveauté de cette stratégie de 2010 tiendra d’abord à son caractère plus interdisciplinaire, elle aura l’ambition de sortir des simples plans d’actions par espèces et milieux, écrits et mis en œuvre depuis douze ans par les seuls services chargés de l’écologie. Autre nouveauté, très marquante, il n’est plus question d’actions de l’État seul, les collectivités territoriales, régions et départements, seront impliquées. La contraction des services de l’État proprement dit devrait être compensée par la créations ou la montée en puissance « d’agences », comme l’agence des aires marines protégées, qui va créer et superviser les espaces du même nom, ou bien l’établissement public « parcs nationaux de France » qui regroupe les différents parcs.
90 Enfin, la stratégie pour la biodiversité devrait consacrer la prise en compte de la dimension économique de la nature. S’il est désormais acquis qu’on peut donner une valeur économique au vivant, et si cet exercice peut contribuer à intégrer la nature et ses composantes dans les instruments classiques de pilotage des sociétés et des politiques, il n’est ni souhaitable, ni possible de gérer la nature en ne tenant compte que des règles du marché. Et pour le moment, il est toujours aussi difficile de mener à bien la protection de la nature ordinaire quand les mécanismes du marché organisent la spoliation de ses protecteurs (le particulier qui laisse sa forêt sauvage au lieu de planter des résineux, qui ne vend pas sa prairie comme terrain à bâtir, le maire qui refuse une zone d’activité ou un lotissement).
91 Administrer la nature aujourd’hui, en France, c’est donc travailler pour des objectifs assez clairs, qu’on pourra atteindre dans un laps de temps raisonnable, en étant lucide sur un contexte global qui est très défavorable. Faire preuve à la fois d’humilité et d’ambition, de retenue et de pugnacité ; faire appel, en plus des sciences dites « naturelles » classiques, à l’économie, aux sciences sociales (économie, sciences politiques...) Et, afin d’emporter l’adhésion des décideurs les plus sceptiques, canaliser la part de rêve et d’émerveillement sans laquelle nous n’entreprendrions rien pour la nature.
Mots-clés éditeurs : empreinte écologique, code de l'environnement, écologie et développement durable, Biodiversité, protection de la nature
Mise en ligne 19/08/2010
https://doi.org/10.3917/rfap.134.0249