1L’évolution des rapports entre l’État actionnaire et les entreprises de l’audiovisuel public accompagne, et témoigne tout à la fois, les mutations profondes de la société française au cours des dernières décennies. Il serait trop long et sans doute fastidieux, de reprendre tous les méandres de cet itinéraire, partant d’un dispositif fortement hiérarchisé et contrôlé pour arriver à une large autonomie telle qu’elle résulte des dispositions législatives adoptées en 1986. S’attacher à décrire ces évolutions serait un travail d’historien des institutions politiques, plutôt qu’une contribution d’un professionnel qui a exercé un mandat de six années. C’est pourquoi je m’en tiendrai à une analyse des dispositions en vigueur aujourd’hui, en m’appuyant sur l’expérience spécifique de F rance-Télévisions.
UN CADRE SUI GENERIS
2La législation qui s’applique à France-Télévisions vise en priorité à assurer son indépendance éditoriale à l’égard du pouvoir politique; cette indépendance s’appréciant notamment sur les émissions d’information, mais aussi, on l’oublie trop souvent, sur la capacité de création et l’ensemble des programmes.
3Le pivôt de cette construction se situe au niveau de l’instance de régulation indépendante, aujourd’hui le Conseil supérieur de l’audiovisuel, laquelle a été chargée de désigner, pour cinq ans désormais, le président de F rance-Télévisions, de surveiller l’application des règles déontologiques qui lui sont applicables et de s’assurer du respect des cahiers des charges fixés discrétionnairement par l’État.
4Ces pouvoirs étendus du Conseil supérieur de l’audiovisuel l’autorisent à appliquer des sanctions à France-Télévisions; et, en cas de manquement particulièrement grave, à révoquer son président.
5Ce principe d’indépendance une fois posé, son application demeure complexe. En effet, le président de France-Télévisions dispose des mêmes pouvoirs que ceux d’un président directeur général d’une société de droit privée et ne peut les exercer qu’avec la collaboration et sous le contrôle d’une instance délibérative, le conseil d’administration. La loi s’est donc attachée également à organiser de manière spécifique ce Conseil, sa compétence et ses attributions.
6Sans aller trop dans le détail, on relèvera que les textes en vigueur dérogent au statut des sociétés anonymes en ce qu’ils instituent un conseil dont la composition ne relève pas d’un vote de l’assemblée générale des actionnaires, mais incombe à diverses instances : l’État tout d’abord par ses représentants, le Conseil supérieur de l’audiovisuel qui désigne plusieurs membres, le Parlement également représenté et bien entendu le personnel par ses élus. Le conseil ainsi constitué s’est vu doter des pouvoirs les plus larges, non seulement dans le domaine financier, mais aussi en matière de définition des orientations éditoriales. L’indépendance de ce conseil et son mode de fonctionnement ont donc une portée au moins aussi large que le mode de désignation du président.
7Il est à noter que le conseil d’administration du groupe exerce ses attributions concurremment aux conseils des sociétés filiales (F rance 2, France 3, France 5, RFO, etc.), conseils eux-mêmes composés de manière spécifique et dont les délibérations ont force exécutive pour chacune d’entre elles.
8Il y a donc un risque de conflit de compétence que la loi s’est efforcée de réduire en instituant une présidence commune à chacun de ces conseils, et en prévoyant que certains des membres désignés au niveau du groupe le soient de droit au niveau de chacune des chaînes. Édifice complexe, mais qui traduit la volonté de préserver une autonomie à l’intérieur d’un ensemble dont les instances sont garantes de l’indépendance.
9En première analyse, le conseil d’administration de F rance-Télévisions dispose des pouvoirs les plus étendus sur l’activité du groupe, ses perspectives de développement et la nomination de ses principaux dirigeants; l’État n’intervenant que de manière spécifique par la voie de ses représentants, lesquels sont minoritaires, en dépit du fait que l’État soit le seul actionnaire.
10Pour compléter le dispositif, le législateur a prévu l’élaboration d’un contrat d’objectifs et de moyens d’une durée de cinq ans entre l’État et le groupe, contrat qui a pour vocation non seulement de fixer les orientations principales et les engagements spécifiques de F rance-Télévisions mais, de manière plus générale, son financement. L’adoption de ce contrat et le suivi de son exécution est une des prérogatives essentielles du président et de ses conseils d’administration, qui l’élaborent et le négocient directement avec l’État.
11Pour parachever cette description générale, il convient de noter que ce dispositif original se greffe sur un corpus réglementaire qui n’a pas été modifié : l’existence de cahiers des charges par chaîne, la mise en oeuvre des règles de tutelle et de contrôle applicables à l’ensemble des entreprises publiques et l’approbation de certaines décisions par l’État, notamment le budget annuel, etc.
12Le métier de président de F rance-Télévisions n’est pas de tout repos, notamment lorsqu’il s’agit de déterminer la règle applicable, de désigner l’interlocuteur compétent et d’organiser le processus le plus efficace de prise de décision.
UN DISPOSITIF RIGIDE
13La création du groupe F rance-Télévisions, dans sa forme actuelle, remonte à l’année 2000. Sa mise en place est intervenue il y a désormais six ans, et les difficultés d’ordre technique, prévisibles ou non, sont apparues progressivement ; en particulier, lors du changement majeur intervenu dans la vie politique française en 2002. Si le mandat en cours du président n’a pas été remis en cause à cette date, non plus que ceux des administrateurs désignés par le Conseil supérieur de l’audiovisuel et le personnel, en revanche les représentants de l’État, comme il est naturel, et ceux du Parlement, ont été renouvelés.
14L’équilibre des conseils s’en est trouvé modifié. Mais là n’est pas le plus important. Le contrat d’objectifs et de moyens, dont l’encre n’était pas encore sèche, a été bouleversé de fond en comble sans qu’un avenant préalable ait pu être négocié. S’est ouverte alors une longue période de discussions qui n’étaient pas encore achevées trois ans plus tard (en 2005).
15La question s’est posée alors de réviser le cadre législatif. Mais l’ampleur des problèmes soulevés n’a pas permis non plus d’aboutir.
Premier obstacle : le cadre constitutionnel
16Les dispositions qui prévoient le mode de nomination du président et les nouvelles règles concernant la désignation des membres des conseils d’administration, de même que les pouvoirs de contrôle et de surveillance dévolues au Conseil supérieur de l’audiovisuel sont d’ordre quasi constitutionnel. Elles ne peuvent être modifiées que dans une seule direction : une plus grande d’autonomie et indépendance.
17C’est ainsi qu’il est peu probable que le Conseil constitutionnel donne son aval en faveur d’un retour à une situation dans laquelle la nomination des dirigeants, la désignation de la majorité des membres d’un conseil ou l’exercice du pouvoir de sanction ne seraient plus exercés directement par une activité indépendante, mais seraient partagés entre elle et l’État. Des décisions antérieures du conseil créent un « effet cliquet », lequel limite de toute évidence les marges de manoeuvre pour toute modification législative.
Second obstacle : l’exercice du pouvoir réglementaire de l’État dans le domaine audiovisuel
18L’État exerce, avec un souci souvent excessif du détail, un pouvoir réglementaire qui s’applique non seulement aux entreprises publiques mais aussi aux sociétés privées du secteur de l’audiovisuel, que ce soit en matière de programmes, de publicité ou de respect du pluralisme. Il aurait été singulier qu’il s’en dessaisisse s’agissant du secteur public, tout en conservant le même cadre contraignant pour le secteur privé. A ussi a-t-il fallu se résoudre à faire cohabiter des cahiers des charges fixés discrétionnairement et un contrat pluriannuel portant sur les mêmes objets. A utant dire que l’État peut reprendre d’une main ce qu’il concède de l’autre, ce qui réduit d’autant plus la portée du contrat d’objectifs et de moyens. T elle est l’expérience vécue en 2002, sur des points qui avaient fait l’objet de négociations longues entre l’État et l’entreprise, et qui ont été modifiés, tout simplement par décret.
Troisième obstacle : l’annualité budgétaire
19L’État répugne à se lier les mains de manière durable au plan financier, que ce soit pour la détermination du taux de redevance ou le versement d’indemnités compensatrices. Là aussi, les engagements contractuels de l’État ne sauraient résister au principe de l’annualité budgétaire. Cette règle de droit français n’autorise cependant pas la tutelle financière à persévérer dans un contrôle tatillon au motif que les dépenses d’aujourd’hui créent les besoins financiers de demain. C’est pourtant ce qui se passe trop souvent, en dépit des règles fixées par le législateur.
20A u-delà de ces trois obstacles, il convient d’ajouter pour mémoire l’application « automatique » à l’audiovisuel public de certaines dispositions telles que les compétences de la Cour des comptes, la qualification de service public de nombre d’actes du Président, les pouvoirs d’investigation du Parlement, etc. L’entreprise étant chargée d’une mission de service public sans que l’on puisse précisément distinguer dans ses activités ce qui relève de cette mission et ce qui est d’ordre concurrentiel; elle cumule, en définitive, les obligations des deux secteurs, alors que l’idée était plutôt à l’origine de lui faire bénéficier de la rénovation du cadre juridique des entreprises publiques du secteur concurrentiel.
UNE TUTELLE QUI SE CHERCHE
21Si je me suis attaché à décrire dans le détail les mécanismes précédents, c’est pour mieux faire comprendre les difficultés dans lesquelles se débattent non seulement l’entreprise mais aussi la tutelle, lorsqu’il s’agit de piloter une société de secteur public de l’audiovisuel.
22En théorie, le conseil d’administration dispose des pouvoirs les plus étendus. Il peut créer des comités d’audit; il délibère sur les règles générales d’emploi; il s’assure enfin de la bonne exécution, tant des cahiers des charges que du contrat d’objectifs et de moyens.
23L’expérience enseigne qu’il ne s’agit pas d’une instance de simple enregistrement. La présence de représentants dont le mode de désignation est diversifié, garantit un débat actif et des prises de position qui ne sont pas toujours conformes à celles exprimées par les représentants de l’État; et ces derniers ne peuvent intervenir, du moins en théorie, que s’ils estiment que les conséquences budgétaires et financières des délibérations du conseil sont de nature à peser ultérieurement sur les finances publiques.
24C’est ainsi que pour ce qui a trait à des lignes éditoriales ou de nombreuses actions de développement, les représentants de l’État n’exercent dans les faits leur rôle qu’au travers du vote exprimé aux conseils d’administration, qu’ils soient majoritaires ou non.
25L’existence d’un contrat d’objectifs et de moyens, même caduque dans certains de ses articles, est à cet égard une forme de garantie, lorsque les projets présentés s’inscrivent dans la lettre comme dans l’esprit du texte. Il n’est pas rare en effet que les autres membres du conseil s’appuient sur ces dispositions pour faire fléchir les représentants de l’État et donner au président la marge d’autonomie nécessaire. Cela est particulièrement vrai dans le cas des représentants désignés par le Parlement qui sont particulièrement attachés à ce cadre contractuel.
26Bien sur, la pratique n’est pas toujours conforme au schéma théorique qu’a voulu le législateur. L’équilibre des rôles donne lieu à des renégociations permanentes. D’abord parce que le monde de l’audiovisuel évolue très rapidement et qu’une prévision à cinq ans a une « durée de vie » effective plus courte. Le contrat d’objectifs et de moyens, changement politique ou non, doit être en permanence adapté pour conserver son efficacité. À titre d’exemple, le développement de la télévision numérique terrestre (TNT), les options à prendre en matière de développement sur les réseaux de télécomm unication, les choix à faire en matière de programmes face aux concurrences nouvelles, sont autant de bouleversements qui requièrent une adaptabilité permanente. Il faut donc savoir faire vivre le contrat, en prévoyant sans doute des adaptations annuelles ( cf. infra ).
27En second lieu, la situation financière du groupe donne, lorsqu’elle est positive, une marge d’autonomie et une capacité de renégociation plus grande au président, comme au conseil d’administration lors de ces révisions. C’est pourquoi, j’ai toujours poursuivi une politique de gestion financière du groupe visant à dégager, quoiqu’il arrive, une capacité de financement significative; d’abord, pour restaurer l’équilibre financier du bilan, mais aussi pour faciliter les débats sur les investissements que justifie l’état nouveau de la concurrence.
28Enfin, il faut avoir à l’esprit que la télévision publique évolue dans un environnement « idéologique » qui est loin d’être stabilisé. On a longuement disserté sur la difficulté de concilier audiences, ressources publicitaires et émissions de service public : faut-il ou ne faut-il pas des chaînes de large audience, telle que F rance 2, se conjuguant avec des offres plus spécialisées telles que F rance 5 voire F rance 4 ? Doit-on demander à chacune des chaînes publiques d’assumer la totalité du poids des missions de service public ou faut-il les répartir entre les chaînes du groupe ? Quelle part donner au divertissement par rapport à la création ? En bref, comment fixer une règle du jeu (ou des règles de jeu) qui permet (-tent) une gestion continue des programmes sur la durée du contrat ?
29T el est l’objectif qui a présidé à l’élaboration du premier contrat d’objectifs et de moyens de France-Télévisions. Il a été atteint en partie, même si sa lecture peut surprendre un observateur non familier des débats sur l’audiovisuel. C’est en effet un inventaire à la Prévert de tout ce que l’État peut essayer d’obtenir en voulant quantifier l’incommensurable, à savoir la qualité et la spécificité des programmes (pourcentages de programmes de telle nature, nombre annuel de diffusion, volume impératif dédié à l’information, etc.).
30Mais cet effort n’a pas été vain, car il a eu comme effet d’apaiser certaines tensions et de faciliter la tâche des instances dirigeantes du Groupe F rance-Télévisions.
31Plus préoccupante, la pluralité des organes de contrôle crée un risque d’incohérence que l’existence d’un contrat ne permet pas de résoudre complètement : contrôle permanent du Conseil supérieur de l’audiovisuel, interventions des services de l’État, convocations devant la commission des deux Assemblées, présence d’un contrôleur d’État, contrôle de la Cour des comptes, etc. T out cela crée une certaine confusion qui est parfois exploitée par ceux qui veulent remettre en cause les orientations du groupe France-Télévisions. T out manquement est mis en exergue, les débats sont parfois plus animés qu’ils ne le devraient. F rance-Télévisions confirme ainsi sa réputation « de trublion » du système public.
32En définitive, les modalités d’application des règles de gouvernance d’une entreprise privée (comités d’audits, etc.) se surajoutent et ne substituent jamais aux règles antérieures.
DES MODALITÉS D’ÉVOLUTION PLUS QU’UNE RÉFORME PROFONDE
33On ne fera évoluer le dispositif actuellement applicable à France-Télévisions que si on fait confiance au mode de gouvernance de ses instances exécutives : présidence et conseil.
34La première voie d’évolution est donc bien de fixer ces règles de gouvernance sur le modèle des sociétés cotées. L’État actionnaire, représenté au conseil, bénéficierait ainsi du résultat de tous les contrôles et vérifications effectués sous l’autorité du conseil d’administration, sans remettre en cause le pouvoir propre des dirigeants de l’entreprise. Fa ut-il aller plus loin ? Par exemple en supprimant le contrôle d’État qui fait clairement double emploi avec les commissaires aux comptes et les comités du conseil, voire en s’interrogeant sur les modalités d’intervention de la Cour des comptes ? Sur ce dernier point, pour être pragmatique, je pense qu’il serait souhaitable que l’instance de contrôle qu’est la Cour de comptes adapte ses modalités d’intervention au cadre de gouvernance de chaque entreprise et ne revienne pas sur l’ensemble des audits et vérifications que le conseil d’administration a pu commanditer. Quant au contrôle d’État, son intervention est clairement en contradiction avec les autres dispositions qui contribuent à une meilleure gouvernance de l’entreprise.
35La deuxième voie d’évolution est l’élaboration d’un contrat d’objectifs et de moyens qui permettrait l’abandon de nombre de dispositions d’encadrement en matière de programmes à caractère réglementaire. Ceci aurait un double mérite : éviter l’accumulation des textes et replacer toute modification dans un cadre contractuel, c’est-à-dire permettre à l’entreprise d’obtenir de l’État de prendre en compte l’incidence de ses politiques sur l’ensemble de son activité. À titre d’exemple, une modification des règles sur la production permettrait un débat avec l’entreprise sur les mesures de compensation financière nécessaire; et cela à travers un avenant au contrat d’objectifs et de moyens. Une telle procédure qui ne remettrait pas en cause la capacité de l’État d’imposer in fine son point de vue aurait le mérite de créer un esprit de négociation qui manque trop souvent.
36La troisième orientation est la simplification. La loi a tenu à ce que les entreprises filiales (F rance 2, France 3, etc. ) disposent de conseils d’administration propres et a donné des pouvoirs spécifiques aux directeurs généraux eux-mêmes nommés par le conseil d’administration de la holding du groupe sur proposition du président. A utant il est de l’intérêt du Groupe de préserver des identités spécifiques à chacune de ses filiales de manière évolutive, autant il est nécessaire d’adapter le rôle de chacune en permanence, notamment pour tenir compte de l’évolution de l’environnement. C’est ainsi que le principe selon lequel chaque chaîne est dirigée par un directeur général, nommé par le conseil d’administration de la holding du groupe sur proposition du président pourrait être maintenu mais sans que des conseils d’administration spécifiques soient conservés. Enfin, dans le domaine social, rien ne justifie que les attributions des instances de F rance-Télévisions soient limitées par des dispositions spécifiques comme c’est encore le cas aujourd’hui.
37Au fond, c’est de « confiance » qu’il s’agit, à condition que les règles de gouvernance soient scrupuleusement respectées, mais aussi d’efficacité dont il est question en prévoyant un cadre contractuel glissant, à l’horizon de cinq ans, cadre sur lequel pourrait s’appuyer l’ensemble de la tutelle, par le truchement du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Cela peut paraître simple voire simpliste, mais pourquoi ne pas le tenter ?