Notes
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[1]
Voir Szij (Eric), « La loi relative à la régulation des activités postales », Regards sur l’actualité, no 315, novembre 2005, p. 99-109.
-
[2]
Majone (Giandomenico), La communauté européenne, un État régulateur, Montchrestien, 2000; Eberlein (Burkard), « L’État régulateur en Europe », Revue française de science politique », vol. 49, no 2, avril 1999, p. 205-230.
-
[3]
Voir, pour un tableau synthétique, Proriol (Jean), Rapport sur le projet de loi, adopté par le Sénat, relatif à la régulation des activités postales, 1re lecture, Assemblée nationale, no 1988, p. 17.
-
[4]
Sur les mutations du secteur bancaire, cf. Grossman (Emiliano) et Butzbach (Olivier), « La réforme de la politique bancaire en France et en Italie : le rôle ambigu de l’instrumentation de l’action publique », in Lascoumes (Pierre) et Le Galès (Patrick) dir., L’instrumentation de l’action publique, Presses de sciences po., 2004, p. 301-330.
-
[5]
En 2000 l’association s’est réformée, la Fédération bancaire française (FBF) nouvellement créée est chargée de représenter et de défendre les intérêts de l’ensemble des banques quel que soit leur statut, l’AFB se concentrant sur les questions sociales, notamment la négociation entre patronat et syndicats de salariés, pour les banques commerciales.
-
[6]
Cf. l’Etude d’impact sur les effets concurrentiels probables de l’extension des activités des services financiers de La Poste commandée par le Ministère de l’économie et des finances.
-
[7]
Cf. l’évolution des solutions, d’une opposition à l’acceptation, Ullmo (Yves), Les services financiers de la Poste, 1991; Sauver La Poste : devoir politique, impératif économique, Rapport d’information no 42 du Sénat, 1997; Sauver La Poste : est-il encore temps pour décider ?, Rapport d’information no 463 du Sénat, 1999; La Poste : le temps de la dernière chance, Rapport d’information no 344 du Sénat, 2003.
-
[8]
Il devient membre du gouvernement Raffarin II avant le passage du texte en première lecture devant l’Assemblée nationale.
-
[9]
Voir : https :// www. labanquepostale. fr/
-
[10]
Le CECEI donne son agrément le 30 novembre; la Commission le 21 décembre 2005; sur les réserves que cette dernière formule, voir infra.
-
[11]
Cf. Revue française de science politique, n° spécial, avril 2000.
-
[12]
Jobert (Bruno), Le tournant néo-libéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994.
-
[13]
Dabene (Marc), Raymondie (Olivier), « Sur le service universel : renouveau du service public ou nouvelle mystification ? », AJDA, 20 mars 1996, p. 183-191. Sur les équivoques du concept de service universel, Tourbe (Maxime), « Service public versus service universel : une controverse infondée ? », Critique internationale, no 24, juillet 2004.
-
[14]
Sur ce processus défini par l’auteur, cf. Muller (Pierre), Les politiques publiques, PUF, 2003, p. 62 et suiv.
-
[15]
Lorenzi (Jean-Hervé), Pastré (Olivier) et Toledano (Joëlle), La crise du XXe siècle, Economica, 1980; Frison-Roche (Marie-Anne), « Apprentissage de la régulation et organisation du secteur postal », Les Échos, 15 mai 2003.
-
[16]
« Un service public métamorphosé en commerce », Le Monde diplomatique, octobre 2002, p. 20-21.
-
[17]
Projet « Responsabilité du management » mené en parallèle des négociations sur le contrat de plan et opérationnel depuis le 1er janvier 2004; Crop (Thierry), « De la réforme des classifications à une logique de compétence à La Poste », RFAP, no 116,2005, p. 577.
-
[18]
Propos prononcés lors des auditions (inédit).
-
[19]
Cf. Oger (Benoît), « Genèse des comptes chèque postaux », in Les événements majeurs à la Poste et aux télécommunications au XXème siècle. Unité et diversité, 14° colloque historique de la Fédération Nationale des Associations de personnel des Postes et Télécommunications pour la Recherche Historique (FNARH), 2003, p. 128-134.
-
[20]
Muller (Pierre), Les politiques publiques, op. cit., 2003, p. 69.
-
[21]
S’agissant de l’édition, sur la loi Lang, cf. Surel (Yves), L’État et le Livre. Les politiques publiques du Livre en France (1957- 1993), L’Harmattan, 1997, p. 197-242.
-
[22]
Cf. la séance solennelle en présence du président Bailly au centre de traitement du courrier de Paris-Nord, « La Poste renoue avec la tradition », La Gazette du Val d’Oise, 9 juin 2004.
-
[23]
Document, La complétude de la gamme des services financiers de la Poste, 4 décembre 2002.
-
[24]
La lettre de l’ECP, document interne, numéro spécial, avril 2004. Dans le document co-signé par la direction de la communication et la direction des clientèles financières, La création de l’établissement de crédit postal. Les messages clés, il est clairement indiqué que la création de l’ECP « constitue donc un préalable indispensable à l’extension de la gamme », avril 2004, p. 3.
-
[25]
Propos tenus lors des débats parlementaires.
-
[26]
« Le gouvernement annonce la création d’une banque postale à partir de 2005 », Le Monde, 21 octobre 2003; « Premiers accrocs pour la capitalisation de la banque postale », La Tribune, 1er décembre 2003; « La Poste pourrait devenir une banque comme les autres », Le Figaro, 22 janvier 2004.
-
[27]
Dossier « L’exclusion bancaire et financière », Recherche sociale, no 169, janvier-mars 2004.
-
[28]
« Cinq millions de personnes en France sont des exclus bancaires », Le Monde, 9 juillet 2004.
-
[29]
« À La Poste, le mot banque alarme les syndicats », Libération, 28 avril 2004.
-
[30]
« La Poste veut bâtir une banque pas comme les autres », Le Monde, 30 avril 2004.
-
[31]
Loi du 9 août 2004 relative au service public de l’électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières ; le projet est examiné au Parlement en juin et juillet 2004.
-
[32]
Ces chiffres avancés par le président Bailly donnent lieu à une bataille d’interprétation lors de la seconde lecture au Sénat, voir le compte rendu de lecture intégrale sur le site Internet du Sénat.
-
[33]
Propos tenus lors des auditions parlementaires (inédit).
-
[34]
FBF-ASF, Une erreur à éviter : la distribution de crédits aux particuliers par la Poste, juillet 2003.
-
[35]
Expression employée par le président de la FBF durant les auditions parlementaires.
-
[36]
« Les chèques postaux », Commmunications P et T, CF-DA, août-septembre 1963.
-
[37]
Lesquins (Jean Louis), « Avis du conseil de la concurrence sur les services financiers de la Poste », Revue de la concurrence, no 95, janvier-février 1997.
-
[38]
Sur cet emploi courant de voies combinées d’action par les entreprises françaises, voir Van Den Hoven (Adrian), Le lobbying des entreprises françaises auprès des institutions communautaires, Clermont-Ferrand, Les Presses universitaires de la Faculté de droit, LGDJ, 2002; pour le panel des stratégies, Lequesne (Christian), Paris-Bruxelles, comment se fait la politique européenne de la France, Presses de la FNSP, 1993.
-
[39]
BNP Paribas, Société générale, le groupe Crédit agricole et le groupe Banque populaire.
-
[40]
Cf. les termes du communiqué de la commission européenne, référence IP/05/1654 Bruxelles, 21 décembre 2005.
-
[41]
Mouchard (Daniel), « Une ressource ambivalente : les usages du répertoire juridique par les mouvements de « sans », Mouvements, no 29, septembre-octobre 2003, p. 55-59; dossier « Groupes d’intérêt et recours au droit », Sociétés contemporaines, 2003, no 52, pp. 5-104; dossier « La cause du droit », Politix, no 62,2003.
-
[42]
Cf. sur ce point l’analyse d’Hélène Michel, « Lobbying », in Deloye (Yves), dir., Dictionnaire des élections européennes, Economica, 2005, p. 435-439.
-
[43]
Sur les aléas du lobbying bancaire, Grossman (Emiliano), « Les groupes d’intérêt économiques face à l’intégration européenne : le cas du secteur bancaire », Revue française de science politique, 53 (5), 2006, p. 737-760.
-
[44]
Voir le cas allemand, « La Postbank intéresse plusieurs banques », La Tribune, 10 mai 2004.
-
[45]
Sainsaulieu (Yves), « La Fédération Solidaires unitaires démocratiques des PTT (SUD-PTT) : creuset d’une contestation pragmatique », RFSP, vol. 48,1,1998, pp. 121-141; Denis (Jean-Michel), « La constitution d’un front antilibéral : l’union syndicale Groupe des dix-Solidaires et ATTAC » in Agrikoliansky (Éric) et alii, L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Flammarion, 2005, p. 265-290.
-
[46]
Chevallier (Jacques), L’avenir de la Poste, collection des rapports officiels, 1984, p. 74.
-
[47]
Proriol (Jean), Rapport ..., op. cit. Durant les débats il est concédé par le ministre de l’industrie qu’environ 6000 personnes pourraient être rattachées à la filiale.
-
[48]
Cette étude s’appuie sur une observation participante qui a permis de suivre les réunions de préparation du rapport parlementaire à l’Assemblée nationale. Je remercie les lecteurs anonymes du comité de rédaction pour les critiques constructives formulées sur une première version du texte ainsi qu’Eric Szij pour ses remarques et sa relecture.
1Le 20 mai 2005, le Parlement français a adopté la loi relative à la régulation des activités postales [1]. Celle-ci vise à transposer les deux directives européennes de 1997 et 2002 qui établissent, au sein des nouvelles politiques de régulation des États de l’Union européenne [2], les modalités d’ouverture progressive des marchés postaux à la concurrence. Pour l’essentiel, les dispositifs déterminent l’organisation du marché (délimitation du service universel postal, périmètre du domaine réservé demeurant sous monopole) et les modalités de la régulation : création d’une autorité de régulation distincte de l’autorité de tutelle et définition de son champ de compétence. Cette transposition s’inscrit dans un contexte de libéralisation, encore partielle mais continue, des secteurs sous monopole d’activité, après ceux des télécommunications, du gaz et de l’électricité. Concrètement, le texte de loi abaisse le plafond des services non soumis à la concurrence au 1er janvier 2006. La libéralisation totale du marché des services postaux n’est envisagée, qu’après évaluation, pour 2009. La nouvelle loi parachève ainsi la rupture avec l’ancienne administration des postes et des télécommunications intervenue avec la loi du 2 juillet 1990 qui créait deux établissements publics distincts, France Télécom et le groupe La Poste. La signature, à l’automne 2003, du nouveau contrat de plan entre l’État et La Poste, « contrat de performances et de convergences 2003-2007 », avait déjà préparé son entrée en vigueur puisqu’il plaçait la rentabilité et la modernisation du groupe au rang d’impératif d’adaptation aux nouvelles règles concurrentielles. Afin d’améliorer les « performances économiques » du groupe, le contrat de plan prévoit expressément une extension progressive, par étape, de la gamme des services financiers offerts [3] ainsi que la création par voie législative d’un établissement de crédit (postal). La création de cet établissement, l’ECP, devient effectivement l’une des mesures phares de la loi. Fondée sur l’idée selon laquelle l’extension des services financiers est la condition sine qua non de la modernisation et de la pérennité de l’activité postale du groupe, la création, par filiation, d’un établissement de crédit ne va pourtant pas de soi.
2La thèse de la solution bancaire repose sur un diagnostic fondé en effet sur la comparaison avec les choix effectués dans les autres pays de l’Union par les anciennes structures sous monopole et sur les effets de l’ouverture du marché français [4]. De même sont envisagées les opportunités offertes, pour le groupe La Poste, par l’ouverture des autres marchés nationaux à la concurrence. Bien plus, la solution de la filiation n’est pas l’unique remède structurel mais procède bien d’un choix stratégique après évaluation des outils et des « remèdes » disponibles. Le choix de l’ECP résulte donc de la réussite d’une mobilisation d’acteurs autour d’une vision du projet susceptible à la fois d’annihiler les critiques et de provoquer l’adhésion. La présentation du discours et de la mobilisation symbolique inscrite dans le processus de décision permet ainsi de dévoiler les enjeux sous-jacents au cadre structurel retenu.
LES CONDITIONS DE LA CRÉATION
3Le diagnostic alarmiste sur l’avenir de la Poste résulte en premier lieu des transformations structurelles et conjoncturelles des activités courriers et financières du groupe.
L’extension des services financiers pour « sauver la poste »
4Les opérateurs historiques doivent faire face au « double tremblement de terre » que constituent la probabilité d’une ouverture totale à la concurrence en 2009 et la substitution continue du courrier papier par le support électronique. Les réformes du groupe La Poste s’effectuent dans le cadre d’un marché courrier déclinant et d’une perte irrémédiable de segments. À ces contraintes s’ajoute, en raison du vieillissement de sa population et du non renouvellement de sa clientèle, la diminution continue de ses parts de marché en ce qui concerne les services financiers alors même que ce secteur est pour sa part en pleine expansion. Ce n’est en effet qu’en 1966 que l’encours des Comptes chèques postaux (CCP) est devancé par l’encours bancaire. Lors des premiers achats importants d’équipement et d’immobilier, la jeune clientèle, faute de pouvoir bénéficier d’une offre suffisante, est généralement amenée à transférer à une autre banque un compte le plus souvent ouvert à la Poste par les parents, qu’il s’agisse du crédit à la consommation, de divers produits d’assurance et surtout du crédit immobilier sans épargne préalable. Face à ces évolutions, s’impose l’idée d’une obligation pour la Poste française de « se réformer pour ne pas mourir ». Or, la solution ne pourrait provenir du secteur postal soumis à une rationalisation des coûts et à une amélioration de la productivité. La complétude de la gamme des services financiers s’impose désormais comme l’unique solution pratique permettant la survie du groupe. La solution envisagée n’est pas nouvelle, dès les années quatre-vingt la Poste avait mené une offensive répétée auprès de son autorité de tutelle afin d’élargir son offre de services ; le pouvoir politique s’était jusqu’alors toujours opposé à mécontenter le secteur bancaire hostile à toute réforme. En 1988, Michel Chatillon alors président de l’Association française des banques (AFB) qui est l’organisation représentative des professionnels du secteur [5], demandait même la suppression des services financiers déjà existants pour la Poste. Lors des débats relatifs au vote de loi de 1990, la création d’une « banque postale » est portée par les députés socialistes et une partie de l’opposition, mais l’amendement parlementaire est repoussé; le gouvernement de Michel Rocard préfère temporiser. Au début des années quatre-vingt-dix, l’extension des services financiers s’inscrit toutefois encore dans un paradigme administratif; elle est perçue non comme un outil de stratégie économique mais comme le moyen de faire face à la sur-capacité en personnel. En 2003, la situation est toutefois bien différente. Un quasi consensus l’emporte parmi les leaders politiques sur la nécessaire extension de la gamme des services financiers. La création de l’ECP et le vote de la loi relative aux régulations postales se présentent donc comme l’acheminement logique d’un long processus : inscrite dans un long travail de persuasion, la création de la banque postale se réalise sous la pression des sanctions du fait du retard dans la transposition des directives européennes et après le recours à l’expertise qui, de rapports confidentiels [6] en rapports publics [7], tend à montrer la limitation de l’impact de la réforme sur le marché de la bancassurance. Le projet de loi émanant du ministre de l’industrie restait toutefois muet sur la création de la filiale bancaire. Afin de pallier les oppositions des professionnels du secteur, le dispositif est introduit par voie d’amendement lors de l’examen du texte déposé en première lecture devant le Sénat. Le sénateur Larcher [8], ardent défenseur de la réforme de la Poste, fait adopter par voie parlementaire un dispositif qui rend possible la complétude de la gamme en marge de l’amendement gouvernemental finalement déposé, mais de nature moins explicite (article 8 du projet devenu article 16 de la loi promulguée le 21 mai 2005). Hormis quelques dispositions secondaires, notamment relatives aux modalités de mise en place de l’établissement bancaire, la navette parlementaire aboutit à l’adoption de la mesure en l’état. Afin de proposer « des produits et services au plus grand nombre », la loi permet à La Poste de créer une filiale agréée « en qualité d’établissement de crédit ». Celle-ci va prendre la forme d’une société anonyme à directoire et conseil de surveillance et filiale à 100 % de La Poste, qui « recourt au personnel de La Poste, au réseau des bureaux de poste pour son activité commerciale et aux centres financiers pour la production, dans le cadre de conventions de service » [9]. Une fois l’agrément de l’autorité nationale de régulation des marchés financiers (le Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement — CECEI) et l’aval de la Commission européenne obtenus [10] en décembre 2005, le nouvel établissement de crédit entre en vigueur le 2 janvier 2006. Concrètement, la mise en œuvre de la loi permet à cette « banque postale » d’offrir les crédits à l’immobilier sans épargne préalable et, tel qu’il était indiqué dans le contrat de plan, d’envisager à terme, après une évaluation, la possibilité d’offrir des crédits à la consommation et l’ensemble des produits d’assurance Incendie, accidents et risques divers (IARD).
Les fondements de la création : le référentiel de la différenciation
5Ce bref rappel des faits ne permet toutefois pas de comprendre et d’expliquer précisément pourquoi le projet de la filiation, avec création d’une véritable banque, a prévalu. Le modèle de choix rationnel proposé laisse croire à l’inéluctabilité de la solution préconisée. En rupture avec cette lecture par trop déterministe, l’approche cognitive des politiques publiques [11] — en appréhendant la décision comme un résultat d’une construction de sens, tributaire du poids des idées et des images véhiculées — ne l’envisage plus dès lors seulement comme une réponse gouvernementale à un problème public, mais bien plutôt comme la conclusion d’une compétition de coalitions d’acteurs qui tendent à faire prévaloir leur propre vision et représentation du problème en vue de l’emporter. Cette lecture d’une réalité nécessairement construite met l’accent sur le travail symbolique d’enrôlement qu’implique toute décision publique et l’importance que revêt le rôle des idées dans toute action publique. Issue des années de crise, la logique de marché s’est ainsi progressivement imposée au cours des années quatre-vingt comme nouvelle norme d’action gouvernementale en Europe [12]. Par delà les différences d’application nationales, le paradigme néo-libéral repose sur une conception communément partagée selon laquelle la libéralisation et la contrainte internationale sont source d’échanges et donc de stimulation de l’emploi, de même que l’émulation de la compétition et du risque améliore la qualité du service au moindre coût. Le service public sous la bannière du service universel demeure une garantie, mais a minima [13].
6La transcription en droit interne des directives européennes définit sous cet angle la gestion d’un « rapport global/sectoriel » qui établit les termes de l’adaptation du secteur, en l’espèce postal, à la norme globale de marché [14]. Le référentiel de marché, bien loin d’imposer la dictature de la concurrence, porte dans son principe sa propre maîtrise et une organisation à travers le processus de régulation qui vise à optimiser le marché tout en préservant les plus faibles [15]. Depuis la réforme de 1990, le groupe La Poste a ainsi progressivement appliqué les nouvelles règles dominantes perçues comme une marche vers la modernité : une réorganisation des centres de tri (plan « Cap qualité courrier 2007 »), une modification de la définition du service (passage d’une logique de « l’usager » à celle du « client ») [16], une nouvelle structure de management (basculement d’un management hiérarchique et administratif vers un organigramme en métiers) [17], enfin un recrutement, au sein des directions déléguées de personnes issues du monde de l’entreprise et non du secteur postal (sans un passage jusqu’alors « obligé » à l’École nationale supérieure des PTT, l’ENSPTT). En amont du projet de loi, la logique entreprenariale est déjà largement intériorisée et véhiculée par la direction. La mort annoncée du régime d’irresponsabilité de La Poste en cas de perte ou de détérioration de marchandises, bien loin de gêner le groupe, est investie par La Poste qui souhaite en faire un atout face à la concurrence en calant le nouveau régime de responsabilité sur le niveau technique de preuve qu’elle a su mettre en place. À l’inverse, l’annonce du recrutement de l’ancien directeur des ressources humaines du groupe Alcatel à l’automne 2003 est violemment critiquée par le syndicat SUD-PTT qui évalue la qualité du nouvel entrant à l’aune de la vague de licenciements qu’a connue l’entreprise.
7Dès lors, l’ECP naît d’une configuration spécifique, à la fois tributaire des contraintes conjoncturelles et structurelles précitées, structurée par l’ambition d’un groupe d’acteurs qui, selon les termes employés par certains représentants syndicaux des salariés lors des auditions parlementaires, « se rêvent en banquier » [18], et qui correspond et s’insère au programme gouvernemental, avec l’aval du ministère de l’économie et des finances. La création de La Banque postale, avant d’être l’unique réponse pragmatique aux difficultés rencontrées, s’apparente à un enrôlement autour de l’idée selon laquelle l’extension des services financiers, perçue par tous les acteurs comme inéluctable, passe nécessairement par la création, via une filiation, d’une véritable banque. Tandis qu’au début du siècle dernier le débat sur la création d’un service de comptes courants et de chèques postaux mobilise les libéraux opposés à la figure de « l’État marchand » interventionniste et butte sur les réticences de l’administration des postes qui craint une nouvelle charge [19], la création de l’ECP est cette fois portée de l’intérieur. Le noyau dur du projet s’organise autour de la personne de Patrick Werner, directeur général délégué chargé des activités financières du groupe La Poste, énarque, ancien inspecteur des finances qui est entré au groupe en 1999, après être passé à la Caisse des dépôts et a occupé différentes fonctions au sein du secteur des assurances. Il est le véritable porteur du projet qui fédère une petite équipe de collaborateurs acquis à la cause au sein même de sa direction. La réussite du groupe professionnel dirigeant mobilisé passe dans sa capacité à donner un sens au projet qui puisse permettre de concilier la spécificité de l’identité du groupe La Poste avec la logique de marché : ce projet est dès lors savamment construit autour de l’idée selon laquelle « La Poste n’est pas une banque comme les autres ». Ce paradigme de la différenciation s’articule autour de valeurs (une éthique de l’entreprise, prestataire du service universel), de normes (la nécessité de s’adapter en finançant le réseau postal par le réseau bancaire) et d’images positives (« la banque pas comme les autres ») qui, combinées les unes aux autres, structurent et donnent sens au projet. L’algorithme selon lequel, pour sauver la spécificité de La Poste, il est nécessaire de créer une filiale bancaire dotée de toutes les prérogatives propres à ce secteur, fonctionne en définitive comme un « opérateur de transactions » [20] entre le référentiel de marché et le référentiel de différenciation. Mais là où le paradigme de l’exception [21] revendique un régime dérogatoire, la différenciation fonctionne comme un simple faire-valoir coutumier. Elle apparaît comme une adaptation du sous-système aux valeurs globales dont elle traduit aussi la suprématie.
LUTTES SYMBOLIQUES AUTOUR D’UNE « BANQUE PAS COMME LES AUTRES »
8L’idée-force qui définit le projet est la suivante : que La Poste devienne une banque comme une autre pour pouvoir demeurer un établissement « pas comme les autres ». La direction déléguée au service financier soutenue par la présidence du groupe est le véritable médiateur, autonome, du projet. La différence de vision transparaît dans la position sur le serment, jugé archaïque par les financiers, tandis qu’il est remis au goût du jour par la présidence [22]. Ces promoteurs, soucieux de l’intérêt du groupe et particulièrement sensibles à la préservation de son identité vont gérer et rendre possible la tension issue du rapport global/sectoriel.
Une banque comme une autre pour demeurer « la banque pas comme les autres »
9Deux ressorts fondent la réussite du projet. En premier lieu, la construction d’un argumentaire fondé sur l’inéluctabilité de la création de l’établissement public intervient très en amont. L’extension des services financiers est unanimement perçue comme la condition d’un « développement rentable et durable » de l’opérateur historique. L’option effectivement retenue d’un partenariat avec des acteurs spécialisés du marché dans le montage des nouveaux produits de services est présentée à la fois comme un moyen de rendre à ces acteurs du marché « l’activité qu’elle aura captée » [23] et de bénéficier du savoir faire de professionnels. Mais pour autant, la nécessité de la filiation via la création d’un établissement de crédit s’insert dans une chaîne de causalité qui opère un encadrement de l’univers cognitif des acteurs intéressés au projet (salariés du groupe, concurrents, autorités publiques) : non seulement « l’ECP est un véritable passeport de développement pour les services financiers de La Poste », mais bien plus « sans ECP, pas de développement de La Poste dans le crédit », et dès lors « sans ECP, également, pas de maîtrise des conditions clients sans laquelle [le groupe n’est] pas maître de [son] avenir » [24]. De ce fait, les autres solutions envisagées par les syndicats ne seraient pas viables. La logique d’enfermement se traduit donc lors des débats parlementaires par la restriction du champ des possibles pour un législateur tenté de trouver une troisième voie et que résument parfaitement les termes du dilemme posé par le sénateur Delfau par ailleurs critique sur le projet gouvernemental : « d’un côté, la mort presque assurée; de l’autre, une vie pleine de risques. Eh bien ! je choisis le risque, je choisis l’avenir et, à titre personnel, je voterai l’amendement [créant la banque postale] présenté par le président de la commission des affaires économiques » [25].
10Le rôle des médias est prépondérant dans la diffusion du cadre de perception [26]. Dès l’annonce de la signature du nouveau contrat de plan s’opère un basculement des termes de l’enjeu, avec l’emploi quasi-systématique de la terminologie de « la banque postale » qui fait définitivement passer une problématique du champ de l’extension de services à celui de l’univers bancaire. Le comparatisme géographique sert aussi la cause par référence à la Postbank allemande alors en cours d’introduction en bourse. La direction financière impose ainsi progressivement son leadership sur la question des instruments de survie du groupe. Le noyau artisan, sûr de sa vision, et porteur d’une idée à accomplir, revendique ainsi expressément la rhétorique bancaire : lors de la préparation de l’examen parlementaire, des rédacteurs techniques de la loi (le « législateur juridique ») évoquent la possibilité de parler d’« établissement des chèques postaux » (ECP) afin de gérer symboliquement et politiquement ce basculement vers un paradigme de marché. Mais la direction financière se refuse à avancer masquée vis-à-vis d’une terminologie bancaire jugée valorisante et désormais reconnue et consacrée par les cas étrangers.
11Le second ressort s’apparente à un coup symbolique savamment orchestré afin de valoriser publiquement le projet, autour de la production d’une identité postale bancaire. Bien loin de dénaturer La Poste et de contrevenir à sa mission d’intérêt général, l’ECP apparaît comme le moyen de pérenniser cette spécificité : par un retournement des valeurs, la vision négative (la « banque des pauvres ») se trouve ainsi reprise car requalifiée en une mission spécifique de banque sociale. La banque postale offre les instruments utiles pour, à la fois, quitter cette ghettoïsation du service financier, favoriser le développement et contribuer à moderniser le groupe dans l’intérêt de ses « salariés » et de ses clients, tout en s’appuyant sur la poursuite de ses missions de service public qui font de La Poste le dernier recours des exclus bancaires [27], le service financier d’un rmiste sur deux, ainsi que le seul réseau présent dans les zones urbaines sensibles. L’extension des services financiers servirait de contrepartie au coût du « rôle de guichet social ». Ce paradigme de « la banque pas comme les autres » possède donc à la fois l’avantage de relever du référentiel concurrentiel et de s’intégrer dans la revitalisation de la défense des services d’intérêt généraux, récemment promus au niveau européen (livre blanc, débat sur le traité portant Constitution). Il véhicule aussi une image renouvelée des postiers. Au même moment, le ministre de l’emploi communique, dans le cadre de la préparation de son plan de cohésion sociale, sur la nécessaire application effective des droits au compte [28]. Cette identité postale de la banque atténue les risques d’une fronde sociale autour des craintes de la liquidation du service public [29], susceptible de fédérer autour du projet tant au niveau interne, qu’externe [30]. Ses valeurs font ainsi office de garde-fous pour les deux tiers du personnel du groupe sous statut de fonctionnaires et correspondent aussi à une réalité juridique : le maintien de l’unité du groupe, qui n’est pas remis en question par la création d’une nouvelle filiale, et la préservation pour le groupe La Poste du statut d’établissement public créé par la loi de 1990 a contrario de la réforme alors engagée au même moment portant transformation d’EDF et de GDF en sociétés anonymes et qui fait alors office de repoussoir [31].
12Sur le fond, la substance du projet repose sur la défense de la thèse essentialiste contre la crainte de l’autonomisation bancaire. Selon la direction financière, la banque postale ne peut pas vivre en dehors de La Poste car il s’agit d’un mariage d’intérêt identitaire : le réseau postal travaille pour les trois secteurs (services financiers, correspondances, colis) : 70 % de l’activité des guichets concerne les services financiers [32]. Mais à l’inverse la marque « La Poste » demeure valorisante et consubstantielle pour les clients patrimoniaux. Si la banque postale quittait le réseau postal, elle perdrait son identité et hypothéquerait ses chances de survie tandis que la fin d’une obligation non écrite de banque sociale contreviendrait à l’image du groupe. Cette vision est de nouveau reprise lors des débats parlementaires. « En effet, déclare Gérard Delfau au Sénat, je sais qu’un gouvernement — pas celui-ci, puisqu’il nous promet qu’il ne le fera pas, mais un autre demain — pourra faire passer La Poste du statut de filiale à celui de l’autonomie, puis de l’autonomie à l’indépendance, et créer ainsi la banque postale que je récuse, pour ma part, depuis toujours et pour toujours. Une telle banque ne serait pas viable, et je suis convaincu que c’est la mort de La Poste si cette partie essentielle de son histoire, si l’un de ses trois métiers est soustrait au périmètre d’activité de l’entreprise publique ».
13Face à la différenciation entre la logique financière et sociale (le coût de gestion des comptes), la direction financière argumente sur l’autolimitation du groupe fondée sur un objectif circonscrit à la recherche d’une simple « rentabilité normale » susceptible d’assurer le développement et la modernisation de la Poste, en dehors de la logique de maximisation du profit inhérent à une activité bancaire classique. Le refus d’une ouverture immédiate vers un capital privé est dès lors présenté comme le moyen d’assurer, par la création de l’ECP, l’enracinement de cet usage d’exception.
14La création de l’ECP suscite toutefois une opposition des contraires. L’identité bancaire de La Poste mobilise les deux syndicats majoritaires au sein du groupe (SUD-PTT et la CGT) ainsi que les élus de l’opposition. Selon eux, le schéma par voie de filialisation porte en germe la privatisation : la consolidation de la logique de marché autour du critère de rentabilité conduira inéluctablement à un conflit de mission et d’intérêt et, à terme, à une autonomisation de la Banque, si ce n’est à la privatisation globale du groupe. L’opposition parlementaire va argumenter en faveur d’un dispositif qui garantisse un capital à 100 % public, tandis que le gouvernement rappelle l’importance de ne pas fermer les opportunités, l’ouverture du capital au privé demeurant possible pour l’établissement.
Le réseau pas comme les autres
15Dans un même temps l’identité postale de la Banque inquiète les entreprises du secteur bancaire qui présentent l’extension de la gamme des services financiers du groupe La Poste comme une concurrence déloyale compte tenu de la teneur du réseau postal mis à la disposition de cette nouvelle banque publique, de plein exercice. La Fédération bancaire française (FBF) expose auprès des décideurs la loi économique tendancielle selon laquelle l’arrivée d’un nouvel intervenant entraîne inéluctablement la déstabilisation d’un marché. Elle dénonce la concurrence déloyale fondée sur les garanties comptables et de trésorerie valorisantes sur le marché (l’octroi du classement triple A) sachant que « l’État est derrière le groupe » [33]. Depuis plus de vingt ans, le secteur bancaire a mené une guerre continue contre le renforcement de la branche financière de la Poste, en activant ses relais et en mobilisant ses troupes de manière cyclique lors de la publication de rapports parlementaires et à chaque négociation d’un nouveau contrat de plan. En février 1992 notamment, l’extension des services financiers de La Poste est au centre des assemblées générales des 3 000 caisses locales du Crédit agricole. La re-mobilisation [34] intervient cette fois-ci dès la publication du rapport du sénateur Larcher de juin 2003. Le retard pris par la signature du contrat de plan est directement tributaire de l’important lobbying mené par les professionnels (banques et sociétés d’assurance) qui plaident leur cause auprès de l’Élysée et de Matignon. Si l’octroi d’un service de crédit à la consommation et d’assurance IARD est renvoyé dans le contrat de plan à une évaluation conduite en 2006, la loi relative à la régulation des activités postales rend désormais possible l’extension complète de la gamme des services financiers de la Poste. Du fait du contexte économique d’un ralentissement de la croissance, l’argumentation se déplace sur le champ de l’emploi. Le secteur bancaire est savamment présenté par la FBF, non comme un outil au service des autres secteurs économiques, mais comme une « industrie financière » à part entière [35], si ce n’est le seul secteur « industriel » actuellement en expansion en terme d’emploi. Dès lors, fragiliser cette industrie conduirait à fragiliser l’emploi. Or, selon la FBF, les facteurs ne se transformeront pas en banquiers : les nouveaux emplois créés seront en réalité un captage d’emplois pris sur le secteur bancaire privé. Cette présentation dans les médias et auprès des interlocuteurs gouvernementaux et parlementaires (rapporteurs du projet de loi, principaux élus intéressés au « problème ») d’un « nouvel entrant » écarte toutefois la réalité historique de l’intégration de La Poste au réseau financier. Les premiers clients des comptes chèques postaux furent en effet, dès l’origine, les grandes banques françaises, tels le Crédit lyonnais et le Crédit foncier. Jusqu’en 1940, les chefs d’entreprise, industriels, commerçants ou artisans, et les professions libérales comptent parmi les principaux utilisateurs du service des CCP [36]. L’activité financière ne fonde pas une « activité de diversification », mais répond en réalité à la prolongation d’une mission historique [37] confirmée par la loi de 1990. La presse se plait à évoquer cette alliance objective du grand capital et des agents du prolétariat.
16L’adoption définitive de la loi contraint par la suite à une réorientation stratégique. Les acteurs du secteur mènent alors un combat juridique, tous azimuts, au niveau national et européen. Le Crédit agricole, première banque française de détail, fortement implanté en milieu rural, et appelé à ce titre à subir les principaux effets de cette mutation de la concurrence, choisit de conjuguer actions autonomes et collectives [38]. Dès septembre 2005, la banque mutualiste dépose plainte auprès de la Commission européenne pour distorsion de concurrence du fait des multiples aides de l’État. Après l’obtention de l’agrément de la CECEI, les banques réorientent les termes de la lutte : puisque la création de la Banque postale et donc l’extension de ses offres de produit ira à terme, il s’agit alors en retour de pouvoir bénéficier des offres sous monopole : en novembre 2005, quatre banques [39] déposent une plainte formelle auprès de la Commission européenne en invoquant notamment les distorsions de concurrence induites par la commercialisation du Livret A, « un compte d’épargne où les intérêts sont exonérés d’impôts, pour lequel La Poste bénéficie d’un droit spécial de distribution depuis 1881 » [40]. La bataille n’est une fois encore pas nouvelle, en 1991, plusieurs banques, dont le Crédit agricole, avaient déposé une plainte jugeant que le livret bleu offert par le Crédit mutuel, qui se rapproche du livret A, lui permettait de bénéficier d’aides induites de l’État. La Commission européenne a pris en compte ces réclamations jugeant dès décembre 2005 que « les questions connexes, mais non directement liées à l’opération de filialisation telles que le droit spécial de distribuer le livret A [...] feront l’objet d’une analyse séparée ». En 2006 les banques reprennent l’offensive engageant plusieurs actions contentieuses, auprès du gouvernement et devant la juridiction administrative française. Le Crédit agricole dépose parallèlement un recours auprès du tribunal de première instance des Communautés européennes contre l’aval communautaire à la création de la banque postale. Ces diverses actions montrent que l’utilisation d’un répertoire d’actions juridiques via le recours contentieux n’est pas l’apanage des groupes d’intérêts à faible ressource [41] en capital économique ou social. Les groupes patronaux se saisissent du droit contre le pouvoir politique. Il montre aussi comment la dimension européenne correspond bien plus, en l’espèce, à un cadre d’action supplémentaire afin d’intervenir sur des enjeux nationaux [42], qu’il ne s’agit d’une véritable européanisation de la mobilisation bancaire [43]. En réalité, la crainte pour les acteurs bancaires de l’arrivée d’une nouvelle banque publique n’est d’ailleurs pas si forte qu’il y paraît. Les principaux concurrents, tels les sociétés mutualistes, sont à la pointe de la fronde, mais pour l’ensemble la lutte demeure symbolique. L’ouverture du capital de la filiale est concrètement rendue possible par la nouvelle loi. Sous cet angle, la banque postale pourrait aussi attirer à l’avenir toutes les convoitises [44]. À peine créée, la Banque postale adhère d’ailleurs... à la Fédération des banques françaises (FBF).
BANQUE SOCIALE VERSUS BANQUE D’AFFAIRES
17A contrario, là où le succès de la banque postale est présenté par ses promoteurs comme le moyen d’un sauvetage de La Poste, les autres opposants à la filiation, considèrent que la réussite du projet porte en elle la scission des activités : le secteur postal devrait nécessairement être perçu comme un boulet vis à vis d’une activité rentable : la filiale ne pourrait pas devenir une banque comme les autres sans perdre ses missions et son identité. Dès juillet 2001, le syndicat SUD-PTT critique le rapprochement envisagé entre la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et la caisse d’épargne écureuil, le groupe La Poste ayant vocation à rejoindre le holding ainsi créé. Ce nouveau pôle financier public est perçu uniquement comme une simple « banque d’affaires » de plus. Selon SUD-PTT, engagé dans une posture critique au carrefour d’un engagement sociétal et social [45], le discours d’un développement des services financiers pour pallier les carences du secteur postal est bien condamnable en soi, puisqu’il entérine et s’inscrit dans la logique de libéralisation au lieu de la combattre : il s’agit bien idéalement de changer de référentiel et non de s’y adapter. Par delà la distinction, de manière plus pragmatique, les deux autres principaux syndicats de postiers, la CGT et FO, entérinent au contraire la nécessité d’une extension des services financiers. La crainte que l’ECP crée de facto les conditions de la privatisation conduit le premier à opter pour une extension de la gamme des services mais sans pour autant recourir à la création d’une filiale à statut bancaire, le second syndicat, à privilégier le choix d’un simple adossement à une banque privée tournée vers le partenariat public et local, tel Dexia-Crédit local. Une telle solution était clairement préconisée dans le rapport Chevallier remis au ministre des PTT en mai 1984, mais celle-ci s’inscrivait dans un contexte radicalement différent [46], puisqu’elle s’appuyait sur une valorisation des avantages offerts par les CCP. Or, depuis lors, ceux-ci, tel le relevé de compte après chaque opération, la gratuité de la charte CCP 24/24, ont quasiment tous disparu, en application des directives européennes. Face à ces critiques, le choix gouvernemental de repousser l’examen du texte devant l’Assemblée nationale à l’automne 2004 résulte d’une analyse des risques politiques qu’aurait entraîné un télescopage des réformes en cours, celles des entreprises publiques d’électricité et du gaz et de l’assurance maladie. L’amalgame opéré l’année précédente entre les réformes des emplois jeunes, des retraites et de la décentralisation a ainsi conduit à la prudence.
18L’argumentaire avancé par les promoteurs du projet afin de réfuter les critiques a visé à retourner en premier lieu l’argumentaire libéral : la création de l’ECP est bien un moyen de se conformer aux normes comptables bancaires et le rejet de l’option de l’adossement repose sur la volonté de garantir à la banque postale sa pleine autonomie (notamment s’agissant des taux à pratiquer). L’exception postale résiderait dans l’autolimitation des objectifs de rentabilité consubstantiels à cette dimension hybride du projet : l’ECP doit permettre d’assurer le développement et la modernisation du groupe avec un seuil de rentabilité normale et non maximale. La force des médiateurs du projet de banque postale repose dès lors sur l’ambivalence du discours qui fait que la direction financière peut à la fois se faire interprète du marché et le sauveteur de l’identité de la Poste. De fait, l’ECP n’a pas vocation à attirer l’ensemble des salariés du service financier du groupe mais concerne uniquement un petit noyau dur de managers regroupant moins d’une centaine de personnes qui sont ainsi susceptibles de prendre en main l’avenir du groupe [47] et s’apparente aussi ainsi, par ce leadership de projet, à une prise de pouvoir. Loin d’être déterminée, la création d’une banque postale de plein exercice procède donc bien d’une option portée par une coalition d’acteurs conduite par la direction financière soucieuse de l’intérêt du groupe et convaincue du bien fondé d’un projet aux objectifs limités et qui a réussi à faire accepter ce projet comme, économiquement, socialement et politiquement, inéluctable. Ce changement de paradigme, commun à la plupart des autres États européens, est fondamental en ce qu’il définit une voie hybride entre logique de marché et intérêt général. Pour autant, la banque publique postale constitue-t-elle une pause dans la dynamique libérale ou même un nouveau modèle européen ou n’est-elle au contraire, qu’une étape transitoire dans cette même dynamique [48] ? Cette question cruciale n’est à ce jour, toujours pas tranchée.
Notes
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[1]
Voir Szij (Eric), « La loi relative à la régulation des activités postales », Regards sur l’actualité, no 315, novembre 2005, p. 99-109.
-
[2]
Majone (Giandomenico), La communauté européenne, un État régulateur, Montchrestien, 2000; Eberlein (Burkard), « L’État régulateur en Europe », Revue française de science politique », vol. 49, no 2, avril 1999, p. 205-230.
-
[3]
Voir, pour un tableau synthétique, Proriol (Jean), Rapport sur le projet de loi, adopté par le Sénat, relatif à la régulation des activités postales, 1re lecture, Assemblée nationale, no 1988, p. 17.
-
[4]
Sur les mutations du secteur bancaire, cf. Grossman (Emiliano) et Butzbach (Olivier), « La réforme de la politique bancaire en France et en Italie : le rôle ambigu de l’instrumentation de l’action publique », in Lascoumes (Pierre) et Le Galès (Patrick) dir., L’instrumentation de l’action publique, Presses de sciences po., 2004, p. 301-330.
-
[5]
En 2000 l’association s’est réformée, la Fédération bancaire française (FBF) nouvellement créée est chargée de représenter et de défendre les intérêts de l’ensemble des banques quel que soit leur statut, l’AFB se concentrant sur les questions sociales, notamment la négociation entre patronat et syndicats de salariés, pour les banques commerciales.
-
[6]
Cf. l’Etude d’impact sur les effets concurrentiels probables de l’extension des activités des services financiers de La Poste commandée par le Ministère de l’économie et des finances.
-
[7]
Cf. l’évolution des solutions, d’une opposition à l’acceptation, Ullmo (Yves), Les services financiers de la Poste, 1991; Sauver La Poste : devoir politique, impératif économique, Rapport d’information no 42 du Sénat, 1997; Sauver La Poste : est-il encore temps pour décider ?, Rapport d’information no 463 du Sénat, 1999; La Poste : le temps de la dernière chance, Rapport d’information no 344 du Sénat, 2003.
-
[8]
Il devient membre du gouvernement Raffarin II avant le passage du texte en première lecture devant l’Assemblée nationale.
-
[9]
Voir : https :// www. labanquepostale. fr/
-
[10]
Le CECEI donne son agrément le 30 novembre; la Commission le 21 décembre 2005; sur les réserves que cette dernière formule, voir infra.
-
[11]
Cf. Revue française de science politique, n° spécial, avril 2000.
-
[12]
Jobert (Bruno), Le tournant néo-libéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994.
-
[13]
Dabene (Marc), Raymondie (Olivier), « Sur le service universel : renouveau du service public ou nouvelle mystification ? », AJDA, 20 mars 1996, p. 183-191. Sur les équivoques du concept de service universel, Tourbe (Maxime), « Service public versus service universel : une controverse infondée ? », Critique internationale, no 24, juillet 2004.
-
[14]
Sur ce processus défini par l’auteur, cf. Muller (Pierre), Les politiques publiques, PUF, 2003, p. 62 et suiv.
-
[15]
Lorenzi (Jean-Hervé), Pastré (Olivier) et Toledano (Joëlle), La crise du XXe siècle, Economica, 1980; Frison-Roche (Marie-Anne), « Apprentissage de la régulation et organisation du secteur postal », Les Échos, 15 mai 2003.
-
[16]
« Un service public métamorphosé en commerce », Le Monde diplomatique, octobre 2002, p. 20-21.
-
[17]
Projet « Responsabilité du management » mené en parallèle des négociations sur le contrat de plan et opérationnel depuis le 1er janvier 2004; Crop (Thierry), « De la réforme des classifications à une logique de compétence à La Poste », RFAP, no 116,2005, p. 577.
-
[18]
Propos prononcés lors des auditions (inédit).
-
[19]
Cf. Oger (Benoît), « Genèse des comptes chèque postaux », in Les événements majeurs à la Poste et aux télécommunications au XXème siècle. Unité et diversité, 14° colloque historique de la Fédération Nationale des Associations de personnel des Postes et Télécommunications pour la Recherche Historique (FNARH), 2003, p. 128-134.
-
[20]
Muller (Pierre), Les politiques publiques, op. cit., 2003, p. 69.
-
[21]
S’agissant de l’édition, sur la loi Lang, cf. Surel (Yves), L’État et le Livre. Les politiques publiques du Livre en France (1957- 1993), L’Harmattan, 1997, p. 197-242.
-
[22]
Cf. la séance solennelle en présence du président Bailly au centre de traitement du courrier de Paris-Nord, « La Poste renoue avec la tradition », La Gazette du Val d’Oise, 9 juin 2004.
-
[23]
Document, La complétude de la gamme des services financiers de la Poste, 4 décembre 2002.
-
[24]
La lettre de l’ECP, document interne, numéro spécial, avril 2004. Dans le document co-signé par la direction de la communication et la direction des clientèles financières, La création de l’établissement de crédit postal. Les messages clés, il est clairement indiqué que la création de l’ECP « constitue donc un préalable indispensable à l’extension de la gamme », avril 2004, p. 3.
-
[25]
Propos tenus lors des débats parlementaires.
-
[26]
« Le gouvernement annonce la création d’une banque postale à partir de 2005 », Le Monde, 21 octobre 2003; « Premiers accrocs pour la capitalisation de la banque postale », La Tribune, 1er décembre 2003; « La Poste pourrait devenir une banque comme les autres », Le Figaro, 22 janvier 2004.
-
[27]
Dossier « L’exclusion bancaire et financière », Recherche sociale, no 169, janvier-mars 2004.
-
[28]
« Cinq millions de personnes en France sont des exclus bancaires », Le Monde, 9 juillet 2004.
-
[29]
« À La Poste, le mot banque alarme les syndicats », Libération, 28 avril 2004.
-
[30]
« La Poste veut bâtir une banque pas comme les autres », Le Monde, 30 avril 2004.
-
[31]
Loi du 9 août 2004 relative au service public de l’électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières ; le projet est examiné au Parlement en juin et juillet 2004.
-
[32]
Ces chiffres avancés par le président Bailly donnent lieu à une bataille d’interprétation lors de la seconde lecture au Sénat, voir le compte rendu de lecture intégrale sur le site Internet du Sénat.
-
[33]
Propos tenus lors des auditions parlementaires (inédit).
-
[34]
FBF-ASF, Une erreur à éviter : la distribution de crédits aux particuliers par la Poste, juillet 2003.
-
[35]
Expression employée par le président de la FBF durant les auditions parlementaires.
-
[36]
« Les chèques postaux », Commmunications P et T, CF-DA, août-septembre 1963.
-
[37]
Lesquins (Jean Louis), « Avis du conseil de la concurrence sur les services financiers de la Poste », Revue de la concurrence, no 95, janvier-février 1997.
-
[38]
Sur cet emploi courant de voies combinées d’action par les entreprises françaises, voir Van Den Hoven (Adrian), Le lobbying des entreprises françaises auprès des institutions communautaires, Clermont-Ferrand, Les Presses universitaires de la Faculté de droit, LGDJ, 2002; pour le panel des stratégies, Lequesne (Christian), Paris-Bruxelles, comment se fait la politique européenne de la France, Presses de la FNSP, 1993.
-
[39]
BNP Paribas, Société générale, le groupe Crédit agricole et le groupe Banque populaire.
-
[40]
Cf. les termes du communiqué de la commission européenne, référence IP/05/1654 Bruxelles, 21 décembre 2005.
-
[41]
Mouchard (Daniel), « Une ressource ambivalente : les usages du répertoire juridique par les mouvements de « sans », Mouvements, no 29, septembre-octobre 2003, p. 55-59; dossier « Groupes d’intérêt et recours au droit », Sociétés contemporaines, 2003, no 52, pp. 5-104; dossier « La cause du droit », Politix, no 62,2003.
-
[42]
Cf. sur ce point l’analyse d’Hélène Michel, « Lobbying », in Deloye (Yves), dir., Dictionnaire des élections européennes, Economica, 2005, p. 435-439.
-
[43]
Sur les aléas du lobbying bancaire, Grossman (Emiliano), « Les groupes d’intérêt économiques face à l’intégration européenne : le cas du secteur bancaire », Revue française de science politique, 53 (5), 2006, p. 737-760.
-
[44]
Voir le cas allemand, « La Postbank intéresse plusieurs banques », La Tribune, 10 mai 2004.
-
[45]
Sainsaulieu (Yves), « La Fédération Solidaires unitaires démocratiques des PTT (SUD-PTT) : creuset d’une contestation pragmatique », RFSP, vol. 48,1,1998, pp. 121-141; Denis (Jean-Michel), « La constitution d’un front antilibéral : l’union syndicale Groupe des dix-Solidaires et ATTAC » in Agrikoliansky (Éric) et alii, L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Flammarion, 2005, p. 265-290.
-
[46]
Chevallier (Jacques), L’avenir de la Poste, collection des rapports officiels, 1984, p. 74.
-
[47]
Proriol (Jean), Rapport ..., op. cit. Durant les débats il est concédé par le ministre de l’industrie qu’environ 6000 personnes pourraient être rattachées à la filiale.
-
[48]
Cette étude s’appuie sur une observation participante qui a permis de suivre les réunions de préparation du rapport parlementaire à l’Assemblée nationale. Je remercie les lecteurs anonymes du comité de rédaction pour les critiques constructives formulées sur une première version du texte ainsi qu’Eric Szij pour ses remarques et sa relecture.