Couverture de RFAP_116

Article de revue

Gérer les carrières des cadres de la fonction publique ?

Pages 553 à 559

Notes

  • [1]
    Trosa (S.), « Payer les fonctionnaires au mérite », Sociétal, no 44,2e trimestre 2004. Bayser (A. de), Georgeault (V.), Maréchal (P.), « La rémunération au mérite : mode ou nécessité ? », Les Cahiers du groupe Bernard Bruhnes, no 13, novembre 2004.
  • [2]
    Conseil d’État, Rapport public 2003. Perspectives pour la fonction publique, Études et documents du Conseil d’État, no 54, Paris, La documentation française, 446 p.
  • [3]
    Les exemples sont plus précisément focalisés sur les cadres « managers », cependant bien des questions posées concernent tous les fonctionnaires.
  • [4]
    GRH et LOLF, gestion et reconnaissance de la performance, Ministère de la fonction publique, juillet 2005,87 p.
  • [5]
    Landel (D.), La rémunération au mérite des agents publics liée aux performances ; principales tendances dans les pays membres de l’OCDE, Rapport OCDE, 2005.
  • [6]
    Norbert Alter propose une lecture plus critique des réformes de classification des entreprises publiques : Alter, L’innovation ordinaire, Paris, PUF, 2000,278 p.
  • [7]
    Pour les corps dont le champ d’action est très restreint, la différence est moins marquée.
  • [8]
    C’est l’appréciation qui a été portée dans le cadre d’une synthèse internationale des réformes de la gestion du personnel incluant à la fois les démarches de type « classification » et de type « compétence » : Hood (C.), Lodge (M.), « Competency, Bureaucracy and Public Management Reform : a Comparative Analysis », Governance, vol. 17, no 3, juillet 2004, p. 313-333.
  • [9]
    Jean Saglio en particulier a montré la progressivité de l’introduction de critères de compétences dans les grilles de qualifications : Saglio (J.), « Les négocations de branche et l’unité du système français de relations professionnelles : le cas des négociations de classification », Droit social, no 1,1987, p. 20-33. La proposition de généralisation de tels principes de détermination du salaire a provoqué un des débats les plus vifs dans la sociologie du travail de ces dernières années, certains y voyant la possibilité d’une reconnaissance de l’autonomie de l’individu au travail et d’autres une forme encore plus avancée de l’arbitraire patronal. Pour des points de vue contrastés : Paradeise (C.), Lichtenberger (Y.), « Compétence, Compétences », Sociologie du travail, no 43,2001, p. 33-48 et Rozenblatt (P.), Le mirage de la compétence, Paris, Syllepse, 2000,267 p.
  • [10]
    Cet argument est développé dans : Jeannot (G.), « Les conditions d’une gestion des compétences des cadres de l’action publique territoriale », Politiques et management public, volume 23, no 2, juin 2005, p. 1-19.
  • [11]
    Le nouvelle bonification indiciaire (NBI) a pour résultat une surindiciation de postes de responsabilité.
  • [12]
    Karvar (A.), Rouban (L.), Les cadres au travail, les nouvelles règles du jeu, La découverte 2004, p. 233 sq.
  • [13]
    Ces situations analysées dans ce numéro sont, en particulier celles du ministère de l’agriculture (Jean Barouillet), du ministère de l’équipement (Serge Vallemont), du ministère de l’emploi (Daniel Mathieu) et de la police nationale (Marie France Moneger-Guyomarc’h).
  • [14]
    Pallez (F.), « Les souplesses cachées du mammouth », Le Journal de l’École de Paris, janvier 1999, p. 3.

1Gérer les carrières ? Le point d’interrogation du titre donné à ce 116e numéro de la Revue française d’administration publique s’imposait en raison des trois questions suivantes.

2La première, celle qui fait l’actualité immédiate du numéro, concerne le renouveau des instruments de gestion des ressources humaines dans les fonctions publiques. Ce débat a été ouvert en France, pour la fonction publique d’État, à l’occasion de l’introduction de primes pour les chefs de services corrélées au résultat [1] et d’un rapport du Conseil d’État rédigé par Marcel Pochard qui proposait en particulier un nouveau « cadre statutaire » [2]. Ces thèmes ont trop rapidement été traduits par les journalistes, respectivement, en « salaire au mérite » et « suppression des corps ». Le débat a aussi été relancé par des évolutions dans les fonctions publiques des pays où le new public management a introduit des pratiques de « rémunération liée à la performance » et de « gestion des compétences » à destination, le plus souvent, de la haute fonction publique. Il ne faut pas non plus négliger des transformations qui, pour être moins commentées, n’en sont pas moins fondamentales dans les entreprises publiques et dans les fonctions publiques territoriale et hospitalière. Dans la plupart des cas, la réflexion a été plutôt focalisée sur les personnels d’encadrement; ceci justifie que les travaux ici publiés se limitent à cette catégorie d’agents publics [3].

3La deuxième question suggérée par le titre de ce numéro, correspond au doute qui peut naître au sujet de la réalité d’une gestion des carrières : il renvoie au sentiment trop souvent partagé d’un gâchis des potentialités des individus en raison de l’application mécanique de règles bureaucratiques.

4Mais derrière ce constat pratique, dont il faudra discuter la pertinence, se révèle une troisième question, plus fondamentale, sur la possibilité même d’associer ces deux termes : « gérer » et « carrière ». Parler de gestion des carrières, carrière supposant l’emploi à vie, c’est aborder la question du déroulement concret des parcours des individus, avec deux préoccupations : celle d’un accroissement de l’efficacité (les postes doivent être occupés par les personnes présentant les compétences nécessaires) et celle de l’accomplissement de parcours enrichissant pour les individus. Cependant il ressort des études rassemblées que, une telle gestion est souvent problématique : lorsque la carrière est considérée comme un droit et n’offre pas de prise à la gestion ou lorsqu’elle est mise en cause au profit d’une fonction publique d’emploi.

LES MODÈLES ALTERNATIFS DE GESTION DES RESSOURCES HUMAINES DANS LE SECTEUR PUBLIC

5La question de la gestion des ressources humaines au sens large a été une nouvelle fois posée récemment par diverses initiatives. Afin de mieux cerner les différentes propositions avancées et ne pas s’attarder sur des termes en vogue ou des instruments qui ne seraient connus que de quelques chargés de mission des directions du personnel, il peut être utile de porter l’attention sur le cœur des politiques du personnel, à savoir les principes sur lesquels repose la différenciation des salaires. Deux évolutions majeures se dégagent de ce point vue dans le secteur public : la première, observée dans la plupart des pays développés, est un accroissement de la part de rémunération qui est corrélée à des indicateurs de performance (à la fois en masse et dans la part du personnel touché). Elle part du haut de la hiérarchie. La seconde — qui a été appliquée dans la plupart des entreprises publiques en France — part du bas de la hiérarchie et repose sur le principe de corrélation entre le salaire et le poste tenu, et passe donc par l’établissement de grilles de classification des postes.

6Selon un groupe de travail du ministère de la fonction publique sur la rémunération liée à la performance, la première évolution touche la plupart des entreprises privées : « 82 % des 500 plus grandes entreprises privées en France utilisent une part variable dans la rémunération de leurs cadres. Elles étaient 61 % en 1997. Cette part variable de nature indemnitaire est liée à l’atteinte d’objectifs individuels et collectifs » [4]. Les entreprises privées préfèrent pour la plupart réserver les retours financiers individuels aux cadres (primes), car pour les autres catégories d’employés de tels retour pourraient avoir pour effet de déstructurer le collectif de travail. En ce qui concerne le secteur public, les deux tiers des pays membres de l’OCDE auraient mis en place un système de rémunération liée à la performance dans leur administration [5]. Cette pratique est aussi présente dans un certain nombre d’organismes publics français : entreprises publiques, banque de France, Caisse des dépôts et consignations, certains ministères. À travers l’analyse des expériences des organismes français, le groupe du ministère de la fonction publique sur la rémunération se garde cependant d’une lecture trop directe de l’effet de cette modalité de rémunération : « Contrairement à son objectif premier affiché, la rémunération liée à la performance ne constitue par un élément de motivation significatif pour la majorité des fonctionnaires pour lesquels il est essentiel que le salaire de base correspondent aux salaires offerts sur le marché du travail. Les perspectives de carrière et de promotion et l’intérêt du travail exercé s’avèrent être des facteurs de motivation essentiels alors que les compléments salariaux apparaissent comme accessoires [...]. En fait l’une des raisons clef du maintien et de l’extension des politiques de rémunération liée à la performance est leur rôle dans la facilitation des changements connexes organisationnels ou de gestion ».

7La mise en place des « classifications » à La Poste que présente Thierry Crop, et qui a un équivalent dans la plupart des grandes entreprises publiques, illustre la seconde évolution (corrélation entre salaire et poste). Cette réforme repose, en effet, sur une codification des niveaux de complexité des différents postes et, dans un deuxième temps, associe un niveau de salaire à un poste donné [6]. On retrouve là certains principes fondamentaux des démarches tayloriennes et cela a l’avantage d’introduire un critère objectif d’évaluation qui ne dépend pas de la personne mais des caractéristiques de son poste. Une tel principe contraste avec celui de « séparation du grade et de l’emploi » propre à la fonction publique de l’État [7]. Les cadres d’emplois de la fonction publique territoriale, analysés par Bernard Perrin, ne sont pas une grille de classification des emplois tels qu’ils ont été développés dans les entreprises publiques ; cependant ils mettent aussi en cause le principe de la séparation du grade et de l’emploi et affectent de manière plus directe que les corps d’État des individus d’un cadre d’emploi donné à des fonctions particulières.

8Le terme de « compétence » est associé à des transformations, pour l’instant plus mineures, de la relation entre employeurs et employés [8]. Derrière l’idée de compétence se trouve le projet de caractériser, non plus le poste occupé ou le résultat mesuré mais les capacités des individus et leur manière de se comporter en situation. Cette orientation globale recouvre des modalités contrastées dans les innovations de gestion du secteur public.

9En un premier sens — qui fait l’objet des contributions de Annie Hondeghem, Sylvia Horton et Sarah Sheepers, d’une part, et de Jacques Bourgault, d’autre part — l’introduction de la notion de compétences vient compléter l’appréciation des cadres supérieurs liée aux résultats accomplis par une appréciation de leurs compétences managériales. Ce jugement est largement centré sur des critères psychologiques ou comportementaux comme la possession d’un mystérieux leadership. Ces grilles de compétences peuvent être mobilisées pour le recrutement des cadres supérieurs ou comme cadrage de la formation; elles ne servent que rarement comme base alternative de détermination du salaire.

10En un second sens, évoqué à la fin de l’entretien avec Thierry Crop, la notion de compétence correspond à une différenciation des rémunérations d’agents (plutôt en bas de la hiérarchie) inscrits dans la même case de la grille de classification. Cette différenciation repose sur le comportement observé et en particulier sur le niveau de prise d’initiative et de responsabilité. Cette orientation qu’on retrouve aussi du côté des entreprises françaises, et qui a fait grand bruit [9], doit plus être comprise comme un amendement progressif du principe de corrélation du salaire au poste occupé, que comme une nouvelle modalité indépendante de détermination du salaire.

11Si on met ces « nouvelles idées » en regard avec les principes de gestion de la fonction publique d’État en France, et en particulier le recrutement sur un concours scolaire suivi du principe de séparation du grade et de l’emploi, la dernière forme évoquée, est celle qui pose le plus de problème de compatibilité. En effet si, du côté des systèmes fondés sur une grille de classifications, le besoin a pu être ressenti d’introduire un peu de souplesse dans l’appréciation des individus, cette souplesse est très grande dans la fonction publique d’État, c’est d’ailleurs une de ses plus grandes qualités. On peut même avancer l’hypothèse que, lorsque il y a effectivement différenciation des carrières, celle-ci suit plutôt, sans le savoir, des principes qui sont ceux de la gestion des compétences [10]. La différenciation des salaires, quant à elle, n’est pas nouvelle. Comme les modulations de primes existent déjà pour beaucoup de corps supérieurs, la véritable nouveauté serait de lier les modulations de prime aux résultats. Le modèle le plus exotique est alors peut-être celui des classifications des postes, même si certains usages de la nouvelle bonification indiciaire [11] vont dans ce sens. Dans une perspective qui est celle d’une recherche d’équilibre plus que d’une recherche d’idéal, il semble donc que ce soit en France, du côté d’une plus grande prise en compte du contenu technique des postes occupés, qu’il faille rechercher des voies de progrès. Ceci expliquerait que le thème de la professionnalisation des agents revienne de manière récurrente dans différentes tentatives d’instrumentation de la gestion des ressources humaines, comme la Gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences (GPEEC), ou dans le rapport du Conseil d’État qui a relancé le débat sur la gestion des ressources humaines. Dans tous les cas, cela resitue la question de la différenciation des individus dans le cadre d’une carrière, et non dans celui d’un retour financier instantané (la prime). Mais qu’en est-il en pratique ?

LES CARRIÈRES SONT-ELLES BIEN GÉRÉES ?

12La deuxième question qui traverse ce numéro concerne l’appréciation portée sur la manière dont les carrières sont gérées. Avant d’être un lieu commun, la figure d’une gestion bureaucratique et inadaptée des carrières est véritablement dénoncée par les premiers intéressés, les cadres des administrations. L’insatisfaction des cadres concernant leurs carrières et leurs conditions de travail est généralisée tant du côté du public que du privé. À partir d’une enquête par questionnaire touchant tous les secteurs, Anousheh Karvar et Luc Rouban arrivent au constat suivant : « D’une manière générale, il semble que la gestion des cadres soit assez négligée, autant dans le secteur privé que dans le secteur public. C’est dans le secteur administratif que les résultats sont les plus catastrophiques puisque plus de la moitié des cadres se retrouvent sur l’échelon le plus bas « mauvaise gestion » sans que l’on puisse faire de différences entre les ministères. En comparaison la gestion des cadres est globalement qualifiée comme étant « mauvaise » par 37 % des cadres travaillant dans les entreprises publiques et 36 % des cadres du privé. À l’autre extrémité de l’échelle, on ne trouve que 17 % des cadres de l’administration pour trouver cette gestion bonne ou très bonne, contre 31 % dans les entreprises publiques et 32 % dans les entreprises privées » [12]. Il est frappant de noter que « la ligne de démarcation passe entre les entreprises publiques et privées, d’une part, et les administrations, d’autre part ». L’insatisfaction est encore plus forte pour les cadres femmes : 6 % dans l’administration et 13 % dans le privé considèrent que la gestion des carrière est satisfaisante.

13Les points de vue rassemblés dans ce numéro permettent de documenter un sujet rarement abordé frontalement et d’apprécier la réalité d’une gestion différenciée des carrières, en particulier en évoquant ce qui se joue dans les commissions administratives paritaires. Ce qui émerge principalement est la variabilité des situations. Il est possible de citer des situations de gestion différenciée des parcours de carrières. Les exemples présentés dans la « table ronde » suffisent à invalider la thèse unilatérale d’une pure application bureaucratique de règles impersonnelles et tout particulièrement du principe d’ancienneté ainsi que d’une situation de blocage dont gestionnaires du personnel et syndicats se renvoient la responsabilité [13]. La contribution de Céline Wiener montre aussi que, même au sein du ministère de l’éducation nationale, le plus souvent montré du doigt pour sa gestion bureaucratique, un accord concernant les chefs d’établissements traitant des conditions de travail, mais aussi de la gestion de la différenciation des parcours professionnels a pu être trouvé. Dans le cas des directeurs d’hôpitaux, François-Xavier Schweyer indique qu’on peut aussi concilier une évolution indiciaire à l’ancienneté avec une différenciation des parcours à la fois forte et largement liée aux capacités de gestion des individus. On retrouve ici des illustrations des « souplesses du mammouth » en matière de gestion du personnel qu’avait mis en évidence Frédérique Pallez [14]. Cependant, les exemples évoqués sont souvent les mêmes et ils ne doivent pas faire oublier les secteurs dans lesquels les critiques de gestion bureaucratique restent fondées — ce qui est le cœur de la contribution de Marie Claude Kervela de la CFDT — ni la nécessité générale, inscrite dans les textes et rappelée par Patrick Hallinger de la CGT, de préserver de fortes garanties de protection pour les fonctionnaires.

14Et si on porte l’attention sur le cas des femmes, le tableau est encore plus sombre. L’article de Ghislaine Doniol Shaw et Laurence Le Douarin permet d’étudier leur situation dans un ministère considéré comme moins bureaucratique que d’autres. Dans ce cas, il apparaît que le fait de donner aux chefs de service la part déterminante des décisions d’attribution des postes ne joue pas en faveur des femmes : en disséminant les lieux où se prennent in fine les décisions relatives aux carrières, on multiplie les possibilités de trouver des arguments ad hoc pour justifier la préférence accordée à un homme vis à vis d’une femme de niveau équivalent. Il apparaît alors comme évident — à partir de la reconstitution des carrières de femmes qui malgré cela ont atteint les plus haut niveaux de responsabilité dans ce ministère — que la stratégie gagnante est plutôt celle du cumul des différences que celle de la tentative de mimétisme. Ce sont en particulier les femmes qui ont investi les sujets les moins valorisés du ministère (la politique de la ville plutôt que les routes par exemple) qui ont le mieux réussi à gravir tous les échelons.

« GÉRER LES CARRIÈRES », UN MOMENT SINGULIER ET UN ENJEU

15Ces bilans programmatiques et pratiques de la gestion des ressources humaines ne permettent toutefois ni de saisir la question spécifique d’une « gestion des carrières », ni de savoir pourquoi cette question focalise l’attention dans le cas français.

16L’article de François-Xavier Schweyer, nous permet d’en appréhender l’actualité. En forçant le trait, sa fresque historique concernant les carrières des directeurs d’hôpitaux peut se résumer ainsi : dans un premier temps, il met en avant la figure d’un directeur d’hôpital, notable local, dont la réussite professionnelle ne prend pas la forme d’une carrière; puis vient le moment de stabilisation de règles bureaucratiques avec une corrélation forte entre la carrière indiciaire accomplie à l’ancienneté et le parcours professionnel permis par la précédente. S’il y a bien alors carrière, on ne peut parler de « gestion » dans la mesure où il ne s’agit que d’appliquer des règles. Vient ensuite un moment où les carrières se différencient, et les individus peuvent être affectés en fonction de leurs projets personnels mais aussi de l’appréciation qui est portée sur eux, ce qui permet de parler d’une « gestion des carrières ». Il indique enfin les tendances possibles d’une remise en cause du principe de la carrière avec la multiplication de recrutements hors du corps des directeurs d’hôpitaux. On saisit dès lors le moment singulier que représente le projet d’une gestion des carrières, ce que complète d’autres contributions. Jean Saglio dans un retour historique sur l’origine du statut des officiers de la marine à partir des années 1830, rappelle que dans un « échange d’emploi », qui n’est pas un contrat mais une « réquisition librement consentie » pour reprendre les termes d’Hauriou, la carrière entendue au sens indiciaire est un droit, et le grade est la propriété de l’officier. Dans ce cadre l’espace d’une gestion est bien réduit. À l’autre extrémité, on retrouve dans l’article de Bernard Perrin sur la fonction publique territoriale, les prémices d’un recrutement directement associé au politique ce qui présagerait un possible glissement vers une fonction publique d’emploi. Ainsi, entre une situation où la carrière est le déroulement d’un droit encadré par des règles impersonnelles et celle de sa remise en cause, le moment d’une gestion des carrières apparaît donc comme singulier et fragile.

17Cependant, la pertinence de la fonction publique de carrière apparaît encore forte. Les finalités premières de protection face au politique sont tout à fait d’actualité. Les éléments de souplesse offerts par le principe de séparation du grade et de l’emploi apparaissent aussi clairement lorsque l’on constate les efforts faits pour recréer des marges de manœuvre dans les systèmes organisés autour de classifications des emplois. En outre, dans un contexte annoncé de recrutement difficile, la tendance à la fidélisation et la nécessité de produire ses propres élites risquent fort de se trouver renforcées. L’enjeu du débat est donc aujourd’hui entre rendre crédible une « gestion des carrières » au-delà des quelques « bonnes pratiques » qui masquent des réalités souvent fort peu reluisantes, ou bien laisser rogner progressivement l’idée que la différenciation des individus se joue essentiellement dans la carrière entendue comme évolution indiciaire et parcours professionnel au profit de recrutements ad hoc et de différenciations instantanées par des primes.

18Une telle gestion des carrières ne peut s’envisager sans des liens étroits avec les groupes professionnels. Jean Saglio suggère, à travers l’analyse du cas de l’armée, sans syndicats, que la gestion des parcours est le fait de la profession sinon de la corporation. La contribution de Konstantinos Chatzis et Georges Ribeill fait apparaître le poids des organisations professionnelles qui sont susceptibles de piloter, ou non, les parcours des membres d’un corps jusqu’en dehors de leur ministère d’origine pour déboucher sur une stratégie collective de maîtrise de territoires connexes, qui ont été, dans le cas des ingénieurs de l’équipement, les chemins de fer, les autoroutes ou les collectivités locales. L’article de Céline Wiener met en évidence le poids essentiel d’un accord syndical pour la mise en œuvre effective d’une réforme concernant les chefs d’établissements scolaires. Enfin, les contributions des syndicalistes, dans le cadre de la table ronde, permettent de dessiner l’espace étroit entre la préservation des règles protégeant les individus et la production d’arguments pour ceux qui souhaitent voir le principe de la carrière remis en cause globalement.


Date de mise en ligne : 01/11/2006

https://doi.org/10.3917/rfap.116.0553

Notes

  • [1]
    Trosa (S.), « Payer les fonctionnaires au mérite », Sociétal, no 44,2e trimestre 2004. Bayser (A. de), Georgeault (V.), Maréchal (P.), « La rémunération au mérite : mode ou nécessité ? », Les Cahiers du groupe Bernard Bruhnes, no 13, novembre 2004.
  • [2]
    Conseil d’État, Rapport public 2003. Perspectives pour la fonction publique, Études et documents du Conseil d’État, no 54, Paris, La documentation française, 446 p.
  • [3]
    Les exemples sont plus précisément focalisés sur les cadres « managers », cependant bien des questions posées concernent tous les fonctionnaires.
  • [4]
    GRH et LOLF, gestion et reconnaissance de la performance, Ministère de la fonction publique, juillet 2005,87 p.
  • [5]
    Landel (D.), La rémunération au mérite des agents publics liée aux performances ; principales tendances dans les pays membres de l’OCDE, Rapport OCDE, 2005.
  • [6]
    Norbert Alter propose une lecture plus critique des réformes de classification des entreprises publiques : Alter, L’innovation ordinaire, Paris, PUF, 2000,278 p.
  • [7]
    Pour les corps dont le champ d’action est très restreint, la différence est moins marquée.
  • [8]
    C’est l’appréciation qui a été portée dans le cadre d’une synthèse internationale des réformes de la gestion du personnel incluant à la fois les démarches de type « classification » et de type « compétence » : Hood (C.), Lodge (M.), « Competency, Bureaucracy and Public Management Reform : a Comparative Analysis », Governance, vol. 17, no 3, juillet 2004, p. 313-333.
  • [9]
    Jean Saglio en particulier a montré la progressivité de l’introduction de critères de compétences dans les grilles de qualifications : Saglio (J.), « Les négocations de branche et l’unité du système français de relations professionnelles : le cas des négociations de classification », Droit social, no 1,1987, p. 20-33. La proposition de généralisation de tels principes de détermination du salaire a provoqué un des débats les plus vifs dans la sociologie du travail de ces dernières années, certains y voyant la possibilité d’une reconnaissance de l’autonomie de l’individu au travail et d’autres une forme encore plus avancée de l’arbitraire patronal. Pour des points de vue contrastés : Paradeise (C.), Lichtenberger (Y.), « Compétence, Compétences », Sociologie du travail, no 43,2001, p. 33-48 et Rozenblatt (P.), Le mirage de la compétence, Paris, Syllepse, 2000,267 p.
  • [10]
    Cet argument est développé dans : Jeannot (G.), « Les conditions d’une gestion des compétences des cadres de l’action publique territoriale », Politiques et management public, volume 23, no 2, juin 2005, p. 1-19.
  • [11]
    Le nouvelle bonification indiciaire (NBI) a pour résultat une surindiciation de postes de responsabilité.
  • [12]
    Karvar (A.), Rouban (L.), Les cadres au travail, les nouvelles règles du jeu, La découverte 2004, p. 233 sq.
  • [13]
    Ces situations analysées dans ce numéro sont, en particulier celles du ministère de l’agriculture (Jean Barouillet), du ministère de l’équipement (Serge Vallemont), du ministère de l’emploi (Daniel Mathieu) et de la police nationale (Marie France Moneger-Guyomarc’h).
  • [14]
    Pallez (F.), « Les souplesses cachées du mammouth », Le Journal de l’École de Paris, janvier 1999, p. 3.

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