Couverture de RFAP_112

Article de revue

Les grands équipements en sciences de la vie : quelle politique publique ?

Pages 705 à 718

Notes

  • [1]
    Gaudillière (J.-P.), « Les logiques instrumentales de la génomique », Biofutur, 206, 2000, p. 20-23.
  • [2]
    Jordan (B.), Voyage autour du génome. Le tour du monde en 80 labos, Montrouge (FRA), INSERM John Libbey Eurotext, 1993, p. 182.
  • [3]
    Latour (B.), La science en action, Paris, La découverte, 1989.
  • [4]
    Hackett (E.J.) et al., Tokamaks and Turbulence : Research Ensembles, Policy and Technoscientific Work, Research Policy, n° 33, 2004, p. 747-767.
  • [5]
    Robots de dépôt, appareils de RT-PCR, robots manipulateurs de liquides, bio-analyseurs, etc.
  • [6]
    Électrophorèse sur gel pour les plateformes de séquençage; lecteurs de puces à ADN et scanners pour les plateformes transcriptome; spectrométrie de masse et chromatographie liquide pour les plateformesprotéome.
  • [7]
    Stations de travail informatiques, scanners, logiciels de représentation graphique, logiciels d’analyse des images, et autres logicielsde bioinformatique.
  • [8]
    Lhuillery (S.), Les entreprises de biotech en France, Paris, Ministère de la recherche — DPD, 2003; Mangematin (V.) et al., Sectoral System of Innovation, SMEs Development and Heterogeneity of Trajectories, Research Policy,. 32(4), 2003, p. 621-638.
  • [9]
    Merlin (J.-C.), Rapport du comité de coordination des plates-formes de réseaux de recherche et d’innovation technologique, Ministère des finances, Paris, 2003; Pavé (F.), L’illusion informaticienne, Paris, L’Harmattan, 1989.
  • [10]
    EMBO, Review of the French Genopole System, Paris, EMBO, 2003.
  • [11]
    Greenwood (R.), Hinings (C.R.), « Understanding Strategic Change : the Contribution of Archetype », Academy of Management Journal, 36,1993, p. 1052-108.
  • [12]
    Peerbaye (A.), Mangematin (V.), « Sharing Research Facilities : Towards a New Mode of Technology Transfer. Innovation », Management Practice and Policy (à paraître).
  • [13]
    Mustar (P.), « Partnerships, Configurations and Dynamics in the Creation and Development of SMEs by Researchers », Industry and Higher Education, august 1998.
  • [14]
    Hatchuel (A.), Le Masson (P.), Nakhla (M.), Plateformes techniques et politiques scientifiques : Vers de nouvelles logiques de constitution et de gestion des dispositifs techniques partagés dans un contexte de recherche, INRA édition, Paris, 2003.
  • [15]
    Collins (H.), Pinch (T.), The Golam, Cambridge University Press, Cambridge, 1993.
  • [16]
    Von Hippel (E.), « Sticky Information and the Locus of Problem-Solving : Implications for Innovation » Management Science, 40,1990, p. 429-439.
  • [17]
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  • [18]
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  • [19]
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1L’émergence dans les sciences de la vie de plateformes technologiques s’inscrit dans l’évolution historique vers de nouvelles logiques instrumentales [1], recourant de manière très lourde à l’instrumentation et aux nouvelles technologies de l’information pour générer, stocker, analyser et représenter de vastes quantités de données. Une des actions majeures des pouvoirs publics en matière de politique de la recherche dans le domaine des sciences du vivant a été de contribuer à la mise en place de ces dispositifs « plateformes », se déclinant sous plusieurs formes : méthodes pour analyser les phénomènes de régulation transcriptionnelle en utilisant des puces à ADN; instrumentation sophistiquée pour la chimie et l’analyse structurale des protéines, protéomique; animaleries et imageries pour produire et analyser des animaux transgéniques ; équipements pour séquencer l’ADN, et méthodologies avancées de génétique des pathologies. Tous ces dispositifs impliquent un important sous-bassement de bio-informatique.

2En France, une majorité de ces plateformes se sont historiquement construites autour des outils, instruments et compétences développés in situ au sein d’universités, de CHU et de laboratoires rattachés à des organismes publics de recherche (INSERM, CEA, INRA, CNRS), avec pour vocation première de permettre l’avancée de programmes de recherche internes. Ce n’est que dans un deuxième temps que les investissements et incitations publics ont permis d’une part la mise en commun et le regroupement des divers instruments sur des plateformes clairement identifiées, et d’autre part l’ouverture de ces plateformes à des utilisateurs venus d’abord d’autres laboratoires des mêmes organismes, puis d’autres organismes, et finalement de laboratoires industriels. Elles demeurent dans le secteur public. Dans le même temps, quelques start-ups sont à l’origine de plateformes qui ont pour objectif de mettre à la disposition des acteurs publics ou privés en sciences de la vie des outils modernes d’analyses et de proposer une gamme de services permettant à l’entreprise de vivre et de se développer.

3L’objectif de cet article est de montrer que l’organisation des plateformes se transforme à cause de l’évolution scientifique et technologique. Nous analyserons l’exemple des « plateformes génomiques », dans une première partie, pour rendre compte du passage de l’instrument de laboratoire à la plateforme, qu’elle soit publique ou privée. L’étude de ces « plateformes génomiques » suggère que selon l’état de la technique, le degré de stabilisation des connaissances, et le caractère routinier ou ésotérique des compétences mises en jeu, la forme organisationnelle et le type de « biens » produits par une plateforme sont appelés à se modifier. Dans une deuxième partie, nous étudierons dans quelle mesure les plateformes publiques et privées convergent ou se différencient à partir de la multiplicité des arrangements organisationnels retenus. La conclusion s’interrogea sur la complémentarité ou le caractère substituable des dispositifs organisationnels publics et privés.

PLATEFORMES : PLUSIEURS LOGIQUES AUTOUR D’UN MÊME OBJET

Une transformation de l’activité scientifique

4Les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix ont été les témoins d’un recours accru à l’instrumentation dans les sciences de la vie. Ce mouvement a été progressif, au fil de la multiplication des outils rendus nécessaires par les évolutions scientifiques. Les laboratoires ont dû réaliser des investissements dans des équipements, des compétences et des savoir-faire pour pouvoir réaliser leurs recherches. Cette stratégie trouve cependant sa limite dans les évolutions technologiques qui conduisent à une spécialisation accrue, nécessitant des investissements matériels et humains toujours plus importants, qui ne sont envisageables que si les volumes traités sont importants. Les laboratoires se trouvent ainsi placés face à plusieurs dilemmes.

5

  • Sur/sous investissements : pour rester dans la compétition scientifique internationale, un cerveau bien fait et de bonnes idées ne suffisent pas [2]. Il faut disposer de l’instrumentation nécessaire pour les étayer, les tester, les démontrer [3]. Les laboratoires de recherche souhaitent disposer des moyens d’exploration du vivant les plus performants. De tels équipements sont coûteux et requièrent des investissements humains considérables pour acquérir et entretenir les compétences. Tous les laboratoires académiques ne traitent pas des volumes suffisants pour maintenir un équipement au niveau de performance requis. Les laboratoires doivent ainsi soit se passer de l’équipement et dépendre d’autres laboratoires ou d’entreprises pour réaliser une partie de la recherche, soit investir. S’ils choisissent cette seconde solution, l’acquisition de tels équipements laisse des capacités non utilisées, ce qui les conduit à s’engager dans une activité d’offre de services à d’autres laboratoires.
  • Logique scientifique/logique de service : conçus au départ comme des instruments de laboratoires traditionnels au service de l’activité scientifique, les équipements en sciences de la vie prennent une place considérable dans la vie quotidienne des laboratoires. Ils apportent un avantage compétitif en permettant de conduire des recherches de manière plus efficace et de disposer d’une position de monopole sur certains instruments ou combinaison d’instruments. Ils constituent un objet d’échange de services ou d’amorces de collaborations et un investissement dont l’entretien et la mise en œuvre pèsent sur le budget des laboratoires. Logiques scientifiques et instrumentales peuvent ainsi s’opposer, notamment dans l’allocation des moyens scientifiques, humains et financiers. L’engagement dans une activité de services peut être considéré comme un dévoiement de la logique scientifique, d’autant que ces équipements imposent un renouvellement rapide des machines et des compétences, plaçant le laboratoire dans une situation de dépendance vis-à-vis des financements externes. Lorsque la logique de service prend de l’ampleur, peut se développer une réelle activité commerciale qui nécessite une infrastructure plus importante en terme de suivi commercial, de facturation, de délai et de qualité.
  • Chercheur indépendant ou division du travail : l’investissement dans des équipements au sein des laboratoires induit une spécialisation des tâches entre les différents personnels. À partir d’une analyse des laboratoires en physique, Hackett [4] souligne que cette spécialisation transforme le travail quotidien des chercheurs et des ingénieurs. La part des techniciens et ingénieurs s’accroît au sein des laboratoires, le travail est plus prescrit, plus répétitif et moins individuel. Les tensions entre les groupes sont plus vives et les chercheurs deviennent dépendants de l’accès aux instruments, ce qui contraint fortement leur rythme de travail et rompt avec la relative indépendance avec laquelle ils conduisent leurs activités. Les conditions de travail se transforment, passant de l’artisanat à l’industrie; la division des tâches et la répartition du travail étant plus formelles et organisées, la hiérarchie jouant un rôle plus important quand les tensions sur l’allocation des ressources s’accroissent. Ainsi, pour conserver leur indépendance, certains chercheurs peuvent-ils renoncer à investir directement dans des équipements lourds et avoir recours aux plateformes développées par d’autres laboratoires.
  • Liberté scientifique/renforcement des liens avec le politique : le développement de l’instrumentation au sein des laboratoires crée un besoin de financement rémanent qui place les laboratoires dans une situation de dépendance vis-à-vis des tutelles ou de partenaires extérieurs. Les laboratoires sont ainsi conduits à développer des liens plus forts avec les pouvoirs publics ou leurs tutelles pour assurer la couverture des frais de fonctionnement. Ils doivent aussi développer une offre de recherche ou de services plus importante pour obtenir des financements externes. Les tutelles, les pouvoirs publics ou l’industrie ont une emprise plus forte sur le laboratoire et jouent ainsi un rôle plus important que par le passé. L’autonomie stratégique du laboratoire et surtout celle des chercheurs sont affaiblies, les possibilités de réorientation rapide des thématiques scientifiques diminuent alors que le laboratoire est de plus en plus dépendant de son environnement. Certains laboratoires peuvent donc chercher à limiter au maximum le développement en interne de l’instrumentation.

Recherche publique : passer d’un instrument de laboratoire à un dispositif partagé

6Pour faire face à ces transformations, en 2001, les départements de sciences de la vie du CNRS, l’INSERM, l’INRA et le CEA décident de se regrouper en une entité de coordination baptisée RIO (réunion inter organismes), chargée d’établir un premier recensement des plateformes de recherche publiques existant en sciences de la vie. Nous prenons l’exemple des plateformes génomiques pour illustrer la logique de développement des plateformes publiques. Pour RIO, la notion de plateforme génomique recouvre trois types de dispositifs : les plateformes de séquençage servent à assembler et séquencer des bases (gènes, fragments de gènes, ou génomes complets), et à faire du génotypage; les plateformes « transcriptome » ou « biopuces » qui étudient les mécanismes de régulation transcriptionnelle, à l’aide de lames sur lesquelles sont fixés des fragments d’ADN, en mesurant simultanément le niveau d’expression de plusieurs milliers de gènes dans de multiples conditions physiologiques ou pathologiques (dans le cas de cancers, par exemple); les plateformes « protéome » servent à dresser un catalogue des protéines contenues dans un échantillon en fonction de leurs propriétés, et aussi à effectuer des comparaisons entre échantillons. Toutes ces plateformes se présentent concrètement comme des assemblages d’instruments et d’outils que l’on peut classer en trois grands sous-ensembles : les outils de préparation des matériels biologiques et de contrôle qualité [5]; les instruments qui permettent des opérations de mesure sur les matériels biologiques à partir de techniques standardisées [6]; les outils de traitement et d’analyse des données ainsi recueillies [7].

7Au total, en 2002, huit plateformes opérationnelles sont réparties sur le territoire ainsi que treize plateformes dites émergentes. Pour comprendre la logique de formation et de développement de ces plateformes, nous avons réalisé une analyse factorielle des correspondances multiples portant sur des variables descriptives comme la nature de la production, le rattachement au réseau Génopole, la capacité de production, la performance des équipements, la création d’entreprises, le volume de prestation de services, le degré d’ouverture, les besoins en personnel, la participation à des programmes nationaux ou européens, les partenariats industriels. L’analyse fait ressortir deux dimensions.

8D’une part, sur l’axe vertical, l’opposition entre les plateformes opérationnelles, ayant une activité de service, un haut degré d’ouverture (au sud) et les plateformes les moins opérationnelles (au nord), hors du dispositif Genopole, de faible capacité, à faible degré d’ouverture, à faibles performances, d’obsolescence élevée, et sans activité de prestation de service. S’opposent ainsi, au nord, des plateformes principalement caractérisées de manière négative par l’absence, la faiblesse, et/ou l’insuffisance de certaines caractéristiques, à des plateformes présentant des caractéristiques définies de manière positive, au sud.

9D’autre part (axe horizontal), les plateformes ayant un fort degré d’obsolescence, impliquées dans des programmes nationaux, de type « transcriptome », n’offrant pas de prestation de services, s’opposent aux plateformes de type « protéome », impliquées dans la création d’entreprises, et ayant une activité de prestation de service. Cet axe oppose, à l’est, des plateformes récentes à la fois scientifiquement et technologiquement (la protéomique représente la branche la plus en pointe de la génomique, et ses plateformes sont celles qui ont été mises en place le plus récemment), pour lesquelles l’activité de prestation de services est cruciale car la technologie est encore peu répandue et les compétences peu distribuées entre les acteurs, et, à l’ouest, des plateformes employant des technologies et des connaissances plus « matures » (la transcriptomique), dont les productions sont directement mobilisables dans des programmes scientifiques de grande envergure et des applications thérapeutiques, et pour lesquelles l’avancée des techniques rend rapidement obsolètes les équipements utilisés.

Figure 1

L’espace des propriétés des plateformes génomiques recensées en 2001

Figure 1
Figure 1 — L’espace des propriétés des plateformes génomiques recensées en 2001 (Analyse factorielle des correspondances multiples, axes 1 et 2).

L’espace des propriétés des plateformes génomiques recensées en 2001

10Le partage nord/sud illustre l’hétérogénéité des plateformes. Au nord, les équipements restent clairement des outils de laboratoires ; l’utilisation du terme plateforme est avant tout cosmétique, essentiellement pour rendre éligible à des financements complémentaires. Comme tout équipement de laboratoire, ils sont contingents aux thématiques scientifiques et ne supposent pas une pérennité de l’activité autour de l’instrument. La baisse des coûts d’équipements liés à la banalisation de la technologie et l’émergence d’une offre de service permettent aux laboratoires de se désengager sans problèmes de l’activité « plateforme ». Au sud, on assiste à une profonde modification de l’activité des laboratoires, les équipements en science de la vie se transformant et s’institutionnalisant sous la forme de plateformes technologiques. L’activité autour de la plateforme est double : d’une part, la plateforme a une activité et une logique propre. Pour assurer sa pérennité, voire son développement, elle s’ouvre à des partenaires extérieurs, publics ou privés pour qui elle développe une activité de service. D’autre part, les instruments sont mobilisés par les chercheurs engagés dans des programmes de recherche en sciences de la vie.

11Ainsi, au sein d’un même cadre institutionnel, plusieurs logiques co-existent, qui correspondent à des trajectoires de développement contrastées. Deux questions restent ouvertes, qui seront explorées dans la suite du texte : celle des trajectoires d’évolution et celle des liens avec le secteur privé c’est-à-dire la création d’entreprise, la place de la recherche publique et les modalités de transfert de technologie.

Plateformes privées : développer des services à haute valeur ajoutée

12Un certain nombre d’entreprises se sont créées pour occuper des niches qui correspondent à l’externalisation de tâches réalisées à moindre coût et de manière profitable, et qui étaient réalisées par les laboratoires académiques ou privés en interne. Les exemples sont légion, du séquençage à la fabrication d’oligonucléotides à façon, de la purification de protéines à la réalisation de puces ADN. Les principaux clients sont les autres acteurs (firmes et laboratoires publics) du secteur [8] à qui elles fournissent du matériel biologique, des produits ou des services leur permettant de produire moins cher, plus rapidement ou de meilleure qualité.

13Un des exemples les plus connus est Genset, une des premières entreprises de biotechnologie créée en France à la fin des années soixante-dix. Avant de s’engager dans la recherche biomédicale et la découverte de nouveaux médicaments, Genset avait développé une plateforme de séquençage qui proposait un ensemble de services aux laboratoires publics et aux entreprises. D’autres sociétés ont développé des compétences similaires comme GenomExpress près de Grenoble. Plus récemment, ProteineXpert a développé des capacités de production de protéines haut débit pour fournir aux acteurs européens et américains un service à forte valeur ajoutée qui s’inscrit dans le prolongement de la purification de protéines au sein des laboratoires ou de la production d’oligonucléodies à façon pour la réalisation d’une expérience donnée.

14Les plateformes privées et publiques ont une activité similaire. Comme pour les plateformes publiques, les entreprises qui survivent se situent dans la partie est du quadrant de la figure 1. Leurs activités de production les placent clairement dans le quadrant sud est. Cependant, leur survie dépend des capacités de renouvellement des technologies utilisées et des méthodes développées. Ces entreprises conduisent donc des activités de recherche, seules ou en partenariat.

VERS UNE CONVERGENCE DES MODES D’ORGANISATION ?

15La place de ces nouveaux équipements dans les sciences de la vie n’est pas sans rappeler les conditions de production scientifique en sciences de l’univers ou en sciences physiques [9]. Pourtant, si l’accès à des plateformes technologiques performantes recouvre des enjeux scientifiques similaires, la nature des équipements en sciences de la vie diffère : d’une part, les équipements sont de taille plus réduite qu’en sciences de l’univers ou en physique [10], et certaines technologies sont en concurrence. D’autre part, recherche académique et industrie utilisent les mêmes instruments, permettant une diffusion rapide des innovations de procédés qui entraîne une baisse rapide des prix. Le secteur des équipements pour la biotechnologie est ainsi stimulé, permettant la création de nombreuses entreprises et la croissance des firmes en place. Ainsi, les modes d’organisation qui ont présidé pour les grands équipements en sciences physiques ou en sciences de l’univers (décision nationale ou internationale, liens avec les grands organismes, régulation de la demande sur des critères scientifiques — projets) ne sont pas forcément pertinents pour définir les principes d’organisation des plateformes technologiques impulsées par les génopoles et ce d’autant plus qu’une offre privée existe. La seconde partie commence par présenter quatre logiques organisationnelles avant de proposer différents scénarios d’évolution.

Schémas organisationnels, dynamique scientifique et économique

16Pour comprendre les schémas organisationnels, nous proposons de raisonner à partir d’archétypes, de modèles purs dont on met en évidence la cohérence de l’articulation des différentes composantes [11]. Selon l’activité de la plateforme, son degré d’ouverture et son lien avec un programme de recherche ou son caractère redéployable, plusieurs schémas organisationnels coexistent. Nous proposons trois archétypes d’organisation [12] : le synchrotron (ESRF), dont l’une des lignes de lumière peut être assimilée à une plateforme européenne destinée à analyser la structure des molécules et des protéines à partir d’un accélérateur de particules ; une entreprise qui a développé une plateforme multimodale; et un laboratoire public qui a adopté une organisation originale à cheval sur le public et le privé. Pour couvrir un spectre suffisamment large de situations, nous ajoutons une plateforme « génopole » développée au sein d’un laboratoire académique.

1°) Le synchrotron, un modèle académique pur

17L’ESRF (European Synchrotron Research Facility) est une plateforme spécifique financée par un consortium d’États européens. En effet, elle offre à des scientifiques l’accès à un équipement de haut niveau à partir d’une sélection sur la pertinence et la faisabilité scientifiques par un comité de pairs. Une fois que le projet a été retenu, l’ESRF offre un accès gratuit aux facilités de recherche et finance l’accueil des membres de l’équipe (transport et hébergement de trois personnes au maximum). En contrepartie, les équipes s’engagent à publier leurs résultats et à déposer leurs matériels génétiques (protéines) dans une banque de données publique.

18Le modèle académique pur (accès fondé sur une concurrence entre projets, évalués sur une base scientifique, publications, gratuité) a été récemment mâtiné d’une petite dose de privé. En effet, pour faire face à une demande croissante des entreprises de biotechnologie et du secteur de la pharmacie, depuis 2002, un nouveau service est proposé sur une base commerciale (prestation de service facturée à un client). Ce service reste marginal dans l’activité de la plateforme et s’adresse à des utilisateurs expérimentés en leur proposant un accès à un équipement avec, comme pour les équipes académiques, un soutien logistique pour réaliser les expériences de manière efficace et éviter ainsi un engorgement de la plateforme liée à la maîtrise de l’équipement.

2°) L’archétype d’une plateforme privée : l’exemple d’Eurogentec

19Eurogentec est une entreprise belge qui est une spin-off de l’université de Liège. Fondée au départ pour développer de nouveaux produits vétérinaires et humains à l’instar des exemples américains, tels Chiron, que les créateurs ont en tête, Eurogentec s’est orienté à partir de 1990 vers le service aux acteurs des sciences de la vie, en proposant une gamme complète de services à façon allant du séquençage à la mise à disposition de protéines purifiées en passant par la fabrication de puce ADN ou d’oligonucléotides spécifiques. Avec 300 salariés en Belgique et une implantation mondiale, cette entreprise compte aujourd’hui parmi les acteurs importants des biotechnologies en Europe. Elle s’appuie sur un réseau commercial étendu pour rester au contact des utilisateurs et vendre des produits d’autres entreprises de biotechnologie qui viennent compléter sa gamme. Son activité est relativement traditionnelle, principalement guidée par le développement d’une offre adaptée aux demandes des clients.

3°) Un modèle hybride fragile : GenoHybrid

20Genohybrid est une spin-off issue d’une génopole. Genohybrid s’appuie sur les équipements de la génopole qu’elle loue pour proposer un ensemble de service de séquençage et de génotypage aux laboratoires publics et aux entreprises. Créée pour développer une offre commerciale à partir des compétences de la génopole, GenoHybrid offre aux équipes universitaires une plus grande flexibilité, notamment dans la gestion de personnel. Les services sont définis sur une base commerciale, avec une tarification différenciée pour les équipes de la Génopole, pour les équipes universitaires et pour les entreprises. L’entreprise a ainsi vocation à répondre à une demande locale en proposant un service de proximité pour l’ensemble des acteurs de la région. Cependant, ce modèle reste fragile. La société est intimement liée à la génopole et à l’évolution des thématiques scientifiques des équipes qui la composent. La pérennité de la société passe, comme le montre Mustar [13], par une dissociation des destinées des laboratoires publics de celle de l’entreprise qui reste à inventer.

4°) Un modèle « plateforme génopole »

21« PF Génopole » est une plateforme construite par différents laboratoires d’un même site qui coopèrent autour d’un instrument. Le projet a été validé par un conseil scientifique national de Genopoles et des financements complémentaires ont été demandés à la région. Dans le même temps, des demandes de postes sont faites aux tutelles. Le temps de faire un appel d’offres pour la fourniture d’équipements de manière à respecter la procédure des marchés publics, les premières machines arrivent au bout de 12 et 18 mois. Les laboratoires consacrent alors une partie de leur budget pour couvrir les coûts de fonctionnement de la plateforme. Certains techniciens issus des laboratoires sont mobilisés sur la plateforme et des personnels sous contrat à durée déterminée sont embauchés en attendant l’organisation d’un concours dans un organisme de recherche ou une université. Au total, la plateforme est opérationnelle environ 2 ans après avoir été proposée. Il est alors temps de définir des principes de fonctionnement. A. Hatchuel et al.[14] insistent sur la nécessaire séparation des logiques de constitution et de fonctionnement des plateformes dans les organismes publics. Un des points nodaux du fonctionnement de la plateforme est la définition des conditions d’accès. La régulation de la demande n’est pas a priori scientifique. Elle peut être budgétaire, avec un principe de facturation interne et une régulation par le prix, administrative avec une régulation par des règles, ou par le dimensionnement permettant un rationnement au moyen de la file d’attente. La plateforme fournit un service de proximité principalement pour les laboratoires qui ont investi dans la plateforme. Les laboratoires de la génopole constituent un second cercle de priorité tandis que l’ouverture au privé reste marginale en fonction des disponibilités de l’équipement.

22Ces quatre modèles fonctionnent de manière très différente car chaque organisation répond à des objectifs précis. Le tableau 1 résume les caractéristiques et la logique de fonctionnement de ces quatre archétypes.

23Le modèle académique est intimement lié à une technologie en cours de développement à partir d’un instrument unique. La logique de fonctionnement d’un tel équipement est de mettre un instrument à disposition des meilleurs projets scientifiques (sélection fondée sur la pertinence scientifique). Les utilisateurs sont considérés comme des usagers de la plateforme technologique. Ils reçoivent une aide technique pour être en mesure de réaliser une expérience donnée. Le financement est principalement public, tant pour l’équipement que pour le fonctionnement. Il n’y a pas de concurrence directe, compte tenu de la nature idiosyncrasique de l’équipement. Il existe cependant d’autres voies techniques pour obtenir des informations similaires.

24A contrario, la plateforme privée Eurogentec offre à ses clients un service plus ou moins complet en fonction de leur propension à payer. Les technologies utilisées sont routinisées et la concurrence s’effectue sur le triptyque traditionnel dans l’industrie, prix/qualité/délai. La variété de l’offre joue un rôle important, ce qui conduit Eurogentec à développer des produits à façon et à avoir un catalogue fourni. La concurrence est mondiale, tant avec les autres entreprises de service qu’avec les fabricants de matériel. Le financement de l’équipement est principalement privé, même si l’entreprise reçoit des subventions. La commande publique assure une partie du chiffre d’affaires d’Eurogentec.

25Genohybrid fonctionne dans une logique hybride de service de proximité à la communauté scientifique locale et de développement commercial. Son potentiel de développement reste difficile à évaluer, car il dépend à la fois du degré d’« innovativité » des scientifiques présents autour de la plateforme et de la compétitivité de la plateforme dans la fourniture de produits et services dans un marché où la concurrence s’effectue par les prix.

Tableau 1

Caractérisation des archétypes

Tableau 1
Tableau 1 : Caractérisation des archétypes Modèle académique Modèle hybride – Modèle privé – – ESRF GenoHybrid Eurogentec Modèle Génopole Objectif Offrir une plate- Valoriser économi- Générer du chiffre Répondre à la deforme de haut quement des résul- d’affaires et des mande locale des niveau pour la tats issus de la re- profits en fournis- laboratoires acadérecherche cherche académique sant des services et miques et des PME. scientifique. et des produits adaptés offrir une gamme de à la demande. services. Statut de Usager : scientifique Approche mixte, Services et produits Les scientifiques l’usager/ qui utilise la plate- entre clients et usa- proposés à des sont des usagers de client forme. Peu de servi- gers de la plate- clients. la plateforme et ces associés. forme (les laboratoi- contribuent à l’améres de la génopole). liorer. Modalités Régulation de la Priorité offerte aux Paiement – service Priorité d’accès aux d’accès demande fondée sur laboratoires de la commercial. laboratoires qui ont la qualité scientifi- Génopole. constitué la plateque évaluée par les forme, puis aux la-pairs boratoires académi-ques, puis au privé. Maturité Plateforme en cours Différentes techno- La plupart des ser- Différentes techno-technolo- de développement. logies développées vices sont routiniers logies développées, gique par GenoHybrid, à même s’ils sont à différentes phases différentes phases réalisés à de maturité. de maturité. façon pour coller à la demande. Princi- Qualité scientifique Réduction des coûts Réduction des coûts Proximité avec les paux élé- Disponibilité de la Flexibilité des res- Appropriation des scientifiques ments plateforme pour des sources humaines. gains de producti- disponibilité de la actions de forma- vité. plateforme pour tion. l’exploration scientifique. Finance- Financement public Financement public Financement privé Financement public ment direct de l’investis- de l’investissement. de l’investissement de l’investissement. sement (car un tel Le financement du (+ subventions pu- Le fonctionnement investissement ne fonctionnement est bliques). L’entre- est en grande partie peut pas être effec- en partie privé prise assure une assuré par les labotué par le privé) et (vente de services partie de son chiffre ratoires académi-du fonctionnement. aux entreprises) et d’affaires à partir de ques. en partie public via commandes des les commandes pu- laboratoires publics. bliques (vente de services aux laboratoires publics). Trajectoi- Nature idiosyncrasi- Gestion de la disso- Arbitrage complexe Gestion de la dissores d’évo- que de la plate- ciation entre l’entre- entre l’exploitation ciation entre la plalution forme. Accès pro- prise et la génopole des compétences teforme et les labo-posé aux entreprises problématique. internes et leur né- ratoires à la marge. cessaire renouvelle- problématique. ment.

Caractérisation des archétypes

tableau im3
Modèle académique Modèle hybride – Modèle privé – – ESRF GenoHybrid Eurogentec Modèle Génopole Concur- Plateforme unique Technologie routi- Concurrence mon- Concurrence par les rence car elle repose sur nisée, avec une diale sur les diffé- coûts ou la qualité un instrument rare. concurrence rents segments de du service pour les Il n’existe que prix/qualité/délai. marché de l’entre- technologies routi-quelques platefor- Concurrents : plate- prise. Concurrence nisées. mes dans le monde formes publiques des plateformes permettant d’obte- (tarification au coût publiques pour une nir des résultats en marginal) et PME. partie de l’activité. utilisant un syn- La concurrence par chrotron. D’autres les coûts est un technologies per- puissant vecteur de mettent d’obtenir concentration dans des résultats simi- les technologies laires. routinisées. Dilem- Dissociation de Dissociation de Dissociation de Dissociation plus mes l’activité plate- l’activité plate- l’activité plate- faible entre l’actiforme qui a une forme et de l’acti- forme et de l’acti- vité plateforme et organisation et du vité recherche avec vité recherche. de l’activité recherpersonnel dédiés et des personnels spé- L’entreprise se po- che avec des perde l’activité recher- cialisés. Investisse- sitionne dans une sonnels non dédiés. che. Investissement ments uniques au logique de service unique réalisé par niveau local tout en à l’activité scientiles pouvoirs pu- maintenant l’indé- fique. blics. Forte dépen- pendance des cher-dance via à vis des cheurs. financements publics pour l’entretien et l’accès à la plateforme.

26Le modèle PF Génopole tranche par comparaison avec les trois autres archétypes car il n’est pas totalement autonomisé par rapport aux laboratoires qui l’ont créé. Le rationnement de la demande, si besoin est, repose sur la mise en place de règles d’accès complexes qui intègrent la priorité des équipes qui l’ont créé, une exigence de qualité scientifique minimale et la prise en compte des contributions passées.

27Les archétypes constituent un type de réponse aux dilemmes présentés dans la première partie. Dans les trois premiers modèles, la dissociation plateforme/laboratoire de recherche suppose un investissement important pour un instrument partagé, qui fonctionne dans une logique de service à l’activité scientifique. Les chercheurs ne sont pas directement engagés dans la mise en place de l’activité plateforme et leur activité au quotidien s’en trouve peu modifiée. À l’inverse, dans le modèle PF Génopole, les personnels ne sont pas dédiés et les logiques plateforme et scientifique ne sont pas dissociées, générant à la fois de riches interactions et des frictions entre les deux activités. Suivant l’organisation interne des laboratoires, l’activité plateforme peut affecter de manière plus ou moins forte l’activité et la liberté d’action des scientifiques au quotidien. Dans tous les cas, la dépendance vis-à-vis des pouvoirs publics et des financeurs externes est renforcée, l’instrumentation conduisant à une augmentation des coûts de fonctionnement des laboratoires.

Trajectoires d’évolution et flexibilité

28Les plateformes sont des dispositifs doublement intensifs en connaissances scientifiques et en compétences technologiques : ils requièrent, de manière récursive, des connaissances théoriques pointues et des savoir-faire spécifiques (mise au point d’instruments, développement de techniques d’analyse, établissement de protocoles et de bases de données, etc.) pour produire davantage de connaissances théoriques, de savoir-faire instrumentaux et d’applications thérapeutiques commercialisables. L’évolution des caractéristiques des connaissances et des compétences mises en œuvre — en particulier leur caractère instable, tacite, peu codifiable, ou au contraire exotérique et routinisé [15] — devient alors un facteur déterminant. Les plateformes correspondent ainsi à une étape du processus de maturation technologique et à un type d’organisation. Trois scénarios d’évolution sont envisageables.

1°) Une disparition des petites plateformes locales et l’émergence de plateformes « industrielles »

29La création de plateformes au sein des laboratoires correspond à une étape de la production scientifique où les connaissances et les compétences (techniques, théoriques) sont tacites et peu codifiables. Il est alors difficile de les séparer des personnes qui les possèdent et des dispositifs dans lesquels elles sont inscrites : lorsque connaissances et compétences « collent » aux personnes et aux instruments, et peuvent difficilement être dupliquées — c’est la notion de sticky knowledge[16] — les activités de formation et la mobilité des personnels deviennent un enjeu central pour le transfert des connaissances [17]. Cependant, au fil de la phase d’exploitation, certaines connaissances finissent par se codifier et cessent d’être problématiques. Des théories jusqu’alors fragiles se stabilisent. Des protocoles complexes à mettre en œuvre, ou des compétences techniques auparavant difficiles à acquérir et à transmettre finissent par se routiniser, et ne nécessitent plus d’avoir recours à ces « magic hands » [18] ou à ces « rituels » ésotériques [19] étudiés par la sociologie des sciences. Lorsque les dispositifs ne génèrent plus directement de connaissances scientifiques nouvelles, et dépendent de moins en moins des assemblages locaux en termes de savoirs et de savoir-faire, les plateformes locales et de petite taille apparaissent mal adaptées pour soutenir la concurrence. Le séquençage est un bon exemple de cette situation où les technologies sont rapidement devenues banales, routinisées et largement répandues. Elles ont fait l’objet de délocalisations dans de véritables « usines à séquencer », opérées par des « ouvriers du séquençage » car elles ne génèrent plus directement de connaissances scientifiques. Ces plateformes ont quasiment perdu leur caractère de système localisé d’apprentissage collectif, pour devenir véritablement des plateformes de production. Ainsi, les petites plateformes artisanales locales publiques ou privées sont-elles destinées à disparaître quand leur matériel devient obsolète. Mal adaptées aux nouvelles conditions de production scientifique, ces plateformes ne pourront pas renouveler leurs équipements et leurs compétences. Elles disparaîtront en tant que plateforme rapidement soit pour devenir un instrument de laboratoire la technologie s’étant banalisée, soit en s’éteignant. Si à l’inverse, les plateformes ont élargi leur clientèle au-delà de leur environnement local et se sont engagées dans une politique de croissance, notamment fondée sur une activité de service haut débit, elles peuvent émerger comme plateforme industrielle à l’instar d’Eurogentec. Les plateformes de type GenoHybrid et PF Génopole sont susceptibles de connaître de telles évolutions.

2°) Coexistence entre des acteurs industriels et un investissement public direct

30Quand d’importants processus de routinisation, de standardisation technologique, et de stabilisation des connaissances scientifiques permettent la mise au point de plateformes performantes et à haute capacité de production, les entreprises jouent un rôle prédominant. L’un des cas qui illustre le mieux est celui de la société californienne Affymetrix qui commercialise depuis 2000 des puces à ADN qui s’imposent comme standard sur le marché en proposant des solutions commerciales clés en main (stations complètes avec puces et scanners de lecture) dans le domaine de la transcriptomique. En France, le ministère de la recherche a financé l’achat de deux stations Affymetrix (300 000 euros chacune), implantées à Paris et Strasbourg. Le ministère subventionne également une partie du coût des expériences pour les laboratoires publics dans le cadre du réseau national des génopoles. Pour éviter un choix prématuré et une situation de monopole, un certain nombre de laboratoires publics continuent d’explorer des solutions alternatives, consistant à utiliser d’autres puces, fabriquées in situ, localement. Dans ce schéma, on a donc une coexistence entre deux types de dispositifs organisationnels : d’un coté, des plateformes de service privées ou publiques pour fournir des prestations standardisées et de l’autre des plateformes orientées vers le développement de nouvelles technologies concurrentielles à celles des plateformes standardisées. Une telle évolution peut concerner l’ensemble des plateformes. Les modèles Genohybrid et PF Génopole sont les plus fragiles et doivent conserver un lien fort avec la recherche académique pour conserver une avance technologique et continuer d’exister à coté des plateformes disposant de compétences et de technologies standardisées. Le modèle ESRF est quant à lui relativement protégé puisqu’il est fondé sur une technologie unique. Le modèle Eurogentec est menacé principalement par les évolutions technologiques qui rendent obsolètes les services offerts.

3°) Des plateformes fondées sur des technologies en développement

31Ces plateformes correspondent à des dispositifs expérimentaux partagés suivant la définition de Hatchuel et al. Sont simultanément construits les dispositifs technologiques liés à la plateforme et explorées les questions scientifiques. Les pouvoirs publics financent directement l’équipement et une partie du fonctionnement de ces plateformes qui restent le plus souvent accrochées aux laboratoires de recherche tant les connaissances scientifiques et les compétences technologiques nécessaires à la création et au fonctionnement de la plateforme sont intimement liées. En effet, les connaissances et compétences sont peu codifiées et attachées aux personnes qui les développent et aux dispositifs locaux dans lesquels elles sont développéss. La maturité des connaissances conduit simultanément à leur codification et à leur incorporation dans des dispositifs techniques, des boîtes noires qui peuvent fonctionner sans une connaissance détaillée des principes de fonctionnement. Les plateformes de ce type sont par nature temporaires et évoluent suivant l’une des deux trajectoires précédentes.

CONCLUSION : QUEL DESIGN ORGANISATIONNEL POUR ACCOMPAGNER L’INSTRUMENTATION DANS LES SCIENCES DE LA VIE ?

32Dans les domaines scientifiques qui évoluent rapidement, les équipements passent rapidement d’une phase de développement à une étape d’exploitation routinisée. Le rythme d’obsolescence des connaissances est élevé et l’évolution des plateformes vers une exploitation commerciale rapide. Il est alors nécessaire de penser l’organisation des plateformes de manière réactive et flexible. Ce texte discute les modalités de l’intervention publique quand les allers/retours entre le public et le privé sont importants. Il suggère que les procédures fondées sur la création d’une nouvelle entité (comme une plateforme) peuvent être efficaces dans un petit nombre de cas. Leur généralisation ne paraît pas adaptée pour soutenir la remise à niveau des équipements des laboratoires. Les procédures sont lourdes et lentes si on les met en rapport avec les transformations de la technologie. Loin de jeter le bébé avec l’eau du bain, il est nécessaire de repenser les modalités de l’intervention publique en considérant l’investissement dans les plateformes ou les équipements comme temporaire, en soutenant les initiatives privées non pas sous la forme de subventions mais de commandes effectuées par les laboratoires publics et en favorisant, le cas échéant, le développement d’initiatives publiques/privées quand les apprentissages et les modalités d’utilisation des plateformes sont intimement liés aux personnes qui les ont développées.


Date de mise en ligne : 01/12/2006.

https://doi.org/10.3917/rfap.112.0705

Notes

  • [1]
    Gaudillière (J.-P.), « Les logiques instrumentales de la génomique », Biofutur, 206, 2000, p. 20-23.
  • [2]
    Jordan (B.), Voyage autour du génome. Le tour du monde en 80 labos, Montrouge (FRA), INSERM John Libbey Eurotext, 1993, p. 182.
  • [3]
    Latour (B.), La science en action, Paris, La découverte, 1989.
  • [4]
    Hackett (E.J.) et al., Tokamaks and Turbulence : Research Ensembles, Policy and Technoscientific Work, Research Policy, n° 33, 2004, p. 747-767.
  • [5]
    Robots de dépôt, appareils de RT-PCR, robots manipulateurs de liquides, bio-analyseurs, etc.
  • [6]
    Électrophorèse sur gel pour les plateformes de séquençage; lecteurs de puces à ADN et scanners pour les plateformes transcriptome; spectrométrie de masse et chromatographie liquide pour les plateformesprotéome.
  • [7]
    Stations de travail informatiques, scanners, logiciels de représentation graphique, logiciels d’analyse des images, et autres logicielsde bioinformatique.
  • [8]
    Lhuillery (S.), Les entreprises de biotech en France, Paris, Ministère de la recherche — DPD, 2003; Mangematin (V.) et al., Sectoral System of Innovation, SMEs Development and Heterogeneity of Trajectories, Research Policy,. 32(4), 2003, p. 621-638.
  • [9]
    Merlin (J.-C.), Rapport du comité de coordination des plates-formes de réseaux de recherche et d’innovation technologique, Ministère des finances, Paris, 2003; Pavé (F.), L’illusion informaticienne, Paris, L’Harmattan, 1989.
  • [10]
    EMBO, Review of the French Genopole System, Paris, EMBO, 2003.
  • [11]
    Greenwood (R.), Hinings (C.R.), « Understanding Strategic Change : the Contribution of Archetype », Academy of Management Journal, 36,1993, p. 1052-108.
  • [12]
    Peerbaye (A.), Mangematin (V.), « Sharing Research Facilities : Towards a New Mode of Technology Transfer. Innovation », Management Practice and Policy (à paraître).
  • [13]
    Mustar (P.), « Partnerships, Configurations and Dynamics in the Creation and Development of SMEs by Researchers », Industry and Higher Education, august 1998.
  • [14]
    Hatchuel (A.), Le Masson (P.), Nakhla (M.), Plateformes techniques et politiques scientifiques : Vers de nouvelles logiques de constitution et de gestion des dispositifs techniques partagés dans un contexte de recherche, INRA édition, Paris, 2003.
  • [15]
    Collins (H.), Pinch (T.), The Golam, Cambridge University Press, Cambridge, 1993.
  • [16]
    Von Hippel (E.), « Sticky Information and the Locus of Problem-Solving : Implications for Innovation » Management Science, 40,1990, p. 429-439.
  • [17]
    Leonard-Barton (D.), Wellsprings of Knowledge : Building and Sustaining the Sources of Innovation, Boston, Massachusetts, Harvard Business School Press, 1995.
  • [18]
    Cambrosio (A.), Keating (P.), « Going Monoclonal : Art, Science and Magic in the Day-to-Day Use of Hybridoma Technology », Social Problems, 35, 1988, p. 244-260; Fujimura (J.), « Constructing Doable Problems in Cancer Research », Social Studies of Science 17, 1987, p. 257-293.
  • [19]
    Jordan (K.), Lynch (M.), « The Sociology of a Genetic Engineering Technique : Ritual and Rationality in the Performance of the Plasmid Preparation and Isolation Procedure », in Clarke (A.), Fujimura (J.) (Eds.), The Right Tool for the Job : Science, Technology and Work Organizations in the Twentieth-Century Life Sciences, Princeton, Princeton University Press, 1992.
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