Note
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Professeur honoraire à l’Université de Grenoble 1.
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Jacques Debelmas, compagnon des premières années, n’y participait plus, étant désormais engagé dans la synthèse cartographique de la Vanoise, en collaboration avec l’université de Chambéry. Ses préoccupations immédiates n’étaient plus celles de Marcel Lemoine, mais, dans tous les travaux synthétiques qu’il rédige alors, on retrouve le schéma interprétatif de ce dernier, avec lequel il était en accord complet.
Marcel Lemoine (20 mars 1934 – 4 octobre 2009)
Marcel Lemoine (20 mars 1934 – 4 octobre 2009)
1Ce n’est pas sans émotion qu’ayant partagé les débuts de sa vie de chercheur, aussi remplie que prometteuse, je reviens sur ces années d’amitié et d’intense activité commune, où nous sentions confusément que l’on était à la veille de l’une des grandes mutations des sciences de la Terre. Ces années furent d’autant plus exaltantes que nous abordions tous deux les Alpes au sein d’écoles de pensée différentes dont la mise en commun s’avéra particulièrement précieuse et efficace.
2La carrière de Marcel Lemoine peut être divisée en deux périodes distinctes : l’École des mines à Paris, puis le CNRS, à Grenoble et à Villefranche-sur-Mer.
L’École des mines (1951-1976)
3Né à Paris le 20 mars 1924, Marcel Lemoine y fait ses études et entre en 1945 à l’École des mines de Paris, où il obtient le diplôme d’ingénieur civil des Mines en 1948. Intéressé par la géologie alpine, il prend contact avec le professeur Paul Fallot, qui occupait alors la chaire de géologie des chaînes méditerranéennes au Collège de France et qui, à la fin de la Seconde guerre mondiale, s’était intéressé aux Alpes françaises, notamment aux Alpes maritimes, un peu trop négligées jusqu’alors, avant d’orienter par la suite ses recherches vers les chaînes bétiques et le Maroc. Marcel Lemoine, nommé « préparateur » (aujourd’hui, on dirait assistant), préféra rester dans les Alpes françaises. Aussi Paul Fallot le mit-il en contact avec celui qui en était l’âme, à savoir le professeur Maurice Gignoux à Grenoble. Marcel Lemoine va donc fréquenter le vieux laboratoire de Grenoble, qui, depuis Wilfrid Kilian, occupait les locaux de l’Ancien Evêché, rue Très-Cloîtres, où je fis donc sa connaissance.
4Le moment était crucial pour une nouvelle exploration des zones internes alpines. François Ellenberger, alors chercheur CNRS à Paris (mais qui était en contacts étroits avec Maurice Gignoux), obtenait des résultats étonnants en Vanoise. Il était évident qu’un travail identique devait être mené plus au sud, sur la transversale briançonnaise classique. Gignoux saisit donc l’opportunité qui se présentait à lui d’avoir deux jeunes géologues prêts à effectuer ce travail, moi-même, Jacques Debelmas (pour la marge externe du Briançonnais) et Marcel Lemoine (pour la marge interne et la liaison avec le domaine des schistes lustrés).
5Le résultat fut que, dès lors, nous travaillâmes tous deux, ensemble, sur cette nouvelle transversale alpine symétrique de celle de la Vanoise et ce, pendant plus de vingt ans.
6Entre-temps, Marcel Lemoine avait quitté le laboratoire de Paul Fallot pour devenir (en 1951) chef de travaux de géologie à l’École des mines de Paris, poste qu’il conservera jusqu’en 1958. Parallèlement à cette fonction, il occupa la fonction de chef des travaux graphiques au Service de la Carte géologique de la France, où, sous la direction de Jean Goguel (qu’il admirait beaucoup), il prit goût pour le levé des feuilles régulières.
7Comment évoquer sans émotion le minuscule bureau qu’il occupait à l’École des mines ! Nous y avions des discussions passionnées sur nos terrains respectifs, à une époque où l’on commençait à sentir que les chose étaient en train de changer dans notre discipline : la stratigraphie faisait de plus en plus appel à des notions de paléogéographie sous-marine (encore bien timidement évoquées dans les publications de l’époque, car l’exploration de ce milieu peu accessible en était à ses débuts), la micropaléontologie faisait son apparition et révélait, avec les données sédimentologiques, la possible existence de lacunes insoupçonnées jusqu’alors, les figures paléotectoniques observées révélaient un milieu dynamiquement distensif, différent des « nappes embryonnaires en marche » d’Argand et de Gignoux. Pour ce qui est de la tectonique, les levés au 20 000e que nous réalisions, bien plus exigeants que les 80 000e de nos prédécesseurs, faisaient apparaître un édifice charrié certes plus complexe, mais grâce auquel bien des difficultés et des contradictions se révélaient et trouvaient leur explication.
8Ce travail aboutit, en 1954, à la réunion extraordinaire de la Société géologique de France, à Guillestre (dans les Hautes-Alpes), où Lemoine et moi pûmes présenter ensemble notre vision du Briançonnais et de ses marges.
9L’année suivante, Marcel Lemoine dut interrompre momentanément son travail, ayant été détaché auprès de l’Institut français du Pétrole pour une mission de reconnaissance pétrolière à Timor Est, dont il tira un livre sur la géologie de cette île (d’où il ramena aussi une pénible maladie parasitaire tropicale dont il mit des mois à se remettre).
10En 1958, Marcel Lemoine est nommé professeur de paléontologie et directeur de ce service à l’École des Mines, puis, en 1968, professeur de géologie et directeur du laboratoire de géologie générale et président du département des sciences de la Terre, cela, jusqu’en 1976, année durant laquelle il atteint donc le sommet de sa carrière à l’École des Mines.
11De mon côté, j’avais été nommé professeur de géologie à Grenoble, en 1961, après le départ à la retraite de Léon Moret, si bien que le but à atteindre et l’amitié firent se réunir, sur le terrain, un universitaire grenoblois et un professeur à l’École des Mines, exactement de la même manière dont avaient été réunis Wilfrid Kilian et Pierre Termier, un demi-siècle auparavant.
12Les articles rédigés en commun se multiplièrent, tant pour les descriptions locales que pour la publication, en 1966, de la feuille Guillestre au 50 000e, la première des zones internes à avoir été réalisée dans cet esprit de renaissance qui nous animait alors. Sans parler des essais synthétiques sur les Alpes et de la réalisation de deux films d’enseignement supérieur (« Du Pelvoux au Viso », en 1964, puis « Les chaînes subalpines », en 1968), qui bénéficièrent de l’assistance d’hélicoptères de l’armée (heureuse époque, qui ne dura malheureusement pas). Comment ne pas évoquer non plus, en 1966, la révolte du trio Debelmas, Lemoine et Mattauer devant l’impérialisme du schéma géosynclinal type imposé par Jean Aubouin dans son célèbre ouvrage « Geosynclines », manifestement trop théorique pour rendre compte de ce que nous observions.
13Voilà donc Marcel Lemoine à la tête de la géologie de l’École des Mines. Son activité débordait largement cet établissement, car il était sollicité de toutes parts pour donner des cours sur la géologie alpine, notamment à l’École normale supérieure, dans le cadre de la préparation à l’agrégation de Sciences naturelles, à l’université de Paris-Sud (Orsay) et à l’université Paris VI, sans oublier bien d’autres conférences ainsi que ses participations à des jurys de thèse.
14J’insiste sur ces engagements aussi variés, qui firent que Marcel Lemoine n’eut jamais le temps de préparer et de soutenir une thèse d’État. Mais ses publications étaient si nombreuses et son autorité était telle que cette question ne se posait même pas. Ses publications lui valurent aussi d’être membre du Comité français de géologie, de 1963 à 1971, et de participer à de nombreuses missions dans le cadre de la Commission de la Carte géologique du Monde (Würzburg, 1960 ; Vienne, 1964), du Congrès géologique international de Prague, en 1968, et du Congrès international de sédimentologie en Briançonnais (1975). Il appartint au comité de rédaction de la carte tectonique internationale de l’Europe de 1960 à 1970, avec des missions à Tbilissi (en 1965), en Turquie (en 1967), à Moscou (en 1972 et 1973) et à Bucarest (en 1975). La Société géologique de France lui témoigna son estime en lui attribuant son prix Prestwich, en 1975.
15Pourtant, Marcel Lemoine va quitter l’École des Mines en 1977, et aborder la deuxième partie de sa longue et riche carrière.
Au Centre national de la Recherche Scientifique (1977-1992)
16Investi comme il l’était dans l’évolution des idées sur les grands orogènes et tout spécialement sur les Alpes, Marcel Lemoine pressentait que la « tectonique de plaques », dont les idées gagnaient inexorablement l’Europe, allait révolutionner la géologie, de manière générale, et celle des Alpes, en particulier. Il voulait avoir une liberté complète pour s’engager dans cette révolution des idées qui allait entraîner, comme on pouvait le penser, des débats souvent houleux. Cette décision était également justifiée par des raisons médicales : les sollicitations et les difficultés de la vie parisienne, jointes au surmenage d’une vie professionnelle trop dense, avaient eu quelques conséquences sur sa santé ; il lui fallait trouver un environnement plus favorable.
17Il quitte donc ses fonctions à l’École des mines et demande à être admis au CNRS, où il est immédiatement accueilli comme maître de recherches en 1977, puis en qualité de directeur de recherches en 1979, année où il fut affecté au laboratoire de géologie de Grenoble, qui était le seul qui convînt à ses acquis et à son programme. Et cela, répétonsle, alors qu’il n’était pas titulaire d’une thèse, une formalité pourtant indispensable quand on veut atteindre les fonctions qui étaient désormais les siennes au sein du CNRS : rien ne saurait mieux signifier l’exceptionnelle audience qu’il avait alors acquise depuis deux décennies.
18Son affectation à Grenoble était justifiée par l’existence, dans cette ville, d’un laboratoire de géologie alpine, associé au CNRS depuis 1968, qui offrait le cadre administratif indispensable pour recevoir des chercheurs de ce niveau. Cette affectation se justifiait aussi par toutes les relations qu’il avait tissées à Grenoble, y compris dans l’encadrement des chercheurs locaux.
19Il va y rester jusqu’en 1985, multipliant les publications, parmi lesquelles il faut citer son énorme Atlas géologique de l’Europe alpine, de près de 600 pages, publié chez Elsevier en 1978, et qui représente un prodigieux travail d’érudition et de documentation, qui s’étala sur plusieurs années (et qu’il avait donc entrepris alors qu’il était encore à Paris).
20A Grenoble, son travail ne connaît aucune relâche. Aux publications, s’ajoutent les directions de thèses, les contacts sur le terrain avec les spécialistes de passage, les conférences dans les autres universités alpines, ce qui lui vaut d’être nommé docteur honoris causa des universités de Genève, en 1980, et de Lausanne, en 1982. Enfin, il prend la direction du laboratoire associé de Géologie alpine, à la suite de Jacques Debelmas, en 1980, et il la conservera jusqu’en 1986. Il participe donc activement, avec l’équipe grenobloise, au Congrès géologique international de Paris, en 1980, où seront présentés par l’ensemble des Grenoblois les premiers éléments d’une synthèse moderne des Alpes franco-italiennes, tandis qu’il dirige en personne une des excursions officielles de ce Congrès.
21Au sein du laboratoire de Grenoble, il prend naturellement part aux enseignements, avec un cours de géologie alpine en maîtrise et en 3e cycle, ainsi qu’aux activités pratiques de terrain, dans le cadre desquelles se tissent alors des liens étroits avec le jeune centre de géologie de Briançon créé au début des années 1980 par un professeur de Sciences naturelles de cette ville, Raymond Cirio, qui s’était passionné, grâce à Marcel Lemoine, pour le massif frontière du Chenaillet, près du col du Montgenèvre, car ce massif représentait un lambeau de la vieille croûte océanique alpine jurassico-crétacée miraculeusement conservée au milieu des nappes alpines. Non seulement Raymond Cirio va participer à toutes les études concernant ce site, mais il y attire, toujours en collaboration avec Marcel Lemoine, de nombreux géologues français et étrangers, à titre personnel ou en excursions de laboratoire (sans oublier des stages de formation d’étudiants appartenant à des universités variées, voire de scolaires).
22Cette coopération entre un enseignant du secondaire et le chercheur de haut niveau qu’était Marcel Lemoine, a été un succès tel qu’elle démontrait l’intérêt de telles initiatives sur des sites qui le méritaient. Le renom de ce centre de géologie de Briançon en a fait un véritable centre de recherches, surtout depuis que la bibliothèque alpine de Marcel Lemoine y a été transférée, après sa disparition.
23Directement, ou par élèves interposés, le séjour grenoblois de Marcel Lemoine est donc marqué par une recherche alpine intense, qui verra principalement l’approfondissement de la stratigraphie dynamique du Briançonnais et du Piémontais, comme le montrent, parmi d’autres, les thèses de Maurice Bourbon sur l’évolution pélagique du Briançonnais à partir du Malm (Strasbourg, 1980), d’Yves Lagabrielle sur les ophiolites alpines du Queyras et la croûte océanique téthysienne (Brest, 1982) ou encore celle de Thierry Dumont, consacrée au chaînon piémontais externe de Rochebrune, au Sud-Est de Briançon (Grenoble, 1983). Cela pour ne citer que les plus significatives par leur orientation, car, au total, Marcel Lemoine a dirigé trente-quatre thèses de doctorat en France, et deux en Suisse. Sur ce total, vingt-et-une concernent les océans disparus et leurs marges continentales.
24Cet intérêt pour l’océan téthysien alpin le pousse à se préoccuper de la stratigraphie des Schistes lustrés, une des dernières énigmes des zones internes. Il obtient déjà un début de réponse en se servant des faciès téthysiens jurassiques et crétacés, de mieux en mieux connus à travers le monde grâce aux expéditions océanographiques qui se multiplient et qui, finalement, se retrouvent dans des Schistes lustrés, en dépit du métamorphisme. Les blacks shales du Crétacé moyen apparaissent comme un niveau-repère précieux séparant d’anciens sédiments calcaires et marneux d’eau profonde, qui pourrait être crétacé inférieur et une série de calcschistes clairs, qui pourraient être crétacé supérieur. Et c’est justement dans ces derniers que le géologue suisse Marthaler finit par trouver (en 1981) la microfaune caractéristique du Crétacé supérieur que l’on attendait. Lemoine met alors en marche tous ses élèves et, avec la collaboration de Ricardo Polino, de Turin, il peut ainsi étendre ces conclusions aux Alpes franco-italiennes en 1984. Dès lors, la cartographie de cette zone des Schistes lustrés pouvait être entreprise en utilisant les termes stratigraphiques habituels. Ce sera là un des derniers travaux de terrain de Marcel Lemoine. Il prend la direction du lever de ces feuilles situées sur la frontière franco-italienne, restées trop longtemps dans l’ombre faute de fil directeur. Les noms de certains de ses élèves restent attachés à cette touche ultime de l’exploration alpine, notamment ceux d’Yves Lagabrielle et de Pierre Tricart.
25Si l’on ajoute à cela que, depuis plus de dix ans, Marcel Lemoine avait montré que la zone piémontaise externe n’était qu’une cascade de blocs faillés en cours d’écroulement plus ou moins rapide et que la zone piémontaise elle-même se distinguait du domaine océanique non seulement par l’absence d’ophiolites, mais aussi par la présence du Lias à bélemnites et du Trias carbonaté, la paléogéographie dynamique des zone internes devenait claire : l’océan s’ouvrait au sein de la zone piémontaise seulement après le Lias, pour ne se refermer qu’à la fin du Crétacé inférieur : l’histoire de l’océan alpin pouvait enfin être écrite.
26Elle a constitué le centre même de ses réflexions, avec l’application la plus immédiate de la théorie des plaques à la géologie alpine. Marcel Lemoine va ainsi passer du terrain à l’interprétation théorique des unités alpines en y reconnaissant, en marge d’un domaine océanique téthysien ouvert au Jurassique moyen-supérieur, d’anciens « blocs basculés » témoignant d’une marge fossile en distension.
27Un tel progrès dans notre connaissance de la vieille zone des Schistes lustrés lui vaut le prix Doisteau Brutel, de l’Académie des sciences de Paris, en 1986.
28Il lui vaut aussi l’intérêt des ingénieurs des sociétés pétrolières, pour lesquels cette dynamique de la marge téthysienne peut révéler des pièges à hydrocarbures ; il va donc, pendant quelques années, organiser, à leur demande, des stages de terrain de 8 à 15 jours chacun, dans la région grenobloise et sur la transversale Grenoble-Briançon (pour British Petroleum, Elf Aquitaine, Elf Norvège et l’American Association of Petroleum Geologists – AAPG).
29Cet intérêt pour les marges fossiles s’était également manifesté par sa participation à un ouvrage collectif (de 342 pages) consacré à ce sujet, publié aux éditions Masson en 1984, sous la direction de Gilbert Boillot (université de Nice), intitulé : « Les marges continentales actuelles et fossiles autour de la France ». On comprend donc le désir qu’avait Marcel Lemoine de rejoindre un autre laboratoire associé au CNRS s’occupant plus spécialement de ces objets. Il demande et obtient sa mutation au Groupe d’étude de la marge continentale installé à Villefranche-sur-Mer, dépendant de l’université de Nice. Il quitte Grenoble en 1986 et s’installe à Nice avec le grade de Directeur de recherches de classe exceptionnelle. Il est élu concomitamment au Comité de géologie du CNRS (section 20).
30A Villefranche-sur-Mer, il va trouver les interlocuteurs qu’il recherchait pour approfondir ses idées sur la marge téthysienne alpine. Ses contacts restent toujours largement grenoblois, augmentés de Thierry Dumont, son élève, devenu chercheur CNRS sur place, puis de Pierre Tricart, nommé professeur à Grenoble en 1991, et s’élargissent à son successeur à l’École des mines de Paris, Pierre-Charles de Graciansky, ainsi qu’à Yves Lagabrielle, qui, passé de Brest à Paris, représentait désormais un interlocuteur irremplaçable, tant pour les océans actuels que pour les océans disparus. C’est avec tous ces nouveaux collaborateurs que va être lancé, en 1982, le modèle d’expansion d’une ride océanique lente expliquant les particularités de la série ophiolitique alpine.
31Marcel Lemoine n’en reste pas moins fidèle à son domaine briançonnais et au Queyras, ainsi qu’à son désir de les faire mieux connaître, ce qui se traduit par la publication de deux ouvrages de vulgarisation à l’usage des étudiants ou des géologues amateurs, l’un sur le parc régional du Queyras et les restes du paléo-océan alpin (en collaboration avec Pierre Tricart, BRGM, 1981), l’autre étant consacré aux montagnes du Briançonnais (en collaboration avec Jean-Claude Barféty et Pierre Tricart, Grenoble, et Raymond Cirio, Briançon) (il ne paraîtra qu’après sa retraite, en 1992).
32En revanche, un de ses souhaits ne se réalisera pas, à savoir le dessin des feuilles régulières au 50 000e de Briançon, Névache et Aiguilles, un projet auquel il était pourtant très attaché. Mais ce dessin nécessitait un effort de terrain qu’il ne pouvait plus assurer, et des délais de réalisation qu’il ne pouvait pas tenir. Divers chercheurs (Jean-Claude Barféty, Renaud Caby, Daniel Mercier, Ricardo Polino et Pierre Tricart), de Grenoble ou d’ailleurs, ont donc contribué au dessin de ces cartes, qui a parfois suscité de fortes réticences teintées de regrets de la part de Marcel Lemoine.
33De fait, son séjour à Villefranche et ses nouveaux interlocuteurs lui offrirent la possibilité d’accumuler les matériaux qui lui serviront pour la réalisation du grand ouvrage de synthèse dont il rêvait, sur l’interprétation des Alpes dans le cadre de la tectonique des plaques (ouvrage qui paraîtra seulement en 2000).
La retraite (1992-2009)
34En 1992, Marcel Lemoine quitte Nice et retourne à Paris pour s’installer chez lui, à Marly-le-Roi, où il peut heureusement loger son impressionnante bibliothèque. Certes, il a perdu l’ambiance des laboratoires du CNRS, mais il retrouve celle de la Société géologique de France et de certains laboratoires parisiens où il trouve l’aide nécessaire à son travail, pour ce qui touche aux domaines particuliers de la pétrographie, notamment celui du métamorphisme de haute pression et des structures crustales.
35Il s’intéresse alors, comme bien d’autres retraités, à l’histoire de la géologie, et il va y contribuer par quelques études plus ou moins directement liées aux Alpes, comme le problème des nappes de charriage et du cycle orogénique dans l’esprit de Marcel Bertrand (en collaboration avec Rudolf Trümpy, 1998, article publié dans les Comptes Rendus de l’Académie des sciences de Paris, section d’Histoire des sciences, 327, p. 211-224). Ou bien encore la théorie de Wegener en tant que préfiguration de la tectonique de plaques (Travaux du COFRHIGEO, 2004, n°6, p. 103-131), ainsi que la crise que connut la géodynamique au milieu du XXe siècle, avec le passage du dogme des géosynclinaux à la théorie des océans disparus (Ibid., 2006, n°7, p. 129-165) [ce texte a été réédité en 2009 par les Presses des Mines dans un volume intitulé L’Essor de la Géologie française, Essais].
36Il profite aussi de cette liberté retrouvée pour visiter certains secteurs de la chaîne alpine qu’il connaissait encore mal, notamment en Suisse. Je me souviens en particulier de l’enthousiasme qu’il avait manifesté après avoir visité, en compagnie de ses collègues suisses, la « zone de Misox », une zone inconnue des géologues français, située entre les noyaux gneissiques de Tambo et de l’Adula, dans les Grisons, où il voyait la cicatrice (ou la racine) de l’Océan valaisan disparu. On retrouvait alors, dans ses lettres, l’enthousiasme de ses grandes découvertes des années 1950 et 1960.
37Cette retraite, qui fut, on le voit, fructueuse, fut marquée par la publication, en 2000, du livre synthétique évoqué précédemment : « De l’océan à la chaîne de montagnes. Tectonique de plaques dans les Alpes » (Société géologique de France, collection Géosciences, et Gordon & Breach, Sciences Publishers), un ouvrage de plus de deux cents pages écrit en collaboration avec Pierre-Charles de Graciansky et Pierre Tricart.
38Mais ce n’est pas sa dernière œuvre ; en effet, ce livre fut complété en 2003 par une plaquette originale : « Visage des Alpes. Structure et évolution géodynamique » éditée par la Commission de la Carte géologique du Monde et écrite avec Philippe Agard, du laboratoire de tectonique de l’université Paris 6, plus spécialement chargé des données pétrographiques concernant le métamorphisme alpin. Cet ouvrage, où les figures (toutes en couleurs) l’emportent sur le texte, se veut essentiellement didactique. En principe destiné aux enseignants du cycle secondaire, il est un résumé très clair de ses dernières conceptions sur la structure et l’évolution de l’arc alpin et prend la signification d’un véritable testament scientifique.
39D’autres projets étaient en cours, notamment une histoire des océans du monde au cours des temps géologiques, restée à l’état de manuscrit provisoire. Très fatigué, il avait également refusé de participer avec J. Debelmas à la rédaction d’une histoire de l’exploration géologique des Alpes françaises demandée par le Comité français d’histoire de la géologie. Il est mort quelques mois plus tard. Sa dernière lettre me parlait plus du Chenaillet que de sa santé.
L’homme
40Pour conclure cet hommage, comment ne pas dresser le portrait de l’homme que fut Marcel Lemoine ? Le qualificatif qui vient immédiatement à l’esprit est celui de chercheur passionné. Passionné, il l’était non seulement par sa démarche personnelle, mais aussi par le désir qu’il avait de partager ses résultats avec tous ceux qui aimaient la géologie.
41Les films que nous réalisâmes en 1964 et 1968, ce qu’il écrivit en 1996 avec Yves Lagabrielle, sur l’ancien océan alpin, à l’usage des professeurs du Second degré, ses guides touristiques du Briançonnais et son ultime plaquette de 2006 sur le « Visage des Alpes » en témoignent.
42Ce qui fait l’originalité de ce chercheur, c’est d’avoir appartenu, comme on l’a dit, à deux écoles de pensée différentes.
43Dans ses premières années, c’est l’esprit Fallot qui domine en lui, à savoir une observation rigoureuse des faits et rien d’autre : toute tentative d’interprétation est mal vue si elle vient trop tôt, car l’analyse doit être d’une acuité intransigeante.
44Au contact de l’école de Maurice Gignoux, il acquiert rapidement une souplesse d’esprit et de vision que l’on peut résumer en disant que tout fait observé porte aussi en lui un enseignement, qu’il faut comprendre pour arriver à une interprétation plus complète.
45La synthèse des deux attitudes vaudra aux écrits de Marcel Lemoine la clarté qui les caractérise, une clarté d’autant plus appréciée qu’on la savait appuyée sur des faits d’observation indiscutables : il ne faut pas chercher plus loin les raisons de l’autorité qui fut la sienne tout au long de sa carrière.
46Vers la fin de sa vie, sa santé n’était plus ce qu’elle avait été. Les grandes dénivelées alpines lui causaient des souffrances, qu’il acceptait avec courage. On sentait bien, aussi, que son caractère changeait, devenait plus ombrageux, d’autant plus qu’il était très attaché à ses idées et admettait difficilement qu’on les discutât. Son abord était parfois difficile mais, à condition d’y mettre quelques formes, on retrouvait vite l’homme de dialogue qu’il était et qui manifestait alors une obligeance extrême pour tous ceux qui venaient solliciter sa grande connaissance des Alpes. Il ne manquait cependant pas d’humour, notamment quand, dans l’une de ses dernières lettres, il évoquait ce que l’on pourrait appeler le « comité de défense des trois octogénaires » (Trümpy, Debelmas et lui-même) face aux hypothèses un peu trop hardies de certains jeunes auteurs !
47Et, en même temps, il restait toujours aussi passionné pour transmettre ce qu’il savait. A Marly, il a donné, pratiquement jusqu’à sa fin, des conférences grand public sur des sujets aussi variés que les Alpes, la Terre, les idées de Darwin, la théorie des plaques, et toujours devant un auditoire fourni.
48Marcel Lemoine a profondément marqué la géologie alpine à un moment où, au faîte de son éclat et brillant de tous les feux que lui apportait la tectonique de plaques, elle apparaissait comme une science à son apogée. Mais il percevait aussi qu’elle allait subir le poids des sciences physiques et de l’invasion de « modèles » plus ou moins gratuits, en d’autres termes, qu’elle allait connaître une évolution dangereuse pour son acquis naturaliste. Il a donc tenu, par ses derniers écrits, à nous laisser l’image qu’il avait de ses chères Alpes, celle à laquelle il était parvenu au terme de soixante ans de travaux tenaces et consciencieux.
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Professeur honoraire à l’Université de Grenoble 1.
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Jacques Debelmas, compagnon des premières années, n’y participait plus, étant désormais engagé dans la synthèse cartographique de la Vanoise, en collaboration avec l’université de Chambéry. Ses préoccupations immédiates n’étaient plus celles de Marcel Lemoine, mais, dans tous les travaux synthétiques qu’il rédige alors, on retrouve le schéma interprétatif de ce dernier, avec lequel il était en accord complet.