Couverture de RETM_309

Article de revue

De l’économie à l’éthique écologique

Pages 125 à 136

Notes

  • [1]
    Karl Marx, Œuvres complètes, Tome 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 204, 1968, p. 310.
  • [2]
    Le Monde, 27.05.2004.
  • [3]
    Aristote, Politique, I, 1257b15, Paris, Vrin, 1977, p. 59.
  • [4]
    Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, §13, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1970 (1830), p. 86.
  • [5]
    Maître Eckhart, Traités et Sermons, Paris, Aubier, 1942, p. 144-148.
  • [6]
    Michel Henry, Sur l’éthique et la religion. Phénoménologie de la vie, tome IV, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », p. 193.

L’économie et ses acceptions

1Le terme d’économie désigne communément trois choses. Une disposition d’esprit qui nous pousse à ne pas gaspiller nos ressources et à vouloir obtenir un résultat au moindre coût. Un aspect de la vie sociale marquée par la lutte contre la pauvreté et l’enchaînement d’actes de production, de distribution et de consommation d’objets considérés comme des biens ou des richesses. Des connaissances mises en œuvre au cours des actes relatifs à la pauvreté et à la richesse et transmises par des enseignements plus ou moins spécialisés. Il y a donc – désignation commune – des économes, des économies et des économistes.

2Économe. Qui est ainsi économe ? Quel est l’économe véritable ? Citation de Marx – dominant de haut toute la pensée sur l’économie : « L’économie véritable consiste à économiser du temps de travail [1]. » Je traduis : l’économe, en tout homme, c’est le travailleur. Le travailleur exerce l’intelligence du plus par le moins – le plus et le moins en matière d’un temps – vécu comme temps-de-peine et compté comme la grandeur en laquelle mesurer le résultat attendu de son travail… C’est en effet la réponse la plus profonde… Économiser, être économe, c’est essentiellement savoir, juger ou mesurer et bien mesurer dans la bonne mesure les actes relatifs à la richesse dont tout travail est la source.

3Économie. Tous les actes économiques – production d’abord, distribution ensuite avec ses trois formes comme échange, partage et prêt, consommation enfin – sont en tant qu’actes économiques du travail. Tous les actes relatifs à la pauvreté et à la richesse sont du travail. Mais pour parler d’économie comme forme sociale, il faut dire plus. Il faut dire l’ordre dans lequel se relient ces actes et plus précisément quel est l’acte majeur – celui qui indique la fin de tous ces actes – celui pour lequel la richesse est vraiment un bien, c’est-à-dire un objet de désir et une occasion de jouissance.

4La réponse ici est donnée par Aristote – volontiers ignoré ou écarté dans les temps modernes. L’acte le plus important, la fin de toute économie, dit-il, c’est ce que nous appelons aujourd’hui la consommation, l’usage des richesses et plus précisément encore le contentement profond de s’aimer soi-même comme vivant parmi d’autres vivants – sans l’ascèse qui en diffère perpétuellement le moment et sans l’amour-propre qui se met à l’abri des autres – en un mot la jouissance du bien-vivre.

5Une économie est donc une forme sociale dans laquelle se mesure en temps de travail toute une série d’actes coordonnés ayant pour fin la satisfaction des besoins ou du désir de richesse, c’est-à-dire la jouissance des biens.

6Économiste. Au centre de l’économie comme savoir se trouvent ainsi deux grands économistes : Marx et Aristote – donnant l’un la mesure, l’autre la fin de toute économie. Or l’un et l’autre distinguent une économie naturelle et une économie pervertie. Celle-ci est désignée comme économie chrématistique ou capitaliste. Sans doute, le caractère de la perversion ou de la mauvaise économie et le caractère de ce qui est naturel ou bonne économie ne sont pas pour eux tout à fait les mêmes. Mais l’idée commune d’une pathologie économique plus profonde que le simple défaut d’ajustement des actes économiques constitue leur originalité par rapport à la pensée moderne sur l’économie issue du xviie et xviiie siècles et que résume bien A. Smith.

7Voilà ce qui paraît une idée forte sur l’économie. Elle constitue le cœur de la philosophie économique. Celle-ci peut se résumer en une seule expression. Être économe ou travailler en vue de jouir au mieux des richesses, c’est une forme de mesure dans l’appropriation du bonheur de vivre. Ou encore, mesurer son temps de travail et jouir de ses biens, c’est faire de sa vie son bien propre dans un espace donné et dans une période donnée, c’est-à-dire dans une communauté historique. La pathologie de l’économie porte ainsi sur la question de l’appropriation et de ses défauts, par faute de jouissance ou de mesure. À partir de là, on peut compliquer et dramatiser l’exposé. Mais je reste toujours dans la seule dimension de la philosophie sans rattacher mon propos aux écoles ou aux auteurs composant l’histoire de la pensée économique et sans jamais ouvrir sur la théologie et poser la question des rapports entre l’économie-monde de la philosophie et l’économie trinitaire et divine de la théologie.

L’inappropriable ou la limite de l’économie

8Je pars d’une remarque de Paul Ricœur. Il faut accepter, dit-il, que dans les relations avec les autres, il y ait une part d’indéchiffrable dans les messages ; une part d’irréconciliable dans les différends ; une part d’irréparable dans les fautes [2]. Il y aurait ainsi dans les relations avec les autres et s’imposant à tous et à chacun une triple limite : une limite de la compréhension ; une limite du plein accord ; une limite de la justice.

9Appliquons cette remarque aux agents économiques et aux économistes que nous sommes tous et dont le souci est précisément de déchiffrer, concilier et réparer les relations humaines dans le domaine des richesses. Déchiffrer, cela veut dire identifier et mesurer des richesses parmi tous les objets du monde. Concilier, cela veut dire équilibrer les grandeurs auxquelles aboutissent les mesures économiques. Réparer, cela veut dire mettre de la justice dans la distribution des propriétés de chacun et de l’ordre dans l’appropriation globale. Il y aurait ainsi une limite qui s’imposerait dans le domaine de l’économie comme domaine de tout ce qui fait, établit ou assure l’appropriation des richesses dans une communauté historique. Cette limite, on peut l’appeler « l’inappropriable » en matière de traitement des richesses. Pour tout agent économique, il y a une limite au-delà de laquelle il n’y a plus d’appropriation possible ou économie véritable et où il y a seulement économie pathologique.

10Il faut préciser davantage. Une limite ou ce qui fait limite garde le délimité de l’illimité – la limite ne marquant pas seulement la séparation de deux côtés comme état statique, mais empêchant chacun des deux côtés de déborder dans l’autre. En cela, la limite est un frein. C’est sans doute le sens que Ricœur veut donner à sa remarque. Appliqué à l’économie, cela veut dire qu’il existe une limite mettant un frein à la volonté de tout comprendre, tout ordonner et tout réparer dans le domaine délimité par le mouvement d’appropriation des richesses dans une communauté historique. Ce tout comprendre, ce tout ordonner, ce tout réparer à travers les actes de production, distribution et consommation, la limite n’en fait pas seulement un interdit, mais une impossibilité. La limite garde l’agent économique et l’économiste de vouloir tout ou de vouloir de l’illimité ou de vouloir l’infini en matière de richesse. La limite garde la volonté d’agir à propos de richesses selon ce qu’on peut appeler un désir de richesse infinie en faisant de l’illimité en cette matière une impossibilité. Un désir de richesse infinie se heurte à sa propre impossibilité. La difficulté est de donner une formulation plus précise à cette idée.

Désir de richesse infinie

11Il me semble qu’on peut dire ceci. L’idée d’un désir de richesse infinie conduit dans deux directions opposées : d’une part, l’enrichissement quantitatif, c’est-à-dire un nombre de fois une unité de mesure de richesse, comme nombre lui-même sans limite, donc comme grandeur sans limite ; d’autre part, la richesse sous la forme la plus concrète et immédiate, ce qui se vit soi-même comme pure richesse sans mesure. Ce qui est inappropriable ou impossible pour un agent économique, c’est à la fois et de manière contraire l’illimité de la richesse nombre, parce qu’on ne peut pas consommer et jouir d’une richesse nombre, et c’est l’infini qualitatif de la richesse, parce qu’on ne peut pas mesurer la richesse dans le moment où elle s’éprouve ou se vit comme jouissance. Ou encore, l’économie impossible, ce serait ou bien ce qui est mesurable mais sans jouissance possible ou bien ce qui est jouissance mais sans mesure possible. La limite nous fait demeurer et nous oblige à demeurer en deçà, dans le limité, et ne pas vouloir s’approprier l’infini quantitatif, le toujours plus, parce que c’est impossible, et ne pas vouloir s’approprier l’infini qualitatif, la jouissance pure du vivre sa vie, parce que c’est aussi impossible. Désirer l’impossible, voilà l’économie pathologique.

12Ici quelques citations simples pour nommer de manière familière ce que je viens de dire de manière abstraite.

13D’abord à propos de la richesse nombre, le fameux propos d’Aristote, repris par Keynes, sur le désir d’argent : « … étrange richesse que celle dont l’abondante possession n’empêche pas de mourir de faim, comme cela arriva au fameux Midas de la fable, dont la prière… avait pour effet de changer en or tout ce qu’on lui présentait [3]. »

14Ensuite une remarque de Hegel sur la confusion entre l’universel, représenté par la richesse argent, et le particulier, représenté par un bien concret : « confusion… comme si quelqu’un désirant manger du fruit refusait cerises, poires ou raisins, parce que ce sont cerises, poires ou raisins, et non du fruit [4]… »

15À propos de la richesse comme jouissance pure du vivre, d’abord un propos de Maître Eckhart : « De tous les biens, aucun ne nous est si cher ni si désirable que la vie. Il n’est vie si misérable et si dure qu’un homme ne veuille cependant la vivre… Cette vie à laquelle vous demanderiez mille ans durant pourquoi vis-tu et qui répondrait toujours je vis pour vivre… la raison en est que la vie tire sa vie de son propre fond et jaillit de son être propre ; c’est pour cela qu’elle vit sans demander pourquoi elle ne vit qu’en soi-même [5]. »

16Ensuite, Michel Henry : « Cette vie… sans relation d’intentionnalité à elle-même… ou d’extériorité… purement immanente, immédiate… dans son auto-donation… qu’il faut recevoir chaque jour sans pouvoir en faire provision [6]… »

17L’appropriation impossible, c’est ainsi d’un côté la richesse argent – la richesse universelle – dont l’inappropriabilité s’exprime dans le fait qu’on ne peut qu’en poursuivre la réalité concrète dans une augmentation sans fin sans jamais en jouir. Et d’un autre côté la richesse vie – dont l’immédiateté ou le fait de se donner à elle-même est telle qu’elle nous rive chacun passivement à son flux continu et nous empêche toute opération de jugement et de mesure. Il y aurait ainsi deux formes d’économie impossible, deux économies qu’il ne faut pas vouloir et en cela deux économies pathologiques. L’une perd le sens de la richesse, puisqu’il n’y a pas d’économie sans agent économique achevant l’usage de la richesse par sa jouissance. L’autre perd le sens de la mesure, puisqu’il n’y a pas d’économie sans agent économique exerçant son intelligence par la mesure de chacun de ses actes.

18Dans le premier cas, l’agent économique n’est plus qu’un désir-argent – désir d’une idée – au sens où l’argent est l’idée de la richesse en général. Dans le second cas, l’agent économique n’est plus qu’un désir-vie – désir de désir à quoi tout vivant s’identifie. Dans les deux cas, l’agent économique est privé de ce jugement qui en fait un économe et un économiste véritable.

Pathologie du désir

19Il faut aller encore un peu plus loin en dramatisant à son tour la condition du désir. Désirer être riche ou désirer produire, échanger, partager, prêter pour finalement consommer et jouir de ce dont on fait usage ; se heurter à ces deux impossibilités contraires – une richesse qui augmente sans cesse et laisse sans cesse le désir dans la pauvreté du roi Midas ou une richesse qui se donne et se donne sans vide, sans manque, sans moment, sans moment pour la produire ou sans moment pour la saisir ou la mesurer – en laissant le désir rivé passivement à sa richesse – voilà une situation dans laquelle l’impossible réalisation devient en même temps une tentation pour le désir lui-même.

20On peut dire en effet que la limite nous garde et nous protège des deux impossibilités qu’on a dites et en même temps qu’elle nous attire de l’autre côté et que les deux contraires en cela se rejoignent. Ou encore on peut dire que la richesse-vie qui se donne elle-même sans mesure hante le désir de richesse comme formant son objet le plus profond. Ce serait, c’est cette vie que le désir tente de saisir sous la forme pervertie de la richesse nombre. Or c’est ici à mon sens l’idée que Michel Henry prête à Marx. Pour Marx, selon Michel Henry, la chrématistique ou le capitalisme n’est que la forme pervertie, aliénée et en cela irréelle d’une économie pour laquelle la richesse la plus désirable est la vie. Dans les deux cas, côté vie ou côté argent, l’économie est impossible, personne ne peut s’en déprendre, le désir d’aucun homme ne peut s’en échapper.

21Alors, sous la perspective de cette alternative dramatique, la pensée d’Aristote relative à un moyen terme apparaît comme le refuge d’une aimable utopie. Utopique, en effet, sous cette perspective, serait dite une économie comme mesure et jouissance dans un lieu à l’abri de l’illimité, à l’abri de la chrématistique par le refus de l’argent ou du taux d’intérêt et à l’abri de l’illimité de la vie par le fait de donner à la vie – zoé – un lieu qui en fait une existence limitée – bios. Marx, selon Michel Henry, ignorerait en effet ce moyen terme d’une économie du lieu de vie sous l’à-peu-près d’une justice. Pour Marx, selon Michel Henry, la vraie vie serait ailleurs ; l’économie-monde serait un leurre. En conséquence, si les hommes ne peuvent être des économes raisonnables, toute politique est vouée à son tour au désastre. M. Henry renvoie Marx vers La République de Platon pour lequel, comme on sait, aucune institution politique ne peut servir de digue aux bourdons du besoin ou l’enflure du désir.

22Je ne crois pas que Ricœur nous conduirait aussi loin, mais je crois que Michel Henry, lui, nous y conduit et sa leçon me semble un défi à l’heure de la catastrophe écologique qui se présente. Nous n’aurions pas d’économie raisonnable et de politique pour l’affronter.

23À cette étape, mon propos est donc le suivant. Il y a trois économies. Deux sont dites « économie impossible » au sens où elles ne peuvent se développer selon leur concept. Quel concept ? Le concept d’économie comme discours sur la mesure et la jouissance des richesses en un lieu donné, que la notion d’appropriation résume : appropriation par la mesure en tout acte économique et appropriation par la jouissance anticipée en tout acte et réalisée dans la consommation en un lieu donné. Pourquoi « économie impossible » ? Parce que dans l’une, l’économie-argent, on passe son temps à mesurer et réguler des grandeurs en fonction d’écarts éventuels au regard de leur équilibre, en différant toujours la jouissance ; et parce que dans l’autre, l’économie-vie, on sort du temps par l’affect ou l’expérience immédiate du vivre – jouir, souffrir, joie, peine – sans pouvoir s’échapper de la passivité d’une vie qui se recevant elle-même en chacun interdit d’en produire la mesure. En ce sens, dans les deux cas, économie sans jugement d’appropriation possible, c’est-à-dire frappée d’impossibilité, et dont les expressions empiriques ne sont alors que des formes pathologiques.

24Une économie semble correspondre à son concept – mesure et jouissance. Mais, d’une part, la mesure n’a pas le caractère universel qu’on trouve dans l’économie d’argent. En d’autres termes, elle est mesure en valeur d’usage, et comme telle, locale et éthique, faisant alors problème à l’heure où il nous faut mesurer le péril qui frappe le bien commun universel. D’autre part, la jouissance de la vie devient le bonheur d’une vie transformée de zoé en bios par le fait du lieu en lequel chacun naît et meurt avec ses contemporains les plus proches, mais elle fait aussi problème à l’heure où le lieu de vie, l’habitat de toute l’humanité, nous situe bien au-delà du visage familier du prochain.

25C’est cette économie « possible », au sens où elle répondrait à son concept d’appropriation par mesure et jouissance, qui est dite « utopie » sous la perspective des deux autres. Utopie ici au sens large : ou bien avant toute histoire, comme bonne économie toujours déjà là, donnée en quelque sorte avant toute perversion, jamais perdue et toujours présente comme une plage sous les pavés ; ou bien à la fin de toute histoire, comme économie d’un lieu de vie que les hommes retrouveraient au-delà de l’économie d’argent ou du capitalisme.

26Trois économies, toutes ayant formellement le même concept : mesure en tout acte et dont la base est le temps de peine du travail, jouissance anticipée en tout acte et réalisée dans la consommation. Mais deux d’entre elles substantiellement impossible ; économie dite « chrématistique » et économie qu’on peut dire « pathique » – avec de l’une à l’autre, de la vie à l’argent, un déplacement sur l’infini. Et, entre les deux, une économie possible, mais utopique. Voilà la ligne sombre Platon-Michel Henry qui semble s’imposer et qu’on retrouve dans la relation de l’économie avec l’éthique.

Éthique

27Trois économies et en effet trois éthiques correspondantes : la première, l’utilitarisme côté économie chrématistique, héritée de Hume et Bentham, qui n’est en fait qu’un éloge du calcul et de la rationalité du moindre mal dans la poursuite du bien-être ; la seconde, la sacralisation de la vie où se mêlent éthique animale, éthique du care et éthique de la compassion, héritée de Schopenhauer – mais sans mesure et donc sans éducation possible ; la troisième, l’éthique de l’oikos développée en tempérance et justice particulière dans la tradition aristotélicienne – éthique humaniste, éthique de l’idéal humaniste, mais en petite dimension locale.

28On peut dire aussi ceci. L’utilitarisme enveloppe sans doute la science économique en ceci qu’elle est la pensée qui accorde une valeur morale au calcul du plus par le moins en toute situation individuelle et collective. Mais au fondement du calcul du plaisir individuel et du bonheur collectif au moindre coût, se trouve un malheur de vivre. L’utilitarisme fuit le plus loin possible un malheur primitif et c’est cette fuite toujours plus loin qui s’appelle bonheur ou bien-être. En cela, l’utilitarisme n’est guère différent de la vie conçue dans la morale de la compassion. Sans doute, l’utilitarisme exhorte chacun à être le plus rationnel dans ses conduites et cela fait une éducation, à la différence de l’absence d’éducation dans la morale de la compassion. Mais derrière l’impératif à mieux faire se tient le même désespoir. Vivre, souffrir, jouir… mieux aurait valu en fait ne jamais être né, la vraie vie est absente. Qu’il soit quantitatif ou qualitatif, l’infini du désir est son profond malheur.

29À l’opposé, l’éthique de tradition aristotélicienne qui se maintient jusqu’à nous est assurément une éthique du bonheur d’être né. « L’homme est riche avant que de naître » selon la belle formule de Calvin. La nature se propose à l’entretien et au développement de l’économiste en renouvelant continûment les dons du ciel, de la terre et autres milieux, comme le dit Aristote dans le livre I du Politique. Mais tempérance et justice ont toujours pour base un lieu limité pour vivre ou exister. Le monde semble aujourd’hui trop vaste, l’échelle trop grande, trop complexe le système constitué par la circulation sans frontière de l’argent. La découverte de la terre comme socle d’une seule humanité semble nous enlever la claire disposition à vouloir le meilleur.

30Voilà à nouveau la sombre conclusion de la philosophie économique face à l’urgence écologique. Quelle éthique économique mondiale en temps de catastrophe ? Quelle éthique de sauvegarde du bien commun ? Comment transposer le lieu de vie local ou l’oikos sur l’habitat commun de toute l’humanité comme le veut le moment historique auquel nous sommes aujourd’hui confrontés ? On doit assurément proposer à notre imagination des institutions politiques et un Droit à la dimension du monde, poser à ce titre la question de la frontière et de la juste limite et en cela se mettre en quête d’une justice transnationale et d’une mutuelle bienveillance entre les peuples. Mais à la recherche de cette éthique pour tous les humains devra correspondre pour la consolider une économie ou une forme d’appropriation des choses de la terre en termes de mesure et de jouissance, en bref une notion partagée de propriété et de son usage. Or aucune notion présente d’économie ne semble nous en fournir la matière. La crise qui s’annonce est bien en cela une crise profonde de notre pensée.

Notes

  • [1]
    Karl Marx, Œuvres complètes, Tome 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 204, 1968, p. 310.
  • [2]
    Le Monde, 27.05.2004.
  • [3]
    Aristote, Politique, I, 1257b15, Paris, Vrin, 1977, p. 59.
  • [4]
    Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, §13, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1970 (1830), p. 86.
  • [5]
    Maître Eckhart, Traités et Sermons, Paris, Aubier, 1942, p. 144-148.
  • [6]
    Michel Henry, Sur l’éthique et la religion. Phénoménologie de la vie, tome IV, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », p. 193.
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