Notes
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[1]
En dehors, bien sûr, de l’expression « en vertu de ». EG 37-38-39, 161, 171, 220, 288 et AL 28, 189, 206, 266-267, 301 ; GE 5, 60 ; LS 88, 211, 217, 224.
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[2]
Le terme de motivation est fréquent sous la plume de François : 13 fois dans EG, 7 fois dans AL, 9 fois dans LS. Il n’est présent qu’une fois dans GE (n° 29) mais toujours avec l’idée que la vie morale ne peut se déployer sans de « grandes motivations ». Celui de « conviction » est aussi très fréquent : 18 fois dans LS.
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[3]
Il est significatif que le pape ait remplacé le couple « droits-devoirs », si souvent utilisé dans la morale ecclésiale, par « droits-responsabilités ».
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[4]
Le terme de motivation est très peu présent dans les encycliques de Jean-Paul II, au maximum trois fois dans SRS ou EV.
-
[5]
Elle est mentionnée trois fois (VS 64, 67, 77) mais deux fois pour en limiter la portée par rapport à l’objectivité d’actes mauvais et aux lois (VS 67 et 77).
-
[6]
William Spohn, Jésus et l’éthique, « Va et fais de même », Namur, Lessius – Éd. Jésuites, 2010 [version anglaise, 2000].
-
[7]
Ibid., p. 183.
-
[8]
Ibid., p. 137.
-
[9]
Ibid., p. 48-49.
-
[10]
Ibid., p. 280.
-
[11]
Stanley Hauerwas, Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, Paris, Bayard, 2006 [version anglaise, 1983], p. 35.
-
[12]
William Spohn, Jésus et l’éthique, p. 14.
-
[13]
Ibid., p. 174.
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[14]
Ibid., p. 120.
-
[15]
Stanley Hauerwas, Le Royaume de paix, p. 125.
-
[16]
Ibid., p. 127.
-
[17]
Daniel Harrington et James Keenan, Paul and Virtue ethics, Building Bridges between New Testament Studies and Moral Theology, Plymouth (GB), Rowman and Littlefield Publishers, 2010, p. 125-126.
-
[18]
Ibid., p. 124 (traduction personnelle).
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[19]
William Spohn, Jésus et l’éthique, p. 95.
-
[20]
Ibid., p. 96.
-
[21]
Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 20.
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[22]
James Keenan, A History of Catholic Moral Theology on the Twentieth Century. From Confessing Sins to Liberating Consciences, New York, Continuun, 2010, p. 217 (traduction personnelle).
-
[23]
Paul Ricœur, « Postface au Temps de la responsabilité » dans Lectures 1, Autour du politique, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p. 270-293. Voir aussi Daniel Harrington et James Keenan, Paul and Virtue Ethics, p. 124.
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[24]
Voir en France le Mouvement des Colibris, fondé par Pierre Rabhi.
-
[25]
Javier Romero Muñoz, « Democracia deliberativa y gobernanza global en la Encíclica Laudato si’ », La Albolafia : Revista de Humanidades y Cultura 10, Madrid, fév. 2017, p. 95-105. L’auteur compare le dialogue de François avec la discussion habermassienne.
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[26]
Hauerwas estimait que la loi naturelle, en se rigidifiant, servait moins à promouvoir un consensus entre chrétiens et non-chrétiens que, paradoxalement, à « codifier une tradition morale particulière ». Stanley Hauerwas, Le Royaume de paix, p. 113.
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[27]
Jean-Yves Goffi, « L’éthique des vertus et l’environnement », Multitudes 36, janv. 2009, p. 163-169. Voir aussi Corine Pelluchon, « L’éthique des vertus : une condition pour opérer la transition environnementale », Les transitions écologiques, vol 1(1), oct. 2017. Consulté le 22.02.2019 sur www.lapenseeecologique.com.
1La lecture de Laudato si’, mais aussi des exhortations apostoliques du pape François, laisse transparaître son intérêt pour l’éthique des vertus. Quand il réfléchit à ce qui pourrait aider à dépasser les crises ecclésiales ou sociales et environnementales, François pense à ce qui peut motiver intérieurement les personnes plus qu’à de nouvelles normes ou injonctions. À ses yeux, une éthique par trop déontologique est devenue insuffisante à produire le changement. C’est au contraire en indiquant des perspectives de vie bonne – à travers un imaginaire et un chemin éducatif partagés par une communauté – que l’on peut conduire la volonté à la décision et l’action.
2Nous verrons quels accents de cette éthique le pape privilégie. En en reprenant certaines intuitions, il maintient en même temps un souci constant du dialogue avec tous pour corriger les éventuelles tentations de repli que cette morale communautaire pourrait engendrer.
Pourquoi le choix de l’éthique des vertus ?
3Le mot vertu ou vertueux apparaît douze fois dans Evangelii Gaudium (EG) et dans Amoris laetitia (AL), trois fois dans Gaudete et Exsultate (GE) et quatre fois dans Laudato si’ (LS) [1]. À y regarder de plus près, on découvre là un véritable choix en faveur d’une éthique des vertus.
4Pour François en effet les normes et les lois sont devenues inefficaces. Elles ne « suffisent pas à limiter les mauvais comportements » (LS 211) et, au niveau social, restent « ordinairement lettre morte » (LS 142) à cause de la corruption, de l’absence de sanction ou d’une uniformisation des réglementations qui néglige « la complexité des problématiques locales » (LS 144, 180). Au niveau personnel, certaines normes morales n’ont plus « la même force éducative comme canaux de vie » (EG 43). Lorsque l’« on ne reconnaît plus aucune vérité objective ni de principes universellement valables », elles deviennent « des impositions arbitraires », « à contourner » (LS 123). Dans notre situation marquée par le pluralisme et la modernité (LS 119, 162), les personnes sont habituées à questionner tout repère éthique.
5Les lois sont aussi devenues inefficaces à cause des situations qui limitent la liberté des personnes et les empêchent d’agir selon leurs convictions. Aliénées par la consommation et le divertissement (EG 196), « esclaves d’une mentalité individualiste » (EG 208) et sous l’« influence de la culture mondialisée » (EG 77), elles deviennent « indifférentes » (EG 54). L’éthique doit donc délivrer de ces « conditionnements mentaux et sociaux » (LS 205, AL 201), en offrant un « nouveau paradigme » (LS 215). Cette impuissance des normes est réaffirmée en AL 301-303, même si, ici, ce n’est plus la culture consumériste qui paralyse la liberté mais la force des « habitudes contractées » ou la situation qui ne permet pas à la personne « d’agir différemment (…) sans une nouvelle faute ».
6Aussi, « il ne sert à rien d’imposer des normes par la force de l’autorité. Nous devons (…) présenter les raisons et les motivations » (AL 35), « les mobiles intérieurs » (LS 216) et « motivations appropriées », sans lesquelles les devoirs deviennent des « poids » (EG 82, 269). C’est en agissant en amont des décisions, sur les motivations et convictions [2], que peut se produire « un changement personnel » (LS 211). Il importe ainsi d’indiquer dans tout repère éthique le « bien désirable » (EG 168) pour la personne « ici et maintenant » (AL 265), de présenter les habitudes à développer « comme des comportements désirables à apprendre » (AL 264).
7Par ailleurs, une insistance excessive sur les lois est réductrice, qui conduit à juger les actes moraux dans leur seule matérialité, indépendamment des motivations et finalités. Le pape invite à ne pas considérer l’acte seul, mais aussi les « passions » qui l’accompagnent (AL 145), et à regarder la vie de la personne dans son évolution. La vie morale est un « chemin de croissance » qui demande de « la patience » et un « accompagnement » (EG 171-172) pour aller de « ce qui est imparfait vers ce qui est plus accompli » (AL 264).
8Oublier cette « progressivité » pourrait conduire à l’idéalisme ou au découragement (EG 153). Dans l’amour matrimonial, un « idéal céleste » et les attentes irréalistes ne font pas de bien (AL 135, 221). L’éducation morale suppose un « réalisme patient » (AL 271-273) et la proposition de « petits pas » proportionnés (AL 305, 295) : « En exigeant trop, nous n’obtenons rien. À peine la personne pourra-t-elle se libérer de l’autorité que, probablement, elle cessera de bien agir. » (AL 271)
9Une morale des normes pourrait de plus infantiliser et former des personnalités rigides. Avec une éducation trop axée sur les interdits, l’enfant risque de vivre « torturé par les devoirs et aux aguets pour réaliser les désirs d’autrui » (AL 270). Et la « tentation néo-pélagienne » est grande chez ceux qui insistent excessivement sur l’effort humain pour satisfaire aux règles (GE 49-50, 57-59), « se croient supérieurs parce qu’ils observent des normes déterminées » (EG 94) ou trouvent « refuge dans les normes » (GE 134). C’est pourquoi le pape oppose une formation morale qui ne s’intéresse qu’aux préceptes à une formation qui laisse place à la grâce et à la conscience (AL 37, 303). Cette dernière éviterait que les agents pastoraux se « transforment en juges implacables » (EG 49) qui « condamnent » (EG 271), alors qu’ils sont appelés à développer la « première des vertus », la miséricorde (EG 37, 44). Rappelant que la miséricorde est la plénitude de la vérité et de la justice (AL 308-311, GE 105), François dénonce les pasteurs qui utilisent les normes comme des « pierres mortes à lancer » à la vie des « familles blessées » (AL 49, 305).
10Enfin, dans Amoris laetitia, mais déjà dans un tout autre contexte en LS 144 et 180, c’est l’enjeu du discernement en situation qui conduit le pape à ne pas absolutiser les normes. Étant donné « l’innombrable diversité des situations concrètes », on ne doit pas attendre « une nouvelle législation générale » mais un « encouragement au discernement responsable » (AL 300, 304). Le pape rappelle la nécessaire prise en compte des « circonstances atténuantes » pour le discernement pastoral (AL 301), sans inviter pour autant à régler chaque cas par de nouvelles normes, ce qui donnerait lieu à une « casuistique insupportable » (AL 304).
11En privilégiant une éthique des vertus, le pape ne signifie pas que l’on pourrait se passer complètement des lois. Elles « posent des limites claires » (EG 53), évitent de tomber dans le relativisme (AL 34) ou de proposer une formation morale laxiste, qui conduirait à se sentir « sujets de droits mais non de responsabilités [3] » (AL 270). Cependant, la loi n’est pas le tout de l’éthique. Elle s’accomplit dans la « vertu » de charité (EG 161, GE 60). La volonté de respecter les lois peut être « une valeur initiale qui crée des dispositions pour s’élever ensuite vers des valeurs plus hautes » (AL 264), à condition que leur bien-fondé soit compris et intériorisé. Cela suppose une éducation « qui enseigne à penser de manière critique » (EG 64), grâce à une présentation « inductive » des normes, « des méthodes actives et un dialogue éducatif » (AL 264).
12En mettant en avant les vertus pour ces raisons-là, l’actuel évêque de Rome se différencie de ses prédécesseurs. Benoît XVI privilégiait incontestablement une éthique déontologique, ne s’appuyant quasiment jamais sur les vertus. Jean-Paul II, lui, a plusieurs fois utilisé ce vocabulaire. Pourtant, il ne semble pas avoir exploité cette éthique pour chercher les motivations susceptibles de favoriser les changements [4] ni pour présenter la vie morale comme un cheminement à accompagner. Même l’ouverture à la gradualité était proposée à travers une loi. Enfin, les vertus ne servaient pas chez le pape polonais à mettre l’accent sur la conscience du sujet : la prudence est quasi absente de Veritatis Splendor [5]. Le bien semble immédiatement accessible à l’agent moral.
13Ce n’est pas le cas chez le pape jésuite. Mais quels moyens propose-t-il alors pour éduquer au bien en travaillant sur les mobiles à l’origine des actes ?
Comment agir sur les attitudes intérieures ? L’exemple des moyens mis en avant pour la « conversion écologique » dans Laudato si’
14Dans la partie six de Laudato si’, François propose un itinéraire éducatif pour favoriser une nouvelle attitude et un changement durable des personnes. C’est pourquoi nous nous appuierons sur elle pour repérer les moyens de l’éthique des vertus qu’il promeut. Notre analyse sera influencée par les travaux de William C. Spohn. Pour lui, comme pour François semble-t-il, le récit de la vie de Jésus-Christ peut rendre les personnes vertueuses en éduquant leur perception des situations, ainsi que leurs émotions, convictions et valeurs, à la base de leurs prises de décision [6].
Le premier pas de ce chemin : réapprendre à percevoir
15Laudato si’ commence par un état des lieux. Pourtant, ce n’est pas pour « recueillir des informations » mais afin de « transformer en souffrance personnelle ce qui se passe dans le monde » (LS 19). Car le consumérisme et « la distraction constante » (LS 56) conduisent à « l’indifférence » (LS 25) : nous ne nous « rendons plus compte » de la gravité des problèmes (LS 90). L’éducation morale doit nous réveiller (GE 137), nous réapprendre à être affectés, à voir (LS 59), à « pleurer » même (GE 75-76). Elle doit faire une juste place aux émotions – et non à la seule raison. Des rencontres personnelles, un « contact physique », avec les plus pauvres aideront à cette bonne perception des situations (LS 49). Nous sommes invités à les « écouter » et « à être leurs amis » (EG 198). Il s’agit aussi de redevenir sensible à la beauté et à la bonté. Cultiver « l’étonnement et l’émerveillement » a des conséquences morales (LS 11) et une « formation esthétique », aide à « atteindre le cœur humain » (EG 167) et à « sortir du pragmatisme utilitariste » (LS 215).
16Pour Spohn, de même, la perception est une faculté morale. Pour que le bon Samaritain s’approche du blessé et le soigne, il faut qu’il l’ait « perçu », que le blessé soit entré dans son champ de vision mais aussi de compassion, sans que celui-ci soit d’emblée occulté par la méfiance ou le dégoût. Pour le chrétien, la croissance morale commence par regarder « le monde comme perméable à la présence et au pouvoir de Dieu [7] » afin de pouvoir, à son tour, adopter l’attitude divine de miséricorde [8].
Puiser dans les ressources spirituelles et culturelles
17Une fois les sens réouverts, d’autres ressources sont sollicitées pour passer à l’action. La psychologie sociale nous apprend que, sans image d’un changement possible et désirable, la certitude de ce que nous devons faire ne se traduit pas forcément en actes. Le pape insiste sur les ressources culturelles et spirituelles à même de redonner cet imaginaire. Dans les parties deux et six de Laudato si’, il va puiser dans la foi chrétienne des modèles, convictions et pratiques capables de nous inspirer.
18Ainsi, il s’appuie sur des figures exemplaires de la tradition chrétienne pour « nous motiver » (LS 10) : François d’Assise (LS 10-12, 218), Jésus lui-même (LS 96-100, 226), Thérèse de Lisieux (LS 230), St Joseph (LS 242).
19Il dédie aussi toute la deuxième partie de l’encyclique à une plongée dans les Écritures, sûr que les récits bibliques et convictions de la foi chrétienne peuvent changer nos représentations du monde et de l’homme et offrir « les arguments les plus profonds pour l’engagement » (LS 65). Il reprend ses arguments dans la partie six. En confessant un monde créé, nous reconnaissons, en même temps que sa valeur, sa fragilité (LS 78), et le recevons comme un don (LS 220), appelant à la gratitude et au respect. Nous y découvrons le modèle trinitaire, invitant à « admirer les connexions multiples » entre les créatures (LS 240), dont nous sommes (LS 89, 91, 220). Ce nouveau paradigme nous empêche de vivre comme des dominateurs surplombants, mais nous fait découvrir notre « responsabilité » (LS 90, 220) envers toute créature, une responsabilité « grave » mais qui, en s’enracinant dans l’espérance eschatologique (LS 83, 243-245), évite l’angoisse.
20Les convictions cependant ne motiveront un changement que si elles ne restent pas de simples « idées ». La spiritualité chrétienne, qui n’est « déconnectée ni de notre propre corps » ni du monde (LS 216), et la liturgie, permettent de les incarner et les intérioriser. Diverses pratiques liturgiques sont nommées à la fin de Laudato si’, qui renforcent des attitudes de « gratitude et gratuité », des gestes généreux « de renoncement » (LS 220) et une espérance active : le bénédicité (LS 227) ; les sacrements (LS 235) ; l’Eucharistie (LS 236) ; le repos du dimanche (LS 237).
21François soulignait déjà dans ses exhortations la nécessité de « récits » et « paradigmes » pour susciter des « valeurs fondamentales » (EG 74), l’importance des textes religieux comme « force de motivation » (EG 256) et des « images », plus à même d’entraîner la volonté que la seule raison (EG 157). Il mentionnait la place des « signes liturgiques », « symboles » et d’un « langage parabolique » dans l’éducation (EG 166-167), tout comme des « témoins » et « personnes exemplaires » pour la formation éthique (AL 40, 272, GE 138). Aux adolescents qui rentrent « en crise par rapport à l’autorité et aux normes », il convient d’« offrir des témoignages lumineux qui s’imposent par leur seule beauté » (AL 288). Enfin, les cultures sont déterminantes, qui véhiculent ces récits et représentations : il n’y a pas d’évangélisation réelle tant que la culture n’est pas évangélisée (EG 68, 115-116, 132).
22Nous retrouvons des intuitions de Spohn qui insiste également sur les images, modèles et symboles pour changer les représentations qui « conditionnent » (Spohn utilise aussi ce terme) notre agir. Les métaphores de l’Écriture, en nous faisant voir le monde à la manière de Jésus, viennent progressivement remplacer les images égoïstes de notre culture. Elles forment de nouvelles pré-compréhensions des situations qui influenceront nos décisions d’action car nos jugements moraux ne proviennent pas de notre seule raison mais aussi de nos « croyances, expérience et sensibilité », c’est-à-dire de notre culture [9]. Imprégnés des paradigmes bibliques, nous apprenons à les transposer à notre contexte. Pour favoriser ce passage du récit à la vie, les pratiques spirituelles et liturgiques sont importantes, tout comme les rencontres avec des personnes en précarité [10]. Obligés de demander et de recevoir, les plus pauvres nous rappellent en effet notre interdépendance et nous montrent la voie de la solidarité sans lesquelles leurs vies seraient impossibles.
Le fruit de cet itinéraire éducatif : le développement de vertus qui se traduit dans des gestes quotidiens et un engagement civil
23Tout cet itinéraire éducatif permet de développer des vertus. Le pape évoque deux vertus écologiques à favoriser : une saine humilité et la sobriété heureuse (LS 88, 224). Et, puisque les vertus se traduisent dans des gestes concrets, il cite un certain nombre d’actes quotidiens qui témoignent du changement intérieur d’une personne (LS 211), tout en contribuant à la rendre meilleure et à changer le monde (LS 212). Il le rappelle en AL 266 : la formation morale doit soutenir le développement d’habitus afin que « les grandes valeurs » se traduisent « par des comportements extérieurs sains et stables », via « la répétition consciente, libre et valorisée de certains bons comportements ».
24Le pape exhorte ensuite à passer de ces gestes individuels à un engagement plus large (LS 231-232). Il redit que « l’amour est aussi civil et politique » et qu’agir « de concert avec les autres dans ces dynamiques sociales » est un exercice spirituel qui « sanctifie » (LS 231). L’éthique des vertus, malgré les critiques qu’on lui a parfois formulées à cause de son insistance sur la question « qui est-ce que je veux être ? », ne conduit pas chez lui à une morale intimiste. La sobriété et l’humilité qu’il promeut ne visent pas l’autarcie ou une vie en marge. Elles peuvent au contraire se lire comme l’envers des racines du « péché social » que Jean-Paul II décrivait comme le « désir du profit » et la « soif de pouvoir » (SRS 37) et face auxquelles il mettait en avant la vertu de solidarité, évitant ainsi une perspective trop individualiste. En exhortant à un engagement social, François appelle bien à « construire un monde meilleur » et à agir « efficacement » (LS 231), pas seulement à vivre en accord avec soi-même ou à préserver « une certaine éthique » (GE 101, 27).
Des communautés pour éduquer
25Naturellement, ce chemin éducatif ne se fait pas seul. Le pape évoque, à plusieurs reprises, l’importance de « communautés » pour la formation morale, en commençant par la famille (LS 213, AL 274-277) et les « communautés chrétiennes » (LS 214, AL 84, 279, GE 142). Elles jouent un rôle crucial, en particulier pour l’éducation des jeunes (EG 106, 166). Les valeurs s’y transmettent comme par « osmose » (AL 274). Elles sont d’autant plus importantes que les personnes sont « moins soutenues que par le passé par des structures sociales » (AL 32) et que nos sociétés font croire que l’individu se construit seul dans une « personnalisation » et « liberté de choisir » permanente, bien ambivalente (AL 33). Pour le pape François, une personne isolée court des risques importants : sa capacité et liberté de résister à « la logique de la raison instrumentale » (LS 219) et à « l’indifférence consumériste » (LS 232) sont entravées ; elle peut difficilement résister aux tentations égoïstes (GE 140). En fait, « la liberté exige des réseaux et des stimulations, car, abandonnée à elle-même, elle ne garantit pas la maturation » : pour changer, une personne « a besoin de l’aide des autres » (AL 273), d’émulation et de dialogues éducatifs, d’une manière qui doit cependant conduire à former sa personnalité morale et non à l’étouffer sous les injonctions (AL 267).
26Pour l’éthique des vertus en effet, l’homme n’est jamais un être isolé : l’idée qu’il se fait de la vie bonne est profondément informée par ses groupes d’appartenance. Mais, alors, peut-on s’entendre sur ce qui est bon dans une société plurielle ? Comment favoriser la collaboration avec tous face à des défis universels ? Sauf à y renoncer comme le supposent quelques-uns des partisans de l’éthique des vertus.
Une éthique des vertus au risque du dialogue avec tous
Un débat au sein de l’éthique des vertus
27Si tous les moralistes de la vertu rappellent l’importance du récit pour l’éducation, certains mettent fortement l’accent sur le lien entre ce récit et la communauté qui le transmet et, en contrepartie, sur l’écart avec le monde extérieur, avec lequel ils gardent leur distance. Stanley Hauerwas, par exemple, pose un regard sombre sur « le monde » et exhorte à être fidèle à sa communauté plus qu’à travailler avec d’autres. Il reconnaît lui-même que son éthique « avait peut-être des implications “sectaires” auxquelles (il) ne (s)’attendait pas [11] ». Mais, d’autres auteurs utilisent au contraire cette éthique pour encourager à s’appuyer sur ses ressources propres en vue de s’ouvrir aux autres. Spohn est l’un d’entre eux. Nourri par la spiritualité ignatienne, il regarde le monde comme le « lieu où le règne de Dieu fait irruption [12] », évitant de majorer le décalage entre la communauté chrétienne et le reste de la société. La conversion chrétienne est plus souvent, d’après lui, une guérison progressive qu’une sortie soudaine d’un aveuglement complet [13].
28Pour Spohn, les chrétiens peuvent donc s’engager dans la société. C’est d’ailleurs leur mission : « les disciples de Jésus sont ardemment soucieux de hâter le règne de Dieu dans le monde (…) non de devenir parangons de la vertu [14]. » Spohn se sépare là encore d’Hauerwas pour qui les chrétiens n’ont pas nécessairement à s’impliquer dans le débat public [15], ni à interagir dans la société, mais « seulement » à être des témoins en vivant en conformité avec ce qu’ils croient. Aussi, l’éthique des vertus d’Hauerwas est-elle particulariste : les tentatives de fonder en raison des lois universelles lui semblent même impérialistes [16]. En revanche, Spohn, ou James Keenan, tout en élaborant une morale centrée sur la figure du Christ, qui se traduit par des vertus ou pratiques spécifiques [17], ne renoncent pas à penser la dimension universelle de l’éthique. S’ils se tournent « vers les sources locales de (leurs) enseignements moraux », c’est « pour communiquer » avec d’autres « qui interrogent aussi leurs textes » et trouver ensemble des « normes morales, pratiques et vertus [18] ».
29Pour eux, « le pluralisme religieux ne détruit pas la possibilité du dialogue [19] » ni ne suppose de nier ses fondements culturels pour dialoguer [20]. Car il n’y a pas d’hétérogénéité radicale entre les langages des différentes traditions et il est possible de comprendre l’expérience d’autrui par analogie avec la nôtre. On pense ici à Ricœur pour qui le fait même de la traduction témoigne de la possibilité d’entrer dans la vision de l’autre, en développant une « vertu d’hospitalité langagière [21] ». Ce dialogue peut alors aboutir à des visions morales partagées entre communautés. Ce peut être en découvrant ou favorisant des vertus communes. C’est même, pour Keenan, la démarche la plus appropriée pour le débat moral car le langage des vertus n’est pas aussi rigide que celui des lois et donne un cadre conceptuel commun aux éthiciens de cultures différentes qui leur permet de « travailler au-delà des contextes locaux [22] ». Mais, le dialogue peut aussi aboutir à des accords sur des règles, fondées en raison par des acteurs vertueux. Même si leurs fondements culturels divergent, leurs convictions bien pesées peuvent présenter des convergences, à partir desquelles élaborer des solutions éthiques [23].
La manière de faire du pape François
30On ne s’étonnera pas de trouver chez le pape jésuite des parentés avec Keenan ou Spohn. Dans Laudato si’, François utilise l’éthique des vertus et s’appuie sur des ressources explicitement chrétiennes, mais il consacre aussi toute la partie cinq de l’encyclique au dialogue à promouvoir avec tous.
31Basée sur sa foi au Dieu qui peut vaincre tout mal (LS 74), l’espérance de François n’est pas une confiance en un salut « extrinsèque » (LS 80) : Dieu agit à travers tout homme en qui il suscite des capacités d’aimer, à qui il « offre les forces, ainsi que la lumière » (LS 245) et qui peut devenir l’« instrument » de son œuvre (LS 53). C’est pourquoi le pape peut reconnaître que l’Église a appris du monde sur ces questions écologiques (LS 7). Il continue de faire confiance à l’humanité (LS 13-14), dont une partie a pris sincèrement conscience de l’état de la planète (LS 19), il loue le travail de certains organismes internationaux ou de la société civile (LS 38) et repère les « exemples positifs » qui jaillissent de l’homme « créé pour aimer » (LS 58). Son éthique des vertus ne désespère pas du monde. Pour François, il ne s’agit pas de le « condamner » en se croyant « supérieurs » (EG 271), mais de s’engager dans la société.
32Adressant Laudato si’ à chaque habitant de cette terre (LS 3), il rappelle la nécessaire « implication de tous » pour relever le défi socio-environnemental (LS 14). D’où son invitation répétée au dialogue. Le mot revient 25 fois dans le texte ! Dès la première partie, François appelle à faire dialoguer divers apports (LS 60) et reconnaît à l’Église un rôle de promotion du « débat honnête » plus que d’apport d’une « parole définitive » (LS 61, 188). Dans la partie cinq, la nécessité est soulignée de trouver un « consensus mondial » (LS 164) en favorisant un « large débat public » (LS 165) pour aboutir à des « accords internationaux » respectés (LS 173). Le pape exhorte d’abord les différentes religions à ne pas délaisser le trésor de leur spiritualité et à se parler pour promouvoir un monde plus respectueux et fraternel (LS 201). Elles seront alors une force motrice dans le débat public, sans avoir pour cela à présenter leurs principes éthiques « détachés de tout contexte » culturel ou religieux (LS 199). Mais ce dialogue est aussi élargi aux non-croyants. En parlant en LS 224 de la « sobriété heureuse », alors même qu’il évoque la nécessité d’une transcendance pour sortir du consumérisme, le pape rejoint des mouvements aconfessionnels qui cherchent à remplacer la consommation par la joie [24]. Les non-croyants peuvent puiser dans des ressources propres – une spiritualité de la nature ou l’art et la culture que le pape valorise tant (LS 63, 81, 199, 223) – de quoi résister au matérialisme. Pour François, il n’est pas contradictoire d’attester des motivations que les « convictions de la foi offrent aux croyants » et « d’ouvrir le dialogue avec tous pour chercher ensemble des chemins de libération » (LS 64). Le dialogue est en effet bien plus qu’un simple échange d’information : il purifie et enrichit les convictions, conduisant à des idées nouvelles (EG 250) et est créateur de « réponses intégrales » (LS 60). Il permet de dépasser la seule rationalité instrumentale du marché pour ouvrir à une autre rationalité [25]. C’est un « bien » (EG 142) qui construit la paix (EG 238-248).
33Ainsi, François ne renonce nullement à la recherche d’une morale universelle, via des normes partagées construites par le dialogue. Il reprend même par moments la perspective déontologique de la loi naturelle (LS 115, 117, 155), tout en se séparant d’une vision rigide de ce concept (AL 305) qui a prêté le dos à la critique [26]. Mais, les vertus aussi peuvent être partagées avec d’autres. Si le pape s’appuie sur la Bible et saint François pour inciter à la sobriété et à l’humilité, d’autres concluent aux mêmes vertus à partir des sagesses orientales, de l’exemple de Gandhi ou de certains romans naturalistes. On retrouve ces vertus dans les éthiques environnementalistes, quelles que soient leurs fondations [27].
34Éthique des vertus et dialogue avec tous ne sont pas irréconciliables ! Au contraire, un lien fort s’établit si l’on considère que le dialogue est lui-même une vertu. Il est un exercice qui suppose écoute, volonté d’entrer dans le monde de l’autre, refus de la violence pour préférer à l’imposition de ses idées une recherche commune. C’est un « chemin » qui « demande patience, ascèse et générosité » (LS 201).
35Pour le pape François, l’éthique des vertus est pertinente pour favoriser une conversion profonde et former des personnes libres, aptes à résister au paradigme utilitariste si envahissant. Elle suppose de mobiliser toutes les ressources d’une tradition. Pour autant, tout en s’appuyant sur l’imaginaire propre à la communauté chrétienne, le pape ne se désolidarise pas de tout ce qui peut le nourrir de l’extérieur et ne renonce pas à chercher avec d’autres des normes, vertus ou pratiques. Face à la crise socio-environnementale en particulier, il ne peut que promouvoir une éthique qui permet la collaboration avec tous : à quoi servirait-il d’être écologiquement vertueux si seule notre communauté l’était ? Ce serait témoigner d’une volonté assez égoïste d’une vie bonne plutôt que d’un réel souci des générations futures. L’éthique catholique de la vertu doit inclure la vertu du dialogue. Faute de quoi, elle abandonnerait sa prétention à l’universalité.
Notes
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[1]
En dehors, bien sûr, de l’expression « en vertu de ». EG 37-38-39, 161, 171, 220, 288 et AL 28, 189, 206, 266-267, 301 ; GE 5, 60 ; LS 88, 211, 217, 224.
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[2]
Le terme de motivation est fréquent sous la plume de François : 13 fois dans EG, 7 fois dans AL, 9 fois dans LS. Il n’est présent qu’une fois dans GE (n° 29) mais toujours avec l’idée que la vie morale ne peut se déployer sans de « grandes motivations ». Celui de « conviction » est aussi très fréquent : 18 fois dans LS.
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[3]
Il est significatif que le pape ait remplacé le couple « droits-devoirs », si souvent utilisé dans la morale ecclésiale, par « droits-responsabilités ».
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[4]
Le terme de motivation est très peu présent dans les encycliques de Jean-Paul II, au maximum trois fois dans SRS ou EV.
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[5]
Elle est mentionnée trois fois (VS 64, 67, 77) mais deux fois pour en limiter la portée par rapport à l’objectivité d’actes mauvais et aux lois (VS 67 et 77).
-
[6]
William Spohn, Jésus et l’éthique, « Va et fais de même », Namur, Lessius – Éd. Jésuites, 2010 [version anglaise, 2000].
-
[7]
Ibid., p. 183.
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[8]
Ibid., p. 137.
-
[9]
Ibid., p. 48-49.
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[10]
Ibid., p. 280.
-
[11]
Stanley Hauerwas, Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, Paris, Bayard, 2006 [version anglaise, 1983], p. 35.
-
[12]
William Spohn, Jésus et l’éthique, p. 14.
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[13]
Ibid., p. 174.
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[14]
Ibid., p. 120.
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[15]
Stanley Hauerwas, Le Royaume de paix, p. 125.
-
[16]
Ibid., p. 127.
-
[17]
Daniel Harrington et James Keenan, Paul and Virtue ethics, Building Bridges between New Testament Studies and Moral Theology, Plymouth (GB), Rowman and Littlefield Publishers, 2010, p. 125-126.
-
[18]
Ibid., p. 124 (traduction personnelle).
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[19]
William Spohn, Jésus et l’éthique, p. 95.
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[20]
Ibid., p. 96.
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[21]
Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 20.
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[22]
James Keenan, A History of Catholic Moral Theology on the Twentieth Century. From Confessing Sins to Liberating Consciences, New York, Continuun, 2010, p. 217 (traduction personnelle).
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[23]
Paul Ricœur, « Postface au Temps de la responsabilité » dans Lectures 1, Autour du politique, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p. 270-293. Voir aussi Daniel Harrington et James Keenan, Paul and Virtue Ethics, p. 124.
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[24]
Voir en France le Mouvement des Colibris, fondé par Pierre Rabhi.
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[25]
Javier Romero Muñoz, « Democracia deliberativa y gobernanza global en la Encíclica Laudato si’ », La Albolafia : Revista de Humanidades y Cultura 10, Madrid, fév. 2017, p. 95-105. L’auteur compare le dialogue de François avec la discussion habermassienne.
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[26]
Hauerwas estimait que la loi naturelle, en se rigidifiant, servait moins à promouvoir un consensus entre chrétiens et non-chrétiens que, paradoxalement, à « codifier une tradition morale particulière ». Stanley Hauerwas, Le Royaume de paix, p. 113.
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[27]
Jean-Yves Goffi, « L’éthique des vertus et l’environnement », Multitudes 36, janv. 2009, p. 163-169. Voir aussi Corine Pelluchon, « L’éthique des vertus : une condition pour opérer la transition environnementale », Les transitions écologiques, vol 1(1), oct. 2017. Consulté le 22.02.2019 sur www.lapenseeecologique.com.